Colette, La Fin d’un Tour de France dans Livre:Colette - Dans la foule, 1918.djvu 1918
LA FIN D’UN TOUR DE FRANCE
— En allez-vous de d’là, bon Dieu ! Ils viennent, ils viennent !
Nous ne bougeons pas. Nous restons muets et dédaigneux dans l’automobile, rangée au bord de la route, près du passage à niveau de Villennes. Une heure d’attente nous a édifiés sur la valeur de cet avertissement, jeté en passant par des bicyclistes. Ils sont rouges, excités, suants ; ils arborent de petits drapeaux à leur guidon et pédalent très vite, en criant des choses péremptoires. Ce ne sont pas des éclaireurs, ce sont des petits jeunes gens du dimanche, qui jouent à troubler le calme du paysage maraîcher et n’y arrivent pas.
De Poissy à Villennes, les marges poussiéreuses de la route servent de tapis à des familles paisibles, à des cyclistes sans prétention guêtrés de ficelles, à quelques poivrots dominicaux. Il y en a qui déjeunent en attendant, comme nous, le retour des « Tour de France ».
Le vent léger balance les graines d’asperges, les fleurs d’oignons et les épis encore debout, portant avec lui l’abominable odeur des épandages nourriciers.
De temps en temps, un adolescent dévale sur deux roues, les basques au vent, et crie, les yeux hors de la tête, des nouvelles dramatiques, inventées tout exprès :
— Y en a un qui vient de se tuer !…
— I’ sont plus que trois de l’équipe Peugeot ! Tout le restant a crevé !…
La route en farine blanche se soulève derrière eux, comme le nuage de vapeur qui cache, au théâtre, un malin esprit évoqué…
Mais voici d’autres gens, également montés sur deux roues ; non plus rouges, mais d’un jaune étrange, ils semblent appartenir à une autre race. Un maquillage de sueur et de poussière les masque, empâte leurs moustaches ; leurs yeux caves entre des cils plâtreux leur donnent un air de puisatiers rescapés.
— Ça, c’est les amateurs sérieux, dit mon compagnon. Les coureurs ne sont pas loin…
Il parle encore qu’un nuage bas blanchit au détour de la route et roule sur nous. Nous sommes aveuglés, suffoqués ; nous démarrons à tâtons ; une voiture-pilote hurle à nos trousses comme la sirène d’un navire perdu ; une autre nous frôle et nous dépasse, d’un élan hardi et onduleux de poisson géant ; un fretin affolé de cyclistes aux lèvres terreuses, entrevus dans la poussière, s’agrippe aux ailes des automobiles, dérape, s’écrase…