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Les Chants du crépuscule/À Louis B…

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Les Chants du crépusculeOllendorf17 (p. 278-285).



Ami, le voyageur que vous avez connu,
Et dont tant de douleurs ont mis le cœur à nu,
Monta, comme le soir s’épanchait sur la terre,
Triste et seul, dans la tour lugubre et solitaire ;
Tour sainte où la pensée est mêlée au granit,
Où l’homme met son âme, où l’oiseau fait son nid !
Il gravit la spirale aux marches presque usées,
Dont le mur s’entr’ouvrait aux bises aiguisées,
Sans regarder les toits amoindris sous ses pieds ;
Puis entra sous la voûte aux arceaux étayés,
Où la cloche, attendant la prière prochaine,
Dormait, oiseau d’airain, dans sa cage de chêne !
Vaste et puissante cloche au battant monstrueux !
Un câble aux durs replis chargeait son cou noueux.
L’œil qui s’aventurait sous sa coupole sombre
Y voyait s’épaissir de larges cercles d’ombre.
Les reflets sur ses bords se fondaient mollement.
Au fond tout était noir. De moment en moment
Sous cette voûte obscure où l’air vibrait encore
On sentait remuer comme un lambeau sonore.
On entendait des bruits glisser sur les parois,
Comme si, se parlant d’une confuse voix,
Dans cette ombre, où dormaient leurs légions ailées,
Les notes chuchotaient à demi réveillées.
Bruits douteux pour l’oreille et de l’âme écoutés !
Car même en sommeillant, sans souffle et sans clartés,
Toujours le volcan fume et la cloche soupire ;
Toujours de cet airain la prière transpire,

Et l’on n’endort pas plus la cloche aux sons pieux
Que l’eau sur l’océan ou le vent dans les cieux !


La cloche, écho du ciel placé près de la terre !
Voix grondante qui parle à côté du tonnerre,
Faite pour la cité comme lui pour la mer !
Vase plein de rumeur qui se vidé dans l’air !


Sur cette cloche, auguste et sévère surface,
Hélas ! chaque passant avait laissé sa trace.
Partout des mots impurs creusés dans le métal
Rompaient l’inscription du baptême natal.
On distinguait encore, au sommet ciselée,
Une couronne à coups de couteau mutilée.
Chacun, sur cet airain par Dieu même animé,
Avait fait son sillon où rien n’avait germé !
Ils avaient semé là, ceux-ci leur vie immonde,
Ceux-là leurs vœux perdus comme une onde dans l’onde,
D’autres l’amour des sens dans la fange accroupi,
Et tous l’impiété, ce chaume sans épi.
Tout était profané dans la cloche bénie.
La rouille s’y mêlait, autre amère ironie !
Sur le nom du Seigneur l’un avait mis son nom !
Où le prêtre dit oui, l’autre avait écrit non !
Lâche insulte ! affront vil ! vain outrage d’une heure
Que fait tout ce qui passe à tout ce qui demeure !


Alors, tandis que l’air se jouait dans les cieux,
Et que sur les chemins gémissaient les essieux,
Que les champs exhalaient leurs senteurs embaumées,
Les hommes leurs rumeurs et les toits leurs fumées,
Il sentit, à l’aspect du bronze monument 74
Comme un arbre inquiet qui sent confusément
Des ailes se poser sur ses feuilles froissées,
S’abattre sur son front un essaim de pensées.

                         I


Seule en ta sombre tour aux faîtes dentelés,
D’où ton souffle descend sur les toits ébranlés,
O cloche suspendue au milieu des nuées,
Par ton vaste roulis si souvent remuées,
Tu dors en ce moment dans l’ombre, et rien ne luit
Sous ta voûte profonde où sommeille le bruit !
Oh ! tandis qu’un esprit qui jusqu’à toi s’élance,
Silencieux aussi, contemple ton silence,
Sens-tu, par cet instinct vague et plein de douceur
Qui révèle toujours une sœur à la sœur,
Qu’à cette heure où s’endort la soirée expirante,
Une âme est près de toi, non moins que toi vibrante,
Qui bien souvent aussi jette un bruit solennel,
Et se plaint dans l’amour comme toi dans le ciel !

                          II

Oh 1 dans mes premiers temps de jeunesse et d’aurore 75,
Lorsque ma conscience était joyeuse encore,
Sur son vierge métal mon âme avait aussi
Son auguste origine écrite comme ici,
Et sans doute à côté quelque inscription sainte,
Et, n’est-ce pas, ma mère ? une couronne empreinte !
Mais des passants aussi, d’impérieux passants
Qui vont toujours au cœur par le chemin des sens. 76, !
Qui, lorsque le hasard jusqu’à nous les apporte,
Montent notre escalier et poussent notre porte,
Qui viennent bien souvent trouver l’homme au saint lieu,
Et qui le font tinter pour d’autres que pour Dieu ;
Les passions, hélas ! tourbe un jour accourue,

Pour visiter mon âme ont monté de la rue,
Et de quelque couteau se faisant un burin,
Sans respect pour le verbe " écrit sur son airain,
Toutes, mêlant ensemble injure, erreur, blasphême,
L’ont rayée en tous sens comme ton bronze même,
Où le nom du Seigneur, ce nom grand et sacré,
N’est pas plus illisible et plus défiguré !


                         III

Mais qu’importe à la cloche et qu’importe à mon âme !
Qu’à son heure, à son jour, l’esprit saint les réclame,
Les touche l’une et l’autre et leur dise : chantez !
Soudain, par toute voie et de tous les côtés,
De leur sein ébranlé, rempli d’ombres obscures,
A travers leur surface, à travers leurs souillures,
Et la cendre et la rouille, amas injurieux,
Quelque chose de grand s’épandra dans les cieux !
Ce sera l’hosanna de toute créature !
Ta pensée, ô Seigneur ! ta parole, ô nature !
Oui, ce qui sortira, par sanglots, par éclairs,
Comme l’eau du glacier, comme le vent des mers,
Comme le jour à flots des urnes de l’aurore,
Ce qu’on verra jaillir, et puis jaillir encore,
Du clocher toujours droit, du front toujours debout,
Ce sera l’harmonie immense qui dit tout !
Tout ! les soupirs du cœur, les élans de la foule ;
Le cri de ce qui monte et de ce qui s’écroule ;
Le discours de chaque homme à chaque passion
L’adieu qu’en s’en allant chante l’illusion ;
L’espoir éteint ; la barque échouée à la grève ;
La femme qui regrette et la vierge qui rêve ;
La vertu qui se fait de ce que le malheur
A de plus douloureux, hélas ! et de meilleur ;

L’autel enveloppé d’encens et de fidèles ;
Les mères retenant les enfants auprès d’elles
La nuit qui chaque soir fait taire l’univers
Et ne laisse ici-bas la parole qu’aux mers ;
Les couchants flamboyants ; les aubes étoilées ;
Les heures de soleil et de lune mêlées ;
Et les monts et les flots proclamant à la fois
Ce grand nom qu’on retrouve au fond de toute voix ;
Et l’hymne inexpliqué qui, parmi des bruits d’ailes,
Va de l’aire de l’aigle au nid des hirondelles 11,
Et ce cercle dont l’homme a sitôt fait le tour,
L’innocence, la foi, la prière et l’amour !
Et l’éternel reflet de lumière et de flamme
Que l’âme verse au monde et que Dieu verse à l’âme !


                         IV

Oh 1 c’est alors qu’émus et troublés par ces chants,
Le peuple dans la ville et l’homme dans les champs,
Et le sage attentif aux voix intérieures,
A qui l’éternité fait oublier les heures,
S’inclinent en silence ; et que l’enfant joyeux
Court auprès de sa mère et lui montre les cieux ;
C’est alors que chacun sent un baume qui coule
Sur tous ses maux cachés ; c’est alors que la foule
Et le cœur isolé qui souffre obscurément
Boivent au même vase un même enivrement ;
Et que la vierge, assise au rebord des fontaines,
Suspend sa rêverie à ses 79 rumeurs lointaines ;
C’est alors que les bons, les faibles, les méchants,
Tous à la fois, la veuve en larmes, les marchands
Dont l’échoppe a poussé sous le sacré portique
Comme un champignon vil au pied d’un chêne antique,
Et le croyant soumis, prosterné sous la tour,
Écoutent, effrayés et ravis tour à tour,
Comme

on rêve au bruit sourd d’une mer écumante,
La grande âme d’airain qui là-haut se lamente !


                          V

Hymne de la nature et de l’humanité !
Hymne par tout écho sans cesse répété !
Grave, inouï, joyeux, désespéré, sublime !
Hymne qui des hauts lieux ruisselle dans J’abîme,
Et qui, des profondeurs du gouffre harmonieux,
Comme une onde en brouillard, remonte dans les cieux !
Cantique qu’on entend sur les monts, dans les plaines,
Passer, chanter, pleurer par toutes les haleines,
Écumer dans le fleuve et frémir dans les bois,
A l’heure où nous voyons s’allumer à la fois,
Au bord du ravin sombre, au fond du ciel bleuâtre,
L’étoile du berger avec le feu du pâtre !
Hymne qui le matin s’évapore des eaux,
Et qui le soir s’endort dans le nid des oiseaux !
Verbe que dit la cloche aux cloches ébranlées,
Et que l’âme redit aux âmes consolées !
Psaume immense et sans fin que ne traduiraient pas
Tous les mots fourmillants des langues d’ici-bas,
Et qu’exprime en entier dans un seul mot suprême
Celui qui dit : je prie, et celui qui dit : j’aime !
Et ce psaume éclatant, cet hymne aux chants vainqueurs
Qui tinte dans les airs moins haut que dans les cœurs,
Pour sortir plus à flots de leurs gouffres sonores,
De l’âme et de la cloche ouvrira tous les pores.
Toutes deux le diront d’une ineffable voix,
Pure comme le bruit des sources dans les bois,
Chaste comme un soupir de l’amour qui s’ignore,
Vierge comme le chant que chante chaque aurore.
Alors tout parlera dans les deux instruments

D’amour et d’harmonie et d’extase écumants.
Alors, non-seulement ce qui sur leur surface
Reste du Verbe saint que chaque jour efface,
Mais tout ce que grava dans leur bronze souillé
Le passant imbécile avec son clou rouillé,
L’ironie et l’affront, les mots qui perdent l’âme,
La couronne tronquée et devenue infâme,
Tout puisant vie et source en leurs vibrations,
Tout se transfigurant dans leurs commotions,
Mêlera, sans troubler l’ensemble séraphique,
Un chant plaintif et tendre à leur voix magnifique !
Oui, le blasphême inscrit sur le divin métal
Dans ce concert sacré perdra son cri fatal ;
Chaque mot qui renie et chaque mot qui doute
Dans ce torrent d’amour exprimera sa goutte ;
Et, pour faire éclater l’hymne pur et serein,
Rien ne sera souillure et tout sera l’airain !


                          VI

Oh ! c’est un beau triomphe à votre loi sublime,
Seigneur, pour vos regards dont le feu nous ranime
C’est un spectacle auguste, ineffable et bien doux
A l’homme comme à l’ange, à l’ange comme à vous,
Qu’une chose en passant par l’impie avilie,
Qui, dès que votre esprit la touche, se délie,
Et sans même songer à son indigne affront,
Chante, l’amour au cœur et le blasphême au front !
Voilà sur quelle pente, en ruisseaux divisée,
S’écoulait flots à flots l’onde de sa pensée,
Grossie à chaque instant par des sanglots du cœur.

La nuit, que la tristesse aime comme une sœur,
Quand il redescendit, avait couvert le monde ;
Il partit ; et la vie incertaine et profonde
Emporta vers des jours plus mauvais ou meilleurs,
Vers des événements amoncelés ailleurs,
Cet homme au flanc blessé, ce front sévère où tremble
Une âme en proie au sort, soumise et tout ensemble
Rebelle au dur battant qui la vient tourmenter,
De verre pour gémir, d’airain pour résister.

Août 1834.