Poésies de Schiller/À mes amis
À MES AMIS.
Mes amis, il y a eu des temps meilleurs que le nôtre : c’est un fait incontestable, et il y a eu des races meilleures : si l’histoire ne le disait pas, les milliers de pierres qu’on tire des entrailles du sol nous le diraient. Mais elle est éteinte, elle a disparu cette race privilégiée, et nous, nous vivons ; les heures sont à nous, et le pouvoir est aux vivants.
Mes amis, il y a, selon le témoignage de ceux qui ont voyagé au loin, des contrées plus heureuses que la terre où nous habitons ; mais si la nature nous impose de nombreuses privations, l’art du moins nous est propice, notre cœur se réchauffe à son foyer. Si le laurier ne croît point sur notre sol, si le myrte ne résiste point à nos hivers, nous voyons du moins reverdir, pour couronner nos fronts, le gai feuillage de la vigne.
Que l’on vante le mouvement de ce pays où quatre mondes échangent leurs trésors, la richesse de la Tamise, marché de l’univers ! Là viennent des milliers de navires, là on voit toutes les choses précieuses, là règne l’argent, Dieu de la terre. Mais là, le rayon de soleil ne se reflète pas dans l’eau des torrents, dans le miroir paisible des ruisseaux.
À la porte des anges, le mendiant est plus splendide que nous autres hommes du Nord, car il voit Rome, la ville éternelle, la ville unique. Une éclatante beauté l’environne, un autre ciel lui apparaît dans le dôme merveilleux de Saint-Pierre ; mais avec tout son éclat, Romme n’est que le tombeau du passé ; il n’y a de vie que dans la plante fraîche qu’une heure propice fait éclore.
Ailleurs, il se passe de plus grands événements que dans le cercle restreint de notre vie ; mais plus rien de nouveau sous le soleil. Nous voyons s’enfuir devant nous la grandeur de tous les temps sur les tablettes de l’histoire du monde. La vie n’est qu’une répétition des mêmes choses ; la fantaisie seule est toujours jeune. Ce qui n’a jamais été nulle part, cela seul ne vieillira jamais.