À travers la Roumanie/03
III
LE DANUBE ET LA DOBRODJA[1]
i. — la journée d’un sac de blé
Chaque année, à l’époque des récoltes, la Roumanie, gonflée de maïs et de blé, se dégorge aux bords du Danube. C’est sa crue après celle des eaux. De tous les coins de la Valachie et de la Moldavie partent des convois de céréales. Les gares en sont encombrées. Des rives du fleuve s’élève une fine poussière de froment, comme des aires où les moissonneurs ont battu la moisson. Je voudrais conter la journée d’un sac de blé. À marcher dans les sillons roumains, je me suis pris d’un bel amour pour la terre nourricière. J’ai connu le savoureux plaisir d’émietter entre mes doigts une motte de terre bien luisante. Et les sacs remplis sous mes yeux, les sacs qui emportaient le labeur de ces steppes fertiles, je les ai rattrapés vers cinq heures du matin dans la gare de Braïla, au milieu d’une immense plaine verte, qu’un ciel bleu enserrait d’un halo d’or.
Ils y étaient arrivés pendant la nuit, et, comme ils devaient y reposer jusqu’à neuf heures, j’avais le temps de visiter la ville. Braïla figure un éventail dont toutes les branches se réuniraient aux embarcadères du Danube. La Roumanie n’a point de ville plus neuve ni plus occidentale. Je n’y vois, pour me rappeler l’Orient, qu’une vieille mosquée au cœur même de la cité. Son toit de tuiles déborde ses murs bas et jaunes. Elle a l’air d’une grosse tortue qui se chauffe dans un jardin de plantes naines. Jadis les Russes l’ont baptisée orthodoxe ; mais ce baptême n’en a point exorcisé le mauvais esprit. Successivement quatre maires de Braïla, qui voulaient la démolir, moururent ; et le cinquième ne se risque pas à y porter la main. La ville la garde donc comme une ancienne amulette dont elle a vaguement peur.
Dès avant six heures, les cafés sont ouverts, et sous les hauts plafonds peints en mosaïque de l’Hôtel de France se pressent des gens affairés, Juifs, Grecs, Italiens, Arméniens, tous acheteurs et vendeurs de céréales, attendant, par dépêche, les cours du marché. Pour l’étranger, qui s’attend à descendre dans un hôtel mal réveillé, rien de plus curieux que le spectacle de ces hommes, frais, dispos, et même élégans, le portefeuille sous le bras et la canne à la main. Ils n’ont point ces façons d’énergumènes de nos épouvantables boursiers : ils ne font aucun bruit ; ils sortent, rentrent, se communiquent des télégrammes, conversent à voix basse, inscrivent des chiffres sur leurs calepins et disparaissent. La plupart ont amené leurs fils, des adolescens qui s’instruisent à l’ombre de leur agenda et dont ils éduquent le flair. À dix-huit ans, ces blancs-becs en remontreraient parfois à de vieux courtiers et toujours aux brillans élèves des Écoles commerciales. Il est rare que vous aperceviez des Roumains dans cette foule matinale. Je n’en rencontrai que deux : l’un, médecin et malade, que l’insomnie plutôt que le souci des affaires avait poussé hors de son lit ; l’autre, un propriétaire venu lui-même pour vendre son blé et qui semblait aussi dépaysé que moi.
Cependant, vers huit heures, le café s’est vidé ; les destinataires, avisés de l’arrivée des marchandises, courent au chemin de fer, retirent leurs lettres de voiture, descellent leurs wagons, sondent les sacs, et, munis d’échantillons nécessaires, s’empressent vers la Strada Misicii, la rue des Courtiers, une petite rue parallèle au port. On a souvent comparé les villes à des fourmilières : nulle part la comparaison ne me paraît plus juste qu’à Braïla, tant l’activité y est ordonnée et presque silencieuse. Plus de quinze cents wagons attendent aux gares et sont, en quelques heures, répartis et dirigés sur les cinq voies où s’étendent les magasins des grands commissionnaires. Chacun sait ce qu’il veut, fait ce qu’il doit, et, comme personne ne cherche à tromper son voisin, tout s’accomplit en diligence et dans une extrême simplicité.
À neuf heures, la rue des Courtiers se remplit. Ces courtiers, au nombre de quatorze, nommés par l’État, sont des personnages considérables installés dans de petites échoppes dont ne voudraient pas, pour déballer leur marchandise, nos plus pauvres grainetiers. Quelques étagères contre les murs, des assiettes et des bols où les commissionnaires versent leurs échantillons : c’est là que notre blé va subir son examen ; c’est là que le puissant Italien Cottis et le blond Vénitien Zerman, le soupesant au creux de leur main, diront de quel terroir il sort et ce qu’il vaut, avec la même infaillible assurance qu’un vieux maître de chais à Bordeaux pourrait vous dire le cru et la cuvée du vin dont il s’est humecté les lèvres.
Sans devenir plus bruyant, le marché s’anime. Les grands commissionnaires, les Löwenthal, les Dreyfus, les Mendl vont d’une assiette à l’autre, interrogent du nez, étudient et pèsent le poids de ces grains pâles ou bigarrés, farineux ou glacés, cornés ou tendres. Ils font ce qu’on appelle leur chemise : ils essaient de combiner les blés qui leur sont offerts et de former l’exacte qualité qu’ils se sont engagés à fournir. Et, quand ils ont enfin rencontré ce qui leur convient, et que les prix ont été débattus, acheteur, vendeur et courtier se rendent aux wagons et s’assurent que la marchandise est conforme à l’échantillon. Alors l’acheteur laisse tomber sa main dans celle du vendeur et prononce : Sta bene ! Que le marché conclu soit de dix mille ou de cent mille francs, cette simple parole remplace avantageusement tous les papiers timbrés. On n’a point d’exemple qu’un négociant y ait jamais manqué. Sa déloyauté d’ailleurs serait suivie d’une exécution qui ne lui permettrait pas de reparaître dans la Strada Misicii. Lorsqu’une contestation se produit sur la qualité de la marchandise, l’acheteur et le courtier nomment deux arbitres assermentés. Leur sentence est aussitôt rendue, et sans appel.
Ces formalités sommaires et cette prompte justice impriment au marché de Braïla un caractère d’honnêteté d’autant plus remarquable que non seulement les coups de fortune y sévissent, mais que des intérêts de races s’y contrarient et s’y combattent.
Braïla est un de ces obscurs théâtres où se joue l’éternelle comédie de la chute des Empires. Les Turcs ont été balayés du pays : il n’en reste plus que de rares et médiocres armateurs dont les caïques fendent de leur proue pointue les eaux terreuses du Danube. Mais, lorsque Braïla prit de l’importance, les Italiens s’y emparèrent du commerce des céréales. Les Grecs survinrent qui en dépossédèrent les Italiens ; puis les Juifs refoulèrent les Grecs ; et, aujourd’hui, les Juifs eux-mêmes ont à lutter contre les Roumains de Transylvanie.
Ces divers peuples ont évolué silencieusement autour des sacs de blé. Il n’y a eu ni batailles, ni rixes, ni tumultes, ni injures. Les Italiens sont encore représentés par de vieux courtiers, les plus habiles. Les Grecs, jaloux les uns des autres, presque aussi détestés que les Arméniens, ont contribué eux-mêmes à leur ruine et ne sont plus guère ici que les magasiniers des Juifs. Les Juifs, très estimés et d’une incontestable probité, ont pour eux leur crédit, qui est illimité, et leur intelligence. Les Roumains de Transylvanie, descendus jadis avec leurs troupeaux sur les bords du Danube, économes, travailleurs, patiens, unis, commencent à jouer des coudes et pourraient bien, sinon écarter les Juifs, du moins les forcer au partage. La Roumanie ne saurait opposer d’élément plus solide à l’invasion étrangère, car je ne parle pas des quelques avocats qui se sont faits courtiers, mais dont le premier soin fut de s’adjoindre des Juifs et de se mettre sous la tutelle de leur expérience.
Il est environ dix heures lorsque les commissionnaires peuvent disposer des chargemens de blé. La vie de la fourmilière qui s’était resserrée et comme engorgée dans une rue étroite se répand sur le quai. On ne court plus : on vole. Des nuées de petites charrettes, dont le haut joug ressemble à un cercle de tonneau, s’abattent autour des wagons. Sauf dans les docks de l’État, tout le travail se fait à bras d’hommes. Les deux mille cinq cents charretiers de Braïla y suffisent à peine. Organisés en colonnes et en équipes, sous la surveillance des magasiniers et sous le commandement des vatashi, ils déchargent les wagons et conduisent les sacs de blé, soit aux magasins, soit aux navires. C’est le moment où les hamals, ces portefaix prestigieux, entrent en scène, et où l’exportateur opère son mélange de grains. Vous croyez assister à un vulgaire transbordement, et voici un galop de funambules. Les charrettes se sont rangées devant les bouches de cale du vapeur : les harnais saisissent chacun leur sac de cent kilos, et, le dos courbé sous cette effrayante charge, courent le long d’une planche dont l’élasticité crie. Arrivés à la pointe extrême, du même petit mouvement d’épaule que le danseur qui se pavane ou que le ménétrier qui marque la mesure, ils vident leurs cent kilos de blé dans la cale béante, et redescendent pour remonter. Mais l’ordre où ils se succèdent sans trêve et sans hésitation est encore plus admirable. Il ne s’agit pas de verser indistinctement les deux ou trois chargemens de l’exportateur : il faut les mêler en les versant, et que, par exemple, un sac d’une qualité moyenne ruisselle après deux sacs d’une qualité supérieure. Le commissionnaire est là qui surveille la confection de sa chemise et le jeu rapide de ces navettes humaines. Si je devais présider à des combinaisons aussi harmonieuses, je voudrais que, dans ce pays de tsiganes, elles s’accomplissent en musique. Je planterais sur le tillac du navire des musiciens dont le vif archet rythmerait le passage des blés à épi blanc aux blés à épi rouge et des blés bigarrés aux vieux blés roumains. Ainsi les moissons s’embarqueraient pour l’Angleterre, la Belgique ou l’Allemagne aux sons qui réjouirent ceux qui les semèrent et les récoltèrent.
Le travail, qui s’est arrêté de midi à une heure, reprend et continue jusqu’au crépuscule. La nuit vient, et, dans l’ombre, des milliers et des milliers de sacs de blé roulent à travers les plaines immenses et convergent tous au port de Braïla. Et il en arrive aussi sur les flots du Danube. De la Bulgarie, de l’Olténie, des domaines les plus proches du fleuve, les sleps ou gabares, remorqués par des vapeurs, amènent les céréales. La plupart appartenaient à des Grecs. L’un d’eux portait les noms d’Athena et d’Ithaque. On est tenté de saluer jusqu’à terre des mariniers qui ont à leur poupe ces lettres magiques.
Vous avez remarqué combien d’intermédiaires se passaient le sac de blé depuis la gare jusqu’au bateau : commissionnaire, exportateur, magasinier, charretier, hamal. La matinée et l’après-midi de Braïla lui coûtent cher, et, s’il est surpris par la nuit, ses frais de séjour augmentent sensiblement. Le gouvernement a bâti des docks et installé des silos où, les machines remplaçant la main-d’œuvre, le producteur, qui leur confie sa marchandise, économise environ quarante francs sur chaque wagon. Et pourtant ces docks ont du mal à trouver une clientèle. Tout progrès qui soulage le labeur humain porte atteinte aux intérêts d’un certain nombre de particuliers et de corporations. Il importe peu au commissionnaire et au magasinier de Braïla que je paie mon pain quelques centimes de plus, pourvu que l’un trafique sur le blé et que l’autre prélève son petit bénéfice sur les charretiers qui le prélèvent sans doute sur les hamals, lesquels seraient désolés que la grue hydraulique les dispensât de suer au soleil. Ces gens auraient besoin qu’on leur débrouillât les mystères de la Solidarité. Les heureuses nations qui possèdent tant d’apôtres de cette religion nouvelle ne pourraient-elles en dépêcher quelques-uns à Braïla ? On se défie de l’État : il n’a pas l’air assez désintéressé ; ses initiatives semblent des inconvenances ; ses présens, des pièges. Il sort évidemment de son rôle, lorsqu’il fait de la concurrence aux magasiniers et aux portefaix. Mais je crois que les cultivateurs s’adresseraient plus souvent à lui, si, dès le printemps, les commissionnaires ne les avaient liés par de belles chaînes forgées au sous-sol des Banques. En même temps qu’il la sème, le Roumain hypothèque sa moisson. L’État n’a point de complaisance ; l’État ne verse pas d’acompte ; l’État est une machine à peine plus intelligente qu’un élévateur américain. Et dans le cas où l’État, redoublant d’audace, se chargerait de vendre votre blé, acquerrait-il jamais la diligence, le flair et l’ouïe de ces commissionnaires de Braïla qui, tout en courant de la gare à la rue Misicii, entendent les rumeurs du marché de Londres ? Les silos du gouvernement ne servent d’entrepôts qu’à certains négocians juifs qui les préfèrent aux magasins des maisons juives. Des ruisseaux d’orge, d’avoine, de froment, dont j’ai suivi les mille détours dans cette ruche colossale, pas un qui n’appartînt à un Grumfeld ou à un Grumberg.
Vers six heures, le travail cesse. Sur le quai abandonné, des hommes gardent les sacs qu’on n’a pas eu le temps de charger dans les navires. Le Danube paraît infini et les îles où il arrondit ses multiples bras ont une mélancolie de lagunes. Leurs rives, presque toujours inondées, sont bordées de saules dont les troncs découpés et lavés par les eaux prennent une étrange couleur de feuilles mortes. On dirait de loin des arbres de carton ; mais ils poussent de hautes branches vigoureuses et bizarrement chevelues. Çà et là une cigogne perchée sur un tronc solitaire fait dans le silence une tache rouge surmontée d’un grand point blanc d’interrogation. Et, sous la saulaie, un pêcheur russe a établi sa tente ou plutôt sa moustiquaire, étroite et longue comme un cercueil renversé.
Braïla n’est point de ces villes où le plaisir agrippe l’homme d’affaires au sortir de son bureau et où l’argent, gagné dans la journée, brûle le soir de trébucher aux lumières. L’obligation de se lever dès cinq heures du matin rend ses boursiers aussi sobres que des Turcs. Jusqu’à ce que le lourd Danube se hérisse de glaçons, les clubs se taisent et les brelans chôment. L’hiver, la société y festoie, surtout les Grecs qui sont plus joueurs que Pallas, dame de pique. La plupart des jeunes Israélites voyagent : les autres, comme les Mendl, d’origine portugaise, sont renommés pour leur générosité dépensière.
Mais, dans la saison du blé, les gens ne connaissent pas de meilleure distraction que de prendre, vers le soir, le petit tramway, naguère allemand, aujourd’hui belge, qui les conduit au Lac Salé. On traverse de beaux jardins, presque toujours déserts, — où les Roumains ont érigé une pyramide commémorative au général russe Kisselef, — et, plus loin, une plaine embaumée de l’odeur des pins et des eucalyptus. C’est l’ancien ministre, M. Carp, qui les planta ; et l’on ne passe point entre leurs sombres rangées sans bénir la politique humanitaire et agricole de M. Carp, assembleur de nuées et donneur de pluies. Un petit marais sulfureux de sel et d’iode brillant dans la nuit pâle ; des parcs, des hôtels, une de ces jolies stations thermales qui, depuis vingt ans, ont éclos sur la prospérité roumaine ; un souper aux lanternes ; et, quand on rentre à Braïla, toute la ville est endormie, sauf les employés de la gare qui attendent les sacs de blé.
ii. — en traversant galatz
De Braïla nous descendons en vapeur à Galatz, et nous avons atterri à ce port militaire et commercial au milieu d’une flottille de voiliers et de caïques. Galatz est une vieille ville sur le retour. Le commerce des céréales la quitte, attiré par la jeunesse de Braïla. Les chênes d’Olténie et les sapins moldaves qui s’y embarquent, vendus depuis longtemps, ne font que la traverser. En revanche, l’importation y paraît considérable. Cette ville d’âge reçoit plus qu’elle ne donne, et, conséquemment, c’est une ville administrative avec préfecture, archevêché, hôpital militaire, et imposante prison dressée au bord d’un petit lac, en face de la frontière russe. La Commission du Danube, les Sociétés de Navigation allemande, autrichienne, russe et bulgare, y résident. On y respecte la hiérarchie. Les jardins publics sont fréquentés le matin par la bonne compagnie ; le soir, par le peuple. Galatz a de nobles souvenirs. Les restes de Mazeppa reposent, dit-on, dans une de ses églises. Elle a vu passer Jean Paléologue, empereur de Byzance. C’est sur les dalles de ses quais que les boyars barbus attendaient les maîtres que leur envoyait la Sublime-Porte, « ces hospodars, plantes aromatiques cultivées par les mains du Sultan, flambeaux allumés par lui. » Les maisons de ses bas quartiers, aux murs jaunes et au toit d’un rouge foncé, ont été les témoins de ces fastes byzantins. Je n’ai trouvé nulle part en Roumanie de plus grandes fenêtres qui aient rougi à plus de torches triomphales et vibré à plus de carillons. Des festons de gloire semblent pendre encore de leurs balcons rouillés.
Le centre de la ville est populeux, bariolé, commerçant et juif. Mais les hauts quartiers s’étendent immensément, tous en jardins et en villas. Quelle joyeuse débauche d’architectures ! Sur un fond de colonisation grecque, un monde de militaires et de fonctionnaires donne à la vie de Galatz une aimable douceur. Les militaires ont une cordialité charmante. J’ai visité les bâtimens et les arsenaux de la division navale du Danube : « Vous le voyez, m’a dit le commandant : ils sont spacieux ; mais l’argent nous a manqué pour les finir. En attendant qu’il revienne, allons manger du raisin. » Et, sur les pentes qui dominent le fleuve, nous avons fourragé dans des vignes succulentes.
Je ne m’étonne pas que l’argent ait manqué. On aime trop les bœufs, à l’École normale de Galatz. Cette école qui pourrait loger deux cent cinquante élèves et qui n’en contient qu’une centaine, ce splendide casino, qui n’a plus à désirer qu’un matériel scolaire, possède dans son jardin agricole une bouverie, que je n’ose appeler une étable, et dont mes compagnons m’affirmèrent qu’elle avait coûté soixante mille francs. Au taux des banques roumaines, les deux descendans du dieu Apis qui l’occupent jouissent d’un loyer d’environ quatre mille francs. Plût au ciel que nous fussions des bœufs roumains ! On voulait me les montrer, mais ils faisaient leur promenade matinale, et je n’ai pas souffert qu’on dérangeât ces honorables budgétivores.
Quand on songe aux sommes formidables que ce petit peuple roumain a, depuis trente ans, engouffrées dans ses entreprises nationales, quand on additionne les trois cents millions qu’il a dépensés pour faire de sa capitale, après Paris, la première place forte de l’Europe, ses huit cents millions de chemins de fer, ses trente-quatre millions du pont sur le Danube, ses dix-huit millions de docks et de silos, et ses écoles, et son armée, et sa marine, et son port de Constantza et toutes ses folies architecturales, on demeure confondu de sa vitalité. Son défaut, il le sait bien lui-même, est de commencer plus qu’il n’achève et d’inaugurer plus qu’il n’entretient. Il a l’impulsion rapide, mais avec des reprises d’indolence. Surtout, les individus agissent moins que le gouvernement. Pendant que l’État construit des docks à Galatz, les compagnies roumaines de scieries mécaniques périclitent et passent la main à des compagnies juives. A-t-on besoin de clous et de savon ? Les Suisses en fabriquent. Les indigènes ne remuent que de la langue. Des avocats sans cause viennent prêcher des grèves et les ouvriers arborent le drapeau rouge. Que ne préfèrent-ils s’adonner aux charmes du kief ! Vous ignorez peut-être ce que signifie faire kief ? Cela consiste à s’étendre sur le dos aux sons des musiques tsiganes et à regarder couler le Danube entre un flacon et une odalisque. Galatz est une ville de kief.
Et cependant j’ai vécu avec de jeunes ingénieurs ; avec eux j’ai parcouru le delta. Cette génération, sortie du peuple, qui a grandi et percé à travers les crises politiques et financières, se montre, de l’aveu même des étrangers les plus difficiles, d’une intelligence et d’une énergie, d’un dévouement et d’une modestie également admirables. Mais le malheur veut qu’en Roumanie l’esprit d’initiative ne soit presque jamais du côté de la fortune, et que presque jamais la fortune ne l’encourage. Il ne trouve à s’épancher que dans les canaux du fonctionnarisme. Certes, on aurait tort de contester aux fonctionnaires roumains le mérite des grandes œuvres accomplies. On souhaiterait seulement que quelques-uns fussent mis en état d’exercer leur expérience et leur patriotisme dans le domaine des entreprises particulières. Loin de là, l’État, qui a dû tout créer, continue de tout vouloir régir. Sa tendance au monopole s’accuse de jour en jour, si bien qu’à Galatz, comme dans le reste du pays, on a cette impression que seuls le gouvernement et les étrangers travaillent.
Ce gouvernement que, pour mon compte, je ne saurais trop bénir, m’avait confié à des ingénieurs qui devaient me faire descendre le fleuve jusqu’à la Mer-Noire. Mais, avant de quitter Galatz, je me reprocherais de ne pas parler du vaste établissement fondé par des religieuses françaises, les dames de Sion. Elles en ont trois dans le pays, un à Bucarest, tout jeune encore, un autre à Iassi, déjà puissant, le troisième à Galatz, monumental. Mais — qu’on se rassure — le gouvernement français n’y est pour rien ! Contribuables de ma patrie, pas un centime de nos poches ne s’est égaré vers ces contrées danubiennes. Les écoles juives de la Moldavie reçoivent des subventions annuelles de l’Alliance Israélite. Les écoles allemandes de Bucarest en reçoivent de Berlin. Les dames de Sion n’en reçoivent de personne. Nous leur avons peut-être envoyé, sur les insistances de notre ministre, des cartes géographiques afin, sans doute, de les convaincre que Bucarest, Iassi et Galatz étaient moins loin de la France qu’elles n’eussent été tentées de le supposer. D’ailleurs, pourquoi le gouvernement leur serait-il venu en aide ? Il me déplairait que le gouvernement pût s’attribuer la moindre part dans cette œuvre qui ne doit sa prospérité qu’à notre esprit français d’association et de prosélytisme.
Quelques femmes pauvres et inconnues sont arrivées un jour à Galatz. Elles ont loué une petite maison et y ont ouvert un pensionnat. Trois élèves répondirent à leur appel. Elles en comptent aujourd’hui six cents, l’orphelinat compris. Leur institution est aussi grande que nos plus grands lycées, mais infiniment mieux aménagée. Rien n’y est sacrifié à l’apparence : tout y est adapté aux exigences de l’hygiène. Ces noires « obscurantistes » adorent la lumière. Elle entre à flots dans leurs classes et dans leurs dortoirs. Ces religieuses, pliées à tous les renoncemens et à toutes les mortifications, ne sont austères et dures que pour elles. Je voudrais que nos architectes, quand ils bâtissent des collèges, eussent le même souci du bien-être des enfans. On ne me citera pas en France beaucoup de maisons d’éducation où les pensionnaires puissent, selon leur désir, se laver chaque matin à l’eau froide ou à l’eau chaude. Ces bonnes sœurs entêtées de superstitions mettent entre les mains de leurs élèves les ouvrages dont nous meublons les bibliothèques des nôtres. J’y ai relevé en passant les livres de Boissier, Brunetière, Caro, Doumic, Duruy, Faguet, Vidal de La Blache. On y étudie les morceaux choisis de Voltaire dans les éditions dont se servent nos futurs bacheliers.
J’entends bien que tous ces attraits ne doivent être que des appâts jetés aux petites âmes, car enfin des religieuses catholiques en pays orthodoxe, que rêveraient-elles, que machineraient-elles, si ce n’est la conversion des hérétiques de l’Église grecque ? On n’imagine pas l’influence d’un robinet d’eau chaude sur les croyances d’une jeune hérétique habituée chez elle à l’eau froide. Et ne pensez-vous pas que les Promenades archéologiques de M. Gaston Boissier ne sont qu’un chemin détourné pour aboutir au Vatican ? Je me défie de Voltaire, ancien élève des Jésuites. « Madame, dis-je à la religieuse qui me promenait dans sa forteresse romaine, combien sur vos six cents élèves, avez-vous de catholiques ? » Elle me répondit avec un bon sourire : « Monsieur, nous en avons trois. » On s’étonnerait que les Roumains, qui ne témoignent aucune sympathie au catholicisme, eussent à redouter l’apostolat de ces femmes.
Mais alors que font-elles ? Elles font simplement ce qu’il importerait que nous fissions tous dans ces pays où la culture allemande et la culture anglaise essaient de se substituer à la culture française : elles sauvegardent la vieille autorité de notre langue et de notre nom. Partout, en Roumanie comme ailleurs, nos intérêts industriels sont battus en brèche, et, par une sorte d’incompréhensible aveuglement, notre commerce se replie lui-même devant les forces ennemies. Il ne nous reste plus à défendre que les anciennes prérogatives du génie français. Tant qu’on apprendra notre langue et qu’on lira nos ouvrages, nous mériterons l’éloge de Joseph de Maistre : que notre voix porte plus loin que la voix des autres peuples. Si nous pouvons nous flatter encore d’être entendus directement des nations étrangères, nous en sommes souvent redevables au patriotisme de nos missionnaires et de nos religieuses. Et c’est pourquoi je partage l’opinion que m’exprimait l’une d’elles dans ces beaux jardins du couvent de Galatz. Elle savait que ses sœurs de France allaient être dispersées et n’en témoignait point d’amertume, car, disait-elle, les hommes qui les proscrivaient étaient mus apparemment par cette idée qu’elles seraient encore plus utiles à leur pays au-delà qu’en deçà des frontières. Leur expulsion n’était qu’un acte, un peu rude, de politique extérieure. Ainsi l’esprit français essaime et colonise. O merveilleuse expansion d’un pays qui, toujours affamé d’ascendant spirituel, consent, pour l’accroître, aux plus rares sacrifices, et tour à tour déborde sur l’Europe ses protestans, ses gentilshommes et ses religieuses !
iii. — la descente du danube
Qu’on me donne une hacienda dans les pampas de l’Amérique du Sud, un domaine dans les labours moldaves, — ou que le gouvernement roumain me nomme inspecteur des pêcheries du Danube : voilà mon rêve. Il y a un homme en Roumanie que je n’ai pu joindre, presque aussi fabuleux que M. Kalindero. Il s’appelle Antipa. C’est le législateur du fleuve, des lacs, des rivières et des étangs. Les pêcheries, affermées ou exploitées en régie, ne connaissent d’autre maître que lui. Il règne sur un peuple de pêcheurs à demi sauvages et gouverne le monde des eaux. Il y fait la vie et il y réglemente la mort. Toutes les lèvres murmurent son nom. Le lourd pêcheur à barbe rousse qui jette son filet la nuit entre les joncs déserts n’aperçoit pas M. Antipa, mais il sent que M. Antipa le regarde. À chaque coude du fleuve, on s’attend à voir M. Antipa sortir des saules ou surgir des roseaux. Il remonterait le courant dans une conque traînée par des esturgeons et des sterlets : personne n’en manifesterait le moindre étonnement. Parlez-moi des pays jeunes et encore vierges pour les administrateurs qui ont des idées ! Ils y acquièrent une popularité qui les élève au rang des antiques demi-dieux. Les flots du Danube commençaient à se dépeupler. Les poissons des étangs dégénéraient. Les carpes du lac Razelm, par suite de l’enlisement des rivières, maigrissaient du corps et grossissaient de la tête. Les pêcheurs russes ne péchaient plus : ils dévastaient. M. Antipa organisa ce chaos : il édicta des lois sévères ; il disciplina les tribus dont les coups de filet saccageaient les trésors du fleuve ; il ramena la confiance parmi les esturgeons qui reprirent leur route accoutumée jusqu’aux Portes de Fer. Et les pêcheries assagies rapportent annuellement à l’État roumain deux millions cinq cent mille francs.
À mesure qu’on s’éloigne de Galatz et qu’on s’enfonce dans le véritable empire de M. Antipa, on sent se réveiller en soi l’appétit de la vie libre et l’enthousiasme de la solitude. Quelles immensités ! Le Danube, tant ses rives sont basses et plates, ressemble à une vaste nappe d’eau déversée au ras de la terre. Bientôt nous doublons l’embouchure du Pruth et nous longeons les rives de la Bessarabie, de cette Bessarabie hier roumaine, aujourd’hui russe, et dont le souvenir saigne encore au cœur des Roumains. On ne peut pas dire que cette frontière ne soit pas bien gardée. D’espace en espace, des factionnaires immobiles surveillent, l’arme au bras, les nuages sablonneux qui se forment sur les eaux troubles du fleuve. Des patrouilles de gendarmes à cheval, flanquées d’énormes molosses, trottent d’un poste à l’autre. Une nuit, un déserteur roumain, poursuivi jusqu’au Pruth, se cacha dans les herbes et, tout péril conjuré, gagna silencieusement à la nage la terre russe. Quand il y aborda, une troupe sous les armes l’attendait. Nous distinguons une petite ville d’où part le train d’Odessa, puis des dépôts de pétrole, et toujours ces factionnaires plantés comme des bornes milliaires sur le rivage nu. Si notre petit vapeur échouait contre ce rivage, nous serions aussitôt cueillis, choyés, escortés et conduits en grande pompe à la ville voisine où le gouverneur pourvoirait le plus aimablement du monde à notre entretien et ne nous laisserait manquer ni de pain ni d’eau. Mais cette hospitalité ne tente aucunement mes compagnons qui, d’un coup de barre, regagnent le milieu du fleuve.
Les Roumains n’ont pas encore oublié que les Russes leur arrachèrent ce dernier morceau de Bessarabie au lendemain d’une guerre où les dorobantz du prince Charles avaient fait merveille à côté des soldats du Tsar. On conçoit que leur sentiment national ait été blessé. Cependant, de tout ce qui a été publié sur cette question, il ressort que les hommes d’État de la Roumanie savaient fort bien, en combattant avec les Russes, ce que les Russes leur demanderaient après la victoire. En échange de cette Bessarabie, on leur a donné la Dobrodja et, dans la Dobrodja, un port magnifique sur la Mer-Noire. Pour l’étranger cet échange équivaut à une conquête. D’ailleurs, au moment même où l’indignation bouleversait Bucarest, un homme, un Roumain, eut le courage de le penser et le courage plus grand de l’écrire. Nicolas Kretzulesco reconnaissait que ce triangle de terre n’avait pas plus fait le bonheur de la Roumanie que la Roumanie n’en avait fait la prospérité. Si les Roumains perdaient des frères en Bessarabie, ils en regagnaient en Dobrodja. Sa brochure lui suscita de violentes attaques ; mais il avait parlé le langage que tiennent aujourd’hui les plus raisonnables de ses compatriotes. Les paysans de la Bessarabie ne se plaignent pas d’être devenus des sujets russes. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’est montré paternel à leur égard ; il les a d’abord dispensés d’impôts, et ceux qu’il établit ensuite ne pèsent pas lourdement sur eux. Et puisque leur condition les satisfait, on peut donc se féliciter sans remords que la Dobrodja appartienne aux Roumains.
C’est un pays extraordinaire : Pourquoi iriez-vous en Amérique ou en Océanie ? Regardez seulement le soleil se coucher sur le Danube qui meurt. J’ai vu, entre ses steppes de roseaux pareilles à des fourmillemens de flèches d’or, ce vieux roi barbare des fleuves européens rouler dans l’agonie du jour des millions de roses. Imaginez tout l’or, tout l’argent, tout l’airain, tout le fer que les invasions ont laissé tomber sous ses vagues. Que d’armes et de bijoux, que de diadèmes enfouis dans son lit de sable ! Les cieux empourprés du soir font remonter à sa face morne et lasse le sang des anciens carnages.
Les hommes qui peuplent ses lagunes ne sont guère plus policés que les hordes dont ses flots portèrent l’aventure. Je ne parle pas des bergers roumains et transylvains qui, vers la fin de septembre, descendent des Carpathes et amènent leurs troupeaux sur ces vastes pâturages. Ils ont l’humeur douce de leurs brebis. Leurs yeux ne contemplent depuis des siècles que des toisons et des pentes herbeuses. Sous la stina des montagnes comme sous la tente de roseaux, ils gardent fidèlement les coutumes de leur village. Ce sont les Roumains par excellence ; et la vie pastorale des anciens temps du monde chante encore dans leur longue flûte droite. Mais le Danube héberge d’autres hôtes, les Lippovans, Vieux Croyans russes, que les persécutions ont chassés dans ces marécages et qui vivent de leur pêche. Barbus, comme il convient à l’homme, image de la divinité, amphibies, demi-païens et demi-byzantins, réfractaires à toutes les lois et refusant à l’État le droit essentiellement divin de tenir le registre des naissances et des morts, ils poursuivent dans leurs solitudes aquatiques le rêve obstiné de leurs pères pour qui Pierre le Grand fut l’Antechrist, et l’imitation des mœurs occidentales une œuvre de Satan. Les uns ont un clergé, et des églises, dont les cloches, même à Braïla, résonnent plusieurs fois par jour. Les autres, sans prêtres, ont substitué à la liturgie des pratiques grossières, d’aucuns disent abominables. Le gouvernement a l’œil sur leurs villages, mais il ne peut rien sur leurs tribus dispersées. Leurs campemens sont des refuges aux nihilistes traqués et aux bandits en fuite. Ceux que l’on connaît dans les pêcheries mènent une âpre vie dont la saumure les conserve. Ils habitent de misérables cabanes que les crues du fleuve envahissent. Quand l’eau y pénètre, ils dorment sur leur table ; et, quand la table se met à flotter, ils couchent sur le toit. D’ordinaire, ils partent le lundi matin et ne rentrent que le samedi soir. Quelques-uns restent absens deux et trois mois. Ils campent alors sous des moustiquaires et sous des huttes de joncs. Leurs escouades se composent de douze hommes conduits par un ataman, et chaque escouade possède en commun ses filets et ses engins qu’on évalue à sept ou huit cents francs. L’ataman, homme d’expérience, décide, selon le vent et l’eau, de la place et de l’heure où l’on jettera les filets. Ces pêcheurs, toujours les pieds dans la boue et dont le sommeil respire à pleins poumons la buée des marais, n’ont jamais de fièvre et supportent allègrement leurs saouleries du dimanche. Fils du Danube, leur existence est aussi longue que le cours de ce fleuve.
Mais aussi quels beaux mangeurs de poissons et comme ils se consolent du règne de l’Antechrist par les raffinemens de leur art culinaire ! La bouillabaisse des Marseillais me paraît sans saveur, depuis qu’on m’a révélé les soupes lippovanes. Et d’abord ils font bouillir dans une énorme marmite vingt kilos de carpes, de tanches, de brèmes, de sandres, jusqu’à ce que l’eau ait absorbé tout le suc des chairs fondantes. Puis ils rejettent ce tas de poissons, dont se régaleraient nos carêmes, car les maîtres gourmets réservent ce court-bouillon succulent à la cuisson des esturgeons de qualité et des sterlets délicieusement gras. Sterlets et esturgeons y mijotent entre deux couches de légumes, et la fumée qui monte de leur marmite embaume la steppe. Ils ont encore une façon de rôtir les carpes telle que, si j’étais riche, je m’attacherais un cuisinier lippovan. Et, quand il leur reste une croûte de pain, ces Vieux Croyans la beurrent de caviar frais. Voilà qui permet à leurs sectes millénaires d’attendre patiemment l’arrivée du Messie ou, si j’en crois M. Anatole Leroy-Beaulieu, le retour de Napoléon.
Il ne faudrait pas se figurer que les pêcheurs n’ont qu’à plonger leurs mains dans le Danube pour en retirer des poissons de choix. La pêche de l’esturgeon ne va pas sans péril. On suspend, sur la moitié du fleuve, à deux poteaux ou à deux flotteurs, des filets formés de longues lignes qui balancent, au mouvement des eaux, leurs gros hameçons. Dès que les esturgeons s’y engagent, ils sont attrapés et accrochés. Ces lignes doivent être assez espacées ; les inspecteurs exigent entre les filets, un intervalle d’au moins cinquante mètres, afin que les petits, les chanceux ou les malins puissent s’esquiver. Lorsque les pêcheurs arrivent, ils soupèsent chaque ligne, et, quand ils y sentent le poisson se débattre, ils unissent leurs efforts et la soulèvent avec précaution. À peine le museau de la bête émerge-t-il, qu’un homme, armé d’un maillet où l’on a coulé du plomb fondu, lui en assène un coup mortel, car l’esturgeon renverserait barque et pêcheurs. L’an dernier, on en prit un qui pesait deux cents kilos. Ce genre de pêche à l’assommoir convient aux Lippovans, ces cosaques farouches : ils tiennent autant du boucher que du pêcheur.
Vers dix heures du soir, nous fîmes escale à l’ancienne cité turque de Toultchea.
Ce fut une étrange apparition. Je m’imaginais aborder à une bourgade difforme et morte, ou du moins endormie. Mais toute la ville retentissait d’une cacophonie de concerts. Dans le jardin public, une petite bourgeoisie élégante de Grecs et de Juifs se promenait autour d’un kiosque où la musique militaire jouait l’Arlésienne. Devant une grande épicerie, qui débitait de la bière et des liqueurs, des groupes attablés sur le trottoir écoutaient des violoneux tsiganes. Dans les cabarets, des Turcs accroupis et des pêcheurs russes en casaque rouge, à moitié ivres, dodelinaient leur tête aux sons stridens d’une musique orientale.
Je crois bien qu’il n’y avait en cette ville qu’un seul être qui dormît : l’hôtelier. Nous dûmes frapper à coups de poing et à coups de canne, ce qui augmenta le charivari de ce port danubien. Enfin, la porte s’entre-bâilla, et un long spectre, à favoris gris, revêtu d’une chemise qui lui tombait jusqu’aux chevilles, brandit une chandelle sous notre nez. Il nous toisait d’un œil défiant et sondait l’obscurité environnante.
— C’est bon, sage vieillard, dit un des nôtres : tu nous a suffisamment observés. Laisse-nous entrer !
Dès que nous eûmes franchi le seuil, le spectre referma soigneusement sa porte, comme si les esprits des ténèbres étaient attachés à nos pas ; et il nous regarda encore un instant en silence, avant de nous indiquer les chambres où nous pourrions déposer nos sacs de nuit. Mais, lorsqu’il vit que nous nous préparions à ressortir, son inquiétude se réveilla : il marmotta des paroles indistinctes, et ce ne fut que sur nos ordres réitérés qu’il remit en grognant la clef dans la serrure. On m’expliqua le mystère. Le pauvre homme souffre d’une moralité extrêmement rare chez les hôteliers roumains et qui l’a rendu presque célèbre de Galatz à Soulina. Un officier, que sa femme, sa très légitime femme, était venue attendre ici, me racontait qu’arrivé en pleine nuit, il fut obligé, pour pénétrer jusqu’à elle, de passer sur le corps de ce trop vertueux hôtelier. Hélas ! que tant de vertu fut mal récompensé ! Un jour, deux jeunes gens, un Russe et une Bulgare, se présentèrent, si gentils et si gais que le malheureux crut héberger des nouveaux mariés. Le lendemain matin, il les trouva tous deux empoisonnés. On sauva la fille ; mais l’amant était mort. Ce lugubre souvenir donne le soir à son hôtel un air de maison hantée, et lui donne, à lui, une mine de fantôme.
Drôle de ville que Toultchea ! Ici commence l’extraordinaire mélange de peuples qui fait ressembler la Dobrodja à un immense terrain vague où toutes les races auraient jeté leurs scories. La ville ne compte que huit mille âmes et possède des églises catholique, protestante, roumaine, bulgare, russe, arménienne, grecque, des synagogues et des mosquées. La plupart des Turcs en ont émigré ; et cependant, il semble qu’on soit encore chez eux. Pourquoi ? Je ne saurais le dire, mais j’en ai eu la sensation très nette dans cette nuit où se détachaient sur nos têtes les aiguilles d’ombre des minarets.
Un petit bossu, aux yeux farouches, passait au milieu des buveurs avec une corbeille remplie d’amandes. — Tenez, me dit un de mes compagnons, voici un échappé des contes arabes ! Figurez-vous que ce diable de colporteur est le plus grand amoureux de toute la province. Ses aventures sont aussi fameuses dans les cabarets turcs que l’histoire du Tailleur de Bagdad … Eh ! l’ami, la nuit est douce, et l’on dormirait bien ce soir suspendu sous les étoiles !
Le bossu nous lança un regard furieux : — Achetez-moi mes amandes, fit-il, et taisez-vous.
— L’an dernier, reprit mon compagnon, il courtisait une petite bonne turque, qui, fatiguée de ses poursuites, consentit à un rendez-vous. Il y vint ; mais la fenêtre de la belle était trop haute, et notre bossu, planté au pied du mur comme un chien qui regarde un oiseau, suppliait la bien-aimée de descendre. « Impossible, disait-elle, je réveillerais ma maîtresse : seulement, tu peux monter : j’ai un large panier et des cordes solides. Mets-toi dans le panier, et je te hisserai jusqu’à moi. » Le don Juan s’y installe ; et la coquine, aidée sans doute d’un ami invisible, commence à le soulever de terre. L’ascension était lente et dure ; mais chaque saccade le rapprochait du ciel. Il touchait à la hauteur d’un premier étage, quand la fille se penchant vers lui s’écria : « J’entends du bruit : ne bouge pas ! » Et de fermer la fenêtre, et d’éteindre la lumière. Ni la lumière ne reparut, ni la fenêtre ne se rouvrit ; et lorsque, à l’aurore, les ouvriers turcs se rendirent à leur travail, ils aperçurent, balancé dans un panier, le bossu de Toultchea qui rageait, grinçait, écumait et pourtant n’osait faire aucun mouvement, car il mourait de peur que la corde ne cassât.
Ce bossu, ces musiques endiablées, le sombre Danube sommeillant dans ses roseaux, cet hôtelier qui nous attendait toujours en chemise et qui, le bougeoir à la main, nous examina des pieds à la tête afin de s’assurer qu’aucune jeune Bulgare ne se cachait sous nos vêtemens ; puis, au petit jour, les maisons blêmes, les rues à fondrières, le morne embarcadère, les flots gris et, derrière nous, dans un amphithéâtre brumeux, des minarets et des moulins à vent qui sortaient du brouillard : toute mon escale à Toultchea me produit l’effet d’un bizarre intermède au milieu d’une traversée sauvage.
Après cette ville, le Danube, d’où s’est déjà détaché le bras russe de Chilia, se divise encore en deux bras : à droite, celui de Saint-Georges, le seul dont les rives soient escarpées ; et, devant nous, celui de Soulina, la route des vaisseaux. Il y tombe sous la tutelle de la Commission Européenne. On le sent prodigieusement las et qui use ses derniers flots à retarder sa chute dans la mer. Il fait des coudes et des crochets à travers cette plaine où rien ne le contrarie ; mais il ne se porte plus, il s’abandonne, il s’étale et, à chaque tournant, s’enlise davantage. Les ingénieurs sont alors intervenus ; leur œuvre grandiose a rectifié le cours et corrigé l’imbécillité du vieux fleuve. Ils lui ont creusé un boulevard rectiligne d’environ cinquante kilomètres où sa masse leur obéit. Ce n’est plus un fleuve ; c’est un énorme canal qui, d’un trait, s’enfonce dans le ciel. Quand il retrouve son ancien lit, des barrages établis le long de ses rives et des fascines, plongées sous leurs eaux stagnantes, le forcent d’y décharger son sable et son limon et de se rétrécir lui-même selon les lois qui déterminent la violence du courant. Ses surveillans se défient de sa paresse et l’empêchent de s’endormir. On exige de lui une impétuosité constante et régulière. On ne lui permet pas d’oublier un instant qu’il n’est qu’une route, une grand’route internationale, ainsi que l’indiquent, fichées de mille en mille, des plaques noires aux chiffres blancs.
Depuis hier, le paysage n’a guère changé. Il semble qu’on y embrasse d’un seul coup d’œil les deux cent cinquante mille hectares de marécages et de roseraies qui composent le delta. C’est un océan où le soleil ondule en vagues de lumière et se brise en remous d’étincelles. Mais les quais de Soulina apparaissent brusquement, aussi tristes que des haillons mis à sécher entre deux infinis. Derrière une rangée de maisons borgnes surgissent des minarets pointus et des dômes d’église. Nous mouillons au pied d’un restaurant vitré, dont la vue évoque le souvenir des fritures de Bas-Meudon, près de la demeure caduque où jadis les pachas turcs fumaient leur narghilé. À l’extrémité du quai, sur un morceau de terre formé du sable et des pierres que les vaisseaux de toutes les nations jetèrent en passant, s’élève le Palais de la Commission européenne. Trois cariatides au sein nu et aux ailes éployées soutiennent son balcon. Le Danube vient mourir sous ses fenêtres, continuellement fouetté par les vents d’Odessa. Là encore, il s’ensablerait si la plus puissante drague du monde ne labourait son embouchure et n’assurait aux navires les vingt-quatre pieds d’eau qui leur sont nécessaires.
Ce Soulina, avec sa petite population dépareillée de Grecs, de Turcs, d’Arméniens, d’Italiens, d’Allemands et de fonctionnaires roumains, a l’air d’une colonie pénitentiaire. Comment vivent ces gens-là pendant les longs hivernages ? Je conçois parfaitement la solitude, et je me suis surpris plus d’une fois à envier les gardiens des phares. Mais ces bourgades qui ressemblent à un quartier louche, amputé d’une grande ville, me paraissent inhabitables.
Cependant on y vit ; on y vit même fort heureux ; car j’y ai rencontré un ingénieur danois qui y réside depuis trente-trois ans et dont ces trente-trois ans n’ont altéré ni le teint frais ni la belle humeur. Ce petit homme, aux yeux bleus comme de vieilles faïences, et qui vous fait marcher son Danube tambour battant, m’a conté en une heure de quoi défrayer un volume de chasses et d’aventures. J’ai pénétré à sa suite dans les bouges où les marins grecs cassent les verres et jouent du couteau. Il m’a montré des Levantins débarqués ici, sur ces dalles, avec une moitié de chemise et trois quarts de pantalon, et qui, dix ans plus tard, accoudés à la poupe d’un navire, un gros cigare entre les dents, remportaient chez eux des fortunes scandaleuses. J’ai assisté aux péripéties d’une lutte effroyable entre un Anglais et un Allemand, tous deux commissionnaires : l’Anglais, pour ruiner son rival, avait installé un élévateur ; mais l’Allemand, pour tuer l’élévateur, embaucha mille Turcs …
—… Et mille Turcs, sachez-le, coûtent moins cher qu’une machine anglaise et travaillent davantage. Car les Turcs sont, après les Danois et les Français, le plus laborieux et le plus honnête peuple de la terre. Excellens Turcs ! Tranquilles, consciencieux, toujours contens d’Allah et de son prophète, et, dès qu’ils ont pris femme, plus sobres qu’une société de tempérance. Et pas un, monsieur, pas un ne songe à décorer sa boutonnière du petit bouton des ligues anti-alcooliques. Ils boivent de l’eau et sont aussi modestes que s’ils buvaient du vin. Et quelle loyauté ! Est-ce qu’on signe un contrat avec un Turc ? On lui tape dans la main et on s’endort sur les deux oreilles. Mais les Russes… Ah ! les Russes !… On ne peut pas leur dénier le patriotisme : ils ont évidemment compris que la sécurité de leur patrie voulait qu’ils en sortissent. Seulement, croyez-moi, ils manquent de délicatesse. Dans ce pays, il faut être pêcheur ou chasseur. Ces gueux de Lippovans sont à la fois l’un et l’autre. Vous les voyez partir à la pêche, un fusil sur l’épaule. Qu’arrive-t-il ? Que les marais se dépeuplent de bécassines, d’outardes, de porcs sauvages et même de lièvres. C’est d’autant plus déplorable que les pauvres ingénieurs qui s’en vont à la chasse n’y traînent pas des filets de pêche. La partie est trop inégale. Quant aux Arméniens, ne m’en parlez pas, ou vous me forceriez de vous dire que, depuis six ans, on n’a pas aperçu, du hameau de Saint-Georges au hameau de Chilia, les plumes effilées et blanches d’une seule aigrette ! Ces plumes se vendaient quarante francs la livre. Les aigrettes ne pouvaient plus promener leur coquet panache sur un coin de terre fréquenté par les Arméniens. Elles ont dû renoncer à l’hospitalité roumaine, et je suis bien sûr qu’elles regrettent ce pays, comme le regretteront tous ses hôtes. Qui n’aimerait la Roumanie ? Regardez la Commission du Danube. Elle se flatte de travailler pour l’Europe ; mais au fond elle ne travaille que pour l’État roumain, dont ses ingénieurs sont les premiers fonctionnaires. Cela met en rage les Bulgares, qui se sont découvert, dit-on, des droits sur la Dobrodja. Stambouloff a eu beau leur répéter : « Bénissez le ciel que la Dobrodja vous sépare de la Russie ! » Ces entêtés se refusent à bénir le ciel, et, dans le district de Toultchea, leurs instituteurs ont enseigné aux enfans que le roi Charles leur a volé un territoire où leurs ancêtres, déguisés en Turcs, ont sué, pendant des siècles, à planter des roseaux … Toultchea, Soulina, villes d’apparence mortes, quand les navires anglais et les vapeurs du Lloyd autrichien n’y chassent pas leur fumée ou ne les remplissent pas dû cri de leurs sirènes ! Mais leur silence est trompeur : point de marécage où ne fermente l’individualisme des races, où la question d’Orient ne tressaille. À quelques milles de l’embouchure du Danube, se dresse une espèce de rocher nu, appelé l’Ile des Serpens. On y trouve un phare, un factionnaire roumain, l’emplacement d’un ancien temple que la légende consacrait au divin Achille, et, dans la belle saison, des couleuvres qui se chauffent parmi les pierres. Tenez pour certain que ces couleuvres ne tomberont jamais d’accord sur leur nationalité commune. Les unes se sentent encore grecques, et les autres déjà bulgares. Il y en a qui sifflent du côté de la Russie ; il y en a qui rêvent, comme d’une patrie, des jardins de Stamboul. Quand elles entendent le pas du factionnaire, elles rentrent dans leur trou ; et ce sont, au demeurant, de bonnes couleuvres, très inoffensives, mais elles ont leurs idées sur la question d’Orient …
iv. — la dobrodja
Si nous nous embarquions et si nous descendions les côtes de la Mer-Noire nous arriverions, en l’espace d’une nuit, au port de Constantza. Toute la terre comprise de Soulina à Mangalia, entre la mer et le Danube, se nomme la Dobrodja. Non seulement Constantza est le seul port de la Mer-Noire qui puisse rivaliser avec Odessa, mais le Congrès de Berlin donnait aux Roumains, comme prolongement à la plaine de Bucarest, un sol presque vierge, d’une incontestable richesse, où leur fierté de Latins retrouvait après des siècles les traces de leurs aïeux, et qu’une sage politique devait ouvrir à la colonisation. Je ne connais guère de peuple en Europe qui ait été plus favorisé. Ils acquéraient, à leur porte même, une province d’Amérique, une colonie dont six heures de chemin de fer relieraient bientôt le chef-lieu à la métropole. Et cette colonie, que sa pénurie d’habitans rendait assez facile à organiser, possédait cependant des colons admirables. Il est vrai que les distances entre les villages et la variété des races, — on en compte jusqu’à vingt et une, — compliquaient un peu l’œuvre des administrateurs.
La Dobrodja, sauf les marécages du Danube et les forêts de Badabagh, n’est qu’un vaste désert aux ondulations grises et jaunes, crevassé, raviné, recouvert d’une couche de poussière que la brise la plus légère soulève en tourbillons aveuglans. Mais çà et là, au milieu de ces mamelons, où les troupeaux de brebis cheminent comme des reflets de nuage, le désert verdoie et le désert se dore. Les pâturages succèdent aux plaines de chardons ; les labours, aux pâturages. Un village est là, qui ne ressemble pas plus à celui que vous avez laissé dix lieues derrière vous qu’à celui que vous atteindrez ce soir après cinq ou six heures de charrette : village allemand, village roumain, village bulgare, village turc, village tatar, village russe. De la monotonie indicible de cette nature surgissent des îlots de civilisation européenne, orientale, presque asiatique, à demi barbare. Quelques gros bourgs, Mangalia, Babadagh, Meijidié, paraissent grouper et associer ces élémens disparates ; mais ce ne sont que des villages juxtaposés. Mille Turcs, mille Tsiganes, mille Bulgares, mille Roumains ne composent point une ville de quatre mille âmes : ils ne forment que quatre villages de mille âmes chacun.
Une fois en possession de la Dobrodja, le gouvernement roumain commença les travaux du port de Constantza. L’ancienne cité turque devint, pendant l’hiver où le Danube est gelé, un centre d’exportation ; pendant l’été, une station balnéaire. Les vieilles rues d’Orient muettes, aveugles, aux murs d’une blancheur spongieuse, aboutirent à des hôtels et à des magasins de coquillages. Des ateliers de photographes braquèrent leurs appareils sur les mosquées en torchis. Le minaret érigea au-dessus des cafés européens sa silhouette de poivrière. Mais on s’habitue vite à ces contrastes criards et je n’étais point surpris de voir grouiller des Tsiganes dépenaillés, des Tatars, très sales et très doux, autour de la statue d’Ovide.
Vous pensez bien que les Roumains ne manquèrent pas d’élever une statue au poète des Tristes sur la place de l’antique Tomi. Jamais statue ne m’a paru tout à la fois plus méritée et plus imméritée. Plus méritée : car l’homme qui passa quinze ans de sa vie à pleurnicher sur ce rivage mérite sans aucun doute d’y rester en pénitence jusqu’à la fin des siècles. Plus imméritée : car, si les statues des hommes fameux ne se comprennent qu’aux endroits qu’ils ont célébrés ou illustrés, ce fut un étrange paradoxe d’ériger celle d’Ovide sur une terre qu’il n’a cessé de maudire et que le misérable n’a même pas essayé de nous peindre. Comment vivait-on dans cette colonie romaine dont les derniers vestiges nous semblent gigantesques ? Quels en étaient les habitans ? Que pensaient-ils ? De quelle façon les conquérans en usaient-ils avec eux ? Ovide n’a rien su voir ni rien su dire. S’il avait eu seulement l’esprit d’observation de mon ingénieur danois, s’il avait péché l’esturgeon ou chassé la bécassine, il eût peut-être écrit un livre inappréciable. Infatués d’eux-mêmes et de leur cité, les Anciens marchaient à travers les nations excentriques comme dans une vile poussière. Ils n’avaient point de pitié pour les savans futurs ni de vraie sympathie pour l’espèce humaine.
Les Roumains de notre temps commencèrent par imiter en Dobrodja l’exemple du poète qu’ils y avaient honoré. Les bords de la Mer-Noire revirent des figures d’exilés. À six heures de Bucarest on se crut au bout du monde. On regretta naïvement le restaurant Capsa ou les ombrages des Carpathes. Les fonctionnaires s’y sentirent en disgrâce. Et pourtant la Dobrodja offre à la curiosité de l’artiste, de l’historien, de l’anthropologiste, et même du bureaucrate, une matière exceptionnelle. Comme les costumes, les questions les plus diverses s’y entremêlent et se disputent notre attention. Question coloniale : comment acclimater et retenir dans un pays chrétien les Turcs qui sont peut-être les meilleurs colons, les plus probes, les plus actifs, mais que sollicite un éternel désir de quitter la terre des giaours ? — Question politique : comment apprivoiser ces rudes Bulgares dont l’hostilité, si elle se comprend en Macédoine où ils luttent contre l’influence roumaine, ne s’explique en Dobrodja que par un excès d’humeur combative ? — Questions ethniques : à quels groupemens rattacher les Tatars, les Kurdes, les Albanais et les Tsiganes dont les villages, perchés sur la falaise de la ville, y flamboient dans leurs haillons et leurs pourritures ? — Questions religieuses : on trouve à Constantza un noyau de Karaïtes, c’est-à-dire de Juifs qui ont rejeté le Talmud et qui s’en tiennent à l’Ancien Testament. Or, personne ne considère ces Karaïtes comme de véritables Juifs. On ne reconnaît en eux ni les qualités ni les défauts du peuple choisi. Et ceux-là mêmes à qui le Talmud est aussi inconnu que la Bible, mais qui détestent les Israélites, les en distinguent et les aiment. On est donc amené à se demander si, dans l’universel mélange de tous les sangs, l’éducation religieuse ne constituerait pas souvent le caractère le plus marqué de ce que nous appelons une race. Notez aussi que, de l’avis des historiens et des anthropologistes, la plupart des Juifs de la Dobrodja et peut-être un certain nombre de la Moldavie ne sont que des Germains, des Slaves, des Tatars judaïsés du VIe au IXe siècle. Mais vous les étonneriez grandement, les Tatars, les Slaves et les Germains, si vous leur présentiez en ces Israélites d’anciens membres de leur famille. À défaut du type sémite, le Talmud leur a donné l’âme juive ; encore ne suis-je pas certain qu’il ne leur ait pas allongé et recourbé l’appareil nasal. — Questions d’archéologie : un des grands squelettes de la puissance romaine dormait dans le sable léger de la Dobrodja. De quels beaux coups de pioche un simple sous-préfet pouvait émerveiller ses loisirs ! — Et les artistes n’étaient pas plus à plaindre que les archéologues, les sociologues et les psychologues ; car c’est ici le triomphe des loques et des guenilles radieuses. Bondées de paysans, les charrettes qui tressautent le long des routes, font danser de violentes couleurs dans la grise mélancolie du désert ; et le soir, sur le seuil des taudis, les fez et les turbans champignonnent au clair de lune.
L’administration roumaine ne se montra pas au début très sensible à ces beautés ni très soucieuse de ces objets d’étude. Mais elle estima que les habitans de cette province privilégiée, sans député ni sénateur, devaient jouir d’une situation sociale au moins aussi extraordinaire que la nature de leur pays. L’annexion leur a conféré le titre de citoyen roumain. Seulement, s’ils ont le malheur de franchir le pont du Danube et qu’ils se réclament de ce titre, la Cour de cassation relève vertement leur impertinence et leur prouve que, citoyens roumains en Dobrodja, hors de la Dobrodja ils ne sont plus ni Roumains, ni citoyens, et ne rentrent dans aucune catégorie connue. Tel Juif ou tel Allemand qui voudrait quitter Constantza et venir à Bucarest, y verrait son nom impitoyablement biffé sur les listes électorales. Il n’est plus citoyen et il n’est pourtant pas étranger. Cette anomalie n’affecte ni les Turcs, ni les Tatars, ni les Tsiganes, ni les Lippovans. Les Bulgares irrédentistes seraient même tentés de s’en gaudir. Mais elle autorise les petites fantaisies néroniennes des bureaucrates, et, sous couleur d’attacher les colons au sol, les livre à leur merci. L’administration fit mieux encore : elle refusa aux nouveaux venus le droit d’acheter des terres. Cette méthode de colonisation lui assurait les sérieux farniente dont une administration a toujours besoin.
Cependant ces fautes, qui nous prouvent une fois de plus combien l’expérience coloniale est difficile à acquérir, ne purent altérer le grand air de liberté qu’on respire en Dobrodja ; et il faut rendre cette justice aux Roumains, qu’avertis par des commencemens d’exode, ils ne persévèrent pas dans leurs erreurs. Quand je passai à Constantza, tout le monde y vantait les réformes administratives du nouveau préfet. Il avait exhorté et décidé les Turcs à réparer leurs mosquées. Les écoles, sous la direction d’instituteurs roumains, avaient chacune un maître qui enseignait aux enfans des diverses nationalités leur langue et leur religion nationales ; et ce maître était nommé et payé par le gouvernement. Enfin les émigrans, installés en Dobrodja depuis l’annexion, espéraient y obtenir bientôt le droit de propriété.
Il me tardait de visiter ces villages d’étrangers qui ne sont point des citoyens et de citoyens qui ne sont point des étrangers. Le long du rivage et des lagunes poissonneuses, puis à travers la steppe, nous nous acheminâmes vers le village allemand de Caramurat. Ces Allemands sont les Boers de l’Europe occidentale. Partis de la Souabe, appelés en Russie sous Catherine II et bientôt persécutés, ils en émigrèrent et descendirent jusqu’aux rives du Danube. Les uns firent route par Braïla, les autres par la Bessarabie et, après bien des étapes et d’infructueux séjours, ils se fixèrent enfin dans les plaines de la Dobrodja. Leur village de Caramurat est précédé lui-même d’un village roumain et d’un hameau tatar.
Trois petits mondes fermés au milieu du désert.
Le village roumain s’éparpille : il a ses pauvres et ses riches, des cabanes ruineuses et des maisons agrémentées de sculptures, oui, de sculptures. L’épicier aime la façade, et le meilleur de son gain a dû passer dans la poche de l’architecte.
Le hameau tatar, qui sépare la civilisation tatare de la germanique, ne m’a pas surpris. Nous avons tous vu des hameaux tatars dans les cauchemars de notre enfance, lorsque nous étions emportés au pays difforme des sorcières et des nains. Les chaumières cocasses et cabossées, trapues, bossues, ventrues, semblent creusées sous des amas de terre façonnés par la tempête. Leurs cheminées se tordent comme de vieux troncs d’arbres ou se recourbent comme des trompes. Quelles fanfares le vent doit y souffler ! Les Tatars, très religieux, se garderaient bien de planter des arbres autour de leur demeure, car ce serait une impiété d’en planter où Dieu n’a pas voulu qu’il en poussât. Les Tatars sont des colons précieux qui accaparent et hébergent royalement toute la vermine des environs. Ils vivent dans la crasse, non dans la misère. Le luxe des Roumains, le solide confort des Allemands ne les séduisent pas : ils chérissent leurs haillons et respectent leurs ordures. Le voyageur, à la tombée du crépuscule, prendrait ces petits êtres aux poils rares et aux joues glabres qui sortent de leurs étranges tanières pour les génies saugrenus et malfaisans de la nuit et du désert. Mais la douceur mongole de leurs yeux tirés vers les tempes luit comme un rayon d’étoile sur la hotte d’un chiffonnier.
Le village allemand s’étend des deux côtés de la route, d’une route bien entretenue, bordée d’un petit mur crépi, et barrée à ses deux extrémités par une croix de bois sur un socle de terre. On a tout de suite l’impression de l’ordre et de la régularité. On s’étonne même de ne pas voir circuler dans cette allée tracée au cordeau et ombragée d’acacias un policier coiffé d’un casque à pointe. Les fermes et leurs dépendances, pignon sur l’avenue, s’alignent l’une derrière l’autre, militairement. À chaque porte, un banc de bois où les vieux fument leur pipe pendant les soirs d’été. Les cours sont nettes ; les étables, propres. Dans les fermes, le salon sent un peu le renfermé, comme il sied aux pièces qu’on n’ouvre que le dimanche et les jours de fête. Les fenêtres ont de petits rideaux blancs et de grands rideaux rouges. Des fusils et de vieilles assiettes ornent les murs. Les armoires, aussi larges que nos armoires normandes, vrais coffres-forts des bonnes ménagères, regorgent de linge. Les planchers sont recouverts de tapis. Mais tout l’orgueil de la maison s’étale sur les lits et monte jusqu’au plafond en piles d’oreillers, de beaux oreillers, dont les taies brodées à jour font des cascades de dentelles. Partout, des images du Christ et de la Vierge. Nous sommes dans un village catholique, et ces paysans viennent de se construire une église gothique, la plus charmante de la Dobrodja, — on peut dire à leurs frais, car ils n’ont reçu que mille francs du Roi et mille francs de l’archevêque. Les hommes, gros, forts, aux moustaches blondes, portent la casquette et le gilet montant. Les femmes, qui s’occupent de leur intérieur et du bétail, n’ont d’autres bijoux que leur alliance et une croix d’or.
Ces émigrans n’ont rien perdu de leurs traditions et de leurs coutumes au cours de leurs longues pérégrinations, si ce n’est l’usage de la bière que, depuis leur séjour parmi les Russes, ils ont remplacée par le vin et l’eau-de-vie. Les femmes n’ont quitté que d’hier, pour un large tablier, l’espèce de mouchoir qu’elles avaient hérité des aïeules de leurs grand’mères. Les Souabes du XVIIIe siècle reconnaîtraient, dans ce village leurs vieilles habitations, leurs anciens missels, leurs gilets boutonnés jusqu’au menton et leurs piles d’oreillers. Ils y retrouveraient surtout leurs idées et leurs ruses de paysans placides, patiens et têtus. Comme le village suédois abandonné par Charles XII au milieu des steppes russes, comme les villages hongrois semés en Moldavie, c’est un de ces villages où l’on craint peut-être les revenans, mais où les revenans n’auraient pas à craindre de revenir. Le trisaïeul, enterré sur la frontière de Pologne, qui, las de son sommeil et désireux de revoir sa ferme, descendrait en Dobrodja, pourrait dire à son arrière-petit-fils : « Ne te dérange pas, mon garçon. Je vais me reposer chez nous, et, si j’ai soif, je sais où est la cruche d’eau-de-vie. »
Les morts hantent-ils ce village ? Je l’ignore. En revanche, les vivans n’en sortent guère. De loin en loin, aux fêtes carillonnées, ils vont rendre visite à leurs frères des autres villages. Mais il est très rare qu’un jeune homme prenne femme hors de sa paroisse. On se marie de bonne heure, après trois semaines de fiançailles, et les enfans pullulent. Les villages protestans n’ont aucune relation avec les villages catholiques ; d’ailleurs, ils n’en diffèrent que par leurs querelles religieuses. On y passe l’hiver à se réunir en petites chapelles autour du temple. On essaie mutuellement de se convertir ; anabaptistes et unitariens se chamaillent en Dieu. C’est une façon de tuer les jours sombres, où les vents du nord ne cessent de balayer ces mornes étendues et où les hommes, chassés de la nature, se calfeutrent chez eux avec leur pipe, quelques livres et quelques vieux journaux.
On croirait que ces Germains, si fidèles à leurs traditions, si imperméables aux influences étrangères, se font gloire de leur patrie et prétendent rester les sujets de l’Empereur. Mais de tous les peuples, l’Allemand est celui qui se dénationalise le plus volontiers. Songez que les Souabes de la Dobrodja ont abandonné leur pays depuis plus d’un siècle. S’ils en conservent les habitudes, c’est moins par esprit national que par nécessité. N’eût été la défiance des nations où ils se sont établis, ils s’y seraient bientôt fondus. Mais, me disaient-ils, on persiste à les traiter en étrangers, alors qu’ils s’évertuent à répéter qu’ils sont, ne peuvent et ne veulent être que des citoyens de la Roumanie. L’administration les a tracassés et pressurés. Les fermiers roumains, particulièrement ceux de la Transylvanie, ne leur pardonnent pas leur supériorité d’agriculteurs. Un propriétaire des environs, qui s’était mis en tête de les obliger à moissonner ses champs pour une rétribution dérisoire, irrité de leur refus, ne trouva rien de mieux que d’accuser leur curé de propagande catholique. Les journalistes de Constantza dénoncèrent le péril, et le curé dut comparaître devant les autorités de Bucarest. C’est un excellent homme, qui administre soigneusement les affaires de sa paroisse : il n’a pas encore baptisé un seul enfant turc, et je crois que son prosélytisme n’a jamais paru dangereux qu’aux outardes des marécages qu’il pourchasse sous les vents glacés de l’hiver. Ainsi, le voyageur retrouve au fond des déserts les jalousies et les vexations qui empoisonnent la vie de nos sous-préfectures.
De retour à Constantza, nous y prîmes le chemin de fer de Bucarest, mais pour nous arrêter à Meijidié. Toute cette partie de la ligne, depuis Constantza jusqu’à Cernavoda, a été construite, sous la domination turque, par des ingénieurs anglais. On voit bien qu’ils travaillaient au compte de Sa Majesté le Sultan ! Ils y ont bâclé une si mauvaise besogne que les grandes vitesses ne sont pas plus permises aux locomotives que le galop aux charrettes des Tatars. Du moins, on peut admirer sans hâte la chaîne de tumuli qui représente les anciennes fortifications romaines, cette espèce de muraille chinoise que les terrassiers du Latium avaient élevée contre les barbares. Il n’en reste que ce qui reste d’un tremblement de terre ou du retrait d’un océan : des vallons et des dunes.
Nous ne fîmes que traverser la vieille cité turque de Meijidié ; mais, à peine en étions-nous sortis, que nous faillîmes y rentrer. Le cheval du brave Tatar, qui s’était engagé à nous conduire au village de Peshtera, montrait un attachement incroyable pour sa ville natale. Lorsqu’il en atteignit les dernières maisons, il rebroussa chemin tout tranquillement et répondit aux objurgations de son maître par ces coups de queue dont ses pareils écartent les mouches. Le Tatar descendit, lui flatta le museau, et le remit dans la bonne route ; mais, dès que son conducteur eut regrimpé sur son siège, l’animal nous fit décrire un nouveau demi-cercle et repartit au trot vers l’auberge ou la mosquée. Les Tatars ont de la malice. Le nôtre, désespérant de vaincre les répugnances de son cheval, essaya de le tromper et de l’amener hors de la ville, en lui contant des histoires et par des voies inaccoutumées. Peine perdue ! Le cheval s’arrêta net, au tournant d’un tumulus, sur un effondrement de l’empire romain. « Il ne veut pas ! s’écria le petit homme. Il ne veut pas ! » Nous voulions, nous ; mais nos volontés se seraient brisées contre l’entêtement de la bête et la douceur du cocher, si, par bonheur, quatre charrettes, qui s’en allaient aux champs, n’eussent défilé sous nos yeux. Notre cheval regarda leurs huit chevaux : il se dit sans doute que l’heure avait sonné pour tous les chevaux de quitter Meijidié, et, résigné, il prit le pas derrière eux.
Jamais encore l’immense plaine vallonnée ne m’avait paru plus immense, ni sa désolation plus infinie. Tout n’y est que poussière ; poussière, le vent qui passe ; poussière, le rayon de soleil qui luit ; poussière froide et piquante à l’aube ; poussière brûlante à midi ; et, vers le crépuscule, petite poussière humide et fraîche. Elle nous voile, mais sans nous les dérober, la majesté de l’étendue et la noblesse du désert.
Je ne sais combien d’heures le cheval du Tatar avait trotté dans cette poussière, lorsque nous aperçûmes le clocher de Peshtera. Peshtera est un village fondé par les Roumains de Transylvanie. Ils étaient très pauvres alors : maintenant les moins fortunés labourent leurs vingt-cinq hectares et possèdent leurs deux chevaux. Ils ont pourtant gardé l’apparence de leur ancienne pauvreté. Leurs maisons disséminées dans la vallée sèche et grise, sont tristes, malpropres. Celle du pope n’est guère mieux tenue, malgré ses tapis roumains et les reproductions des journaux illustrés qui en décorent les murs. On n’entend dans tout le village que des enfans qui piaillent, l’aboiement d’un chien, le cri d’un coq. Mais de belles meules de blé ombragent les toits croulans ; des troupeaux paissent sur les pentes d’alentour. Ces paysans, dont les habitations misérables vous apitoieraient, loin de récriminer contre leur sort, s’estimeraient absolument heureux si leurs fils et leurs filles, nouveaux mariés, avaient le droit d’acquérir des terres. Comme les Allemands de Caramurat, ils se sont bâti une église qui leur a coûté quarante mille francs, une église en pierre, où les prophètes Moïse et Aaron, peints sur la voûte, suivent des yeux par les hautes fenêtres les rares passans du grand chemin.
J’ai visité jadis dans les déserts chiliens, que cette Dobrodja me rappelle, des bourgades ouvrières, à peine plus sordides. Les hommes enrégimentés en exploitaient les richesses pour d’autres hommes ; et je n’ai pas oublié la détresse dont leurs regards étaient chargés. Ici, les mêmes horizons de vide et de poussière ne s’appesantissent pas sur les âmes et n’éteignent pas la vie au fond des prunelles. Les femmes sortent vigoureuses de leurs multiples enfantemens. Dans leurs douleurs de mère, elles ont conscience de donner un futur maître aux sillons et aux pâturages. L’amour de la propriété embellit les plus farouches solitudes, et non seulement de la propriété individuelle, mais de la propriété commune. On commence par engraisser son lopin de terre, et, dès qu’on en a retiré sa subsistance, on lui fait rendre de quoi bâtir la maison qui, n’étant qu’à Dieu, appartient à tous, où tous viendront communier, si j’ose dire, dans le même sentiment et la même fierté du propriétaire. Chez soi, on se contente de peu ; mais ici, on ne lésine ni sur la pierre ni sur la peinture. Églises de la Dobrodja, c’est de vous que les plus pauvres enfans peuvent dire : « Cette église est à nous ! »
Et qu’on vive à leur ombre dans l’ignorance à peu près complète du reste de l’humanité, ce n’est point pour nous surprendre. Le silence des vastes espaces étouffe la curiosité, et les villages agricoles se suffisent à eux-mêmes. L’homme y concentre aisément toutes ses facultés de sentir : son amour-propre et ses passions lui permettent d’enfermer l’univers entre leur première et leur dernière cabane. Le comte d’Hauterive, pendant son voyage de Constantinople à Iassi, coucha un soir dans un village où il rencontra un vieillard dont les quatre-vingts ans avaient entendu plus de rumeurs de guerre et de fracas tragiques que les vies humaines n’ont accoutumé de le faire. Il l’interrogea ; et le témoin des famines et des sanglans jeux de princes lui répondit d’une voix indifférente et d’un regard distrait. Mais, lorsque le comte lui parla de son village, le vieillard, dont les yeux se réveillèrent, lui confessa que rien au monde ne l’intéressait davantage que de savoir qui mourrait avant l’autre, de lui ou d’un vieux Turc, son voisin. Sans habiter un village solitaire, nous ressemblons souvent au vieillard du comte d’Hauterive. Nous avons presque tous dans notre vie un jeune ou un Vieux Turc dont la bonne ou la mauvaise fortune nous tient plus à cœur que les grandes questions qui agitent le monde. Je vous assure que je chéris l’humanité ; mais le nez de mon voisin me la cache. Que j’aimerais donc mes frères blancs, jaunes et noirs, si le nez de mon voisin était seulement plus court !
Nous revînmes à Meijidié, et Dieu sait de quels joyeux ébrouemens notre cheval salua les minarets de sa ville ! Lors de la guerre russo-turque, les Turcs l’avaient abandonnée et les Russes à moitié démolie. Elle s’est tant bien que mal relevée de ses ruines, et les Turcs y sont rentrés, accompagnés des Tatars, que d’ailleurs ils méprisent profondément. Les boutiques, aussi sales que multicolores, encombrent de leur déballage les rues du centre aux colonnades de bois et aux grosses lanternes rouillées. Ses foires de juin et d’octobre sont les plus populeuses de la Dobrodja, et son marché de bestiaux attire journellement les paysans valaques et les colons de la steppe.
Naguère dans ses environs, comme autour de Babadagh, les bandes de brigands s’en donnaient à cœur joie. Mais les voyageurs d’aujourd’hui, pareils aux carabiniers légendaires, arrivent toujours lorsque les brigands sont partis. La civilisation les a refoulés dans les capitales où, selon le proverbe d’Extrême-Orient : que la nuit est plus sombre au pied du phare, ils opèrent gaillardement sous les fenêtres des préfectures de police. Leurs exploits au grand air survivent quelque cinquante ans dans la mémoire des indigènes et des aubergistes. Celui de Meijidié se rappelait un certain Turc, Deli Ali, et un certain Polonais, Licinsky, qui, à la tête d’une troupe de Lippovans, détroussaient et rançonnaient les bourgeois. Ces héros de la brune, dont la Roumanie a débarrassé la Dobrodja, ne laissèrent point de dignes héritiers. Les Tsiganes, qui portent ici le fez et le pantalon bouffant, n’étaient pas gens à chausser les sandales de Deli Ali. Leur audace se borne à dévaliser les basses-cours. C’est du moins ce que nous assurait notre aubergiste. Il ne cachait pas son mépris pour ce genre d’entreprise et il ajoutait : — « Non, messieurs, depuis dix ans, Meijidié ne connaît plus les vrais brigands ; mais la ville est belle et possède une mosquée dont on affirme qu’elle n’a pas sa pareille au monde. »
Cet éloge me paraîtrait moins excessif, du prêtre de la mosquée. C’est le plus drôle et le plus sémillant petit iman tatar que sans doute le hasard mettra sur mon chemin. J’ai gardé de lui le souvenir d’une tête pointue, — je ne saurais dire si c’était par en haut ou par en bas, — d’une figure grêlée et d’une paire d’yeux plus éveillés qu’une potée de souris. Il nous introduisit dans la mosquée, avec un geste de bon garçon : « Entrez donc, je vous en prie ; ne vous gênez pas ! » Cette large mosquée était baignée de lumière, mais tout m’y sembla aussi pointu que la tête de l’iman : le dais, la chaise haut perchée d’où le prêtre explique le Coran, les lampes, les colonnettes, les sculptures de bois clair et les versets d’or qui resplendissaient au soleil.
De la mosquée il nous mena, au pas de gymnastique, visiter le séminaire turc. Soixante-dix élèves, Tatars et Turcs, mais plus tatars que turcs, s’y préparent au professorat et à la prêtrise, dans un petit monastère en bois, dont toutes les cellules, qui servent de classe, de dortoirs, de réfectoires et de pensoirs, donnent sur une véranda intérieure. Le gouvernement roumain subventionne les professeurs qui sont Turcs et ne diffèrent en beauté que par la couleur de leur barbe, plus blanche que la neige ou plus noire que l’encre de Chine. Les séminaristes apportent leurs coussins, leur literie, et font bouillir à leurs frais leur viande de mouton. Je parcourus les étroites chambrées. Ah ! les bonnes têtes mongoles ! Si la douceur était bannie du monde, on la retrouverait sur ces visages imberbes et dans ces yeux d’où les sourcils s’écartent comme pour mieux découvrir leur charmante naïveté. Mais quelques-uns de ces yeux étaient bien clos. Il est déplorable de constater que des étudians tatars peuvent ronfler dans leurs salles d’études.
— Il fait chaud ! dit l’iman.
Nous repartîmes à travers des rues blanches et ensoleillées. Des femmes, voilées d’étoffes éclatantes, cheminaient le long des murs et subitement disparaissaient, comme happées à une porte par une main invisible. — Très oriental ! Fit l’iman. Et, arrêtant au passage une jeune fille qui se hâtait : « Ôte ton voile ! » lui cria-t-il. Elle obéit et tourna vers nous un assez joli visage aux yeux morts : elle était aveugle.
Tout au haut de la ville, on battait le blé dans la cour d’une ferme tatare. L’iman la traversa et nous poussa vers le seuil de la maison. Une grosse femme nous reçut, ébahie ; mais, sitôt qu’elle aperçut son prêtre derrière nous, elle se réfugia dans l’escalier, et, faute de mouchoir, releva sa jupe et s’en couvrit la figure. C’est ainsi que les femmes d’Orient sauvent leur pudeur. Le petit iman nous fit entrer dans la cuisine qui sentait mauvais, puis dans la chambre à coucher qui sentait plus mauvais encore, enfin dans l’étable qui sentait moins mauvais que la chambre et la cuisine. Et il appela le fermier : « Combien as-tu d’hectares ? — Cent. — De chevaux ? — Cinq. — De vaches ? — Quatre. — de bœufs ? — Trois. » — « Cet homme a trois bœufs, quatre vaches, cinq chevaux et cent hectares : c’est un richard. » Et dare dare, nous filâmes chez un autre tatar, qui n’avait que cinquante hectares, deux chevaux, deux vaches et un bœuf. Lorsque nous fûmes arrivés aux Tatars qui n’avaient ni bœufs, ni vaches, ni chevaux, pas même un pouce de terre, et qui vendaient des légumes, je me déclarai suffisamment asphyxié par mon enquête sur la vie tatare ; et je faillis opposer un refus poli, mais catégorique, à l’invitation que nous fit l’iman de nous conduire chez lui. Comme j’aurais eu tort, et qu’il est bon de se reposer sous un toit qui ne sent rien !
Notre hôte nous ouvrit une porte dans une ruelle déserte, et nous vîmes un petit jardin où des concombres ventrus rampaient sur la poussière et où de maigres arbustes poussaient, à la grâce de Dieu, comme des plants de haricots. Derrière ce jardin, dont l’homme avait toujours respecté le désordre providentiel, s’élevait une maisonnette, une délicieuse bonbonnière de Tatar. Deux pièces, sans plus, tapissées de nattes, entourées de divans et toutes scintillantes de vaisselle : à gauche, le salon ; à droite, la chambre avec un beau lit de fer aux ornemens de cuivre. L’iman est marié et père de quatre enfans ; mais sa famille habite une autre maisonnette adossée au mur de la ruelle et dont les fenêtres n’ont vue que sur les arbustes et les concombres du jardin. Il nous offrit une tasse de café et nous causâmes Turcs et Tatars. Il célébra leurs joies paisibles et leur économie.
— Sont-ils polygames ? lui demandai-je.
— Tous, me répondit-il, mais seulement d’intention ! La religion nous permet quatre femmes et ne nous défend pas expressément d’en avoir une cinquième. Tous mes Turcs et Tatars profiteraient volontiers de la permission, s’ils n’étaient retenus par leur pauvreté, leur amour de l’argent ou leur désir de tranquillité. L’entretien de deux femmes oblige à construire deux maisons ; l’entretien de quatre femmes en nécessiterait quatre. On ne peut pas les loger ensemble, sous peine d’avoir chaque semaine à remplacer la vaisselle qu’elles se jettent à la tête.
— Ces dames ont l’air si doux ! m’écriai-je.
— Ne vous y fiez pas ! dit-il. Ce sont des pestes. Je sais un Tatar qui en avait épousé deux et qui en eût trépassé, si l’une d’elles n’avait attrapé une pleurésie mortelle un soir que sa rivale la força de coucher dehors.
— Du moins, lui dis-je, quand elles ont réduit leur mari au triste état de monogame, elles l’en consolent en lui donnant beaucoup d’enfans.
— Cela dépend, répondit-il : jusqu’à cinquante hectares et plus, on a environ sept ou huit enfans ; mais, passé cent hectares, les familles diminuent. Les pauvres sont admirables et selon le cœur du Prophète. Ont-ils gagné quelques sous ? Ils s’en vont au marché et en reviennent avec des provisions de bouche et du café. (Je ne parle point de ceux qui en rapportent de l’eau-de-vie, car ils enfreignent nos saints commandemens et je ne veux pas les connaître.) On fait alors un bon dîner. Les parens se régalent et voient leurs enfans se régaler et se disent : « Il faut leur donner des frères et des sœurs qui se régaleront aussi. » Mais le riche songe toute la nuit : « Comment arriverai-je à grossir mon magot ? » Et, quand il en a trouvé le moyen, il se lève ou s’endort. Voilà ce qui se passe dans la société turque et tatare.
— Et qu’y pense-t-on, lui dis-je, de la domination roumaine ?
— On n’en pense rien, si ce n’est que le gouvernement qui protège les mosquées, entretient les séminaires, laisse les gens croire et vivre à leur guise, est le meilleur des gouvernemens. Les Tatars n’ont jamais conçu de plus belle politique. Mais je ne me dissimule pas que, sur ce point, ils paraîtraient quelquefois arriérés aux nations occidentales.
Vous doutiez-vous que les Contes de Voltaire fussent orientaux ? On ne saurait reprocher à l’auteur de Zadig d’avoir abusé de la couleur locale. Cependant je parierais que, traduits en turc, en arabe ou en persan, ils seraient aussi bien compris des imans du Danube ou du Bosphore que des lettrés de la Seine. Et, si j’osais, je dirais même que les âmes d’Orient ne s’y expriment pas plus mal que dans le clair-obscur où nous nous plaisons à les peindre ; car enfin, il se pourrait que ces âmes fussent tout bonnement des âmes philosophes, bourgeoises, paysannes, morales et immorales comme les nôtres. L’étrange folie d’imaginer qu’un turban change les cases du cerveau et de prêter un charme mystérieux à de grosses commères, parce qu’elles se rabattent le fichu sur le visage ! Et nous en sommes presque tous là ! L’iman de Meijidié me faisait l’effet d’un iman d’opérette, bien qu’il fût, des pieds à la tête, Tatar tatarisant : mais pourquoi cet homme ressemblait-il à un petit Méridional de la Camargue et parlait-il comme un pince-sans-rire ? Allah, Allah, par pitié pour les chercheurs de pittoresque, ne souffre plus que tes colons turcs aiment la terre exactement du même amour que les colons allemands et transylvains, et donne aux sociétés tatares des vices que nous n’ayons pas !
Le soleil se couchait sur la Dobrodja, quand nous traversâmes le pont du Danube. Ce pont qui enjambe les bras du fleuve et les marécages et qui mesure dix-huit cents mètres de longueur, est un des plus hardis et des plus délicats du monde. Dans l’immensité bleuâtre, les îles de roseaux, penchées par le vent, s’inclinaient comme des corbeilles et de grandes urnes ; et tous les marais, jusqu’au ras du ciel, se teignaient d’une couleur de safran. À l’arrière du train, je m’enivrai longuement de cet adieu splendide, et je fermai les yeux, lorsque nous rentrâmes dans la plaine de Bucarest, afin de rester sur cette impression de grandeur mélancolique et chaude, et de beauté.
Mon voyage en Roumanie était terminé. Je l’ai raconté étape par étape, trop heureux si je persuade à ceux qui auront bien voulu me suivre que ce pays, le mieux organisé peut-être des nouveaux États de l’Europe orientale, vaut qu’on l’étudie et mérite qu’on l’aime. Qu’une nationalité se soit créée en plein XIXe siècle, que sept millions d’êtres humains aient retrouvé l’idée de la patrie, c’est à coup sûr un spectacle intéressant et réconfortant. Que cette patrie ait été, sinon sauvée, du moins sauvegardée, par l’établissement de la royauté et d’une royauté avec une dynastie étrangère, on en conclura, une fois de plus, qu’un pays a besoin, pour vivre, que l’homme qui est à sa tête et qui représente l’autorité s’élève, par sa naissance ou par sa volonté, au-dessus de tous les partis. La fameuse « question juive » ne me paraît en somme qu’une des formes du combat que les nations doivent soutenir contre ceux qui menacent de les submerger, que ces envahisseurs soient Grecs, comme dans la Roumanie du XVIIIe siècle, Juifs, comme dans la Roumanie du XIXe siècle, ou Chinois, comme en Amérique. Mais elle met aux prises deux théories. L’une ne voit dans la patrie que la terre ; l’autre n’y voit que le peuple. La première dit : « La Roumanie, c’est le territoire roumain : il s’agit avant tout d’en assurer la prospérité, et, comme j’estime que les étrangers y sont nécessaires, j’ouvre la porte aux étrangers. Il importe peu que la Roumanie devienne moins roumaine, pourvu que ses finances, son commerce, son industrie, son agriculture se développent et grandissent. » L’autre répond : « La Roumanie, c’est le peuple qui, sous d’abominables et de séculaires oppressions, a su conserver sa langue et son esprit. Il a payé trop cher son titre de roumain pour le partager avec les premiers venus. Ceux qui le dirigent ont le devoir de lui en maintenir la propriété exclusive. Qu’il exploite mal ses champs ou ses mines de pétrole, cela ne regarde personne. Je le préfère moins riche, mais plus lui-même. » Enfin ce peuple possède une colonie qui n’est pas encore colonisée. Des milliers et des milliers d’émigrans quittent chaque année l’Europe et appareillent vers l’Amérique. Il appartiendrait peut-être au gouvernement roumain d’en attirer un certain nombre et de réaliser, dans cette Dobrodja où les Romains n’avaient point dédaigné d’établir leur empire, la même fusion des races que les États-Unis dans leurs plaines de l’Ouest et l’Argentine dans ses pampas.
- ↑ Voyez la Revue des 15 février et 1er mars.