Poésies (Desbordes-Valmore, 1830)/Élégie (« Toi qui m’as tout repris »)

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PoésiesA. BoullandTome 1 (p. 203-206).


Toi qui m’as tout repris jusqu’au bonheur d’attendre,
Tu m’as laissé pourtant l’aliment d’un cœur tendre,
L’amour ! Et ma mémoire où se nourrit l’amour.
Je lui dois le passé ; c’est presque ton retour !
C’est là que tu m’entends, c’est là que je t’adore,
C’est là que sans fierté je me révèle encore.
Ma vie est dans ce rêve où tu ne fuis jamais ;
Il a ta voix, ta voix ! Tu sais si je l’aimais !
C’est là que je te plains ; car plus d’une blessure,

Plus d’une gloire éteinte a troublé, j’en suis sûre,
Ton cœur si généreux pour d’autres que pour moi :
Je t’ai senti gémir ; je pleurais avec toi !

Qui donc saura te plaindre au fond de ta retraite,
Quand le cri de ma mort ira frapper ton sein ?
Tu t’éveilleras seul dans la foule distraite,
Où des amis d’un jour s’entr’égare l’essaim ;
Tu n’y sentiras plus une âme palpitante
Au bruit de tes malheurs, de tes moindres revers.
Ta vie, après ma mort, sera moins éclatante ;
Une part de toi-même aura fui l’univers.
Il est doux d’être aimé ! Cette croyance intime
Donne à tout on ne sait quel air d’enchantement ;
L’infidèle est content des pleurs de sa victime ;
Et, fier, aux pieds d’une autre il en est plus charmant.

L’as-tu dit ?… Oui, cruel, oui, je crois tout possible ;

Je te pardonne tout, sois heureux, tout est bien :
Le ciel, qui t’avait fait pour me rendre sensible,
Oublia que pour plaire il ne me donnait rien.
Et je fuis : je t’échappe au milieu de tes fêtes,
Où tant de vœux ont divisé nos pas !
L’éloignement, triste bienfait , hélas !
Semble un rideau jeté sur tes conquêtes.
Je n’entends plus ces déchirantes voix ,
Qui vont chercher des pleurs jusques au fond des ames ;
Ces mots inachevés, qui m’ont dit tant de fois
Les noms changeans de tes errantes flammes :
Je les sais tous ! ils ont brisé mes vœux ;

Mais je n’étouffe plus dans mon incertitude :
Nous mourrons désunis, n’est-ce pas ? Tu le veux !
Pour t’oublier, viens voir !… qu’ai-je dit ? Vaine étude,
Où la nature apprend à surmonter ses cris,
Pour déguiser mon cœur, que m’avez-vous appris ?
La vérité s’élance à mes lèvres sincères ;

Sincère, elle t’appelle, et tu ne l’entends pas !
Ah ! Sans t’avoir troublé qu’elle meure tout bas !
Je ne sais point m’armer de froideurs mensongères :
Je sais fuir ; en fuyant on cache sa douleur,
Et la fatigue endort jusqu’au malheur.

Oui, plus que toi l’absence est douce aux cœurs fidèles :
Du temps qui nous effeuille elle amortit les ailes ;
Son voile a protégé l’ingrat qu’on veut chérir :
On ose aimer encore, on ne veut plus mourir.