Les Jeunes-France/Élias Wildmanstadius
ÉLIAS WILDMANSTADIUS
OU
L’HOMME MOYEN ÂGE
Parmi les innombrables variétés de Jeunes-France, une des plus remarquables, sans contredit, est celle dont nous allons nous occuper. Il y a le Jeune-France byronien, le Jeune-France artiste, le Jeune-France passionné, le Jeune-France viveur, chiqueur, fumeur, avec ou sans barbe, que certains naturalistes placent entre les pachydermes, d’autres dans les palmipèdes, ce qui nous paraît également fondé. Mais de toutes ces espèces de Jeunes-France, le Jeune-France moyen âge est la plus nombreuse, et les individus qui la composent ne sont pas médiocrement curieux à examiner. J’en chercherai un entre tous, ami lecteur ; il pourra le donner une idée du genre, si tu n’as pas eu le bonheur d’en voir un vivant ou empaillé. Comme il est mort, je puis te dire son véritable nom : il se nommait Élias Wildmanstadius ; c’était un très-beau nom pour un homme moyen âge, d’autant que ce n’était pas un pseudonyme. Je vous prie, lecteur, de ne pas trop rire de lui, car c’était mon ami, et il fut sincère dans sa folie, bien différent de tant d’autres, qui ne le sont que par mode et par manière.
J’espère que vous me pardonnerez l’espèce de teinte sentimentale répandue sur ce récit. Songez qu’Élias Wildmanstadius fut mon plus cher camarade, et qu’il est mort, et d’ailleurs j’ai besoin de faire reposer un peu mes lèvres, qui, depuis trois cents pages environ, se tordent en ricanements sardoniques.
L’ange chargé d’ouvrir aux âmes la porte de ce monde, par la plus inexplicable des distractions, n’avait livré passage à la sienne qu’environ trois cents ans après l’époque fixée pour son entrée dans la vie.
Le pauvre Élias Wildmanstadius, avec cette âme du quinzième siècle au dix-neuvième, ces croyances et ces sympathies d’un autre âge au milieu d’une civilisation égoïste et prosaïque, se trouvait aussi dépaysé qu’un sauvage des bords de l’Orénoque dans un cercle de fashionables parisiens.
Se sentant gauche et déplacé dans cette société pour laquelle il n’était pas fait, il avait pris le parti de s’isoler en lui-même et de se créer une existence à part. Il s’était bâti autour de lui un moyen âge de quelques toises carrées, à peu près comme un amant qui, ayant perdu sa maîtresse, fait lever son masque en cire, et habille un mannequin des vêtements qu’elle avait coutume de porter.
À cet effet, il avait loué une des plus vieilles maisons de S***, une maison noire, lézardée, aux murailles lépreuses et moisies, avec des poutres sculptées, un toit qui surplombe, des fenêtres en ogive, aux carreaux en losange, tremblant au moindre coup de vent dans leur résille de plomb.
Il la trouvait un peu moderne ; elle ne datait que de 1550 tout au plus. Quelques bossages vermiculés, quelques refends, quelques essais timides de colonnes corinthiennes, où le goût de la Renaissance se faisait déjà sentir, gâtaient, à son grand regret, la façade de la rue et altéraient la pureté toute gothique du reste de l’édifice.
C’était d’ailleurs la maison la plus incommode de toute la ville.
Les portes mal jointes, les châssis vermoulus laissaient passer la bise comme un crible. La cheminée au manteau blasonné, sous lequel toute une famille se fût assise, eût avalé un chêne entier à chaque bouchée de sa gueule énorme ; il eût fallu deux hommes pour changer de place ses lourds chenets de fer, ornés de grosses boules de cuivre.
Les tapisseries de haute lisse, représentant des passes d’armes et des sujets de chevalerie, s’en allaient en lambeaux ; les murs suaient à grosses gouttes à force d’humidité ; quelques tableaux noirs et enfumés étaient pendus çà et là dans leurs cadres poudreux.
Pour compléter l’illusion, Élias Wildmanstadius avait rassemblé à grands frais les meubles les plus anciens qu’il eût pu trouver : de grands fauteuils de chêne à oreillettes, couverts de cuir de Cordoue avec des clous à grosses têtes, des tables massives aux pieds tortus, des lits à estrade et à baldaquin, des buffets d’ébène, incrustés de nacre, rayés de filets d’or, des panoplies de diverses époques, tout ce bagage rouillé et poussiéreux, qu’un siècle qui s’en va laisse à l’autre comme témoin de son passage, et que les peintres disputent aux antiquaires chez les marchands de curiosités.
Afin d’être assorti à ces meubles et de ne pas faire dissonance, il portait toujours chez lui un costume du moyen âge.
Rien n’était plus divertissant que de le voir, ce bon Élias Wildmanstadius, avec un surcot de samit armorié, des jambes mi-parties, des souliers à la poulaine, les cheveux fendus sur le front, le chaperon en tête, la dague et l’aumônière au côté, se promener gravement, à travers les salles désertes, comme une apparition des temps passés. Quelquefois il se revêtait d’une armure complète, et il prenait un grand plaisir à entendre le son de fer qu’il rendait en marchant.
Cet amour de l’antiquité s’étendait jusque sur la cuisine : il fallait mettre sur sa table des drageoirs et des hanaps ; il ne voulait manger que faisans avec leurs plumes, paons rôtis, ou toute autre viande chevaleresque. Dès qu’il voyait paraître quelque mets plus bourgeois et plus confortable, il entrait en fureur, et il aurait presque battu Marthe, sa vieille gouvernante, lorsqu’elle lui versait du faro ou du lambick, au lieu d’hydromel et de cervoise.
Par le même motif, il n’admettait dans sa bibliothèque aucun livre imprimé, à moins que ce ne fût en gothique ; car il détestait l’invention de Guttemberg autant que celle de l’artillerie.
En revanche, les rayons étaient chargés de force beaux manuscrits sur vélin, aux coins et aux fermoirs d’argent, à la reliure de parchemin ou de velours.
Il admirait avec une naïveté d’enfant les images des frontispices, les fleurons des marges, les majuscules ornées aux commencements des chapitres ; il s’extasiait sur les roides figures des saintes aux cils et aux prunelles d’azur, les beaux anges aux ailes blanches et roses ; il avait peur des diables et des dragons, et croyait à toute légende, si absurde qu’elle fût, pourvu que le texte fût en bonne gothique ligaturée et le titre en grandes lettres rouges.
En peinture, ses opinions étaient fort étranges : au delà des tableaux du quinzième siècle, il ne voyait plus rien ; il n’aimait que Mabuse, Jacquemain Gringoneur, Giotto, Pérugin et quelques peintres de ce genre. Raphaël commençait à être trop nouveau pour lui.
De la musique telle que l’ont faite Rossini, Mozart et Weber, il ne connaissait rien ; au lieu du Di tanti palpiti, il chantait :
Tout est verlore,
La tintelore,
Tout est frelore, bei Gott !
de la défaite des Suisses à Marignan, par Clément
Janequin, ou quelque autre air d’Ockeghem, de
Francesco Rosello, de Constantio Festa ou d’Hobrecht :
il n’allait pas plus loin.
Pour les instruments dont on se sert aujourd’hui, il n’en savait pas le nom ; en récompense, il savait à merveille ce que c’était qu’une sambucque, des naquerres, des regales, une épinette, un psaltérion et un rebec : il en eût même joué au besoin.
En littérature, il eût cité juste le plus obscur roman : Parténopeux de Blois, Huon de Bordeaux, Atys et Profilas, le Saint-Graal, Dolopathos, Perceforest, et mille autres ; il ne se doutait pas de Byron et de Gœthe. Il vous eût raconté de point en point la chronique de tel roitelet breton antérieur à Grâlon et à Konan, et vous l’eussiez fort surpris en lui parlant de Napoléon.
Lorsqu’il était forcé d’écrire a quelqu’un, c’était dans un style si plein d’archaïsme, avec un caractère si hors d’usage, qu’il était impossible d’en déchiffrer un mot, et qu’il fallait en déférer au chartrier de la ville.
Sa conversation était hérissée d’expressions vieillies, de tours tombés en désuétude, si bien que chaque phrase était une énigme, et qu’il y fallait un commentaire.
Pourtant, avec tout cela, il avait une âme aimante et pieuse ; il comprenait l’art, mais l’art naïf et qui croit à son œuvre, l’art gothique, patient et enthousiaste, qui fait des miniatures géantes, des basiliques travaillées en bijou, des clochers de deux cents pieds, finis comme des chatons de bague. Il sentait admirablement bien l’architecture ; il eût trouvé Notre-Dame et la cathédrale de Bourges, si elles avaient été à faire. Trois cents ans plus tôt, le nom d’Élias Wildmanstadius nous fût parvenu, porté par l’écho des siècles, avec ces quelques noms rares qui surnagent et ne meurent point ; mais, comme beaucoup d’autres, il avait manqué son entrée en ce monde, il n’était qu’une espèce de fou ; il eût été un des plus hauts génies, sa vie eût été pleine et complète : il était obligé de se créer une existence factice et ridicule, et de se jouer lui-même de lui.
Choqué de la tournure bourgeoise et mercantile des habitants, de la monotonie anti-pittoresque des maisons neuves, il en était réduit à ne pas sortir, ou, s’il le faisait, ce n’était que pour visiter et pour fureter dans tous ses coins sa bonne vieille cathédrale. C’était le plus grand plaisir qu’il eût ; il y restait des heures entières en contemplation. Le clocher déchiqueté à jour, les aiguilles évidées, les pignons tailladés en scie, les croix à fleurons, les guides et les tarasques montrant les dents à l’angle de chaque toit, les roses des vitraux toujours épanouies, les trois porches avec leurs collerettes de saints, leurs trèfles mignonnement découpés, leurs faisceaux de colonnes élancées et fluettes, les niches curieusement ciselées et toutes folles d’arabesques, les bas-reliefs, les emblèmes, les figures héraldiques, la plus petite dentelure de cette broderie de pierre, la plus imperceptible maille de ce tulle de granit, il aurait tout dessiné sans rien voir, tellement il avait présent à la mémoire jusqu’au moindre détail de son église bien-aimée. La cathédrale, c’était sa maîtresse à lui, la dame de ses pensées ; il ne lui eût pas fait infidélité pour la plus belle des femmes : il en rêvait, il en perdait le boire et le manger ; il ne se trouvait à l’aise qu’à l’ombre de ses vieilles ogives : il était là chez lui : le fond était en harmonie avec le personnage. À force de vivre avec les colonnettes fuselées, au milieu des piliers sveltes et minces, il en avait en quelque sorte la forme : à le voir si maigre et si long, on l’eût pris pour un pilier de plus, ses cheveux bouclés ne ressemblant pas mal aux acanthes des chapiteaux.
Il avait étudié à fond l’histoire de la basilique et de sa construction ; il vous eût dit précisément à quelle année avaient été bâtis le chœur et l’abside, le maître-autel et le jubé, la nef et les chapelles latérales ; il avait constaté l’âge de chaque pierre ; il savait combien avait coûté la menuiserie des stalles, du banc de l’œuvre et de la chaire, ce qu’il avait fallu de temps pour poser la clef de voûte, suspendre la lancette et le pendentif ; il lisait couramment les inscriptions de toutes les tombes ; il expliquait les blasons ; il connaissait le sujet de tous les tableaux et de toutes les peintures des vitrages ; il vous eût conté comment l’orgue, don d’un empereur d’Orient, était le premier qu’on eût vu en Europe ; et bien d’autres, si vous l’eussiez laissé faire, car il ne tarissait pas sur ce sujet ; et, quand il en parlait, sa figure s’animait singulièrement, ses yeux, d’un bleu terne, brillaient d’un éclat extraordinaire.
Cette pauvre âme, oubliée dans un coin du ciel par son ange gardien, amoureux sans doute de quelque Éloa, et jetée ensuite dans un monde dont toutes ses sœurs s’en étaient allées, nageait alors dans une joie ineffable et pure : elle se croyait en 1500.
Pour tromper son ennui, le bon Élias Wildmanstadius sculptait, avec un canif, de petites cathédrales de liège, peignait des miniatures à la manière gothique, transcrivait de vieilles chroniques, et faisait des portraits de vierges, avec des auréoles et des nimbes d’or.
Il vécut ainsi fort longtemps, peu compris et ne pouvant comprendre. Sa fin fut digne de sa vie. Il y a deux ans, le tonnerre tomba sur la cathédrale, et y fit de grands ravages. Par l’effet d’une sympathie mystérieuse, le bon Élias mourut de mort subite, précisément à la même heure, dans sa maison (c’est celle qui fait l’angle du vieux marché, et où l’on voit une madone), assis dans un grand fauteuil, au moment où il achevait un dessin de la cathédrale. On l’enterra, comme il l’avait toujours demandé, dans la chapelle où il avait passé tant d’heures de sa vie, sous la pierre qu’il avait usée de ses genoux. Il est maintenant là-haut, en compagnie des chérubins, de la Vierge et des saints, qu’il aimait tant, dans son beau paradis d’or et d’azur, et sans doute il ne manquerait rien à son bonheur, si l’épitaphe de son tombeau n’était pas en style et en caractères évidemment modernes.