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La Muse gaillarde/Éloge du mot boire

La bibliothèque libre.
La Muse gaillardeAux éditions Rieder (p. 233-236).
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ÉLOGE DU MOT « BOIRE »


Le joli mot que voilà :
Boire ! Qu’en pensez-vous ? Boire !
Moi je suis tout prêt à croire
Qu’aucun ne vaut celui-là !

Ivrognes, ô bons apôtres,
Que je porte dans mon cœur,
N’est-ce pas qu’à la rigueur
On peut se passer des autres ?

Boire ! Eh bien ! cela dit tout ;
Que voulez-vous autre chose ?
Tel un sourire de rose,
Cela se comprend partout.


C’est le seul mot du langage
Qui, par sa fraîche couleur,
A pour moi quelque valeur
Quelque évidence en partage.

Vous avez mille façons
De le prononcer, madame,
Ce mot délicieux, âme
De nos sublimes chansons !

Dites-le, pour moi, de grâce,
Gentiment, bien comme il faut ;
Ah ! pour l’amour de ce mot,
Souffrez que je vous embrasse.

Comme délicatement
La bouche éclot pour le dire !
C’est comme un fin Vau-de-Vire
Du vieux poète normand.

C’est un os rempli de moelle,
Et quand je le dis, parbleu !
Je crois manger du ciel bleu
Ou bien croquer une étoile !

C’est une rose pompon
Qui pare la plus farouche ;
Cela vous fond dans la bouche
Comme un suave bonbon.


C’est un rubis sur la langue,
Tout imprégné de soleil :
Auprès de ce mot vermeil
Toute fleur paraît exsangue.

On dirait, sur le printemps
De votre bouche mutine,
Une abeille qui butine
Le sucre blanc de vos dents.

Qu’il sorte d’un air aimable
De vos lèvres de velours ;
Hurlez-le comme deux sourds
Chez un tavernier du diable ;

Dites-le tout haut, tout bas ;
N’importe comment, je l’aime.
Il me semble inouï même
Lorsque je ne l’entends pas.

Le soleil, en quelque sorte
Le crie à l’immensité ;
La lune l’a répété
Tant de fois qu’elle en est morte.

C’est l’unique mot des dieux,
Le mot le plus vénérable.
Je me donne bien au diable,
Si ça n’est pas le plus vieux.


C’est le verbe d’excellence
Qui doit dissiper la nuit.
C’est tout ce que dit le bruit
Et que pense le silence !

Moi, je le dis constamment ;
La musique en est si tendre,
Que je veux toujours l’entendre,
Que je le rêve en dormant.

Un enfant qui vient de naître
Le dit comme vous et moi,
Car, selon l’humaine loi,
C’est le premier à connaître,

Et c’est aussi le dernier.
Quand survient la mort farouche,
Un moribond sur sa couche,
Cherche à le balbutier.

Vous demandiez, tout à l’heure,
Si j’avais quelque façon
À moi, de le dire ? Non
Car chacune est la meilleure.

Mais, pour parler sans détour,
Si vous désirez le dire
Simplement, comme on respire,
Dites-le cent fois par jour.