Émile Littré (Elme-Marie Caro)/02

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Émile Littré (Elme-Marie Caro)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 5-46).
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EMILE LITTRÉ

II.[1]
LA PHILOSOPHIE POSITIVE, SES TRANSFORMATIONS, SON AVENIR.

Quoi qu’il advienne du positivisme, qu’il subsiste dans ses grandes lignes ou qu’il aille se résoudre, comme je le crois, dans des doctrines plus radicales et plus simples, le nom de M. Littré rester indissolublement lié à son origine et à sa fortune. Ici encore, pas plus que dans les autres régions intellectuelles où il a marqué sa trace, l’érudition, les sciences physiologiques et médicales, l’histoire des langues et des littératures, on ne peut prétendre qu’il ait été inventeur. En aucun des domaines intellectuels où s’exerce sa robuste volonté, il ne révèle ce qui est en toute chose la grand« maîtrise, l’initiative des idées. Ces idées, il les rencontre, non sans des prédispositions secrètes, mais comme par hasard, dans les voies diverses où son activité errante est engagée ; il ne les produit pas de son propre fonds, il les découvre chez les autres, quelquefois tardivement. Mais alors il s’éprend d’elles avec une sorte d’enthousiasme grave ; il se les assimile, il y met l’empreinte puissante de son honnêteté ; il les répand avec un zèle de néophyte qui veut racheter le temps perdu par l’ardeur de la propagande. En même temps et du même coup, pour mieux se les assimiler, il les adapte à la forme de son esprit, il les modifie pour mieux les défendre ; il exerce sur elles un droit de sélection, abandonnant ce qui ne lui paraît pas devoir être utilement soutenu, gardant ce qui lui semble l’essentiel, critique solide et respecté, apologiste infatigable.

C’est là en raccourci l’histoire de sa rencontre et de ses rapports avec le positivisme. Après avoir ignoré longtemps la philosophie de M. Comte, il fait connaissance avec elle vers le milieu de sa vie, et quand cette philosophie avait déjà quatorze ans d’existence ; du jour où il l’a connue, il se l’est appropriée ; pendant tout le temps qui lui reste à vivre, il va l’exposer, la soutenir avec une persévérance où se marquent les convictions inébranlables ; par un coup d’autorité il la ramènera des voies nouvelles où elle s’égarait à la suite d’un chef aventureux et troublé. — En tout cela peut-on dire qu’il est original ? Assurément non, s’il s’agit des conceptions fondamentales d’où procède ce mouvement philosophique ; il l’est pourtant d’une certaine manière par la faculté critique appliquée au discernement des idées, ainsi que par cette dialectique, faite de ténacité et de science, qui s’emploie à lutter chaque jour contre les objections ou les préventions et se renouvelle avec les obstacles. Dans l’histoire philosophique de notre temps, il a marqué sa place à côté du fondateur de l’école, au même rang que lui peut-être. Il y a ainsi, dans presque toutes les écoles philosophiques, une place privilégiée pour celui qui organise la doctrine ou qui la défend, à côté de celui qui l’a fondée, pour les Parménide ou les Zénon à côté des Xénophane.

Il faut bien reconnaître d’ailleurs que Littré ne défend le positivisme qu’après l’avoir réduit à la mesure qu’il croit acceptable et en sacrifiant résolument les parties qui lui semblent d’avance caduques ou condamnées. Plusieurs des lois et des conceptions qu’il avait d’abord gardées tombent d’elles-mêmes en désuétude entre ses mains ; le positivisme va en se dépouillant de plus en plus. Bien de plus instructif que les transformations subies par cette philosophie dans le quart de siècle qui sépare deux dates (1857 et 1881), la mort d’Auguste Comte et celle de Littré. Après que nous aurons déroulé ce tableau, nous serons amenés tout naturellement, au terme de notre étude, à nous demander ce que l’avenir réserve à cette philosophie que le temps présent comble de ses faveurs. Sa fortune, qui, à en croire certaines déclarations fameuses, serait consacrée aujourd’hui, cette prodigieuse fortune aura-t-elle autant de durée qu’elle a d’éclat ? Les causes de ce succès sont-elles permanentes ? N’y a-t-il pas bien des circonstances politiques et sociales qui expliquent l’apparence de ce triomphe et son caractère momentané ? Nous nous demanderons enfin si le positivisme est destiné à survivre sous forme de système aux deux hommes en qui il s’était comme incarné, et si les chances de durée qu’il peut avoir ne sont pas en raison inverse de sa cohésion ou de sa consistance comme corps de doctrine. Peut-être est-ce l’occasion de dissiper un malentendu qui paraît se prolonger dans certains esprits sous l’illusion d’un mot qui ne couvre plus les mêmes choses. Peut-être ne reste-t-il de l’ancien mouvement positiviste, dont je suis loin d’ailleurs de contester l’étendue et l’importance, qu’une négation ou un ensemble de négations, très puissantes et très populaires, réunies et subsistant sous le titre usurpé d’une philosophie qui ne rallie plus autour de ses dogmes que de rares adeptes. C’est une question à examiner et qui vaut qu’on la discute.


I

Auguste Comte mourait le 5 septembre 1857. À ce moment solennel dans l’histoire de l’école, sous quel aspect se présentait la philosophie positive, inaugurée trente-cinq ans auparavant dans un modeste essai qui fut tiré à cent exemplaires, n’eut aucun retentissement, et dont le seul intérêt aujourd’hui est de marquer une date ! Pendant ce long intervalle d’années l’activité féconde d’Auguste Comte ne s’était pas ralentie un jour, pas une heure, sauf le temps pris par les crises qui survinrent, sous des formes plus ou moins graves, dans ce cerveau puissant et surmené. Le monument auquel son nom est attaché s’était élevé d’assises en assises jusqu’au faîte. Il avait été précédé en 1826 par la publication du plan définitif ; de 1830 à 1842 parurent les six volumes qui forment le Cours de philosophie positive, renfermant comme sur dévastes échelons, distribués méthodiquement, les préliminaires généraux, la philosophie mathématique, la philosophie de la physique proprement dite, la philosophie chimique et la philosophie biologique, enfin la philosophie sociale. Ainsi s’était accompli ce que M. Littré appelait l’œuvre philosophique du XIXe siècle, et dont le but était « de donner à la philosophie la méthode positive des sciences, aux sciences l’idée d’ensemble de la philosophie. » Seize années s’étaient écoulées entre la conception et l’achèvement ; mais la conception avait eu tant de sûreté que, malgré ce long espace de temps, l’achèvement y avait répondu de tout peint[2].

On aurait pu croire qu’arrivé à ce terme, le grand travailleur allait jouir de son œuvre achevée, se borner à la répandre, à gagner les esprits rebelles. Il n’en est rien. À peine avait-il terminé cette partie de sa tâche, la partie qu’on pourrait appeler théorique, qu’il concevait déjà ou rêvait une seconde partie consacrée aux applications politiques et sociales. Après quelques années de méditations, de 1851 à 1854, il publiait le Système de politique positive ou Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité. C’est à ce nouvel ordre de conceptions politiques, sociales et religieuses que se rapportent tant de publications diverses qui éclosent sous sa plume, le Calendrier positiviste, la Bibliothèque positiviste, le Catéchisme positiviste, la fameuse Lettre à sa majesté le tsar Nicolas, invoqué comme le patron prédestiné de la politique et de la philosophie nouvelles, enfin le premier volume de la Synthèse subjective, ou Système universel des conceptions propres à l’état normal de l’humanité, qui parut un an avant sa mort. Nous n’avons pas à raconter ici au prix de quelles épreuves cette œuvre immense avait été accomplie. De pareilles idées sont les maîtresses jalouses d’une vie et ne laissent guère de place pour d’autres préoccupations. « Auguste Comte avait pu philosopher à Paris, ce que n’avait pu faire Descartes. Mais il y avait vécu pauvre, inconnu, et finalement menacé dans ses moyens d’existence. Il s’était enveloppé d’une insouciance pour le lendemain que son irrésistible vocation lui rendait moins difficile qu’à un autre[3]. » Quand il mourut, il ne vivait plus, depuis plusieurs années, que des subsides de ses amis et de ses disciples. Mais enfin il eut cette joie de vivre et de mourir dans son rêve réalisé. Y a-t-il une joie humaine au-dessus de celle-là ? « Qu’est-ce qu’une grande vie ? Une pensée de la jeunesse réalisée par l’âge mûr, » a dit Alfred de Vigny. Cette belle parole, Auguste Comte s’en était emparé pour caractériser sa propre carrière. Et ce ne fut pas par outrecuidance, ce fut par un juste sentiment de la continuité et de la grandeur de ses travaux. Il fut l’homme d’une pensée unique[4].

Son ambition avait été l’universalité aussi bien dans la spéculation que dans l’action. Il avait voulu fonder du même coup et par la seule impulsion d’un esprit solitaire un système théorique et pratique à la fois, une philosophie totale qui résumerait les philosophes partielles de chaque science, une politique ou organisation sociale qui réconcilierait dans une synthèse les deux termes de l’éternelle antinomie, l’ordre et le progrès, — enfin une religion qui remplacerait toutes les autres et gouvernerait, par un idéal défini, toutes les aspirations de l’humanité. C’est à quoi il s’était appliqué avec une énergie et une tension extraordinaire d’esprit. Il avait fini, après des commencemens obscurs et des luttes sans nombre, par conquérir un certain nombre d’adhérons dévoués et par remuer le monde philosophique, d’abord indifférent, de mouvemens assez divers où dominaient l’étonnement et une sorte d’inquiétude. Cette curiosité même avait été tardive. Les livres d’Auguste Comte, saturés de notions abstraites et de termes techniques, d’une prolixité fatigante, d’un style rebutant et dur, s’étaient répandus, non au grand jour et par un succès immédiat, mais par une sorte d’infiltration lente, parmi quelques esprits curieux et dans cette partie du public « ouverte par des dispositions spontanées aux doctrines positives. » Rien, du reste, n’avait été fait par l’auteur pour produire ses ouvrages ; il les publiait, voilà tout, et les laissait cheminer tout seuls, appuyés de temps en temps par quelques cours publics et gratuits sans grand retentissement. Très désireux d’avoir des disciples, il n’usait même pas, pour en gagner, des procédés les plus élémentaires et de l’action individuelle qu’il pouvait exercer[5]. Il avouait qu’il n’avait jamais espéré plus d’une cinquantaine de disciples dans l’Occident européen et il se félicitait d’avoir dépassé ce nombre. Plus tard, il est vrai, il se flatta d’obtenir des conversions en masse ; il était convaincu que le monde allait venir à lui ; il dévorait dans son ardente et maladive pensée les transitions nécessaires ; il attendait son heure prochaine avec l’assurance d’un homme qui se croyait infaillible en même temps qu’universel. Il rapprochait de jour en jour cette date marquée par les destins pour la conversion du genre humain ; mais il faut dire qu’il était alors dans cette « période pathologique » dont ses disciples parlent avec douleur. Il ne discutait plus, il pontifiait ; il exerçait les prérogatives attachées à ce titre ; il mariait et donnait les autres sacremens du nouveau culte, il n’écrivait plus de lettres, mais des brefs. Le positivisme en était venu à réaliser complètement cette définition qu’en a donnée M. Huxley : « un catholicisme avec le christianisme en moins. »

Malgré de graves dissidences indiquées déjà dans les dernières années, M. Littré était l’héritier désigné de l’œuvre d’Auguste Comte, doublement désigné et par la haute probité de son caractère qui s’imposait à tout le monde et par son savoir encyclopédique devant lequel chacun s’inclinait. C’est en 1840 qu’il avait connu M. Comte. Sous le poids des plus lourdes épreuves de la vie, il avait cherché une distraction en dehors du cours de ses études et de sa pensée habituelle. Un ami commun lui avait prêté le Système de philosophie positive. M. Comte, apprenant qu’il lisait son livre, lui en adressa un exemplaire ; tel fut le commencement de leur liaison. Littré ne se rappelait pas sans émotion ces origines d’une amitié qui eut une si grande influence sur sa vie : « M. Comte, disait-il plus tard, ne s’était pas trompé dans l’avance qu’il me faisait. Son livre me subjugua. Une lutte s’établit entre mes anciennes opinions et les nouvelles. Celles-ci triomphèrent d’autant plus sûrement que, me montrant que mon passé n’était qu’un stage, elles produisaient non pas rupture et contradiction, mais extension et développement. Je devins dès lors disciple de la philosophie positive et je le suis resté, sans autres changemens que ceux que me commandait l’effort incessant de poursuivre, à travers d’autres travaux d’ailleurs obligatoires, les rectifications et les agrandissemens qu’elle comporte[6]. » Nous verrons tout à l’heure dans quelle large mesure se produisirent ces rectifications nécessaires. Nous verrons que, s’il accepta l’héritage du maître, ce ne fut que sous bénéfice d’inventaire. Comment procéda-t-il à cette liquidation très embrouillée ? Que devait-il prendre pour sa part, dans le trésor fort mélangé qui tombait entre ses mains, et incorporer dans sa fortune intellectuelle ? Que devait-il rejeter comme suspect et de mauvais aloi ? Nous ne croyons pas nous tromper, après avoir vécu longtemps dans l’étude de la pensée de M. Littré et de sa vie écrite, en disant qu’insensiblement les liens étroits de la doctrine se relâchaient dans son esprit, que le dogmatisme des premiers jours de ferveur tendait à se dissoudre et se résolvait en conceptions plus ou moins libres dont la seule force de cohésion subsistante était une négation, si bien qu’il arriva que la philosophie positive, fondée pour échapper aux idées purement négatives du XVIIIe siècle, après un grand effort de reconstitution philosophique et sociale, devait retourner à son point de départ. Si l’on se rend attentif à la marche ascendante et descendante de cette école à travers bien des apparences contraires et des oscillations qui trompent le regard, on se persuadera que l’exclusion des conceptions théologiques et métaphysiques, qui est bien évidemment une idée négative, est le seul dogme qui reste debout au terme de cette longue élaboration d’un demi-siècle, en même temps qu’elle est la raison la plus claire et la plus décisive de la popularité de cette école auprès du gros public qui n’a pas le temps de regarder aux détails et aux nuances.

Sans doute ce travail de décomposition ne se fait pas sentir immédiatement dans l’école ; ce n’est que par degrés et après plusieurs degrés franchis que le résultat en est perceptible. Malgré certains doutes et les ébranlemens de confiance survenus sur des points graves, Littré restait toujours fermement attaché à la conception primordiale du positivisme, de même qu’il demeurait l’admirateur de Comte et son apologiste sans réserve, toutes les fois qu’il lui arrivait d’exposer l’ensemble de l’œuvre. Il ne cessa pas de proclamer le bienfait intellectuel et surtout le bienfait moral que cette philosophie a conféré à lui et aux hommes de son temps qui souffraient du même mal. Elle est à la fois, selon lui, le produit et le remède d’une époque profondément troublée. De sourdes et confuses terreurs assaillent l’homme réfléchi et les foules irréfléchies. En effet, que voit-on ? Des ébranlemens prolongés, des espérances déçues, des fluctuations sans arrêt, la crainte du retour d’un passé qu’on repousse, et l’incertitude d’un avenir qu’on ne peut définir[7]. Ce trouble de l’heure présente, ce désarroi des consciences, ce manque d’équilibre des âmes, cette instabilité prodigieuse des croyances dont tout le monde souffre à son heure, tout cela tient, nous dit-on, à l’antagonisme du savoir toujours croissant et d’un reste précaire de domination des théologies et des métaphysiques qui se sentent ruinées par la science. Auguste Comte, le premier, aperçut clairement que l’office vrai de la philosophie nouvelle devait être de rattacher toute la stabilité mentale et sociale à la stabilité de la science, qui est le point fixe donné par tout le progrès de la civilisation, et de tirer du savoir positif l’ordre entier des croyances au lieu de perpétuer entre la croyance et la science un conflit irrémédiable et désespérant. C’est là le point de ralliement pour tous ceux qui, spontanément, c’est-à-dire sous l’action dissolvante du. milieu social, ont abandonné la foi traditionnelle. En ralliant ces consciences éparses et sans lien, la philosophie nouvelle aura rendu un grand service social. En faisant son dogme intellectuel de la connaissance réelle du monde, elle fera sons dogme moral du service de l’humanité[8].

C’est donc comme bienfaiteur que Littré salue Auguste Comte, avec la même piété que Lucrèce autrefois pour Epicure, quand il le proclamait le libérateur de son âme et du monde asservi. « Au prix des vives lumières dont je lui suis redevable, quel compte dois-je tenir de quelques erreurs dans lesquelles il a pu m’entraîner ? Si l’enseignement que j’ai reçu de ses ouvrages m’eût fait défaut, je serais resté, suivant la nature de mon esprit et de mes études, dans la condition négative, ayant reconnu d’une part, après des efforts souvent recommencés, que je ne pouvais accepter aucune philosophie théologique ou métaphysique, et d’une autre part, ayant reconnu également que je ne pouvais, par mes propres forces, monter à un point de vue universel qui nie tint lieu de métaphysique et de théologie. Ce point de vue, M. Comte me l’a donné. Ma situation mentale en fut profondément modifiée ; mon esprit devint tranquille et je trouvai enfin la sérénité[9]. » Si en effet Auguste Comte put rendre à une génération troublée la sérénité perdue, cette louange n’est pas excessive, et la plus haute gratitude n’égalera pas la grandeur du bienfait. Mais la conscience de bien des hommes de cette génération proteste et crie très haut que, s’il y a eu des penseurs isolés, comme Littré, qui se sont trouvés guéris à ce prix et à qui il a suffi, pour être pacifies, d’éliminer simplement l’idée de l’absolu, ce remède n’a pas suffi à tous, et que le vide de l’âme est trop profond pour que des faits et des formules de lois puissent le remplir. La question même est de savoir si ce remède a suffi toujours à M. Littré.

C’est à ce titre, et surtout par cet ordre de services, qu’Auguste Comte a mérité aux yeux de Littré le titre de novateur. C’est pour avoir supprimé toute lutte dans l’intelligence humaine, non en supprimant la philosophie, d’ordinaire hostile à la science, mais en lui donnant le même contenu qu’à la science, les mêmes méthodes, en d’autres termes en l’identifiant au savoir positif, au lieu d’en faire un pouvoir indépendant et nécessairement rebelle ; c’est non pas pour avoir proposé un principe de doctrine et d’organisation (beaucoup l’avaient fait avant lui), mais pour avoir proposé un principe nouveau qui concentre en soi toute la vertu de la science positive, seule inattaquée, et croissante, qui porte avec lui la cohérence et la conséquence, par conséquent les élémens de la paix intellectuelle, et détruit radicalement dans l’esprit toute chance et toute occasion de conflit. Celui qui s’y attache n’a plus, si l’on peut ainsi parler, qu’une seule conscience, n’ayant plus qu’une seule manière de penser, le mode positif[10]. Dès lors, plus de ces grandes batailles de l’esprit avec lui-même, se déchirant avec une sorte de fureur, divisé entre les données positives du savoir qui le retiennent et les belles chimères qui l’appellent ailleurs. En réduisant toute la sphère de la pensée au domaine de la connaissance vérifiée. Comte a exclu définitivement la connaissance imaginée ; il l’a forcée d’abord de se réfugier dans l’absolu et, par un dernier coup de force, il ferme cet absolu, déclaré hypothétique et en tout cas inaccessible. Il ne faut pas s’étonner que le disciple reconnaissant, oubliant toute l’histoire de l’empirisme qui, sous d’autres formes et d’autres noms, arrive partout au même résultat, s’élève jusqu’à l’enthousiasme, quand il célèbre l’affranchissement apporté par son maître au monde : « M. Comte fut illuminé des rayons du génie. Celui qui, à l’issue de la mêlée confuse du XVIIIe siècle, aperçut, au commencement du XIXe, le point fictif ou objectif qui est inhérent à toute théologie et à toute métaphysique ; celui qui forma le projet et vit la possibilité d’éliminer ce point dont le désaccord avec les spéculations réelles est la grande difficulté du temps présent ; celui qui reconnut que, pour parvenir à cette élimination, il fallait d’abord trouver la loi dynamique de l’histoire, et la trouva ; celui qui, devenu par cette immense découverte maître de tout le domaine du savoir humain, pensa que la sûre et féconde méthode des sciences pouvait se généraliser, et la généralisa ; enfin celui qui, du même coup, comprenant l’indissoluble liaison avec l’ordre social d’une philosophie qui embrassait tout, entrevit le premier les bases du gouvernement rationnel de l’humanité ; celui-là, dis-je, mérite une place, et une grande place, à côté des plus illustres coopérateurs de cette vaste évolution qui entraîna le passé et entraînera l’avenir. » C’est par cette page, qui est moins le résumé d’une philosophie qu’un hymne en l’honneur du philosophe, que se termine l’ouvrage consacré par Littré à son initiateur, à son consolateur, à son maître.

Pris d’ensemble et à cette hauteur, un tel éloge ne m’étonne pas, je dirai même qu’il me touche par sa sincérité, qu’il m’émeut par sa solennité. Ce que je comprends moins, je l’avoue, c’est une autre page, extraite du même livre, qui me paraît sur certains points en désaccord avec les évolutions d’un disciple qui fut indépendant. Je dois la citer textuellement parce qu’elle dépasse la pensée de celui qui l’a écrite et que j’opposerai sans peine M. Littré à lui-même : « Aujourd’hui, disait-il dans la préface écrite en 1863, il y a plus de vingt ans que je suis sectateur de cette philosophie ; la confiance qu’elle m’inspire, et qui fut au prix de longues méditations et de plus d’une reprise, n’a jamais reçu de démentis. Deux ordres d’épreuves ont été par moi mis en œuvre pour me préserver des illusions et des préjugés : d’abord l’usage que j’ai fait constamment de cette philosophie, puis la sanction que le cours des choses lui apporte. Occupé de sujets très divers, histoire, langues, philosophie, médecine, érudition, je m’en suis constamment servi comme d’une sorte d’outil qui me trace les linéamens, l’origine et l’aboutissement de chaque question, et me préserve du danger de me contredire, cette plaie des esprits d’aujourd’hui ; elle suffit à tout, ne me trompe jamais et m’éclaire toujours. Le cours des choses ne lui est pas moins favorable que l’épreuve individuelle ; non-seulement il ne la contredit pas, mais encore tout ce qui advient en science ou en politique lui prépare quelque nouvel appui mental ou social. » On croit rêver si l’on relit cette page au lendemain du jour où l’on a consulté les Remarques écrites en 1878 pour la réédition de l’ouvrage Conservation, Révolution, Positivisme. Nous avons eu tout dernièrement occasion de les analyser ; nous avons montré que c’était tout simplement l’histoire d’un esprit sincère, s’affranchissant de ses idées d’autrefois, devenues des erreurs à ses yeux, acceptées imprudemment un jour, sans un contrôle suffisant, sous l’autorité du positivisme et le patronage d’Auguste Comte. Pas une seule de ces remarques qu’on ne puisse opposer à cette assertion étrange de M. Littré que sa fidélité à la philosophie positive l’a préservé dix danger de se contredire, cette plaie des esprits d’aujourd’hui. Tout cet admirable petit livre que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs n’est que le récit des contradictions d’un honnête homme qui reconnaît que, dans un grand nombre de circonstances importantes, il s’est trompé. Il en ressortait aussi cet enseignement que le cours des choses n’a pas été plus favorable à la démonstration pratique du positivisme que l’expérience individuelle. M. Littré nous donnait la longue énumération des démentis que les prévisions de son maître ont reçus des événemens et aboutissait à cette conclusion douloureuse que l’histoire s’est montrée réfractaire aux inductions de la sociologie. Il faut tenir compte, pour juger équitablement cette page, d’une certaine exaltation momentanée qui peut s’emparer des meilleurs esprits quand ils sont remplis de leur sujet et comme enivrés d’une idée.

Du reste, c’est un fait notoire que déjà quelques années avant la mort d’Auguste Comte, M. Littré avait secoué le joug, devenu trop étroit et trop pesant, du maître autoritaire et illuminé qui avait fini par convertir son autorité en une sorte de tyrannie atrabilaire et mystique. Cet affranchissement relatif, qui ne s’était pas fait sans peine, avait eu pour origine un dissentiment politique. Après une longue intimité intellectuelle de tous les jours et presque de toutes les heures, la rupture avait commencé au sujet du coup d’état de 1851, auquel Auguste Comte s’était rallié, cherchant partout des protecteurs puissans pour la politique qu’il rêvait, les cherchant d’abord en France comme plus tard il les poursuivait jusqu’en Russie. Il arriva même que M. Littré, tout en continuant à payer son subside au budget dont vivait Auguste Comte, finit par se retirer de la société positiviste. À mesure qu’il s’éloigna de l’homme qui avait exercé sur lui un tel ascendant durant onze années, il sentit la nécessité de soumettre au contrôle de la méthode positive tout ce que le maître avait promulgué dans la dernière partie de sa vie et ce que le disciple avait d’abord admis de confiance. « Je ne pense pas, dit M. Littré avec une noble candeur, que j’eusse été capable de le faire si j’étais resté sous l’influence immédiate de M. Comte[11]. » Ce contrôle opportun produisit dans son esprit un mouvement assez considérable pour marquer une date dans l’histoire de l’école. La critique qu’il osa porter sur les doctrines de M. Comte se renferma d’abord dans une simple question de méthode, mais grave, et sur les conséquences qui en découlaient : la prédominance attribuée par M. Comte au sentiment, la subordination de l’esprit au cœur, toute une politique théocratique, enfin le retour à un nouvel état théologique, tout semblable à l’autre par la méthode. Mais la critique une fois éveillée ne devait plus s’endormir, elle fit son œuvre jusqu’au bout. Nous pouvons constater, dans la suite des écrits de M. Littré, la série des transformations déjà en train de s’opérer du vivant même du fondateur de l’école et qui s’accomplissent d’une manière de plus en plus accentuée après sa mort dans l’esprit du plus savant et du plus populaire de ses disciples.

Marquons ces mouvemens successifs. Il était arrivé un moment où Auguste Comte, tout en pensant et assurant qu’il ne faisait que développer la doctrine, modifia du tout au tout sa méthode ; c’est « quand il voulut passer des principes posés dans le système de philosophie positive à l’application posée dans le système de politique positive. » Lui-même avoue qu’il échangea alors la méthode objective, celle qui recherche les explications dans les faits généralisés, pour la méthode subjective, celle qui substitue à la conception des lois les intuitions personnelles et les vues de l’esprit. C’est l’époque où il ne discute plus, où il n’interroge plus les faits, où il imagine, où il impose ses idées personnelles sur les applications politiques et sociales du système. En politique, par exemple, en attendant l’ère de la rénovation intégrale, fondée sur la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, il voulait établir un gouvernement sciemment révolutionnaire pour ce qu’il nomme l’interrègne, le temps de transition. On sait qu’il ne méditait rien moins que d’établir la dictature à l’aide d’un triumvirat nommé à l’élection par le peuple de Paris exclusivement, et choisi parmi les prolétaires. M. Littré eut le tort, dans les jours troublés de 1848, de recevoir d’abord sans examen des idées qu’il devait rejeter plus tard. « C’est, disait-il alors, un grave échec intellectuel, et je le confesse sans détour. La seule compensation que j’y trouve, et elle n’est pas sans valeur, c’est d’abord une leçon de modestie, puis un juste avertissement, à moi, de me défier de moi-même, et à ceux qui veulent bien me lire, de voir en moi un guide qui n’est absolument fidèle que dans sa bonne volonté[12]. »

Dans le domaine religieux la dissidence fut aussi énergique, mais immédiate. Aussitôt que Comte s’écarta sensiblement de l’état positif, « celui où l’esprit humain conçoit que les phénomènes sont régis par des lois immanentes auxquelles il n’y arien à demander par la prière ou l’adoration, » M. Littré se retira. Pas un instant il n’admit cette conception plus que bizarre, légèrement hallucinée, la terre ou grand fétiche, l’espace ou grand milieu, l’immensité ou grand être, que Comte appelle aussi la trinité positive en opposition avec la trinité chrétienne. — On comprend la théologie parlant au nom des révélations. Ici qu’avons-nous, demandait M. Littré ? Une fiction ? Mais une fiction volontaire n’est l’objet d’aucune croyance, au sens sérieux de ce mot. Une réalité ? Mais qui voudra croire que la terre ait eu des volontés et de bonnes intentions pour le futur genre humain, et régler d’après cela son adoration et sa conduite ? D’ailleurs Auguste Comte confesse ouvertement, à ce moment de sa vie, que l’esprit humain ne peut se passer de croire à des volontés indépendantes qui interviennent dans les événemens du monde. Mais alors jamais n’a été fait aveu plus mortel à la philosophie positive. Elle repose, en effet, tout entière sur cette donnée, que l’esprit humain n’est nécessairement ni théologien ni métaphysicien et qu’il ne l’est que transitoirement. Si maintenant l’on vient nous dire qu’il l’est nécessairement, qu’on le proclame bien haut, qu’on retourne à l’état théologique antérieur, et qu’on n’espère pas que de chétives conceptions entrent sérieusement en compétition avec la théologie émanée des profondeurs de l’histoire et consacrée par la grandeur séculaire des institutions et des services[13].

Sur tous ces points de la synthèse politique, sociale et religieuse, M. Littré, non sans déchiremens, non sans peine secrète, prend son parti. « J’aurais vivement souhaité qu’il en fût autrement. Disciple de la première partie du système, j’étais tout disposé à l’être de la seconde, de la même façon, c’est-à-dire par cet ascendant irrésistible que porte avec soi la vérité démontrée. L’ascendant fit défaut ; et il fallut me séparer de conceptions qui pour moi n’avaient plus de raison d’être. De la sorte, maintenant avec fermeté la philosophie positive qui est la base, j’ai avec non moins de fermeté rejeté, pour une grande part, la politique positive que M. Comte a voulu en déduire. » Il prétend qu’au fond il n’a pas eu à scinder l’œuvre de M. Comte, qui reste intacte et entière ; il n’a eu qu’à en retrancher des conséquences et des applications impropres. Mais il a eu, et cela a été douloureux, à scinder M. Comte lui-même, c’est-à-dire à montrer qu’il a été infidèle à ses principes et à sa méthode[14]. Cette infidélité, qu’il lui est si pénible de constater, il l’impute à des troubles organiques survenus chez M. Comte, à des affaiblissemens produits par l’excès de travail.

Tout cela est-il rigoureusement exact ? N’y a-t-il eu infidélité ou plutôt indépendance du disciple que sur les points indiqués dans cette confession touchante ? Qu’on remarque bien que je ne mets pas un instant en doute l’absolue sincérité de ce véritable honnête homme, mais je ne puis m’empêcher de constater qu’il y a d’autres points que ceux-là sur lesquels sa pensée s’est modifiée par l’expérience, par la réflexion, par le contact des événemens et des hommes ; et l’on ne peut réellement pas dire que l’œuvre d’Auguste Comte, même dans sa première partie, soit restée pour M. Littré « intacte et entière, » comme il le prétend. La réflexion est venue après l’enthousiasme des premières années ; elle a fait son travail insensible, lent, mais continu, « Après tout, déclare-t-il lui-même, la fonction du disciple est la critique, j’entends cette critique de bon aloi qui n’écarte le faux que pour mettre en lumière le vrai. » Quand bien même Auguste Comte n’aurait mis au jour que la partie la moins attaquable de son œuvre, le Système de philosophie positive, encore faudrait-il que ce livre fût très sérieusement étudié et qu’on y cherchât par un examen rigoureux les parties faibles et les lacunes. Auguste Comte, vivant et irritable, imposait par cela seul à ses disciples de grands ménagemens, et certes M. Littré n’aurait jamais voulu être celui qui l’eût troublé dans ce qui lui restait de jours à vivre. Autre est la condition de l’œuvre, désormais impersonnelle, qu’il a laissée ; celle-ci n’a aucun besoin de ménagemens ; ce serait lui faire injure ; ce qu’elle demande, c’est que la méthode et les principes triomphent, dût ceci ou cela périr ou disparaître. Auguste Comte s’est placé au-dessus du panégyrique ; il ne reste qu’un mode de le louer qui soit digne de lui, c’est celui de l’histoire, l’histoire qui est une critique permanente des idées et des choses dignes de vivre en elle et de la modifier[15].

Aussi M. Littré ne se fait-il pas faute d’indiquer les parties faibles et les insuffisances du système pour obéir à ce devoir de la critique qui n’est que le droit de la vérité sur nous. Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail de la controverse ; mais nous devons au moins signaler ce que M. Littré retranche du programme positiviste ou ce qu’il voudrait y ajouter, enfin les parties du système qui ne lui semblent avoir reçu qu’un établissement provisoire. Dans la conclusion de l’ouvrage où il examine l’ensemble de la philosophie positive, il y signale trois lacunes essentielles. D’abord l’économie politique. Il ne conçoit pas que dogmatiquement, en divers passages de ses écrits, elle ait été écartée par Comte comme une fausse science. Il établit qu’elle fait partie intégrante de la sociologie et qu’elle ne peut être négligée sans dommage pour toute la théorie de cette science. C’est en effet une des idées chères à la nouvelle école que le corps social reproduit en traits fidèles, bien qu’agrandis, l’image d’un corps vivant. Dans l’organisme social, l’économie politique représente ce qu’est la nutrition dans l’organisme ; c’en est la partie végétative, celle par où il s’entretient journellement. Or il est aisé de démontrer par l’analyse et la comparaison que les fonctions supérieures du corps social, celles qui administrent la partie morale, esthétique, scientifique et qui conduisent l’évolution, sont sous la dépendance absolue des fonctions inférieures qui assurent l’entretien matériel de la société, ce qu’on peut appeler l’industrie, tout de même que, dans le corps vivant, les fonctions supérieures dévolues au système nerveux sont sous la dépendance des fonctions de nutrition sans lesquelles elles ne peuvent ni exister ni être connues. L’omission de l’économie politique est donc une grave lacune dans la sociologie et aussi un vice grave contre la méthode qui gouverne la hiérarchie des sciences. — Une seconde lacune urgente à combler concerne la théorie cérébrale. L’hypothèse de Gall, adoptée légèrement ou plutôt adaptée avec quelques modifications par Comte à son système, est une conception ruineuse. Il faut donc se hâter de retirer de l’édifice ces matériaux trompeurs ; mais le vide qu’ils laissent est grand. C’est toute la psychologie biologique à constituer, tout l’ensemble des conditions organiques sous lesquelles se manifeste la pensée. Ainsi comprise, cette théorie appartient à la biologie ; c’est dans l’anatomie qu’elle doit être étudiée, dans la physiologie, dans la zoologie, dans l’évolution des âges, dans la pathologie. Elle n’a encore, il est vrai, au service des savans que des rudimens, étant la plus compliquée et la plus difficile des parties de la biologie ; mais ce qu’on sait vraiment et qui s’accroît tous les jours montre ce que sera un jour cette science quand elle sera constituée et en marche. — Enfin la plus grave des lacunes est l’omission de la psychologie, non pas la psychologie comme nous l’entendons et comme la soutient Stuart Mill contre la condamnation formelle d’Auguste Comte, la psychologie de l’homme individuel, mais la psychologie de l’homme collectif, qu’il appelle « la théorie subjective de l’humanité » et qui comprend, outre l’étude des conditions formelles de la pensée, la morale et l’esthétique. Ces théories font défaut dans la philosophie positive ; elles lui sont pourtant essentielles. Elles sont le complément même de la philosophie ; tant qu’elles ne sont pas constituées, une foule de notions vraiment philosophiques restent déclassées, sans liaison, sans ensemble. Mais, comme le dit M. Littré dans son langage elliptique et abstrait, « elles n’arrivent qu’à la suite du savoir objectif ; » c’est à l’aide de ce savoir qu’on peut examiner, au terme de la carrière parcourue, l’instrument subjectif qui l’a parcourue et conquise ; la théorie du sujet est le complément indispensable de la théorie de l’objet[16].

Voilà bien des lacunes, et très graves, signalées dans la doctrine d’Auguste Comte ; mais, pas plus que lui, son disciple n’est sorti de l’ère préparatoire, de l’ère des programmes. Un de ces programmes bien remplis aurait mieux servi les véritables intérêts de la science que toutes ces vagues promesses, ces sommaires anticipés du savoir futur ou ces controverses sur l’insuffisance des sommaires proposés. Entendons-nous bien. Je ne prétends pas que M. Littré n’ait pas laissé des œuvres considérables, quelques-unes accomplies, mais elles sont indépendantes de l’école spéciale à laquelle il avait voué ses efforts et son nom ; lui aussi, il n’a laissé là, comme son maître, que des critiques très vives sur le régime métaphysique et théologique et des projets de conquêtes futures, des esquisses très générales de l’avenir scientifique tel qu’il l’imagine, des proclamations en l’honneur de l’avènement du positivisme.

Une des sciences qui, selon lui, assuraient la victoire définitive à la doctrine et sur laquelle il avait le plus compté pour conquérir les esprits rebelles, la sociologie elle-même, lui préparait plus d’une déception. Et pourtant avec quel enthousiasme il l’avait saluée ! « Le mot et la chose, disait-il avec orgueil, sont de la création de M. Comte ; je suis assez vieux pour me souvenir de la superbe avec laquelle on accueillit ce terme barbare. Quoi de bon pouvait se cacher sous ce misérable néologisme ? Une pareille étiquette était digne de la marchandise qu’elle annonçait. Eh bien ! tout ce grand dédain a été en pure perte ; étiquette et marchandise ont trouvé faveur. Le mot s’est répandu partout et en France, et le grand mouvement scientifique que l’idée a provoqué n’est encore qu’à son début[17]. »

Sans nous inquiéter de savoir si vraiment là il y a une création aussi originale que le prétend M. Littré et s’il est vrai que, sous des noms moins barbares, l’histoire des sociétés humaines, l’étude de la vie sociale, de ses organes et de ses fonctions n’existaient pas avant le positivisme, constatons que c’est dans la certitude des lois sociologiques et dans leur accomplissement graduel qu’il plaçait le véritable critérium de la doctrine. C’est à cette science et à ses prévisions infaillibles qu’il s’adressait pour avoir raison des esprits les plus rebelles. Le conflit irréductible des convictions contraires le désolait et il crut trouver là un remède : « Je sais fort bien que des hommes en qui je reconnaîtrai toutes sortes de supériorités ne sont aucunement touchés de ce qui, pour moi, est l’évidence ; et réciproquement, les raisons qui leur semblent décisives demeurent pour moi sans force et sans vertu. Quand deux personnes venant l’une d’un air très froid, l’autre d’un air très chaud, se rencontrent dans un lieu intermédiaire, l’une le trouve très chaud, l’autre le trouve froid. Entre ces deux sensations aussi vraies l’une que l’autre, qui décidera, si ce n’est l’impersonnel thermomètre ? J’ai donc depuis longtemps cherché un thermomètre que je pusse, lisant les degrés, consulter sur les opinions que j’ai embrassées. » Il pensa trouver « cet impersonnel thermomètre » des idées philosophiques en cette double échelle qui montre simultanées, dans l’histoire de l’humanité, la décroissance du surnaturel et la croissance du naturel, la décroissance des notions subjectives et la croissance des notions objectives, la décroissance du droit divin et la croissance du droit populaire, la décroissance de la guerre et la croissance de l’industrie[18]. Il ne doutait pas que ce thermomètre, accomplissant sa marche, fixât le destin des opinions et atteignît ce but suprême, le jugement des conflits humains. Mais lui-même dut sentir et sentit en effet, vers la fin de sa vie, combien ces indications sont vagues, contestables, remplies d’illusions possibles et de contradictions réelles, combien dans chaque calcul il entre d’inconnues qui en rendent la conclusion incertaine. Je ne prendrai qu’un exemple fourni par M. Littré lui-même. Qu’y a-t-il de plus évident, au point de vue sociologique, que la loi de croissance et de décroissance inverses de la guerre et de l’industrie ? Eh bien ! historiquement et pratiquement, rien de plus faux, et l’expérience que nous avons sous les yeux nous force à enregistrer un échec complet pour les prévisions de ce genre. Ne voyons-nous pas se développer devant nous cette antinomie étonnante du progrès de l’industrie et de la recrudescence de la guerre ? M. Littré, dans une de ses Remarques les plus attristées, est forcé d’en convenir. Tandis que l’industrie, suivant à pas de géant le progrès des sciences, n’a cessé de s’étendre et d’augmenter le pouvoir de l’humanité sur la nature, liant les peuples par des échanges infinis et les rendant tous solidaires, en une certaine mesure, de chacun, nous forçant à considérer toute interruption de cette communauté, non-seulement comme un malheur particulier, mais comme un malheur général, et devenant ainsi un grand, agent de la paix dans les temps modernes, précisément et en même temps, par une contradiction étrange, jamais la guerre n’a été plus menaçante, jamais la paix n’a semblé si reculée, si compromise par les immenses arméniens des peuples et par l’esprit de conquête et de nationalité qui prétend tout remanier[19]. La guerre de races, les nations en armes, des armées gigantesques de quinze cent mille à deux millions d’hommes toujours prêts à se ruer les uns sur les autres et à faire passer sur la vieille Europe une trombe de fer et de feu, l’industrie elle-même au service de la force brutale et en multipliant les ressources, voilà certes un spectacle qui n’est pas de nature à réjouir les amis de la paix et à donner du crédit aux oracles. Il en est de même pour la plupart des prévisions de Comte en matière de politique courante. Il est difficile de se tromper plus souvent et plus lourdement qu’il ne le fit quand il voulut jouer au prophète, et M. Littré n’a pas manqué d’énumérer ces déconvenues avec une bonne foi qui est son honneur.

À quoi se réduit donc cette sociologie si pleine de magnifiques promesses ? A une théorie du progrès terrestre, du progrès humain. Mais les espérances de ce genre ne sont pas le monopole du positivisme. Turgot, Herder, Kant, Hegel, tous les penseurs modernes les ont conçues, chacun à sa manière, et je doute fort que le positivisme ait éclairci le problème par une série d’assertions semblables à celle-ci, à savoir que le but du progrès est de conformer l’existence sociale de l’homme à la conception positive du monde, que le progrès n’est point dans la dépendance des rois ou des peuples, qu’il se fait malgré eux et sans cesse, par la seule force évolutive de l’histoire, que l’art humain consiste simplement à se mettre d’accord avec cette force, ce qui réduit cette évolution à n’être plus qu’une des formes de l’universelle fatalité. La seule idée claire qui s’en dégage est une conception combinée du progrès et de la nécessité, dont l’effet le plus certain est d’alléger la responsabilité morale des individus et la responsabilité collective des peuples. — La révolution, nous dit-on encore, s’est chargée de la partie négative de cette tâche, c’est-à-dire d’éliminer les croyances et les institutions qui, après avoir joué un rôle utile dans le passé, sont impropres à être incorporées dans l’ordre à venir. Le positivisme est chargé, sur le terrain déblayé, d’organiser la société. — Encore faudrait-il définir cette organisation. « de l’ordre à venir. » C’est ce que M. Littré n’a fait nulle part. Découragé par l’exemple du prodigieux avortement de la Politique positive et de la Synthèse subjective, il ne se risque pas lui-même dans les grandes aventures de l’utopie libre. Il se borne à de vagues formules. Organiser la société suivant la conception positive du monde, il ne sort guère de là. Quand il veut arriver à des précisions, il indique, comme grandes lois sociologiques, le développement ininterrompu des sciences et l’extension toujours croissante de la laïcité dans le monde moderne. Cela suffit-il pour fonder à tout jamais le bonheur de l’humanité ?

Si l’on examinait de près et dans leur ordre chronologique tous les écrits de M. Littré, on pourrait réduire à bien peu de chose son dogmatisme d’école. L’influence que la philosophie positive a exercée sur le développement de son intelligence est profonde, mais peu à peu les dogmes perdirent de leur précision dans son esprit. Le curieux Épilogue qu’il a tracé d’une main défaillante à la fin de son édition commentée de Conservation, Révolution, Positivisme, peut servir à nous éclairer sur cet état intellectuel qu’on n’a pas assez remarqué jusqu’ici. Dans une lettre adressée à un Américain très lettré, M. Harrisse, Sainte-Beuve avait dit, parlant de M. Littré : « Si quelque chose manque à cette intelligence saine, vigoureuse et même robuste, ce sont les nuances, et ce manque de nuances se fait sentir jusque dans cette foi intellectuelle (qui me fait l’effet, par momens, d’une sorte de superstition et de crédulité) pour un système qui, dans ses lignes générales, ne me paraît pas si nécessairement identifié avec ce cerveau obscur et abstrus, et trop souvent malade, qui s’appelait Auguste Comte. » M. Littré, quand plus tard il connut cette lettre, y répondit en opposant sa situation philosophique à celle de son critique : « Sainte-Beuve se refusait à toute philosophie arrêtée. Il ne voulait être qu’un libre penseur et prétendait conserver une indépendance illimitée en ce grand diocèse qui lui doit sa pittoresque dénomination… C’était ma soumission à des dogmes philosophiques déterminés qu’il blâmait, la traitant de superstition. » Et alors il profite de cette occasion solennelle, presque la dernière, pour faire sa profession de foi philosophique : « N’en déplaise à cet esprit si éminent en tant de choses et si puissant dans la critique, je reconnais le pouvoir des dogmes, et la libre pensée ne me suffit pas. » Soit ; mais en quoi se résume son Credo positiviste ? « La hiérarchie des sciences me convainc ; la sociologie me démontre quelques grandes lois ; et la philosophie qui résulte de cette coordination du savoir humain ne me laisse pas plus aujourd’hui qu’alors la liberté de refuser mon assentiment. » C’est tout.

Relisons ligne par ligne ce programme ; nous y trouvons la célèbre classification des sciences, qui en elle-même n’est pas liée nécessairement au positivisme et peut s’en détacher sans peine[20], surtout si l’on y ajoute, comme le voulait M. Littré, l’économie politique, une théorie cérébrale, une psychologie, une esthétique et une morale. Quoi encore ? Quelques lois de sociologie, mais très générales, sans certitude dans les prévisions, en raison de la complication extrême de cette science, la loi de l’évolution, par exemple, qui est vraie si on l’applique au passé, une loi qu’Auguste Comte a incorporée à sa doctrine, dont M. Littré a tiré un si beau parti dans ses appréciations historiques, mais qui assurément existait avant eux et que beaucoup de philosophes acceptent sans être positivistes à aucun degré. — Quoi enfin ? « La philosophie qui résulte de la coordination du savoir humain, » c’est-à-dire, sous un terme plus clair, la conception positive du monde. Cela seul est d’essence positiviste. Mais qu’est-ce que cette conception ? Nous n’étonnerons aucun de ceux qui sont au courant de ces questions en disant que c’est moins un dogme qu’une négation. Elle s’oppose, nous dit-on, à deux autres conceptions, la conception théologique, d’après laquelle l’homme imagine dans la création et le gouvernement du monde des volontés dont il fait des dieux ou une volonté dont il fait un dieu unique, et la conception métaphysique d’après laquelle l’homme supprime des volontés arbitraires et les remplace par des entités, des forces, des causes permanentes. La conception positive du monde n’imagine et ne suppose rien ; elle traduit ce qui est sous ses yeux et ce qui se révèle à l’observation sensible, un monde de phénomènes unis par des relations constantes, un monde où règnent non plus des volontés ni des causes mystérieuses, mais des lois ; un monde d’où sont bannis, avec les dieux des vieilles théologies, l’absolu et l’infini de l’ancienne métaphysique ; un monde où tout émanant de l’expérience retourne à l’expérience, où le savoir n’est que l’expression exacte de ce que l’expérience y a mis, où il est admis qu’aucune réalité ne peut être établie ni par l’intuition, ni par le raisonnement, que rien ne peut être deviné, que tout ce qui n’est pas observable est comme s’il n’existait pas. — Qu’y a-t-il là autre chose que le rejet hors de la philosophie de tout ce qui n’est pas un phénomène sensible ou une loi ? Et quand on nous dit que désormais il n’y aura plus de conflit possible entre la philosophie et la science positives, vraiment le contraire serait bien étrange, puisqu’on ne met dans la philosophie que précisément ce qu’il y a dans cette science. La philosophie n’est plus, dans son contenu et dans sa méthode, que la généralisation la plus haute des sciences particulières ; elle n’a plus rien qui lui soit propre ; elle n’est plus que « la coordination du savoir positif. » C’est au fond une pure négation. Il est vrai que cette négation n’est pas une négation absolue ; on ne nie pas qu’il y ait un infini, un absolu, une cause première ; ou l’ignore et l’on veut l’ignorer ; hors des matières de l’expérience sensible, ce qui se passe ne nous regarde plus ; on s’abstient même d’y penser, on n’en sait rien et l’on se liait gloire de n’en rien savoir. Telle est la conception du monde que M. Littré a tirée de l’immense appareil érudit et dialectique déployé par Auguste Comte. Cette conception est le dernier résidu de sa pensée ; elle est aussi la vraie conclusion de tout le mouvement positiviste, la dernière unité subsistante entre les différens groupes de penseurs qui, à un degré quelconque, prétendent relever du positivisme.

Parmi eux, en France, il faut citer en première ligne les adeptes fidèles qui ont suivi Auguste Comte jusqu’au bout, tels que le docteur Robinet et M. Laffitte, et, d’autre part, ceux qui ont accompagné M. Littré dans son schisme antithéologique, tels que M. Wyrouboff et le docteur Charles Robin. L’église orthodoxe compte à Paris quelques centaines d’adhérens, tout au plus ; quelques groupes existent aussi en province ; on en signale en Suède et dans certaines contrées de l’Allemagne du Sud. En Angleterre, il faut faire la même distinction qu’en France, selon que les positivistes ont suivi Comte dans la dernière évolution de sa pensée (later Comtism) et qu’ils acceptent son système complet, philosophique, social et religieux, ou qu’ils se refusent à le suivre dans sa transformation et s’attachent exclusivement au Cours de philosophie positive (earlier Comtism), Miss Harriet Martineau, la chère disciple, Richard Congrève, qui depuis a fait une évolution dans le sens piétiste, et le docteur Bridges ont été d’abord les grands fidèles. Le docteur Bridges, notamment, a maintenu avec beaucoup de vivacité, dans une polémique qui a eu son heure en Angleterre, l’unité indissoluble de la doctrine d’Auguste Comte, prenant à partie Smart Mill, qui prétendait faire dans cette doctrine deux parts indépendantes l’une de l’autre, a l’une renfermant de grandes vérités avec un petit nombre d’erreurs, l’autre où quelques suggestions heureuses surnagent au milieu d’un véritable chaos d’incohérences. » — Mais Stuart Mill lui-même et un grand nombre de penseurs anglais, quelques-uns de premier ordre, MM. Bain, Bailey, Lewes, Herbert Spencer, ont reçu fortement l’empreinte de l’idée positiviste au moins au commencement de leur carrière philosophique. Ceux-là se sont dégagés très librement de cette influence dans ce qu’elle avait d’étroit et de trop particulier. Aucun pourtant ne désavouerait, j’en suis sûr, l’influence d’origine. — À côté de ces positivistes de la première ou de la deuxième heure, en France et en Angleterre, il faut marquer la place d’une multitude flottante et toujours croissante de positivistes d’intention et de fait, hommes de science, politiques, hommes du monde, qui, sans avoir approfondi la doctrine, se sont ralliés à ces deux propositions qu’ils ont nettement saisies à travers les complications et les obscurités de détail et où d’ailleurs se résume la philosophie de l’école : exclure la métaphysique et réduire la connaissance à la science positive, qui doit suffire à tout, étant la seule qui puisse donner des résultats vérifiables et se placer en dehors des erreurs possibles et des contradictions.


II

Nous avons dit que la conception nouvelle du monde, qui est la seule unité et le seul lien des différens groupes entre lesquels se divise l’école, la conception positive est une négation : nous aurions dû dire qu’elle est une double négation, ou plus exactement encore la résultante de deux éliminations successives. Elle est d’abord l’exclusion de l’idée religieuse et de la métaphysique ; mais elle est aussi bien, dans les programmes officiels, l’exclusion du matérialisme et de l’athéisme. — Ici se pose une grave question : cet état idéal d’un équilibre purement négatif est-il possible ? L’esprit humain peut-il s’y tenir longtemps, autrement que par un effort systématique et artificiel qui ne peut être que momentané ? N’oscillera-t-il pas nécessairement à droite ou à gauche, d’un côté ou de l’autre des deux affirmations opposées, ce qui prouverait au moins que cet état négatif est contraire à la nature humaine, à l’essence même et aux conditions de l’esprit ?

M. Littré se montre très ferme, en théorie, dans cette résolution de se tenir à égale distance des affirmations contraires, de ne dogmatiser ni pour ni contre les réalités invisibles, ni pour ni contre l’essence des choses, de ne rien voir ni savoir au-delà des faits constatés et des lois démontrées, de se maintenir dans l’ordre des phénomènes physiques, seuls capables du caractère de positivité que réclame la doctrine. Son dogme constant est de ne rien affirmer, de ne rien nier au-delà de cette sphère que mesure strictement l’expérience sensible. Ses aphorismes à cet égard sont catégoriques, multipliés. Une des dernières pages qu’il ait écrites[21] mérite d’être citée pour la précision et la fermeté de ses déclarations. « Ne connaissant ni l’origine ni la fin des choses, il n’y a pas lieu pour nous de nier qu’il y ait quelque chose au-delà de cette origine et de cette fin (ceci est contre les matérialistes et les athées), pas plus qu’il n’y a lieu d’affirmer (ceci est contre les spiritualistes, les métaphysiciens et les théologiens). » La doctrine positive réserve la question suprême d’une intelligence divine, en ce sens qu’elle reconnaît être dans une ignorance absolue, comme du reste les sciences particulières qui sont ses affluens, de l’origine et de la fin des choses, ce qui implique nécessairement que, si elle ne nie pas une intelligence divine, elle ne l’affirme pas, demeurant parfaitement neutre entre la négation et l’affirmation, qui, au point où nous en sommes, se valent. Il va sans dire qu’elle exclut le matérialisme, qui est une explication de ce que nul ne peut expliquer. Elle ne cache pas non plus ce que le naturalisme a d’exorbitant ; car elle dit comme M. de Maistre, en parlant de la nature : « Quelle est cette femme ? » Si la nature représente l’ensemble des choses à nous connues, tant mieux ; cette connaissance est, comme ces choses, relative, expérimentale, et laisse en dehors les régions de ce que nous appelons l’inconnaissable, et dont nous nous reculons, justement à cause de ce nom qu’elles portent. Si, au contraire, la nature représente un pouvoir infini, auteur et arrangeur de l’univers, tant pis ; nul savoir positif ne rencontre au bout de ses recherches de pouvoir, qui, dès lors, doit être rigoureusement passé sous silence. Expérimentalement, nous ne savons rien sur l’éternité de la matière, ni sur l’hypothèse-Dieu. Sur quel fondement déclare-t-on la matière éternelle ? Sur ce que nous ne la voyons jamais ni croître, ni décroître, ni naître, ni périr ? Mais ce qui est un dogme assuré dans les limites du connaissable, ne le dépasse pas et ne vaut pas plus que toute autre expérience ; c’est-à-dire que l’expérience ne nous apprend rien sur l’origine ni la fin du temps. Nous ne savons donc pas si le monde est illimité dans le temps, pas plus que nous ne savons s’il est limité dans l’espace, ni réciproquement s’il est illimité dans l’espace et limité dans le temps. — Et de même certains philosophes ont tort de reprocher à Laplace « l’insolence » qu’il se permettait en bannissant Dieu de l’explication du monde comme une hypothèse inutile. Insolence, dit M. Littré, n’est pas du style philosophique. S’il y a une insolence de la part de celui qui nie, il y en a aussi de la part de celui qui affirme, et la philosophie positive renvoie les deux plaideurs dos à dos. Eux-mêmes, ces philosophes, ces métaphysiciens, quand ils parlent d’un principe supérieur d’ordre, d’harmonie, d’unité, n’avouent-ils pas que ce principe, Dieu en d’autres termes, échappe à toute perception sensible, à toute investigation scientifique ? Ce qui échappe à toute perception sensible, à toute investigation scientifique, qu’est-ce autre chose qu’une hypothèse sur laquelle les opinions sont libres sans insolence[22] ? — Et ailleurs, résumant dans les plus, fortes expressions toute sa doctrine à cet égard : « On ne doit pas, répond-il à M. Stuart Mill qui lui paraît avoir enfreint cette loi essentielle, on ne doit pas considérer le philosopher positif comme si, traitant des causes secondes, il laissait libre de penser ce que l’on veut des causes premières. Non, il ne laisse là-dessus aucune liberté ; il déclare les causes premières inconnues, inconnaissables. Les déclarer inconnaissables, ce n’est ni les affirmer, ni les nier. L’absence d’affirmation et l’absence de négation sont indivisibles, et l’on ne peut arbitrairement répudier l’absence d’affirmation pour s’attacher à l’absence de négation. On ne peut servir deux maîtres à la fois, le relatif et l’absolu. Concevoir une certaine connaissance là ou l’on ne peut mettre rigoureusement que l’inconnu, c’est non pas concilier, mais juxtaposer les incompatibilités. »

Nous touchons là le fond de la philosophie positive, le fond même de la pensée de M. Littré. C’est le programme d’une neutralité obligatoire, aussi formel que possible, sur les causes et les origines du monde. Dans la pratique, M. Littré y est-il fidèle ? Les autres positivistes y sont-ils fidèles plus que lui ? En philosophie d’ailleurs comme en politique, jamais programme de neutralité fut-il scrupuleusement observé ? A moins d’être résolument sceptique, il est bien malaisé de se tenir dans un milieu chimérique et de se conserver longtemps dans un équilibre instable. Ce sont là des situations à peu près impossibles, rêvées souvent, rarement maintenues. Et il arrive presque toujours que, si les neutralités de ce genre penchent d’un côté, c’est plutôt vers la négation que vers l’affirmation. Faut-il s’en étonner ? A prendre les choses dans leur liaison naturelle et l’esprit humain disais sa logique, il n’en peut être autrement. La raison cède, sans bien s’en rendue compte à elle-même, à cet attrait des grands problèmes, d’autant plus irritans qu’ils lui sont défendus, et instinctivement, dans de pareilles circonstances d’esprit, elle incline à les résoudre dans un sens ou dans un autre, dans un sens plutôt que dans un autre, plus volontiers dans le sens de la négation. Car déjà dans l’acte primordial, dans l’acte par lequel on écarte comme inaccessible ce genre de problèmes, il y a un effort hostile par lequel on essaie de dominer et de refouler les instincts métaphysiques ou religieux de l’humanité. En se croyant neutre, on prend parti, cette neutralité ne s’obtenant qu’au prix d’une certaine contrainte exercée par l’esprit sur lui-même[23].

Tel est le cas de M. Littré. Quand il rompt cet équilibre idéal dans lequel il espère en vain se maintenir, ce n’est pas au profit des spiritualistes et des métaphysiciens, c’est à leurs dépens et au profit de leurs adversaires. En faut-il des preuves ? Elles abondent sous la main qui parcourt au hasard les écrits philosophiques de M. Littré. il y aurait quelque puérilité à faire, en pareille matière, une guerre assez misérable de textes ; il faut bien en citer cependant quelques-uns pour mettre hors de toute contestation possible une assertion aussi grave. Voici, par exemple, ce que nous lisons dans les Paroles de philosophie positive : « L’univers nous apparaît présentement comme un ensemble ayant ses causes en lui-même, causes que nous nommons des lois. L’immanence, c’est la science expliquant l’univers par des causes qui sont en lui… L’immanence est directement infinie ; car, laissant les types et les figures, elle nous met sans intermédiaire en rapport avec les éternels moteurs d’un univers illimité, et découvre à la pensée stupéfaite et ravie les mondes portés sur l’abîme de l’espace et la vie portée sur l’abîme du temps[24]. » Il paraît bien qu’il y a là une doctrine fort explicite. On oppose à l’idée de la transcendance celle de l’immanence qui explique l’univers par des causes qu’il porte en lui-même, qui soutient qu’il a en lui son principe et sa raison d’être, sa nécessité et son éternité. C’est là une affirmation qui dépasse singulièrement et la sphère des faits vérifiables et des lois démontrées. »

S’il s’agit non plus de l’origine du monde, mais de la nature de l’âme, M. Littré ne garde pas davantage, en pratique, la neutralité qu’il recommande si vivement dans ses programmes. L’âme, pour un positiviste conséquent, devrait être un x pur, une inconnue, la cause inconnaissable des phénomènes de pensée, de sentiment et de volonté, soit que cette cause se résolve dans l’organisme, soit qu’elle constitue un principe distinct et supérieur. Il n’est guère douteux cependant que M. Littré prenne parti contre l’âme en tant qu’âme et qu’il la réduise à n’être qu’une fonction du système nerveux. Il accorde volontiers son patronage, l’honneur public de son nom et d’une préface à des livres tels que celui de M. Leblais, Matérialisme et Spiritualisme, où l’une des deux doctrines est fort maltraitée au profit de l’autre ; ce qui montre bien que la neutralité diplomatique des positivistes cache un traité secret d’alliance avec les adversaires du spiritualisme, qui est l’ennemi commun, et qu’il y aurait quelque naïveté à s’imaginer que, dans la grande mêlée des doctrines leurs préférences ou leurs vœux soient équivoques. — Dans la préface qu’il a mise au-devant du livre de M. Leblais, M. Littré soutient que la pensée est à la substance nerveuse ce que la pesanteur est à la matière, c’est-à-dire un phénomène irréductible, qui, dans l’état actuel de nos connaissances, est à soi-même sa propre explication. « De même que le physicien reconnaît que la matière pèse, le physiologiste constate que la substance nerveuse pense, sans que ni l’un ni l’autre aient la prétention d’expliquer pourquoi l’une pèse et pourquoi l’autre pense. » De pareilles propositions, assurément, ne seraient désavouées ni par M. Moleschott, ni par M. Carl Vogt. Toutes les fois qu’il s’agit de l’âme, visiblement M. Littré incline vers les doctrines du physico-chimisme. Il combat quelque part une proposition fort innocente de M. Cournot, disant « que l’homme n’a conçu l’âme que pour se rendre compte de sa propre nature, de ses facultés supérieures, de faits de conscience qui n’ont rien de commun avec ceux que le physiologiste étudie scientifiquement. » — M. Littré proteste contre cette thèse d’un semi-spiritualisme qui l’inquiète : « En fait d’études psychiques, je suis du côté des physiologistes, déclare-t-il, et non du côté des psychologistes. Je ferai toutes les concessions qu’on voudra sur les ténèbres qui enveloppent encore certains phénomènes psychiques ; mais il n’en est pas moins certain que tous les faits de conscience se passent dans le cerveau, qu’ils n’existent pas sans cerveau, qu’ils sont abolis quand le cerveau éprouve une lésion destructive, et que le cerveau appartient à la physiologie. Séparer l’organe et la fonction est aujourd’hui une impossibilité doctrinale[25]. » Je n’examine pas ici le fond de la question ; je marque seulement la nuance de la doctrine exprimée, et sur cette nuance le doute n’est pas possible. Là encore la neutralité est toute platonique et imaginaire.

Mais tandis que la plupart des positivistes inclinent, sous la pression secrète de la doctrine, vers le naturalisme pur et simple, d’autres se redressent par un élan inattendu et semblent, en dépit de leur pacte avec l’expérience sensible, céder à je ne sais quel appel irrésistible de l’au-delà, franchir par de vives intuitions la frontière interdite et porter leur pensée dans les régions où se cachent les causes inconnues. C’est un mouvement inverse de celui que je viens de décrire, mouvement très curieux aussi et qui prouve, par cette nouvelle et plus étonnante contradiction, combien le positivisme a de peine à se maintenir dans son ancien programme d’abstention complète, comme il lui est malaisé de rester indécis et suspendu entre l’affirmation et la négation sur les premières causes et par quelle logique inévitable il obéit à ce dilemme qui lui impose ou de fermer l’inconnu et de mettre l’infini dans la nature, ou de montrer aux limites de l’univers la réalité illimitée, la puissance infinie et d’éveiller ainsi dans l’esprit humain des curiosités indomptables.

Pour montrer les irrésistibles tentations de ce retour vers les domaines interdits par la science positive, nous n’avons qu’jà rappeler l’exemple de M. Comte, dans la seconde période de sa vie philosophique, aboutissant à une sorte de mysticisme humanitaire. Après ces déclarations superbes contre toute théologie et toute métaphysique, il revient à une théologie, et à laquelle ! Nous l’avons retrouvé à la fin de sa carrière croyant à des volontés, lui qui n’avait cru jusqu’ici qu’à des lois, écrivant en style d’oracle ce vers qui est en contresens avec toute la philosophie positive :

Pour compléter les lois, il faut des volontés,


marquant dans l’amour la finalité universelle, fondant enfin la religion de l’humanité. Quelle éclatante démonstration de ce fait psychologique si justement signalé par un penseur contemporain : « Telle est la vertu des instincts métaphysiques que, si l’on chasse la métaphysique du domaine de la croyance par la porte de la science, elle revient bien vite par celle de la poésie et du mysticisme ! »

M. Littré lui-même, enfermé volontairement dans la sphère positive et même inclinant, par une préférence sensible, du côté du mécanisme, semble parfois subir l’attrait des régions mystérieuses. Lisons cette page singulière qui, malgré la dureté laborieuse de style, reçoit de l’idée qu’elle exprime un reflet d’austère beauté : « Ce qui est au-delà des faits et des lois, soit, matériellement, le fond de l’espace sans borne, soit, intellectuellement, l’enchaînement des causes sans terme, est absolument inaccessible à l’esprit humain. Mais inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant. L’immensité, tant matérielle qu’intellectuelle, tient par un lien étroit à nos connaissances et devient par cette alliance une idée positive et du même ordre ; je veux dire que, en les touchant et en les bordant, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable[26]. » Que de réflexions pourrait susciter en nous cette réalité affirmée d’un infini « qui touche et qui borde de tous les côtés nos connaissances » et aussi sur cette vision salutaire et formidable qui nous attire et nous écrase ! M. Stuart Mill, lui aussi, a eu cette vision. Il entrevoit « des fissures à ce mur qui nous enferme, » à travers lesquelles perce un rayon de cette lumière qui éclaire un dehors inconnu. Il entreprend même de montrer que, tout en s’appropriant la philosophie positive, on peut se figurer dans l’inconnaissable un dieu qui gouverne le monde. « Quant à moi, dit M. Littré, je ne m’aventure pas si loin. J’accepte les graves leçons qui émanent de l’inconnaissable. Il s’oppose directement à ces tendances téméraires, et il s’y oppose sans plus ample informé, sans discussion et par sa seule présence. Il me suffit de le contempler sur le trône de sa sombre grandeur pour me dégager de tous les dogmatismes[27]. » Cela ne peut suffire à tout le monde ; en face de pareilles visions, se dégager complètement n’est pas facile.

Personne, parmi les penseurs plus ou moins directement issus du positivisme, n’a plus vaillamment accepté la nécessité de cette conception de l’inconnaissable et des conséquences qu’elle implique, personne n’en a plus clairement et résolument dégagé le sens véritable et la portée que ce vaste et puissant esprit, M. Herbert Spencer. Mais c’est en même temps la destruction logique du positivisme. En voici l’exact résumé : Les argumens à l’aide desquels on démontre que l’absolu est inconnaissable expriment imparfaitement la vérité ; ils l’expriment uniquement sous le côté logique ; sous le côté psychologique, c’est différent. Toutes les propositions de ce genre omettent ou plutôt excluent un fait de la plus haute importance. A côté de la conscience définie dont la logique formule les lois, il y a une conscience indéfinie qui ne peut être formulée. Il y a tout un ordre de pensées, réelles quoiqu’indéfinissables, qui sont des affections normales de l’intelligence. On dit que nous ne pouvons connaître l’absolu ; mais dire que nous ne pouvons le connaître, c’est affirmer implicitement qu’il y en a un. Quand nous nions que nous ayons le pouvoir de connaître l’essence de l’absolu, nous en admettons tacitement l’existence, et ce seul fait prouve que l’absolu a été présent à l’esprit, non pas en tant que rien, mais en tant que quelque chose… Un sentiment toujours présent d’existence réelle et substantielle fait la base même de notre intelligence. Le relatif est inconcevable s’il n’est pas en relation avec un absolu réel ; autrement ce relatif deviendrait absolu lui-même et acculerait l’argument à une contradiction… En examinant l’opération de la pensée dans ses conditions et dans ses lois, nous voyons également comment il nous est impossible de nous défaire de la conscience d’une réalité cachée derrière les apparences et comment de cette impossibilité résulte notre indestructible croyance à cette réalité[28].

Dans ce ferme réalisme opposé à la philosophie dissolvante du phénoménisme universel, dans cette impossibilité de concevoir le relatif sans relation avec un absolu réel, ne croirait-on pas entendre comme un écho lointain, mais puissant encore, de la célèbre théorie de Descartes sur le nécessaire que le contingent suppose, sur l’infini que réclame le fini comme dernier terme et comme suprême appui des existences, comme la réalité suprême à laquelle sont suspendues la chaîne des idées et celle des mondes ? Il est curieux que ce soit le philosophe le plus hardi de l’école expérimentale qui établisse si clairement cette double impossibilité, l’impossibilité logique du relatif tout seul, s’il n’est pas en relation avec un absolu réel, et l’impossibilité psychologique où nous sommes de nous défaire de l’idée de la substance et de la cause, du noumène de Kant, nommé partout comme antithèse du phénomène, pensé partout et nécessairement comme le principe de l’être et de la raison. Ce retour à la métaphysique était inévitable du moment qu’on laissait subsister, aux dernières limites du savoir positif, ce mystérieux au-delà, soit l’immensité vaguement montrée par M. Littré, au bord de laquelle il s’efforce en vain de retenir l’esprit humain, soit cette région de l’inconnaissable où Stuart Mill et Herbert Spencer placent le principe anonyme des choses, la source inépuisable de la force. En vain on déclare ce principe à la fois réel et inaccessible. Dès qu’on le proclame réel, c’est qu’on le connaît de quelque façon, et dès qu’on le conçoit, comment empêcher la pensée de s’élancer vers lui, dût-elle se briser contre « le mur infranchissable » que Stuart Mill nous a signalé, ou faire naufrage dans cet abîme que M. Littré nous interdit, soit le vide infini qui se creuse à la limite de toute science, soit « cet océan qui vient battre notre rive et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile ? »

Il n’y a qu’une manière de supprimer ces tentations, ces troubles toujours renaissans de l’esprit et d’exorciser définitivement ce spectre de l’absolu qui vient nous hanter sans cesse, c’est de nier résolument. On ne peut vraiment interdire à la pensée la recherche des causes premières qu’en déclarant qu’il n’y en a pas. Mais c’est alors une autre sorte de métaphysique, une métaphysique renversée. Nier toute cause première, c’est encore un dogme, quoique négatif, et c’est ce que la philosophie de Comte et l’esprit primitif de son école ne voulaient pas admettre. Qu’arriva-t-il ? Dès la seconde génération de cette école, un grand nombre de positivistes ont pris le parti de sortir d’un état de suspension chimérique et impossible pour se ranger à la négation pure et simple, et pour échapper définitivement à tout soupçon et à tout péril d’idéalisme, ils se sont placés sous les lois plus claires de Büchner et de Moleschott. Il y a eu sur ce point-là une rencontre inévitable et une alliance entre le positivisme simplifié et le matérialisme scientifique ; cette alliance dure encore et même semble se consolider. Les raffinés du positivisme suspensif se font plus rares de jour en jour. — Et qu’on ne s’imagine pas que nous ayons voulu nous donner simplement le plaisir puéril de mettre une école puissante en contradiction avec elle-même en montrant cette double et contraire tendance à laquelle obéissent simultanément ses représentans principaux, les uns remontant par l’essor de la pensée transcendante vers la source supérieure de toute substance et de toute force, les autres retournant vers l’immanence qui ferme cette source et enferme toutes les causes possibles dans le sein de la matière éternelle. Assurément non. Nous avons étalé le spectacle instructif de cette opposition de tendances issues de la même école pour montrer, par un éclatant exemple, que l’esprit humain est de telle nature qu’on ne peut l’empêcher, quoi qu’on fasse, de dogmatiser sur l’essence des choses ; que la philosophie positive poursuivait une chimère quand elle posait son fameux principe « de l’absence indivisible d’affirmation et de négation ; » que pas un seul des représentans les plus connus de cette philosophie ne s’est montré fidèle à ce programme ; que tous enfin ont affirmé ou nié quelque chose au-delà des faits sensibles et des lois, les uns en montrant les problèmes inaccessibles suspendus devant l’esprit et l’attirant de plus en plus, les autres en les supprimant et déclarant tout simplement que la croyance à ces problèmes était la dernière superstition de l’esprit humain. Dans les deux cas, il y a eu infraction évidente au programme primitif de l’école, et ce fait constant, où se révèle une loi de la pensée, méritait assurément d’être signalé, quelle que soit d’ailleurs la conclusion que l’on doive en tirer.


III

Les formes du scepticisme varient selon les natures d’esprit et selon les temps. Ce n’est que pour de grandes âmes, rares à toutes les époques et ravagées par la pensée intérieure, qu’il peut être question d’un doute comme celui de Pascal, qui n’est que la recherche ardente des vérités supérieures et le désespoir de ne pouvoir leur donner l’évidence de la géométrie. Il ne peut s’agir non plus, sauf pour quelques dilettantes, du doute érudit, élégant, épicurien à la façon de Montaigne, et pas davantage de la critique savante, hérissée d’abstractions et de formules, de Kant, sauf pour les philosophes de profession, les seuls qui puissent être sensibles aux troubles de l’idéalisme subjectif. Le positivisme s’offrait tout naturellement à un grand nombre d’intelligences de ce temps, les unes détestant et méprisant d’instinct la métaphysique qu’elles ne connaissent pas, les autres fatiguées des discussions éternelles et inutiles. Elles ont trouvé dans cette philosophie la forme prédestinée et populaire du scepticisme dans un temps comme le nôtre, témoin du progrès des sciences, de leurs fécondes applications, de la constance et de la régularité de leurs résultats. C’est un scepticisme limité. A vrai dire, il n’y a plus guère de scepticisme absolu possible ; les expériences répétées, les vérifications toujours possibles, la précision du calcul empêchent, pratiquement au moins, le doute dans l’ordre des faits physiques et sensibles. Ce nouveau scepticisme, conforme aux instincts scientifiques aussi bien qu’à certaines préventions de notre âge, n’est donc un scepticisme qu’à l’égard des objets métaphysiques ; pour tout le reste c’est un dogmatisme étroit ; il croit aux faits physiques et à la relation constante des faits ; il croit aussi, sans nettement la définir, à la nature, à sa nécessité et à son éternité.

A tous ces titres, une partie de cette génération a cru reconnaître son image dans la philosophie positive et lui a donné d’emblée sa confiance.

Une autre raison s’ajoute à celles que nous venons d’indiquer ; elle se tire des circonstances politiques et sociales où nous sommes engagés, et particulièrement de la lutte toujours plus vive et plus aiguë entre l’état laïque et les croyances théologiques. M. Littré avait bien senti les avantages que cette polémique ardente devait donner à la doctrine qu’il représentait ; il comprenait à merveille que la société laïque, obligée d’opposer un dogme à un autre, n’hésiterait pas à prendre la doctrine positive pour l’opposer soit aux théologies que cette doctrine détruit radicalement, soit aux diverses métaphysiques qui, en maintenant l’absolu, laissaient le retour ouvert aux conceptions religieuses et devaient être suspectes pour le gros du public, de connivence avec « l’ennemi commun. » Il n’a pas dû être surpris de la prédilection que certains partis et quelques hommes politiques devaient marquer, dans des occasions solennelles, en faveur d’Auguste Comte, et de la tendance qu’ils ont à faire de ce nom un symbole et un drapeau, oubliant que le célèbre chef de l’école n’était rien moins qu’un homme de liberté et qu’il n’avait aspiré toute sa vie qu’à établir sous des formes diverses la dictature spirituelle dont il s’était investi lui-même dans un rêve ardent et tenace. — Nous avons vu, dans un précédent article, avec quel sentiment élevé de justice M. Littré repoussait, dans la lutte engagée, toute intervention de la loi préventive, tout appel à la violence. Mais il n’en était pas moins fier des progrès « du moderne état laïque ; » il les opposait à la décroissance continue « de l’ancien état théologique. » Il faudra, disait-il, dans une page qui est un cri de triomphe, que nos adversaires soient bien habiles, plus habiles qu’ils n’ont été, pour retenir ou conquérir l’immense terrain qu’ils ont perdu, alors que toutes les positions étaient entre leurs mains. L’incrédulité qui a pénétré dans tous les rangs de la société, aussi bien en haut qu’en bas, et peut-être même, aujourd’hui du moins, plus en bas qu’en haut, a mis hors de l’église, et si je puis ainsi parler, sur le pavé spirituel un grand nombre de personnes qui n’ont plus pour se diriger en morale et en politique que des idées révolutionnaires et métaphysiques. Cela ne suffit plus, il s’en faut beaucoup. La philosophie positive leur offre un refuge où ils sont à l’abri de tout retour offensif des doctrines théologiques, où ils acquièrent la foi scientifique, et où ils trouvent une ample carrière à leur activité sociale[29].

C’est à ces influences combinées qu’il faut attribuer le triomphe apparent de la philosophie positive. Mais en adoptant le nom du positivisme comme un mot d’ordre, la plupart de ceux qui s’y rallient ont singulièrement simplifié la doctrine. Ils l’ont réduite à cette question qui me parait être la suprême transformation qu’elle doit subir, et qui, sous cette forme renouvelée et plus saisissante pour la masse des esprits, pourrait bien être la question la plus grave dans la sphère des idées, la plus dramatique du XIXe siècle : « La science (et par là il faut entendre, dans les habitudes du langage nouveau, la science positive) ne suffit-elle pas à donner à l’homme tout ce qui lui est nécessaire aussi bien dans l’ordre idéal que dans l’ordre industriel et physique ? Qu’avons-nous besoin d’autre chose ? Et à quoi bon nous troubler l’esprit de vains reflets et de leurs trompeuses quand nous avons là sous la main et sous les yeux la source inépuisable des clartés qui ne trompent pas, l’expérience sensible, et le contrôle indiscutable dans la vérification des faits ? Le principe de toute certitude et le critérium de toute évidence, tout est là. Que voulons-nous de plus ? »

Vraiment, cela suffit-il ? Peut-on croire en effet que la science positive satisfasse toutes les aspirations de cette noble ambitieuse, la pensée humaine ? Quel domaine limité, étroitement mesuré, impossible à maintenir dans ses strictes limites, que celui de l’expérience positive à chaque instant, M. Littré laisse échapper de son cœur de savant comme un regret de ces lacunes et de ces insuffisances. Au terme de ses recherches sur les hypothèses de la cosmogonie, il avoue que la cosmogonie positive entend seulement exposer la liaison de quelques phases d’évolution, mais qu’elle renonce délibérément à rien expliquer au-delà ; elle n’a même pas le droit d’accepter, quoi qu’on en ait dit, des hypothèses comme celle du transformisme, « bien qu’à ses yeux cette théorie demeure éminemment recommandable[30]. » Il arrive qu’après avoir exposé tous les problèmes de la science de la nature, après avoir parcouru tous ces hauts sommets auxquels aspire le savoir humain, le savant s’écrie au moment où il s’arrête, fatigué et mécontent : « Ce n’est pas avec l’impression d’une orgueilleuse satisfaction que j’ai voulu laisser mon lecteur. J’ai exposé les hypothèses relatives à l’univers, au monde, à la terre, aux espèces vivantes. Rien n’est plus propre à faire toucher à l’esprit humain les bornes qui le renferment. Dès qu’il tente de parvenir à ce qu’exprime le mot ambitieux de cosmogonie, il franchit les uns après les autres maints degrés prodigieux ; mais quelque vaste espace qu’il parcoure ainsi, quelque immensité qu’il traverse, d’autres immensités s’ouvrent à perte de vue, et il revient résigné à ignorer. »

Ces grandes hypothèses elles-mêmes ne sont-elles pas en contradiction avec la méthode de l’école, qui, dans sa rigueur, ne doit admettre comme faits positifs que les faits vérifiés, et, par conséquent, ne devrait rechercher que ceux qui sont vérifiables ? Le mot d’hypothèses positives employé par M. Littré est un mot peu rassurant pour l’orthodoxie de l’école, puisque ces hypothèses peuvent gagner ou perdre en consistance à mesure que se révèlent des faits nouveaux qui leur sont favorables ou contraires et que, dès lors, elles n’ont à aucun degré le caractère de positivité. Qui ne voit combien de problèmes, même dans l’ordre physique et physiologique, échapperont éternellement aux prises de cette doctrine, comme ceux qui ont pour objet la nature intime de la matière et de la force, l’origine du mouvement, l’origine de la vie, l’origine de la sensation ? M. Littré me répondra : « C’est là déjà que commence le domaine des choses qui ne peuvent pas être connues. Or, sur tout cela, je professe de ne rien nier et de ne rien affirmer ; je ne connais pas l’inconnaissable, j’en constate seulement l’existence ; là est la philosophie suprême : aller plus loin est chimérique, aller moins loin est déserter notre destinée. » Mais alors il devrait être interdit même de chercher dans ces voies hasardeuses et sublimes. Et qui ne voit pourtant quelle diminution on ferait subir à l’esprit humain (diminutio capitis) si on lui imposait la loi de se borner à la sphère des faits vérifiables et des lois démontrables ? Il semble, dès lors, qu’il devrait renoncer à toutes ces conjectures hardies et superbes qui sont la plus haute expression et l’honneur de la pensée, aux limites de la science positive qu’elles dépassent de toutes parts et qu’elles agrandissent sans fin en lui ouvrant des horizons illimités.

Mais c’est surtout dans les recherches qui concernent les phénomènes de l’esprit, l’esprit lui-même et ses lois, qu’éclate cette radicale impuissance. Je ne prendrai que deux exemples, me réduisant à de simples indications. Chacun de ces points réclamerait une étude particulière, et cette étude irait à l’infini. La constitution de la psychologie et l’établissement de la morale trouvent la science positive tout à fait au dépourvu. Par aucun expédient de logique on ne peut obtenir d’elle rien qui puisse nous aider à résoudre d’une manière satisfaisante ces deux problèmes. Si elle voulait être conséquente avec elle-même, elle les écarterait tout simplement. M. Littré s’y est essayé plusieurs fois ; il y a complètement échoué. Certes, ce n’est pas lui que nous accusons, c’est l’instrument insuffisant qu’il emploie, c’est la méthode trop étroite dans laquelle il s’enferme par système, avec une sorte d’obstination invincible et d’avance condamnée à rester stérile.

La psychologie d’abord. M. Littré avait autrefois admis le mot et même, comme nous l’avons montré ailleurs, il avait réclamé la chose dans son ouvrage sur Auguste Comte. Plus tard, il s’aperçut facilement que, par suite des habitudes du langage, ce mot prêtait à une sorte d’équivoque spiritualiste. Or, comme il récusait l’observation par la conscience qui n’est pas comprise dans l’ordre des faits sensibles, il finit par répudier ce terme en lui substituant la locution physiologie psychique ou, plus brièvement, psychophysiologie, indiquant par le terme psychique ce qui est relatif aux sentimens et aux idées, et, par physiologie, la formation et la combinaison de ces sentimens et de ces idées en rapport avec la constitution et la fonction du cerveau. Mais les termes qu’on change ne changent absolument rien à la réalité, et les choses peuvent répondre : « Qu’on nous appelle du nom que l’on voudra, cela ne nous empêchera pas d’être ce que nous sommes. » M. Littré a beau nous dire que la description des phénomènes psychiques, avec leur subordination et leur entraînement, est de la pure physiologie, l’étude d’une fonction et de ses effets ; que les faits intellectuels et moraux appartiennent au tissu nerveux ; que le cas humain n’est qu’un anneau, le plus considérable, il est vrai, d’une chaîne sans limite bien tranchée, jusqu’aux derniers animaux[31], il n’y a là qu’une série d’assertions ; celui qui les émet sans preuve ne nous convainc pas ; je dirai presque qu’il ne l’essaie pas dans les pages très brèves qu’il a écrites à côté plutôt qu’au sujet de cette importante question. Il n’a pas démontré, ce qui eût été essentiel, l’impossibilité prétendue de la psychologie subjective, de l’observation de l’esprit par lui-même (une de ces objections qu’on renouvelle tous les quinze ou vingt ans pour le besoin de causes nouvelles et qui n’acquièrent pas plus de valeur ni de prix en vieillissant). Il ne démontre pas davantage qu’on puisse se passer, dans toutes les observations anatomiques ou physiologiques du cerveau, d’une psychologie préalable, nécessaire à l’interprétation de ces expériences et sans laquelle il paraît impossible d’établir une distinction quelconque de fonctions entre les divers organes du cerveau, et de rien comprendre à la différence des mouvemens qui se produisent dans le système nerveux ou dans la substance grise, tout cet ensemble de faits étant des signes absolument muets pour qui n’a pas déjà quelque notion de la chose signifiée.

Avec quelle vigueur supérieure d’analyse Stuart Mill réfutait ces prétentions de la philosophie positive, dont il se séparait avec éclat sur ce point capital ! Quand même, disait-il, il serait démontré (et dans l’état actuel, cela ne l’est pas) que tout état de conscience a pour antécédent invariable quelque état particulier du système nerveux, et spécialement dans sa partie centrale, le cerveau, il reste incontestable qu’on ignore en quoi consistent ces états nerveux dont on parle toujours comme si on les connaissait. Nous ne savons pas et nous n’avons aucun moyen de savoir en quoi l’un diffère de l’autre. Nous n’avons même d’autre manière d’étudier leurs lois de succession et leurs coexistences que d’observer les successions et les coexistences des états d’esprit dont on les suppose les générateurs, les causes. Au rebours des prétentions de la psychologie cérébrale, rien n’est mieux établi que l’impossibilité actuelle où nous sommes de déduire les phénomènes intellectuels ou moraux des lois physiologiques de l’organisation nerveuse. Toute connaissance réelle que nous en pouvons avoir ne peut se prendre que dans une étude directe par l’observation mentale. Il existe donc, bien certainement, une science de l’esprit distincte et séparée. « C’est une erreur très grande, très grave en pratique, conclut Stuart Mill, que le parti-pris de s’interdire les ressources de l’analyse psychologique et d’édifier la théorie de l’esprit sur les seules données de la physiologie. Si imparfaite que soit la science de l’esprit, je n’hésite pas à affirmer qu’elle est beaucoup plus avancée que la partie correspondante de la physiologie, et abandonner la première pour la seconde me semble une infraction aux véritables règles de la philosophie inductive[32]. » Depuis M. Littré ou à côté de lui, bien des tentatives ont été faites en Allemagne, en Angleterre et en France, pour ramener toute la science de l’esprit à la psychologie cérébrale. Il me paraît que dans cette voie on n’a guère avancé et qu’on en est toujours aux espérances illimitées en faveur de la nouvelle science, aux dédains injustifiés et aux épigrammes vieillies, aux assertions sans preuve et aux programmes infaillibles. On ne sort pas de là.

Sur la constitution de la science morale, nous aurions à constater le même échec. M. Littré, avec ses instincts supérieure, sa haute culture, ses mœurs austères, ses nobles habitudes, devait être et fut, en effet, un des penseurs les plus sincèrement préoccupés des conditions et du sort de la morale dans le monde transformé par le positivisme. Il lui eût été insupportable de voir compromettre ou diminuer le capital de ces idées dans le tableau qu’il se faisait de la société future, régie par des lois nouvelles. Et comme ces lois nouvelles se résumaient à ses yeux dans l’avènement de la science positive, seule arbitre désormais et régulatrice infaillible de l’activité individuelle et de l’évolution sociale, il lui semblait nécessaire au point de vue de la science, obligatoire au point de vue de la conscience, de rétablir sur des bases universellement acceptées l’idée de justice et tout l’ordre moral qui en dépend. Il l’essaya plusieurs fois. Dans un premier travail[33], préoccupé de chercher ces bases dans la physiologie, il entreprit de démontrer que toute la morale est une dérivation de deux impulsions contraires, l’amour de soi et l’amour des autres, l’égoïsme et l’altruisme (selon le vocabulaire de l’école), qui eux-mêmes proviennent, l’un de la nécessité de nutrition, qui est imposée à la substance organisée pour qu’elle subsiste comme individu, et l’autre de la nécessité d’aimer, qui lui est imposée par l’union des sexes pour qu’elle subsiste comme espèce. Mais en vain M. Littré s’efforce d’élever et d’ennoblir, en les généralisant, ces deux principes ; en vain, sous ce terme d’égoïsme, il fait rentrer toutes les formes imaginables de l’amour de soi : au plus bas degré, la satisfaction des besoins indispensables sans lesquels la vie ne continuerait pas ; au-dessus de ce degré élémentaire, l’emploi judicieux de l’égoïsme, tous les moyens d’atteindre la plus grande somme d’existence et de bonheur. En vain il nous prévient que, dans ce terme bizarre de l’altruisme (auquel il donne pour origine la sexualité), il faut comprendre toutes ces dispositions qui, pour faire durer l’espèce, déterminent tout un ensemble d’impulsions variées à l’infini, aboutissant à l’amour, à la famille, puis avec un caractère de généralité croissante, à la patrie et à l’humanité. Lui-même ne paraît ni satisfait de sa tâche ni assuré des résultats qu’il obtient. De pareils élémens ne peuvent donner naissance qu’à des conflits perpétuels entre l’égoïsme et la bienveillance, sans qu’aucune autorité puisse régler ces conflits. Quel principe supérieur s’imposera pour décider entre ces deux sortes d’instincts ou de passions ? Voilà donc le monde livré à des luttes sans règle et sans terme. On a beau nous dire que la morale se dégagera de ces luttes et qu’elle accomplira son évolution nécessaire « à mesure que la notion de l’humanité resserrera l’égoïsme et dilatera l’altruisme. » Qui nous garantit cela ? Qui nous assure que c’est l’égoïsme qui succombera dans cette lutte et que, agité par les instincts inférieurs et les souvenirs obscurs de son origine, il n’aura pas de retours terribles d’atavisme, des explosions de férocité héréditaire, que l’animal enfin ne se réveillera pas un jour dans l’homme et n’emportera pas, dans le flot de ses fureurs déchaînées, le long travail des siècles, les résultats des civilisations humaines, les conquêtes de l’histoire, toutes les formes « de l’idéalisation individuelle et collective, » toutes les bases scientifiques du nouvel ordre social posées par la main du génie, consolidées par l’expérience et le temps ?

De deux faits physiologiques, l’un ne peut avoir aucune autorité sur l’autre, et, par conséquent, de quel droit espère-t-on qu’à la longue l’un dominera l’autre ? M. Littré n’est pas sans avoir senti l’insuffisance de sa théorie. Il a essayé d’y suppléer, quelques années plus tard, en expliquant d’une manière assez inattendue l’idée de justice[34] et lui conférant par cette origine nouvelle le caractère d’autorité dont ne pouvait rendre compte l’origine biologique des besoins. Tout d’un coup, il ramène cette idée, la génératrice de toute la morale, à n’être plus « qu’un fait psychique irréductible, » la conception de l’égalité de deux termes. « Elle n’est pas autre chose, nous dit-il, que la dérivation d’un fait purement intellectuel extrêmement simple, celui qui fait que nous reconnaissons intuitivement la ressemblance ou la différence de deux objets. A égale A ou A diffère de B, voilà le dernier terme auquel tous nos raisonnemens aboutissent comme futur point de départ. Cette intuition est irréductible ; on ne peut pas la dissoudre, l’analyser en d’autres élémens ; c’est une des bases de notre système logique. » On pourrait arrêter là M. Littré et lui demander ce que signifient, en physiologie cérébrale, ces termes plusieurs fois répétés de fait intuitif et d’intuition, qui s’accordent difficilement avec les données de la science positive et ressemblent singulièrement à des lois innées et formelles de l’entendement, principes funestes de la métaphysique. On pourrait aussi lui demander de quel droit il transporte une notion purement intellectuelle dans le domaine de l’action et par quelle transformation difficile à prévoir l’axiome de contradiction devient l’idée mère de toute la morale. M. Littré répond à cette objection d’une manière assez confuse : « Ce transport, dit-il, n’a rien que de naturel et de facile. On sait que, anatomiquement, les facultés intellectuelles et les facultés affectives ont le même siège et que, par cette disposition, elles agissent les unes sur les autres, de quelque façon que l’on conçoive leur juxtaposition, soit que l’on imagine, suivant la doctrine de la spécialité, que les cellules intellectuelles sont distinctes des cellules affectives, soit, au contraire, que, identiques dans leur texture, le fonctionnement n’en diffère que suivant l’impression nerveuse, interne ou externe qu’elles reçoivent. » Je doute fort que cette explication satisfasse personne, je doute même qu’elle ait satisfait son auteur.

Ce que nous appelons l’égalité morale de deux personnes diffère d’ailleurs complètement, soit de l’identité logique de deux termes, soit de l’égalité mathématique de deux grandeurs. A supposer le transfert de la même impression « des cellules intellectuelles aux cellules affectives, » cela n’expliquerait pas comment naît et se révèle l’élément de la moralité qui consiste dans le respect de la personnalité inviolable, dans l’obligation de l’observer soi-même, ce qui est le devoir, et de le faire observer aux autres, ce qui est le droit. Deux triangles sont égaux, la science positive le constate ; elle établit sans peine cette égalité par la mesure exacte des deux grandeurs, et dès lors ils sont identiques. Deux machines sorties de deux usines différentes produisent la même somme de travail, cela est encore d’ordre positif, et l’estimation de deux sommes de travail est aussi exacte que celle de deux quantités ; ces deux machines équivalent ; soit. Mais qu’est-ce que cela signifie, transporté dans le domaine humain ? L’histoire naturelle, à laquelle on ramène l’homme et le tout de l’homme, répugne par toutes ses conditions et par toutes ses lois à des égalités de ce genre. Là il n’est pas vrai que deux hommes soient égaux, comme peuvent l’être deux grandeurs. C’est une notion très compliquée et très tardive que celle de l’égalité morale de deux êtres humains, soumis à la même loi de justice et garantis par le même droit ; c’est le produit ultérieur des civilisations réfléchies, loin d’être « un fait psychique irréductible et primordial. » La vérité, c’est que, si nous nous en tenons aux tristes clartés que la science de la nature projette sur cette question et que nous n’allions pas puiser plus haut, dans la conscience, un supplément de lumière et un enseignement plus pur, si la nature est notre seule maîtresse de morale, elle nous montre le spectacle de toutes ses lois en contradiction manifeste avec la morale imaginaire inventée par l’homme, l’inégalité originelle des races, celle des organisations et des cerveaux, l’inégalité la plus monstrueuse des forces et des aptitudes mentales entre les individus de la même race, du même peuple, de la même famille, l’inégalité partout et toutes ses conséquences : la loi du plus fort régnant dans son horreur, à tous les degrés de l’échelle des êtres ; la concurrence vitale s’étendant sur l’humanité naissante aussi bien que sur le reste des animaux ; l’extermination des plus faibles et des moins favorisés pour la bataille de la vie ; l’utilité spécifique dominant l’intérêt individuel ; la prodigalité insensée des germes et des individus qui semblent indifférens à la force universelle, à l’aveugle créatrice qui ne les suscite à la lumière que pour les vouer à la mort, après que ces obscures multitudes auront transmis à travers les âges les types divers dont elles ont reçu le dépôt.

Voilà l’unique moralité selon la science de la nature, celle que logiquement la société devrait imiter. Certes elle est aux antipodes de la moralité que conçoit M. Littré et que Auguste Comte avait rêvée. Mais il s’agit de savoir si M. Littré ne va pas chercher ailleurs que dans la science de la nature les élémens de cette culture esthétique et morale qu’il retrace devant nos yeux. Il nous dit dans un langage ému dont nous recueillons avec plaisir l’écho : « Ce n’est pas en vain qu’en des hommes qui sont rentrés dans les ombres éternelles nous voyons des aïeux, et des pères ; ce n’est pas en vain que dans les hommes qui jouissent avec nous de notre commun soleil, nous voyons des frères et des compagnons de labeur ; ce n’est pas en vain que dans les hommes qui naissent et naîtront nous voyons nos enfans et la plus chère partie de nous-mêmes. Plus l’homme vit au dehors de son égoïsme, plus il se sent amélioré et heureux. Si la patrie a inspiré tant et de si touchans dévoûmens, que ne fera pas l’humanité, patrie universelle[35] ? » Nous applaudissons à ces belles visions de l’avenir, à cette affirmation solennelle de la solidarité humaine. Mais nous voyons là, comme M. Littré lui-même nous en a montré tant d’exemples dans la vie de M. Comte, des effusions de sentiment, produisant une sorte de lyrisme, des dispositions subjectives dignes de tout notre respect. Il nous est impossible de voir par quelle logique secrète de pareils sentimens se rattachent à la conception positive du monde, c’est-à-dire à la condition stricte de n’accepter comme règles que les faits physiques et les relations démontrées de ces faits. Nous sommes ici sur les plus hauts sommets de la sphère humaine ; or, quoi qu’en dise l’école positiviste, il y a opposition manifeste entre le travail de l’activité humaine et le travail de la nature. La nature physique ne donne que des leçons d’égoïsme. Elle ne connaît pas le droit individuel ou elle le méprise ; elle ne connaît ni la bienveillance ni la charité ; elle ne respecte et ne fait respecter dans sa dure évidence que la loi du plus fort. L’humanité, guidée par d’admirables instincts, travaille au rebours de la nature, elle n’exclut pas du droit de vivre les faibles et les déshérités ; au contraire, elle les respecte, elle les recueille, elle les aime ; à la justice elle ajoute la charité, elle n’imite pas la nature, elle la réforme. C’est ce qu’a fait M. Littré ; il prend dans toute sa rigueur la science positive, il jure de lui obéir jusqu’au bout, et voici qu’au terme de sa tâche, il se trouve qu’il a transformé complètement les données ingrates et inhumaines de cette science. C’est que, sans s’en douter et aux dépens de la logique, il y ajoute simplement son âme. C’est avec son âme toute soûle qu’il a créé cette morale, aussi étrangère à l’impassible nature que la nature l’est elle-même à nos passions et à nos douleurs.

Il n’est pas douteux que M. Littré n’ait échoué dans la tentative qu’il a faite pour constituer scientifiquement la psychologie et la morale. Quant aux problèmes qui dépassent la sphère humaine, il les écarte simplement et se contente de railler les spiritualistes et leurs vaines prétentions de les résoudre. « On nous reproche, dit-il, de laisser de grandes lacunes qui empêcheront à jamais les doctrines positives de prévaloir dans le gouvernement moral des sociétés. On dit que nous ne satisfaisons aucunement aux besoins que l’âme humaine éprouve de s’élever au-delà des bornes de l’univers visible, de s’occuper des mystères de l’inconnaissable, et d’écouter l’instinct qui nous fait croire que notre vie se prolonge au-delà du tombeau. A cela notre réponse est facile, non qu’en effet nous satisfassions en rien cet ordre de désirs, mais parce que, aussi curieux que nos adversaires des secrets d’outre-monde et d’outre-tombe, notre curiosité n’a jamais obtenu de résultats. Il est pénible sans doute d’être ainsi renfermé dans le domaine du relatif ; nous n’avons pu en sortir par nous-mêmes, et, résignés à dire avec le poète :

Sors tua mortalis, non est mortale quod optas,


nous attendons qu’on nous apporte des preuves meilleures que celles qui ont cours. »

Certes je n’entreprendrai pas de proposer, au pied levé, à M. Littré, des preuves meilleures que celles qui ne l’ont pas satisfait dans cet ordre de problèmes. C’est un tout autre objet que je poursuis en ce moment. Mais, peut-être, serions-nous en droit de demander à notre sévère critique d’être plus difficile pour les objections qu’il présente dans les questions de ce genre. Voyez plutôt quel embarras se manifeste dans l’examen qu’il entreprend de l’idée de la finalité, cette idée maîtresse de la métaphysique, complice et garant de l’hypothèse d’un plan et d’un dessein dans la nature. Qu’on relise la Préface d’un disciple[36] on se convaincra facilement de la perplexité de cet esprit à la fois systématique et honnête, qui craint de donner les mains à une concession redoutable pour l’école, et aussi de se refuser injustement à une évidence qui s’impose dans certains cas indéniables. On aura beau nous opposer un grand nombre de cas où cette évidence se trouble et s’obscurcit. Là où l’hypothèse est vérifiée (comme M. Littré le reconnaît pour la constitution de l’œil et les cas analogues), comment refuser de reconnaître l’existence d’une cause quelconque qui a eu un plan et s’est proposé un but qu’elle a atteint ? M. Littré, trop consciencieux pour méconnaître le fait, s’interdit pourtant de l’expliquer ainsi et il se réfugie dans une explication qui n’en est pas une : « Il n’y a pas lieu de demander pourquoi la substance vivante se constitue en des formes où les appareils sont, avec plus ou moins d’exactitude, ajustés au but, à la fonction. S’ajuster ainsi est une des propriétés immanentes de cette substance, comme se nourrir, se contracter, sentir, penser. » Que de prises une pareille explication donne sur celui qui l’a proposée ! — « On s’étonne, dit très justement un de ces spiritualistes si malmenés[37] de voir un esprit aussi familier que celui de M. Littré avec la méthode scientifique se payer aussi facilement de mots. Qui ne reconnaîtrait là une de ces qualités occultes dont vivait la scolastique et que la science moderne tend partout à éliminer ? » Et cela est si vrai qu’un autre écrivain positiviste, M. Robin, abandonne M. Littré sur ce point, qui est bien grave. — Il n’existe pas une sorte d’entité appelée matière organisée, qui serait douée on ne sait pourquoi ni comment, de la propriété d’atteindre à des fins, ou, si cette matière existe, comment pouvez-vous la connaître, puisque vous ne connaissez que des phénomènes et des lois ? Parler de vertu accommodatrice dans la matière, c’est ressusciter les vertus dormitives et autres que Molière a tuées pour toujours. « Dans un autre écrit, M. Littré avait combattu avec une éloquente vivacité la vertu médicatrice de l’école hippocratique. En quoi est-il plus absurde d’admettre dans la matière organisée la propriété de se guérir soi-même que la propriété de s’ajuster à des fins[38] ? »

Que de fois on pourrait saisir M. Littré, dans une sorte de flagrant délit, non pas précisément de contradiction avec lui-même, mais de déchirement entre le système qui le tient captif et les clartés qui l’entraînent ! Il nous dit quelque part que rien ne l’émeut autant que le spectacle de cet univers sans limite qui se révèle à nos yeux, à nos instrumens, à nos calculs, et de la faible mais pensante humanité jetée dans cette immensité. « Quand l’homme s’engagea dans la recherche laborieuse de la réalité des choses, il lui fut promis par un secret instinct que la réalité, la vérité ne laisserait ni son imagination sans merveille, ni son cœur sans chaleur. La promesse a été tenue : le monde s’est ouvert avec une grandeur qui est une souveraine beauté[39]. » Je sais bien qu’il serait injuste de presser trop rigoureusement des métaphores. Mais enfin qu’est-ce donc que cet instinct secret dont on nous parle magnifiquement ? N’est-ce pas encore là une de ces causes finales proscrites, une conformation de l’esprit de l’homme en rapport avec la réalité et ses lois pressenties ? N’y a-t-il pas là quelque chose qui dépasse l’étroite prison des phénomènes et je ne sais quel appel d’une voix mystérieuse qui semble dire à l’homme : « Toujours plus haut ! toujours plus loin ! » Enfin, quand M. Littré nous montre, avec une sorte d’enthousiasme religieux, l’humanité s’avançant à travers les siècles existence idéale à la fois et réelle, longtemps ignorée, puis se dégageant de ses nuages, partout fécondant la surface de la terre, gardienne jalouse des richesses intellectuelles et morales des générations, et nous améliorant tous, de race en race, sous sa discipline maternelle et sa bénigne influence ; quand il nous trace le tableau de « cet idéal réel qu’il faut connaître (science et éducation), aimer (religion), embellir (beaux-arts), enrichir (industrie), et qui de la sorte tient toute notre existence, individuelle, domestique et sociale sous sa direction suprême[40] , » nous sommes toujours tentés d’arrêter M. Littré et de lui demander comment, réduit aux phénomènes qu’il voit et qu’il constate scientifiquement, à l’aide de ces données strictement positives, il peut se forger de tels rêves de félicité au milieu des misères et des luttes de l’heure présente, et se construire ces palais magiques où habite une humanité transfigurée, ces templa serena, œuvre d’un poète et d’un rêveur ? M. Littré me répondrait qu’un des plus nobles attributs de l’intelligence humaine, c’est la puissance qu’elle a d’idéaliser. L’idéal est à la fois son rêve et son culte ; elle le poursuit et l’adore ; elle le modèle et se laisse modeler par lui[41]. Soit ; mais qu’est-ce donc que cette faculté d’idéaliser, sinon la faculté de voir plus et mieux que le réel, d’échapper aux splendeurs glacées de l’immensité cosmique en y jetant sa pensée, ou aux tristes spectacles des sociétés humaines en substituant son œuvre à celle de la nature insensible et de l’histoire immorale, c’est-à-dire, sous les deux formes, au règne brutal des faits ? Mais cette faculté même, qui peut tout idéaliser, est-elle donc l’œuvre du pur mécanisme ? Et ce travail perpétuel de l’homme qui tâche d’accomplir son rêve sur la terre par la science, par l’art, par la charité, et de recréer le monde à l’image de ses idées, n’est-il pas la plus éclatante protestation contre toute philosophie qui explique l’homme par les lois aveugles de la matière et du hasard et fait ainsi de la pensée et de la raison les phénomènes les plus incompréhensibles de cet univers que la pensée pénètre et que la raison comprend ?

Nous avons exprimé nos dissentimens sur les graves problèmes où nous sommes séparés de M. Littré. Nous croyons que sa tentative a été vaine pour constituer la philosophie nouvelle, et qu’il lui a donné une base trop étroite pour porter l’édifice de nos idées. Mais d’autres recommenceront cette œuvre manquée. Ils sont nombreux, beaucoup sont savans, quelques-uns sont, puissans ; ce sont là des chances considérables dans la bataille de la vie. De plus, le terrain des luttes futures est déblayé de tout ce qui l’obstruait ; les situations sont plus nettes ; les combattans nouveaux ont rejeté les bagages inutiles. L’ancien positivisme est transformé ; il est mort sous la forme doctrinale que lui avait imposée M. Comte et qu’avait acceptée en partie M. Littré ; il est mort au moment même où il recevait la consécration des pouvoirs nouveaux et des partis qui semblent maîtres de l’avenir, à l’apogée de son triomphe officiel ; mais s’il est mort comme système, nous devons reconnaître qu’il est plus vivant et plus puissant que jamais comme tendance. Il a légué aux nouvelles générations ce problème, dans lequel est venu se résoudre tout le travail de Comte et de Littré. « La science, positive sera-t-elle l’institutrice unique de l’humanité future, l’unique juge de ses mœurs et de ses idées ? Doit-elle remplacer définitivement dans l’avenir des sociétés humaines les croyances philosophiques et la foi religieuse, à tout jamais, sans partage et sans espoir d’une conciliation possible ? Les exclura-t-elle et à quel prix ? » Telle est la question que je n’ai pas craint d’appeler la question capitale du XIXe siècle ; elle est grosse de conflits dans le présent et dans l’avenir, et la paix des âmes n’est pas plus assurée que celle des nations, en dépit des lois et des prévisions de la sociologie. Tout ce que nous demandons, c’est que la lutte à peine commencée et qui s’annonce plus vive que jamais ne descende pas dans la rue, qu’elle n’ait pour théâtre que la conscience, pour arbitre que la raison, pour arme que la discussion, et qu’aucun des partis engagés dans ce grand combat des idées ne se prévale de la force que les hasards de la politique peuvent mettre momentanément dans ses mains. La vérité doit faire seule son œuvre. C’était le vœu de M. Littré ; c’est aussi le nôtre.


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Principes de philosophie positive, préface d’un disciple, p. 8.
  3. Principes de philosophie positive, préface d’un disciple, p. 21.
  4. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 1.
  5. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 665.
  6. Auguste Comte et la Philosophie positive, préface.
  7. Principes de philosophie positive, préface d’un disciple, p. 75.
  8. Ibid., p. 74.
  9. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 516.
  10. Principe de philosophie positive, préface d’un disciple.
  11. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 602.
  12. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 587.
  13. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 562-564.
  14. Ibid., préface, p. IV.
  15. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 651.
  16. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 663.
  17. Remarques sur la 2e édition de Conservation, Révolution, Positivisme.
  18. Principes de philosophie positive, préface d’un disciple, p. 71.
  19. Remarques, p. 278.
  20. M. Littré est revenu plusieurs fois sur la théorie de la hiérarchie des sciences et de leur coordination, si chère à Auguste Comte. Il l’a exposée et défendue contre ses adversaires, dans son livre sur Auguste Comte et le Positivisme, dans sa Leçon à l’École polytechnique en 1871, dans la préface de la Science au point de vue philosophique. Il se l’est donc fortement appropriée, mais il ne s’en sert, à ma connaissance, qu’une fois, uniquement pour ranger dans un certain ordre les morceaux très divers qui composent ce dernier volume et leur donner une sorte de cohésion apparente et d’enchaînement qu’ils n’auraient pas dans cela. C’est là unes de ces théories qui ont leur intérêt spéculatif, mais qui pour être appliquées à l’évolution historique des sciences demandent bien des correctifs et des atténuations. En tout cas, elle peut être indifféremment acceptée ou rejetée par des philosophes, ou des savans, sans que ces philosophes ou ces savans soient à aucun degré des adeptes de la doctrine positive. Elle n’est donc pas essentielle à cette doctrine.
  21. Transrationalisme. (Revue de philosophie positive, janvier 1880, passim. )
  22. Transrationalisme. (Revue de philosophie positive, janvier 1880, p. 42. )
  23. Nous avons déjà touché ce point, qui a son importance, dans le livre intitulé le Matérialisme et la Science, chap. III.
  24. Page 34.
  25. Revue de philosophie positive, janvier 1880, p. 43.
  26. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 505.
  27. Revue de philosophie positive, janvier 1880, p. 49.
  28. Premiers Principes, chap. IV, p. 93-103.
  29. Remarques, p. 312.
  30. La Science au point de vue philosophique, p. 559 et préface.
  31. La Science au point de vue philosophique, p. 308.
  32. Stuart Mill, la Logique, chap. IV.
  33. Revue de philosophie positive, janvier 1870.
  34. La Science au point de vue philosophique, p. 331, 339 et 346.
  35. Conservation, Révolution, Positivisme, 2e édition, p. 395.
  36. Principes de philosophie positive.
  37. Les Causes finales, par M. Paul Janet, 2e édition, p. 631.
  38. Préface d’un disciple, p. 37.
  39. Conservation, Révolution, Positivisme, 2e édition, p. 409.
  40. Ibid., p. 395.
  41. Ibid., p. 395.