Émile Ollivier en 1848 d’après son journal intime
A la date du 27 février 1848, on lit dans le Journal d’Emile Ollivier : « Gloire et bénédiction à Dieu ! En quelques heures, il a renversé une monarchie puissante et affranchi le peuple. La République est proclamée. J’osais à peine espérer qu’elle se réaliserait après de longues années. Et elle existe, reconnue par tous. Combien j’oublie de douleurs en ce jour ! Je pars, accompagné de mon père, pour Marseille. Je suis nommé commissaire du gouvernement dans les Bouches-du-Rhône et le Var. Je suis effrayé de cette mission : que vais-je trouver dans ces pays ardens ? Au milieu de ma frayeur se glisse cependant la lueur d’espérance. J’ai en moi de si grands trésors d’amour à répandre qu’il me semble que je réussirai. »
La plus imprévue et peut être la plus formidable de nos révolutions, celle qui déchaînait sur la France la puissance sans frein du suffrage universel, venait de s’accomplir. Le parti républicain, surpris lui-même par sa victoire offrait peu d’hommes capables de faire face à cette situation. Lorsqu’on eut placé tous les vétérans, on chercha parmi la jeunesse. Emile Ollivier était un des plus désignés parmi les jeunes. Son talent qui s’affirmait et qui commençait à être connu, son caractère qui inspirait le respect et la sympathie le signalaient à l’attention. Ledru-Rollin proposa le fils de son ami aux maîtres du jour. Lamartine l’agréa avec empressement : il pensa que cet enfant du Midi, si jeune et si éloquent, saurait mieux que tous calmer et apprivoiser ses compatriotes. Emile Ollivier fut envoyé à Marseille, en qualité de commissaire de la République, en même temps qu’Emmanuel Arago à Lyon. Tous deux avaient des pouvoirs indéfinis, c’est-à-dire illimités. Lorsque lui fut imposée une aussi terrible responsabilité, Emile Ollivier avait vingt-deux ans et demi.
Tandis que la chaise de poste pavoisée de drapeaux l’emportait vers Marseille, il méditait dans un coin sur ce qu’il aurait à dire et à faire vis-à-vis du monstre aux mille têtes. Son père, le fougueux révolutionnaire Démosthènes Ollivier, exubérant, agité, lui traçait un programme radical, socialiste, anticlérical, antiploutocrate, etc. ou bien descendait à chaque relais sur le marchepied, et haranguait les curieux qui se pressaient autour de la voiture. Les populations ne dissimulaient point leur effroi ; Démosthènes les rassurait. Il leur promettait la fraternité la plus tendre, l’égalité la plus absolue, la liberté la plus illimitée. Tant qu’on n’atteignit pas le département des Bouches-du-Rhône, Emile le laissa discourir, mais dès qu’apparurent les premières maisons de la ville d’Aix, le commissaire crut devoir faire acte de gouvernement. « Laisse-moi parler, » dit-il à son père. Démosthènes ébahi s’effaça. Comment cet enfant, qui n’avait jamais affronté la foule, allait-il s’en tirer ? Il s’en tira triomphalement. Il ne promit pas l’âge d’or, mais il demanda avec fermeté, avec passion, que les républicains fissent honneur à la République en se montrant amis de la justice, respectueux des droits et de la liberté de tous. Sa parole sincère, émue, étonna, toucha, exalta : bien des yeux, quand il se tut, étaient mouillés de larmes ; Démosthènes, heureux, ne cacha pas les siennes.
A Marseille, même scène. Une multitude innombrable s’entassait sur la Cannebière, malgré une pluie fine particulièrement déplaisante aux Méridionaux ; Emile Ollivier prêcha encore le devoir, la justice, le respect des lois et des vaincus et fut acclamé. La première bataille était gagnée : tous les cœurs populaires étaient à lui.
Il rentra dans la vieille préfecture où l’attendaient de vieux amis fidèles de Démosthènes, entre autres Lecourt, le premier avocat de Marseille, et celui qu’on appelait le « farouche » Agénon. Son ancien professeur de la pension Spiess, Dolques, le serra dans ses bras. Emile Ollivier lui demanda d’être son secrétaire particulier : Dolques, très répandu dans la société marseillaise, pouvait mieux qu’aucun le guider dans certaines démarches, et ce secrétaire fut en effet un auxiliaire précieux. Masnou, qui prit le poste de secrétaire général, Eugène Picard, un camarade de l’Ecole, homme pratique, avisé et sage, qui fut chef de cabinet, achevèrent de l’entourer d’amis dévoués et intelligens.
Exténué par ce long voyage et ces premières émotions, Emile Ollivier allait se reposer lorsque, à neuf heures du soir, une bande nombreuse se présenta dans la cour de la préfecture sous la conduite d’Agénon. Celui-ci, dans son entrevue de l’après-midi, avait réclamé d’être nommé immédiatement maire de Marseille et, courroucé de la froideur avec laquelle avait été accueillie son injonction, revenait, à la tête de ses troupes, sommer le fils de son ami Démosthènes d’adopter une politique révolutionnaire, de destituer séance tenante M. de Montricher, l’ingénieur du canal de la Durance, de mettre en prison l’évêque, Mgr de Mazenod, et d’instituer, sous le nom de Commission municipale, un Comité de salut public. Le commissaire écouta la sommation jusqu’au bout ; puis, quand elle fut terminée, il répondit d’un ton calme :
— Messieurs, j’honore vos dévouemens, j’aurais été heureux de suivre vos inspirations et je suis désolé de ne le pouvoir. Non seulement je ne destituerai pas M. de Montricher, dont la probité égale la haute valeur technique, mais je compte le mettre à la tête des ateliers nationaux qui vont être ouverts dans la ville. Non seulement je n’emprisonnerai pas Mgr de Mazenod, mais quoique, selon la règle, je doive attendre sa visite, j’irai moi-même le visiter demain. Non seulement, je ne mettrai pas en vos mains seules l’administration municipale, mais en réservant aux républicains de la veille la part légitime à laquelle ils ont droit, je compte offrir aux représentans autorisés des autres partis d’entrer dans la Commission municipale de manière qu’il n’y ait pas sous mon gouvernement des vainqueurs proscrivant des vaincus. »
On devine la stupeur, puis la rage qui accueillirent ces déclarations. Quoi ! c’était là ce fils de Démosthènes dont les partis violens n’attendaient que soumission aveugle ! C’était bien la peine de lui avoir confié des pouvoirs illimités ! Au lieu de tout épurer, de tout fracasser, de tout renouveler, il venait chanter le devoir, la vertu, la concorde, et prétendait, avec de telles fadaises, servir la République ! La députation se retira en se promettant de châtier l’impertinent et en lui annonçant que le lendemain il aurait une émeute qui l’emporterait.
Lui, alla se coucher et dormit paisiblement. Le lendemain, comme il dormait encore, l’émeute vint en effet et envahit la cour de la Préfecture. Il s’habilla à la hâte, descendit au milieu des manifestons, et, cette fois, non plus avec cette fermeté froide qui les avait exaspérés, mais avec des objurgations pathétiques, il les conjura de ne point déshonorer les débuts de cette République qu’ils avaient appelée et de ne point préparer, par des saturnales sectaires, des réactions vengeresses. Le peuple vaut toujours mieux que ses meneurs : la foule, après l’avoir écouté, le porta en triomphe, et quelques jours après, aucune protestation ne s’éleva lorsque, dans un banquet populaire, sur la grande place de la Plaine, il fit asseoir à ses côtés Mgr de Mazenod.
La première proclamation du Commissaire fut un hymne de gratitude et de confiance : « Citoyens ! je venais, au nom du Gouvernement provisoire, vous convier à prendre votre part du mouvement régénérateur. Je voulais vous dire que Paris avait été sublime de patriotisme et de magnanimité. Mais je ne puis maintenant que vous exprimer l’émotion profonde qui m’a arraché des larmes, quand j’ai vu votre admirable tenue, votre dévouement à l’ordre public et à la République. Vous avez été dignes de votre grande cité et j’ai éprouvé un sentiment d’orgueil en songeant que je suis votre concitoyen, votre frère ! »
En effet, malgré le farouche Agénon, malgré les animosités sourdes qui fermentent toujours contre la sagesse et la droiture, le premier mois du jeune proconsul fut une lune de miel. Les gens posés lui savaient gré de se servir avec tant de prudence de sa toute-puissance si dangereuse à un âge où la folie se fait surtout écouter ; le peuple était enivré de sa parole, idolâtre de sa jeunesse, de sa bonne grâce, de sa simplicité, et aussi de sa vaillance tranquille lorsque, en présence de quelque bourrasque populaire, « toujours maître de lui-même, calme et patient au milieu des cris, son sang-froid finissait toujours par dominer les turbulens[1]. » — « Il y eut là un de ces momens, rares et triomphans dans la vie d’un homme, où tous les esprits semblèrent unis dans une sympathie universelle. Les plus récalcitrans étaient désarmés. Il devint l’engouement, le charme, la fête quotidienne de ces populations impressionnables et expansées[2]. » Quand il faisait ses tournées dans les départemens, d’immenses cortèges l’accompagnaient, précédés de tambourins, de fifres et de drapeaux. Sur une borne, sur une chaise, ou sur quelque estrade pavoisée de lauriers et d’immortelles, il enseignait aux Provençaux l’amour de la République et de la patrie.
A Arles, on lui offrit pour tribune un des gradins du théâtre romain. A la lueur des (lambeaux, devant une foule transportée d’enthousiasme, il évoqua les grandeurs républicaines du passé, « et ses lèvres, comme les lèvres de la déesse antique, eurent les chaînes d’or qui enlacent les auditeurs. Même les ventres affamés ouvraient leurs oreilles pour l’entendre ; on l’acclamait, on le portait en triomphe[3]. »
On lui donna un banquet à Toulon. Il l’accepta, à condition qu’il aurait lieu au Champ de bataille, là même où se firent les exécutions de 1793. « Réunissons-nous, dit-il, à la place où le sang a coulé, pour sceller entre nous un pacte de réconciliation. Célébrons la République de la clémence là où sont restés le plus vivaces les souvenirs de la République de la terreur. » La proposition fut accueillie avec transports. « Lorsque je cherche dans ma mémoire, a-t-il écrit, celui de mes-jours politiques que je voudrais revivre, je n’hésite pas à dire que c’est celui-là. Je vois encore cette multitude agitée sous ma parole, j’entends les acclamations, je vois l’amiral Baudin en larmes dans mes bras… On sourirait si je racontais toutes les scènes pathétiques, naïves ou grandioses, de cette journée. » Un hommage inattendu lui fut rendu quand il visita le bagne : « Ah ! monsieur, lui dit un forçat, si j’avais été défendu par vous, je ne serais pas ici ! » A Marseille, il recueillit un autre mot à peine moins significatif. Il était allé au Club central et venait d’y faire un discours, à chaque instant interrompu par des applaudissemens frénétiques. Embrassé, félicité sur l’estrade, il entendit au-dessous de lui ces paroles d’un ouvrier : « S’il mourait, quel bel enterrement on lui ferait ! » C’était la leçon de l’esclave antique au triomphateur. Elle était bien superflue. Ces triomphes laissaient l’âme d’Emile Ollivier parfaitement paisible.
Ils ne le distrayaient pas de sa tâche d’administrateur. Il n’y montra pas ce que Faguet a appelé « le culte de l’incompétence et la peur des responsabilités. » Ses choix et ses entreprises furent aussi pratiques qu’intrépides. Dans la Commission municipale, il introduisit des ouvriers républicains intelligens et des bourgeois modérés, légitimistes ou orléanistes, d’une capacité indiscutable. Il donna une vive impulsion aux travaux, jusque-là traînans, du canal de la Durance ; du nivellement de la place de la Corderie, de la promenade du Prado, employant à ces besognes utiles les neuf mille ouvriers des ateliers nationaux qu’il avait organisés. Enfin, il facilita au Comptoir d’Escompte l’aide précieuse que cet établissement donnait au commerce. Tout cela se réalisait rapidement, paisiblement : « L’amour du bien public dont il était pénétré parut avec tant d’évidence dans tous ses actes et tous ses discours qu’il désarma les préventions et rendit facile un problème en apparence insoluble : l’établissement sans violence et sans ruse de la République chez le peuple le moins républicain du monde[4]. » Tandis qu’à Lyon Emmanuel Arago, en proie aux violences et au gâchis révolutionnaires, s’apprêtait à donner sa démission, à Marseille un ordre réel régnait, et les affaires se poursuivaient normalement. Mais le parti jacobin frémissait de voir ses espérances de perturbation si mal réalisées. Il trouvait insupportable ce commissaire, qui n’était ni sectaire ni proscripteur et qui ne cherchait à caser dans les emplois publics que les hommes dignes de les remplir, à quelque parti qu’ils appartinssent. N’allait-il pas, aux élections prochaines, patronner la candidature de Berryer, parce que c’était un grand talent et une grande intelligence ? Une dénonciation de tous ces crimes fut adressée à Ledru-Rollin.
Le tribun se crut obligé d’ordonner une enquête. Il la confia à un pur et lui donna le titre de commissaire général. Le quidam en fonctions ne voulut entendre que les délateurs, et il condamna Emile Ollivier sans même l’interroger. Il conclut en même temps à dissoudre la garde nationale, trop bourgeoise, à destituer le directeur du Comptoir d’Escompte, trop conservateur, enfin à détruire par tous les moyens l’alliance des républicains et des légitimistes qui, jusqu’ici, avait procuré l’apaisement.
Il fut facile de démontrer à Ledru-Rollin que ces mesures seraient désastreuses. Sous l’influence de Lamartine, il mit au panier les accusations et les réformes du commissaire général, et ne lui accorda qu’une maigre satisfaction : le commissaire de la République ne gouvernerait plus le département du Var ; il prendrait le titre de préfet des Bouches-du-Rhône et bornerait sa juridiction à ce département. Emile Ollivier fut ravi de la solution : le fardeau de deux départemens était lourd, et déjà, de lui-même, il avait demandé qu’on le réduisit. Les populations du Var, au contraire, furent désolées. L’amiral Baudin exprima son regret, écho du regret général :
« Quel que soit l’homme qui vous succède, écrivit-il (22 mars 1848), il ne pourra vous remplacer. Il aura peut-être la foi, mais aura-t-il, comme vous, la charité ? Vous avez fait ici aimer la République. C’est donc pour le pays d’abord et pour moi personnellement que je regrette la cessation de nos rapports officiels. Mais, à défaut de ces rapports de service public, il restera toujours entre vous et moi cet ordre de sentimens qui lie pour la vie un homme à un autre homme, une haute estime pour vos qualités, une vive sympathie pour votre caractère. — C. BAUDIN. »
C’était encore une bataille gagnée. Une autre remplit le cœur d’Emile Ollivier d’une joie plus douce. Le 28 avril, son père fut nommé député à la Constituante par 58 700 suffrages sur une liste où figuraient Lamartine, Lamennais, Berryer. Le peuple de Marseille rendait à Démosthènes son affection d’autrefois, et le père et le fils se voyaient réunis dans la faveur de leurs compatriotes.
Une seule de ses entreprises lui donna une amère déception.
Abd-el-Kader, retenu captif par Louis-Philippe, malgré l’engagement pris par le duc d’Aumale de lui laisser sa liberté, était prisonnier au Fort Lamalgue près Toulon, lorsque la République remplaça la royauté. Emile Ollivier, convaincu que cette République, qui professait la haine des erreurs monarchiques, allait faire droit à la parole donnée et rendre immédiatement la liberté à l’Émir, courut aussitôt le voir. Il l’assure qu’il peut compter sur la loyauté du gouvernement nouveau et promet tout son concours à cette œuvre de réparation. Sur son conseil, Abd-el-Kader renouvelle, dans une lettre aux chefs de l’Etat, le serment fait au fils du Roi de ne plus combattre nos armes. Cette lettre fut envoyée à Emile Ollivier, accompagnée d’une autre touchante et haute adressée au préfet : « Salut à celui que Dieu a doué d’un esprit parfait et de connaissances approfondies. Dieu donne à qui lui plaît la sagesse et le don de la parole semblable au glaive le plus tranchant. L’homme doué de cette faveur et choisi par Dieu lui est agréable, n’importe son âge. Je me suis vivement réjoui d’avoir fait votre connaissance, car vous êtes un homme d’un esprit profond et d’une intelligence et d’une sagesse rares. — Vous êtes un de ceux qui deviez être choisi pour être un des yeux de la République, afin de voir par vous et distinguer le vrai du faux et le bien du mal. — Il est d’habitude aux Français de ne point manquer à leur parole, pas plus que de tromper ou de trahir. — Je n’ai pas pu m’expliquer pour quelle raison ils ont fait défaut à leur caractère. — Ils m’ont négligé et ne veulent point suivre à mon égard leur sentiment naturel. Aujourd’hui, s’il plaît à Dieu, je trouverai justice et raison, puisque l’état des choses survenu doit être heureux pour tout le monde. — Je désire bien ardemment que votre parole en ma faveur soit accueillie par le gouvernement républicain. Salut. » (15 mars 1848).
La requête et le serment commentés par une longue dépêche du commissaire furent aussitôt transmis à Dupont de l’Eure, président du Gouvernement provisoire. « Délégué dans le Var, disait la dépêche, j’ai cru que mon premier devoir était de faire ce qui était dans vos cœurs. — Après le beau manifeste qui a étonné l’Europe, ce serait faire un acte glorieux que d’exécuter une parole donnée par le fils d’un roi et trahie par la royauté. Il s’agit de notre bien le plus précieux, de notre honneur. — La France est assez puissante pour ne pas redouter un tel ennemi. — Elle ne lésera jamais assez pour affronter la malédiction qui s’élèvera chaque jour du tombeau de notre ennemi trompé. Lorsque Napoléon alla s’asseoir au foyer britannique, l’intérêt de l’Angleterre à le tuer hypocritement était immense, évident : y a-t-il cependant une âme honnête qui n’ait protesté ? Aujourd’hui le danger que peut nous occasionner la mise en liberté d’Abd-el-Kader est douteux, et si nous le gardons, la honte est la même. — Citoyen, je fais appel à la loyauté de votre vie entière ! » L’émouvante supplique n’obtint rien. Les anciens adversaires d’Abd-el-Kader, presque tous les généraux d’Afrique et les bureaux du ministère inspirés par eux, soutinrent violemment que le serment du chevaleresque captif n’avait aucune valeur, et qu’à peine libéré il rallumerait la guerre sainte. Ce raisonnement prévalut. Emile Ollivier recommença à plusieurs reprises, par des campagnes dans les journaux, sa généreuse tentative, mais ce fut seulement en 1852 que Napoléon III, devenu maître absolu du pouvoir, s’acquitta de la promesse faite à Abd-el-Kader par les précédens gouvernemens.
Des satisfactions de cœur imprévues et charmantes faisaient cependant connaître à Emile Ollivier la douceur de la vie. Il y avait à Marseille une famille qui, par l’intelligence, les relations, la fortune, jouissait d’une véritable suprématie. Le père, un des premiers médecins de la ville, le docteur Chargé, homme brillant, séduisant, cultivé, occupait dans le parti légitimiste une situation prépondérante ; la mère, créole ravissante, spirituelle et gracieuse, était adorée de tous ceux qui la connaissaient ; leur fille Marie, qui allait atteindre ses quatorze ans, passait pour une enfant de génie. Sa taille élancée, sa beauté rêveuse, le regard pénétrant de ses grands yeux bleus, son esprit avide de toutes les belles clartés, les saillies précoces de son intelligence étaient, en effet, au-dessus de son âge, et Dolques, son professeur d’histoire et de littérature, était très fier de son élève. Autant que ses fonctions de secrétaire du préfet le lui permettaient, il venait voir Mme Chargé en familier de la maison et parlait avec enthousiasme de son autre élève, celui dont la parole domptait les foules. Il inspira à la mère et à la fille et même au docteur, malgré ses opinions intransigeantes, un vif désir de connaître Emile Ollivier. En même temps, il entretint si souvent celui-ci du rare attrait de ses relations avec les Chargé, qu’Emile Ollivier en devint curieux. Il se laissa donc persuader de renoncer un soir à ses habitudes quasi-cénobitiques et de se rendre avec Dolques, à quelques pas de la préfecture, rue Lafont, à l’heure où Mme Chargé recevait ses visiteurs intimes.
Il fut charmé et il charma. Le docteur jugea que Dolques n’avait rien exagéré. Très cultivé lui-même, il éprouva un vrai plaisir à causer avec ce jeune homme dont il mesurait la haute valeur. Mme Chargé, éprise surtout de noblesse morale, sentit toute celle de son visiteur et s’attacha aussitôt à lui d’une tendresse maternelle. L’émotion de leur fille fut inexprimable. Créole et provençale, ardente comme le soleil du Midi, l’imagination nourrie d’idéal, vivant dans la religion de ce qui est grand et beau, c’est un culte passionné qu’elle voua dès la première heure à celui en qui elle découvrait tout ce qu’elle avait rêvé. « Je le voyais pour la première fois, a-t-elle écrit, il me sembla le reconnaître. Il parla ; sa voix m’était familière ; il me sembla qu’elle avait de toute éternité résonné au fond de moi-même. J’étais dans un coin, il ne faisait nulle attention à moi, car pour lui j’étais une enfant, mais mon âme était suspendue à ses lèvres, ou plutôt je crois que mon âme naquit de ses paroles et s’alluma à son regard[5]. »
En effet, Emile Ollivier n’avait pas d’abord prêté grande attention à l’admirable enfant qui lui avait ainsi donné son âme. Mais, à ses visites suivantes qui se succédèrent fréquemment, il remarqua son attention intense, sa physionomie expressive et ses observations révélatrices d’une vie intérieure active. Il dit à Dolques : « Cette jeune fille parait bien remarquable. — C’est, répondit Dolques, une des plus belles intelligences que je connaisse ! »
Des habitudes d’intimité s’établirent. A la fin d’avril, la famille Chargé s’étant installée dans une villa du Prado, au bord de la mer, Emile Ollivier y allait souvent diner et passer la soirée. On s’asseyait dans le jardin, on causait jusqu’à dix ou onze heures ; quelquefois on prenait une barque et on « se charmait, » comme on dit en Provence, de la beauté de la nuit étoilée, inspiratrice des épanchemens de l’âme. Emile Ollivier et Dolques récitaient des vers de Lamartine et de Hugo ; ils discutaient avec chaleur du présent, de l’avenir, de la République, oubliant le sol mouvant sur lequel elle croyait se fonder et ne voyant l’humanité que belle et bonne, tandis que le docteur, sceptique, raillait amicalement leurs illusions, et que Marie et sa mère donnaient leur assentiment enthousiaste aux thèses généreuses[6].
« Il m’expliquait mes pensées, a-t-elle raconté, et à partir de ce moment, ce qui était en moi à l’état le plus vague d’instinct devint la passion et le culte de la vérité. A mesure que je le voyais et l’entendais, tout se transformait en moi. Pour lui et par lui je devins bonne et l’on m’aima ; pour lui et par lui je devins intelligente et l’on me loua, et j’en étais heureuse parce qu’il me semblait que c’était à lui que l’on rendait hommage en moi. Poésie, littérature, musique, sciences, histoire, politique, tout m’intéressa parce que tout me rapprochait de lui et me permettait de le mieux aimer. Je n’éprouvai plus de vide, je ne ressentis plus de tristesse sans cause, je ne connus plus l’isolement. Je parlais de lui à ceux que je voyais et les syllabes de son nom, que j’aimais à prononcer, me remplissaient de joie. Lorsque je priais surtout, son nom revenait sans cesse sur mes lèvres[7]. »
Une telle passion pouvait-elle rester ignorée de celui qui l’inspirait ?
- Amor che a nessun amato d’amar perdona,
a dit le poète par qui, à l’âge de onze ans, fut aimée Béatrice. Emile Ollivier comprit l’émoi de ce cœur d’enfant qui battait comme un cœur de femme. Il en fut doucement troublé. Un moment, il conçut l’espoir que, plus tard, devenu digne mondainement d’aspirer à cette idéale créature, il pourrait réaliser le rêve auquel elle le conviait. Mais la pensée de tous les obstacles qui se dressaient entre elle et lui l’arrêta : elle était riche, il était pauvre, elle serait dans peu d’années recherchée par les plus brillans épouseurs, entraînée vers d’attrayans engagemens, tandis que lui, exposé aux vicissitudes les plus aléatoires de la politique, serait peut-être rejeté dans l’obscurité des labeurs ingrats. Il s’interdit donc de songera cette chimère et s’accorda seulement de prendre le rôle d’un grand frère qu’on consulte et qui conseille, laissant son cœur s’abandonner à un sentiment imprécis et délicieux qui insensiblement l’enchantait chaque jour davantage…
Cependant le préfet de Marseille sentait qu’un travail occulte affaiblissait chaque jour son ascendant et qu’il lui faudrait bientôt livrer l’inévitable bataille. Des manifestations de plus en plus fréquentes venaient le sommer de décréter des mesures iniques, stupides. Celle qu’elles exigeaient maintenant, c’était le renvoi, d’équipes d’ouvriers étrangers auxquelles il avait fallu recourir aux momens d’urgence. Les ouvriers français, importunés de cette concurrence nécessaire, demandaient à en être débarrassés per fas et nefas. Emile Ollivier refusa de les satisfaire : « Voulez-vous, oui ou non, leur dit-il, vous montrer dignes de la liberté ? Vous ne demandez, dites-vous, que l’expulsion des ouvriers étrangers ? Nous vous avons déjà accordé ce qui pouvait paraître fondé dans cette réclamation en préparant l’embarquement de tous les étrangers nomades qui encombrent notre ville. Mais nous refusons complètement de prendre aucune mesure contre ceux qui y sont sérieusement établis. Vous les avez appelés dans les jours prospères parce qu’ils vous étaient indispensables, gardez-les dans les jours difficiles parce qu’ils ont besoin de vous… Il ne suffit pas que la fraternité flotte sur nos bannières, il faut qu’elle descende en nous et qu’elle vive en nos actes ! » Cette fois encore, il eut gain de cause. Mais un incident nouveau lui fit voir combien cette victoire était précaire.
Chaque jour lui arrivait une volumineuse correspondance dans laquelle se trouvaient, en nombre égal, des congratulations, des demandes de places et des dénonciations. Ses secrétaires répondaient aux congratulations par des remerciemens, aux demandes de places par des échappatoires, aux dénonciations en les renvoyant à leurs auteurs. Un jour, dans ce tas de lettres, ils en trouvèrent une qu’ils crurent devoir lui présenter. Elle disait : « Je suis un pauvre jardinier, je viens d’avoir un enfant ; si vous consentiez à être son parrain, je serais le plus heureux des hommes. » Emile Ollivier accepta et alla, dans un petit village des environs de Marseille, remplir solennellement son office de parrain. Puis, emporté par les événemens, il ne songea plus à ce détail.
Peu de temps après, le 18 juin, à dix heures du soir, il venait de rentrer dans la préfecture vide et silencieuse, secrétaires et domestiques étant allés jouir de la fraîcheur du soir, et il s’était retiré dans son appartement quand il entendit une rumeur formidable. Deux larges terrasses dominant la cour intérieure permettaient de voir d’en haut ce qui se passait au dehors. Emile Ollivier y court, aperçoit une foule hurlante groupée autour d’un drapeau rouge. Déjà le factionnaire qui gardait la porte était désarmé et la porte assaillie de coups violens. Parmi les mutins Emile Ollivier reconnaît une troupe parfaitement ivre d’ouvriers parisiens arrivés récemment soi-disant pour s’enrôler dans l’armée italienne et que, dupe de leur apparente ferveur pour la cause italienne, le préfet nourrissait à ses frais en attendant qu’ils reçussent leurs passeports. La préfecture n’était gardée que par le concierge ; éperdu, tout en larmes, le pauvre homme s’était caché au fond de sa loge. Emile Ollivier était en réalité seul. Mais tant de fois déjà il avait triomphé de semblables périls en les bravant qu’il résolut de payer d’audace cette fois encore. Il descend, traverse la cour, va lui-même ouvrir la porte. Un tourbillon d’hommes s’élança, comme un flot, devant lequel la digue vient de se rompre. Il eut à peine le temps de reculer, pour s’y adosser, jusqu’à la porte de l’appartement intérieur. La cour pleine à déborder, un fort gaillard s’avança et dit : « Le peuple a eu confiance en toi, mais tu ne vaux pas mieux que les autres, tu n’es qu’un traitre ; les ouvriers ne veulent plus travailler que huit heures et tu n’obliges pas les patrons à y consentir. » Cette harangue furibonde écoutée patiemment, Emile Ollivier saisit par le bras le meneur, le repoussa de deux marches au-dessous de lui, et lui dit : « Maintenant, misérable, écoute-moi ! » Aussitôt ce fut une immense clameur qui recommençait plus furieuse chaque fois qu’il ouvrait la bouche : « Empêchons-le de parler ! Empêchons-le de parler ! » Il se croit perdu… L’espace resté un instant vide devant lui se resserrait, la foule le pressait les armes se levaient sur sa tête, lorsque tout à coup un homme en blouse brandissant une hache, se fraye un passage parmi les furieux en criant : « Laissez-moi passer ! » On pensa qu’il venait achever la victime et les rangs s’ouvrirent. Mais l’homme arrivé près d’Emile Ollivier, au lieu de laisser retomber la hache sur sa tête, se retourne, se campe devant lui, et crie : « Vous me tuerez avant de le toucher ! » Cette intervention imprévue déconcerte les assaillans. Emile Ollivier aussitôt écarte son défenseur et s’écrie : « Vous ne m’arracherez aucune concession par vos menaces ; je ne laisserai pas avilir entre mes mains l’autorité dont je suis le dépositaire. » Ces paroles, l’acte de l’homme du peuple, l’attitude résolue d’Emile Ollivier dégrisèrent les Parisiens. Ils se rappelèrent que ce jeune homme ne leur avait fait que du bien, ils s’interposèrent à leur tour. Des secours du dehors arrivèrent. Emile Ollivier fut sauvé. Son défenseur était le brave jardinier qu’il avait fait un jour le plus heureux des hommes. Mais cet épisode n’était que la dernière halte avant le grand conflit. Quatre jours après, les journées de juin commençaient à Marseille.
Le 22, dès le matin, des barricades s’élevaient, le peuple était en armes ; un capitaine de la garde nationale était tué, un général blessé. Emile Ollivier fit encore une tentative de conciliation en envoyant son secrétaire et ami, Masnou, parlementer avec les insurgés. Celui-ci n’obtint aucune concession et fut gardé dans la forteresse improvisée en qualité d’otage. L’effort de l’insurrection ne faisait que croître. Il allait, si on le laissait se développer, devenir formidable, et la garde nationale, seule sauvegarde de la cité, offrait peu de garanties. Emile Ollivier résolut de ne plus perdre de temps en pourparlers inutiles. Il passait en revue le peu de troupes dont il disposait et envoyait partout des ordres énergiques lorsqu’il apprit que le général Changarnier était arrivé dans le port avec des bataillons d’Afrique. Le faire venir aussitôt, organiser le débarquement des soldats, les lancer contre les barricades encore peu nombreuses, les enlever, délivrer Masnou, mettre les mutins en déroute, Emile Ollivier s’avançant lui-même en tête de la première colonne, ce fut l’affaire de quelques heures. En une journée l’insurrection était maîtrisée à Marseille presque sans effusion de sang.
La victoire, si rapide et si complète, avait été facilitée par la sagesse des ateliers nationaux. Admirablement organisés, n’ayant souffert ni du chômage, ni des inégalités, les ouvriers, confians dans la justice du préfet, avaient continué à travailler, au lieu de s’engager dans l’émeute comme ils avaient fait à Paris. Les Marseillais, dès le lendemain de la bataille, pouvaient reprendre dans le calme leurs affaires.
Ce n’est pas pourtant un cri de reconnaissance qui accueillit ce dénouement inespéré. Les conservateurs extrêmes réclamaient des exécutions impitoyables, des jugemens sommaires, toutes sortes de mesures d’exception. Leurs clameurs ne firent pas céder Emile Ollivier. Il ne voulut pas que les malheureux égarés qui remplissaient les prisons fussent privés d’une justice régulière, il leur assura les garanties du jugement par jury. La colère des réactionnaires ne connut plus de bornes. Oubliant de quels périls la modération ferme du jeune commissaire les avait sauvés à ses débuts, ils accusèrent le préfet de complicité avec les émeutiers et le firent déchirer par leurs journaux. Leur violence trouvait un écho et un concours parmi les révolutionnaires intrigans qui, aux journées de juin, avaient attendu l’issue de la lutte pour se montrer el qui s’empressaient à se venger de celui qui les avait naguère matés. Dans cette ville où il n’avait marché qu’au milieu des acclamations, le préfet ne fut plus même salué, et s’étant obstiné à assister à une revue de la garde nationale, il y fut presque hué.
Emile Ollivier jeta un cri de protestation : « Prenez garde qu’on ne puisse dire plus tard que, dans une époque de révolution, au milieu de la France agitée, il s’est trouvé un jeune homme au cœur rempli d’amour et de dévouement qui est arrivé au milieu d’une ville éperdue et troublée, que ce jeune homme, au lieu de# faire un usage despotique de ses pouvoirs illimités et d’abattre ceux qui alors étaient des vaincus, a usé ses forces à prêcher la concorde, la fraternité, l’oubli des ressentimens, et qu’en récompense on a flétri ses actions les plus pures, que de l’amour de son père on a fait de la trahison, que des sentimens ardens qui exaltaient son âme on a fait une rhétorique sentimentale… Je vous le demande, qu’aurez-vous alors à répondre aux hommes de violence qui blâmaient ce jeune homme de sa mansuétude, et qui sont devenus ses ennemis implacables parce qu’il n’a pas voulu suivre leurs inspirations ? Que répondrez-vous à ceux qui ne voudront plus agir que l’épée à la main et la menace à la bouche ? »
Quel gouvernement a jamais eu le courage de protéger un serviteur impopulaire ? Le général Cavaignac, devenu chef du pouvoir, révoqua Emile Ollivier ; mais il était honnête homme : constatant que le préfet n’avait mérité aucun blâme réel, il se borna à le nommer a une autre préfecture moins importante, celle de Chaumont.
Emile Ollivier voulut d’abord refuser. « Le retour à la vie privée n’a rien qui m’effraie, écrivait-il. Bien souvent depuis quatre mois je me suis rappelé ces paroles de Millon que je redis plus volontiers que jamais aujourd’hui : « Oh ! combien de fois, depuis que je suis entré dans cette mer turbulente de la politique, au milieu de ses rauques disputes, m’est-il arrivé de regretter ma solitude animée d’heureuses pensées et cette atmosphère paisible et pure de mes études bien-aimées qui m’enchantaient d’innocence, de douceur et d’harmonie ! » Ses amis, qui avaient été frappés des qualités éminentes d’administrateur qu’il avait montrées dans ces quatre mois, le pressèrent de prouver à ses ennemis qu’il était à la hauteur de toutes les tâchés et qu’un théâtre moins brillant et plus paisible ne l’effrayait pas. Il les écouta, et rejoignit son nouveau poste le 13 juillet.
Avant de partir, Emile Ollivier avait adressé ses adieux aux Marseillais : « En entrant dans la vie publique, j’ai pris envers moi-même l’engagement de n’avoir jamais pour guide et pour boussole que ma conscience et la sainte lumière du devoir. Quand la popularité m’accompagnera dans cette voie, je bénirai Dieu d’avoir rendu mes efforts féconds. Quand la calomnie sera ma seule récompense, je ne dévierai pas davantage, car je sais que, derrière les accusateurs injustes, il y a les honnêtes gens dont l’estime est la meilleure et la plus sûre des popularités. »
Son départ mit de la tristesse dans bien des cœurs. Aucun ne fut plus triste que celui de l’enfant à qui, sans s’en douter, il avait appris l’amour : « A l’immense douleur dont je fus abreuvée, a-t-elle écrit, je compris que je l’aimais plus encore que je ne l’avais cru… Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi n’ai-je pu le lui dire ? pourquoi n’ai-je pu le consoler ? Je l’aurais environné de tant de tendresse ! ma pensée eût été un écho si Adèle de la sienne ! O mon bien-aimé, chasser les ombres de ton front, et verser un baume sur tes blessures ; te faire oublier les injustices des hommes, tes douleurs du passé, les préoccupations de l’avenir, ce serait mon rêve, mon bonheur, et il me semble que ce devrait être mon lot[8]. »
Emile Ollivier n’entendit pas ce cri, ou plutôt il ne voulut pas l’entendre, lorsque, dominant avec effort l’émotion qui le bouleversait lui-même, il serra pour la dernière fois la main glacée de Marie et détourna son regard de ses beaux yeux désolés. Il pensait que la vie le séparait d’elle pour jamais et il voulait entrer fort et calme dans sa nouvelle voie.
Emile Ollivier s’arrêta à Paris quelques jours près de son père. Il alla rendre compte à Ledru-Rollin de ce qui s’était passé à Marseille et fit une visite à Lamartine. Le poète, dont la fortune politique déclinait aussi, emportée comme celle de l’orateur par l’ouragan de juin, occupait alors un appartement rue de l’Université. Dans le vaste salon, où il recevait les amis fidèles, encore nombreux, qui entouraient sa disgrâce, il était adossé à la cheminée, causant au milieu d’un groupe, lorsque Emile Ollivier fut annoncé. Il s’interrompt aussitôt, s’avance au-devant du visiteur et, d’un de ces gestes royaux qui lui étaient familiers, il lui tend la main en s’écriant : « Mon cher, je suis fier de vous ! » Puis il le présente à tous, le fait asseoir, se met à ses côtés et lui demande le récit de sa mission en Provence, l’approuvant, le félicitant de nouveau sans se lasser. Quels mécomptes n’étaient point compensés par une telle sanction ! Emile Ollivier reprit sa route, l’âme rassérénée. Il avait chassé les amertumes et les rêves, et il ne songeait plus qu’à remplir de son mieux ses attributions de fonctionnaire. Il arriva à Chaumont quelques jours avant la distribution des prix du collège. Le jour de la solennité, à côté du corps des pompiers qui, gravement, vient le chercher et l’escorter, un groupe de collégiens en uniforme s’avance. C’étaient les élèves de rhétorique, attirés par la jeunesse du préfet, qui venaient, eux aussi, lui faire escorte. Le rhétoricien Fèvre, qui fut plus tard le chanoine Fèvre, a rendu compte de cette séance : « Le discours d’Emile Ollivier fut le plus propre à enchanter ses auditeurs ; il leur dit qu’il éprouvait une double joie à présider cette fête, puisque, il n’y a pas très longtemps encore, il était lui-même sur ces bancs, et que, cette joie, il la doit à la République, la République dont ils apprennent à admirer les héros et dont les auteurs immortels leur enseignent les gloires. Jamais on n’avait entendu parler ainsi dans la Haute-Marne. Cette voix enchanteresse, cette parole émue, ces images de patrie, de liberté, de travail, de dévouement, qui rendaient si bien les aspirations de nos jeunes âmes, produisirent un effet extraordinaire et laissèrent dans la mémoire des auditeurs une impression inoubliable[9]. »
Les collégiens reconduisirent l’orateur avec plus d’enthousiasme encore qu’ils ne l’avaient amené. La visite du préfet à travers son département excita les mêmes transports. « Les populations furent, encore plus profondément que celles du Midi, entraînées. On s’en souvenait naguère partout[10]. » Sa proclamation d’arrivée avait beaucoup plu : « Mon administration, disait-il, sera ici ce qu’elle a été dans ma ville natale : une prédication constante de la fraternité et de l’ordre. Loin de m’associer aux coteries et aux passions rivales, je demanderai l’oubli des discordes. Au lieu de passer en froides discussions, en haines stériles, le temps qui nous a été prêté pour nous rendre mutuellement heureux, aidons-nous avec indulgence, rejetons les pensées violentes et tortueuses. Dieu alors bénira nos efforts communs, et nous serons dignes d’être comptés parmi ceux dont se glorifie la France régénérée. » Il reprit le même thème à la réception des fonctionnaires et à la revue de la garde nationale : « Fermement dévoué à l’ordre, décidé à faire respecter les droits de la famille et de la propriété, à repousser l’anarchie et l’oppression sous toutes les formes, il veut, dit-il, que la République soit le règne de la liberté, de la justice et du droit. » Les Champenois continuent à l’écouter avec ferveur et lui vouent un attachement « basé sur l’estime plus encore que sur l’enthousiasme[11]. »
La tristesse d’Emile Ollivier n’en était pas moins intense. Il recommence son Journal, interrompu pendant ses quatre mois de Marseille, par une citation désenchantée de l’Ecclésiaste : « J’ai considéré les oppressions qui se commettent sous le soleil, et les opprimés sont dans les larmes, et personne ne les console ! Et j’ai trouvé les morts plus heureux que les vivans, et plus heureux que les uns et les autres ceux qui n’ont pas encore existé et qui n’ont pas vu les mauvaises actions qui se commettent sous le soleil. »
Cependant il avait reçu une lettre de Dolques, qui constatait de chères fidélités :
« Août 1848. — Ainsi tout est consommé… Vous êtes à Chaumont et vous voilà contraint à recommencer les ennuis d’une préfecture ; ils ne seront ni aussi nombreux ni aussi lourds, et vous ne trouverez point parmi vos agrestes Champenois les ignobles passions qui ont rendu amers vos derniers jours en Provence ; mais il est impossible que vous y rencontriez d’aussi ardentes sympathies. On vous écoutera, on suivra votre impulsion, on vous obéira, mais on ne vous aimera pas comme Vous êtes aimé ici de tous ceux qui vous ont connu ou seulement entrevu. — Je ne vous dirai pas combien souvent vous êtes l’objet de nos entretiens dans la famille Chargé, ni les regrets que votre départ a laissés parmi ses membres grands et petits ; je ne vous dirai pas non plus combien de stupides préventions sont tombées devant nos simples explications. Ce que vous ne saviez pas, c’est qu’il y a une foule d’autres cœurs qui battent à votre nom. Une évidente réaction s’est opérée en faveur de la vérité et de la justice. Ah ! pourquoi votre père a-t-il des opinions si extrêmes ? »
Mais ces véridiques assurances ne le consolaient pas. Qu’importait qu’on pensât encore à lui ? N’était-il pas certain qu’on n’y penserait bientôt plus et qu’un éloignement prolongé a raison des plus vives affections ? Le ciel gris de la Champagne, la pluie fréquente, l’éloignement des auxiliaires dévoués retenus à Marseille, les uns, comme Dolques, par des liens de parenté, les autres, comme Masnou, Eugène Picard, Séguier, par des postes qu’il leur avait assurés dans la magistrature, lui rendaient plus cruel le ressouvenir du beau ciel où ses yeux et son âme s’emplissaient de lumière. Il est, du reste, inquiet des destinées de la République et la voit avec angoisse s’engager avec Cavaignac et l’Assemblée Constituante dans la politique réactionnaire qui lui sera funeste. Il écrit à Séguier :
« 23 août. C’est avec la plus vive émotion que je vous écris. Votre lettre, que je viens de relire pour la dixième fois, me pénètre d’une chaleur douce et me fait oublier la bise qui ébranle ma fenêtre. Je me suis retrouvé un instant dans le courant électrique, et les battemens précipités de mon cœur m’ont rappelé des images et des souvenirs chéris. Mais il faut, hélas ! revenir vite à la réalité, et l’envisager telle qu’elle est, triste et décourageante. Je ne parle pas pour moi personnellement. Chaumont est une petite ville sombre, sans mouvement intellectuel, mais où l’on trouve le silence et la possibilité du travail. Ce qui me désole, c’est la nécessité de l’inaction et du repos forcé quand le vaisseau court aux écueils et que les mâts crient. Pauvre peuple ! Sans doute, et vous m’en avez vu faire la triste expérience, les hommes sont guidés par des mobiles honteux, mais est-ce leur faute ? Ont-ils entendu la bonne parole ? Leur a-t-on appris que la vertu et la simplicité du cœur étaient dans ce monde la plus grande richesse ? Où est le Dieu qu’ils invoquent dans leurs prières ? — Oh ! je souffre cruellement quand ces choses traversent mon esprit, et l’isolement de ma pensée augmente ma souffrance. Unissons-nous du moins par les aspirations communes de nos cœurs. Tous deux nous croyons que le règne de la haine est passé, que c’est l’amour seul qui doit féconder le monde. Nous avons banni des moyens honnêtes de gouvernement les mesures de compression dont l’Assemblée nous donne le spectacle lamentable. Nous croyons que le gibet du Christ est une plus grande leçon que la torture du coupable. L’égoïsme ne nous a point desséchés et nous savons ce que c’est que le pardon des injures. — Dépositaires, dans des situations différentes, d’une partie de la puissance publique, nous ne voyons dans le pouvoir qu’un apostolat et dans l’autorité que l’obligation de devenir « le serviteur de « tous, » selon la parole de saint Paul. Que nous importent les déceptions et les peines d’ici-bas ? La main qui tient les rênes du monde, si nous avons un rôle à remplir, saura nous trouver et nous remettre l’arme qui conviendra. »
La vie paisible qu’il menait à Chaumont permettait à Emile Ollivier de consacrer chaque jour quelques heures à ses auteurs aimés : Machiavel, Bossuet, la Bible éclairaient de nouveau sa solitude et c’était sa vraie consolation. Cependant les Champenois le chérissaient de plus en plus. Il leur tenait parole ; son administration n’était que la pratique, ferme, sage, clairvoyante, des règles de justice et de bonté qu’il avait tenté de réaliser à Marseille, et ses administrés y trouvaient une telle sécurité qu’ils méditaient de se l’attacher par un lien plus étroit en le nommant leur député, dès qu’il aurait atteint l’âge légal (vingt-cinq ans).
Le 30 novembre 1848, le Conseil général termina sa session en manifestant au préfet, par la bouche de son président, la gratitude du département. Cette manifestation se produisait pour la première fois depuis qu’il y eut des préfets en Champagne. Le journal le plus important, le Bien public, y applaudit : « Elle établit des liens de concorde plus étroits entre les agens de l’administration et accroît la force de cette administration en la dirigeant dans le vrai sens des intérêts du pays[12]. »
Chaque dimanche Emile Ollivier se rendait tantôt dans un village, tantôt dans un autre, et passait en revue les braves campagnards, qui, le parapluie au bras, se rangeaient en ligne pour l’écouter. Il leur adressait quelques paroles qu’ils recueillaient avec componction. Pourtant lorsque l’élection du Président de la République fut discutée et qu’Emile Ollivier, quoique peu sympathique à Cavaignac, le recommanda comme républicain de vieille roche, les Champenois, tout d’une voix, acclamèrent Louis-Napoléon Bonaparte. La popularité du préfet n’en demeura pas moins intacte. Elle inquiéta le député en fonctions. Flairant un concurrent qui pourrait être redoutable dans un avenir peu éloigné, il obtint du ministre de l’Intérieur de Louis-Napoléon, Léon Faucher, la destitution d’Emile Ollivier.
Ce fut une clameur de révolte dans le département quand on apprit le 12 janvier 1849 le renvoi de celui qui avait su inspirer, en ces dix mois d’apaisement, tant d’affection, de confiance, de sécurité. Le Conseil municipal de Chaumont se rassemble, rédige une adresse au Président de la République, lui disant « que cette mesure inattendue et imméritée produit dans tout le département un sentiment pénible. L’esprit de conciliation du préfet, sa rare intelligence dans la gestion des affaires faisaient souhaiter à tous de garder ce jeune magistrat, aussi éminent par le mérite que par le caractère. » L’Adresse fut aussitôt couverte de 30 000 signatures. Ne recevant aucune réponse, Çhaumont envoya une députation de notables plaider à Paris la cause du département, c’est-à-dire du préfet. La presse faisait rage[13]. Le Bien public, son organe le plus important, écrivait : « Jamais l’administration n’avait été plus protectrice de tous les droits, jamais les affaires n’avaient été plus sûrement étudiées et plus promptement réalisées, jamais les intérêts départementaux n’avaient été examinés avec plus de soin et d’intelligence. Demandez aux maires de nos campagnes, aux instituteurs, à nos industries en souffrance… Interrogez le conseil général, et vous apprendrez par quelle marque sans précédent il a couronné l’administration du préfet[14]. » « La presse départementale, dit encore le Bien public, est unanime à blâmer la révocation de M. Emile Ollivier. L’Écho du Peuple (nuance rue de Poitiers) fait l’éloge le plus complet de son administration. Voici le Messager de Langres (journal légitimiste) qui vient à son tour joindre ses plaintes aux nôtres. Dira-t-on après cela que M. Ollivier était le préfet d’une coterie, d’un parti[15] ? » Toutes ces protestations furent inutiles. L’intrigue bureaucratique et parlementaire eut le dernier mot.
Lui, avait eu le pressentiment de son sort depuis plusieurs jours et l’avait accepté. « Demain peut-être, dit son Journal, le 2 janvier, vais-je être jeté dehors comme un valet dont on n’apprécie plus les services. Mon Dieu ! je n’en commencerai pas moins par te bénir de ta miséricorde. Au moment où, désespéré, je jetais autour de moi un regard de détresse, ne trouvant pas d’abri où me réfugier avec les miens, tu m’as pris par la main ; jeune tu m’as fait parvenir où beaucoup n’arrivent pas en toute leur vie. Tu as mis sur mes lèvres le miel de ta parole et les multitudes en ont été ravies ; les cris de joie et de triomphe ont égayé mon oreille. Puis, tu m’as brusquement jeté par terre là même où j’avais triomphé ; mes ennemis ont prévalu contre moi et m’ont abreuvé d’humiliations ; beaucoup de ceux que j’aimais m’ont délaissé et j’ai appris combien le cœur de l’homme est changeant, combien toutes les félicités du pouvoir sont courtes et vaines. Par toutes ces épreuves tu as voulu faire avancer mon perfectionnement moral. Ma prière est donc une action de grâces. Qu’elle monte vers toi, aussi convaincue qu’elle est sortie de mon cœur. Aide-moi à devenir meilleur, aide mes résolutions, et fais que j’atteigne le but suprême de l’homme, d’agir selon ta loi et d’aimer le prochain comme tu nous aimes. »
(4 janvier) : « Je me reproche le bien-être dont je jouis au coin d’un bon feu. Demain peut-être serai-je, hélas ! pauvre comme ceux que je plains et, comme eux, sans le pain du lendemain ; demain peut-être j’apprendrai ma destitution ; ce soir peut-être est le dernier que je passerai sans les anxiétés qui m’ont assailli si jeune. Je suis résigné si la volonté de Dieu est que je tombe… Douleurs, génératrices des grandes et saintes pensées, gardiennes de la pureté du cœur, maîtresses des êtres croyans, conseillères des droites résolutions, vous serez encore mes compagnes bien-aimées, vous marcherez à mes côtés, guidant les pas de mon corps, le sentiment de mon âme. Le jour où je pourrai, me recueillant comme aujourd’hui, enregistrer une grande action ou une heureuse circonstance, c’est devant vous que je m’agenouillerai, car c’est à travers vous que j’ai entrevu la Divinité, c’est dans les soupirs entrecoupés de votre sein fatigué de souffrir que j’ai reçu ses enseignemens, c’est parmi vos mélancoliques embrassemens que j’ai reçu dans mon âme le souffle qui l’exalte et l’espérance qui relève mes regards vers le monde où l’on arrive à travers les étoiles souriantes. » Et le 12 janvier il écrit : « Je suis destitué. Que la volonté de Dieu s’accomplisse. »
Il s’était attaché à ces braves populations qui l’avaient si bien compris et secondé. C’est avec un regret ému qu’il leur dit adieu dans un banquet offert par la ville : « Membres du Conseil général et du Conseil municipal, maires, gardes nationaux, citoyens, je vous remercie de l’appui que j’ai constamment trouvé dans votre patriotisme ; les témoignages de sympathie et de regret dont m’a honoré la population entière me rendraient chère ma disgrâce : ce souvenir crée entre nous un lien que rien ne saurait rompre. Qu’il me soit, à mon tour, permis de croire qu’après ce dernier adieu quelque chose de moi restera vivant parmi vous. » « L’émotion était au comble quand il fit à la garde nationale la remise du drapeau. La population se vengea en allant faire devant la maison du député responsable de la destitution, de terribles charivaris[16]. »
Tardivement éclairé, le gouvernement du Prince-président lui fit offrir une autre préfecture sans désignation précise. Il refusa. Il n’avait plus que dix-huit mois à attendre pour être en mesure d’accepter un siège électoral quelque part ; l’indépendance de la tribune l’attirait plus qu’un poste quelconque de fonctionnaire. D’ailleurs son père était malade à Paris et il désirait, plus que toutes choses, le revoir.
Il trouva Démosthènes très souffrant. L’action politique n’avait pas procuré au vieux révolutionnaire les satisfactions qu’il en espérait et sa déception lui était amère. Il n’avait réussi à se faire de place dans cette assemblée ni comme orateur parce que ses idées étaient trop vagues, ni comme homme d’action parce qu’il n’avait pas assez la domination de lui-même. Une fièvre intense le consumait. La présence de son fils lui rendit la santé avec le calme. Il revint à une plus juste appréciation de ses aptitudes et résolut de ne point poser sa candidature aux élections ; de l’Assemblée législative qui devaient se faire au mois de mai suivant et de réserver ses forces à sa tâche de père de famille, mais ce ne fut pas sans un regret profond qu’il se résigna à ce renoncement.
Absorbé par ses inquiétudes filiales, Émile Ollivier avait gardé le silence envers ses amis de Marseille depuis qu’il avait quitté Chaumont. Le bruit courut en Provence qu’il était entré dans les Ordres. Dolques lui demanda, 18 février 1849 : « Est-ce à Saint-Sulpice, à la Trappe ou aux Dominicains que vous êtes entré ? Les avis sont partagés, mais il n’est douteux pour personne ici que vous n’ayez pris le parti de renoncer au monde. Il en est qui vont jusqu’à affirmer quo vous vous êtes embarqué au Havre pour travailler aux Missions de l’Océanie. » Émile Ollivier répond, 6 mars 1849 :
« Ma lettre n’est datée ni de la Trappe, ni des Missions de l’Océanie, je ne vous l’écris pas en présence d’une tête de mort ou d’une tombe entr’ouverte. Je suis assis tranquillement devant mon feu avec votre lettre que je viens de relire et devant les larmes éternellement jeunes de la belle pécheresse du Christ qui orne ma cheminée. Est-ce à dire que mon front ne s’obscurcisse pas souvent et que je ne route d’amères pensées ? Si je le niais, vous ne le croiriez pas. Je ne m’afflige ni des ingratitudes ni des disgrâces ; il y a longtemps que j’ai placé mon cœur au-dessus de ces vanités. J’ai été préfet sans morgue et sans étourdissement, je redeviens avocat sans regrets. Ce qui me désole, c’est de voir combien peu valent les hommes, combien est aveugle leur intelligence. En vérité, si j’en avais la force, je renoncerais à tout jamais à la vie politique. Comme avocat, je parviendrais un jour à gagner 25 000 francs par an ; je finirais par trouver quelque part au monde une femme assez dépourvue de ces qualités de parade qui font briller dans les salons à la mode, pour essayer la réalisation de la vie intime du cœur et de l’intelligence, seul repos sérieux de l’âme. Je goûterais ainsi quelques instans de joie. Je m’efforce chaque jour de faire mieux pénétrer en moi ces idées raisonnables. Pauvre, solitaire, condamné à la Trappe par mes amis, je réchauffe souvent les bonnes pensées de ce qu’on peut appeler le Temps jadis. J’y reviens comme un vieillard radoteur qui ennuie ses enfans des mêmes récits aussi intéressans pour lui qu’ils le sont peu pour les autres. Je retrouve ainsi d’amers calices qu’il faut boire de nouveau en répétant le Tristis anima mea ; mais j’y retrouve aussi de consolantes heures, et, au nombre des meilleures, celles que j’ai passées auprès de vous et qui me rappellent le plus fraternel, le plus noble, le plus inépuisable dévouement ! — Comme vous le pensez, du reste, la disgrâce que j’ai subie n’a nullement modifié mes idées.— J’entends dire sans cesse autour de moi et dans ma famille : « Tu as été trop bon, on ne t’en sait aucun gré, que cela te « serve de leçon ! » Je persiste à soutenir que si la perfidie des réactionnaires de toutes nuances a sa part dans la ruine morale de la République, la plus grosse doit être attribuée à l’inintelligence des républicains de la veille. Les malheureux n’ont su faire qu’une chose, entraver, calomnier, tuer les hommes qui avaient la volonté et peut-être le pouvoir de les sauver. Puis ils crient à la trahison. Les traîtres les plus dangereux n’ont pas été ceux du Nouvelliste[17]. Ceux-là faisaient leur métier, mais ceux qui n’avaient pour mobile qu’une vengeance personnelle à satisfaire, une place à conquérir, et qui provoquaient lâchement les émeutes, de quel nom les appellerai-je ? Je ne puis écrire ces choses, j’aurais l’air de déserter les vaincus et de me joindre au chœur si bien nourri des voix qui blasphèment la République… Que toutes ces misères ne nous découragent point… L’avenir appartient aux hommes de paix et d’amour. La violence ne fonde rien, elle détruit les causes qui l’appellent à leur aide. La cendre d’un martyr jetée aux quatre vents du ciel a répandu plus de vérité que les armées des puissances ou les supplices des oppresseurs. La République sainte, pacifique, maternelle que j’ai pratiquée à Marseille, triomphera, n’en doutons pas, et des fautes de ses maladroits amis et des persécutions de ses ennemis. Faisons seulement en sorte que le nombre des croyans s’augmente et se fortifie. »
Bien décidé à demander au barreau le pain quotidien, Emile Ollivier essaya de se procurer quelques affaires. Ce fut en vain. Ses triomphes oratoires de Marseille avaient suscité des jalousies, créé des ombrages ; les accusations calomnieuses qui le représentaient comme ayant, avec l’aide de son père, fomenté, favorisé, amnistié l’émeute, trouvaient crédit parmi les hommes d’affaires tous plus ou moins anti-républicains. Ils repoussèrent ce turbulent, ce furieux, ce déclamateur qui menaçait la société, et après lui avoir prédit, il y avait un an à peine, le plus brillant avenir, lui dénièrent toute espèce de talent.
Emile Ollivier comprit qu’il n’y avait rien à tenter contre ce mauvais vouloir. Il était très fatigué. Son âme autant que son corps avait besoin de recueillement. Il se résigna au repos qui lui était imposé. Il se plongea avec passion dans l’Histoire de la Restauration de Vaulabelle : « Je finis le récit de la bataille de Waterloo au milieu des sanglots. Qu’ils soient placés au rang des plus illustres martyrs de notre histoire, ces sublimes soldats qui dans leur tombeau restent la plus belle personnification de la France ! Oui, la France est le Christ de l’humanité. Son sépulcre a été gardé par des soldats impitoyables comme celui où reposa notre plus grand Emancipateur. Qu’il vienne donc, le jour éternel, le jour radieux de la Résurrection ! À cette espérance mon cœur s’exalte, mes mains tremblent. »
Le bonapartiste qu’il avait été le jour du retour des Cendres vivait toujours à côté du républicain qu’il ne cessait pas d’être. Mais il semble que le gouvernement du Prince-président prenne à tache de se le rendre hostile. En rentrant chez lui le 24 juin, il a trouvé une assignation « à comparaître comme témoin devant messieurs les juges composant la cour de Valence, pour dire et déposer dans la cause concernant Arnaud, etc. (insurgés de juin) accusés de crimes contre la chose publique. »
Assigné comme témoin, il était quatre jours après (28 juin) traité en accusé. Un commissaire de police perquisitionnait chez lui, fouillait ses papiers, lisait ses lettres. Ses ennemis comptaient que la cour de Valence accueillerait, elle aussi, les calomnies et flétrirait la conduite du Préfet de juin 1848. C’était alors le déshonneur, la tache qui paralyse l’action politique et rend presque impossible l’exercice d’une profession civile. Les ennemis d’Emile Ollivier furent déçus dans, leur calcul : le terrible commissaire ne trouva rien qui justifiât leurs calomnies. Ils n’en firent pas moins courir le bruit qu’Emile Ollivier ne paraîtrait point devant le tribunal de Valence parce qu’il s’était enfui en Angleterre, sa complicité avec les insurgés de Marseille étant prouvée par une lettre trouvée dans ses papiers.
Il arriva à Valence le 10 juillet, et l’ébahissement du public en le voyant apparaître calme et ferme fut indicible. Il était accompagné de son ancien secrétaire M as n ou et de Guiter, récemment destitué aussi du poste de préfet qu’il occupait dans l’Ardèche depuis février 1848. Le procureur général et le président du tribunal étaient fort mal disposés ; mais, dès la première conversation, leurs préventions étaient tombées, et Emile Ollivier écrit dans son Journal à la date du 11 juillet : « J’espère d’eux l’impartialité et la justice. »
Le procès avançait lentement et la déposition d’Emile Ollivier était renvoyée à une quinzaine. Que faire jusque-là ? Retourner à Paris, il n’en pouvait être question en ce temps de longs trajets. Les trois amis décidèrent d’aller passer les jours d’attente à la Trappe d’Aiguebelle, toute voisine. « C’est pour le coup, dit en riant Emile Ollivier, que l’on va dire que je suis entré au couvent. »
La Trappe d’Aiguebelle « se cache au fond d’un vallon solitaire et sauvage, gorge étroite, arrondie en forme d’entonnoir, qu’enveloppent de toutes part les replis d’une immense forêt perdue au sein des bois, enfermée par des hauteurs qui la dérobent aux yeux du monde, dominée par des rochers a pic, sans vue, sans horizon, ignorant le reste de la terre : on peut dire de cette sainte demeure qu’elle ne regarde que du côté du ciel. » Emile Ollivier y comprit la douceur de la vie monastique. Elle l’enveloppa, le prit tout entier. Il admirait avec une respectueuse tendresse l’humilité des moines, source de détachement et de sérénité. Au contact de ces hommes de prière qui vivaient dans une aspiration constante vers Dieu, nos trois jeunes gens s’exaltaient du désir de la perfection morale. Avec la candeur « qui caractérise, dit Massillon, les grandes âmes, » ils résolurent de solenniser par une confession réciproque et un serment, leur volonté de s’améliorer. Un soir, ils gravirent silencieusement une des cimes qui entourent le monastère, et, sous les dernières lueurs du couchant et les premières étoiles, ils se dirent leurs fautes et jurèrent de travailler à les éviter, puis ils rentrèrent au couvent, meilleurs certainement déjà et réalisant un peu plus l’admirable devise de Pasteur : « Regarder en haut, apprendre au-delà, chercher à s’élever toujours. »
« J’étudie l’histoire des Trappistes, dit le Journal (15 juillet), je suis assidûment les exercices de la maison. Rien de plus beau que le Salve Regina chanté à l’office du soir. Pour l’entendre, on devrait venir à la Trappe, si aucune autre considération ne vous y conduisait. Je continue mon examen de conscience. J’ai lu avec l’intérêt le plus vif l’histoire de Rancé et de Dom Augustin Delestrange. En voyant leurs traverses, les persécutions de leurs ennemis, les doutes de leurs amis, on se sent plein d’une profonde admiration pour ces héros des luîtes intérieures et l’on se trouve soi-même bien indigne, bien faible, bien misérable à côté de pareilles âmes. Puissé-je apprendre dans la méditation de leur vie la foi au beau, au bon, au vrai, cette foi robuste qui résiste aux prospérités et ne succombe pas aux malheurs ! » (15 juillet.)
Dans le recueillement pieux qu’il aime, sa pensée s’élève encore. Il écrit à son frère Ernest une protestation ardente contre les moyens révolutionnaires dont il n’a été que trop à même de juger les funestes effets :
« 15 juillet. — Aux jours où la température est lourde, écrasante, l’on appelle l’orage, mais le lendemain, quelles plaintes si les champs sont ravagés, les récoltes détruites ! Il valait mieux souffrir un peu : ce sont les douces rosées, les pluies tranquilles qui fécondent la terre… Qu’arrive-t-il quand une cause juste triomphe par l’insurrection ? Nous pouvons répondre avec expérience. Le succès ayant été amené par le mépris de la règle, par la violation de ce qui était la loi, le pouvoir tombe aux mains des hommes de désordre et d’injustice toujours aux premiers rangs dans de pareils mouvemens. Hardis, dévoués, héroïques dans la lutte, iniques, emportés après la victoire, ils apportent à la réédification les habitudes de leur vie d’opposition et violent les lois dont ils sont les auteurs ou les gardiens avec la même facilité dont ils ont violé les lois abolies. Les anciens abus n’ont été détruits que pour faire place à d’autres abus ; la persécution qu’on a maîtrisée n’a cessé que pour introduire une persécution nouvelle ; tout enfin marche de telle sorte que la conquête récente vient se perdre dans ses propres excès ou dans une réaction irrésistible. Non, pas de violence ! Je préfère, me confiant à la justice éternelle, attendre d’elle, comme une nécessité fatale, l’avènement des idées mûries, la réalisation des réformes légitimes. » Il précise ses idées religieuses : « Ainsi que toi, j’ai souvent désiré la foi catholique. Au moins, trouve-t-on en elle, me disais-je, le calme, un port. Mon esprit et mon cœur n’ont jamais pu s’y plier. Si un jour, ce dont je doute, une conviction forte s’emparait de moi et me ramenait aux dogmes de l’Eglise, je viendrais me retirer dans une maison telle que celle d’où je t’écris. Pas de milieu : l’avenir et sa recherche inquiète, haletante, au travers des réalités de la vie ; — ou le catholicisme et son abandon sans réserve du monde, l’aspiration ardente, perpétuelle vers Dieu et la vie future. »
Il ne se sépare des moines qu’avec une tendre gratitude : « 16 juillet. — Je quitte la Trappe. En y arrivant, je n’avais d’autre sentiment que la curiosité ; j’en sors ému, pénétré. O sainte maison, pieux asile, reçois mes remerciemens de l’austère tranquillité que j’ai trouvée en tes murs paisibles ! Depuis longtemps je ne m’étais mis si complètement en présence de moi-même. Je puis maintenant affronter sans crainte les débats où se décidera mon honneur ; je puis les aborder avec le calme, l’impartialité et la sagesse qu’exigera cet acte grave entre tous. Je suis assuré de ne pas faillir à ma conscience. J’embrasse avec effusion le Père abbé et le frère hôtelier et je me mets en route. »
« J’espérais, écrit-il à Dolques (18 juillet), déposer immédiatement et retrouver ma liberté, lorsque le président m’a annoncé que je ne pourrais déposer que vers le 20 ou le 25. J’ai profité de ce délai pour aller à la Trappe d’Aiguebelle. Je viens d’y passer quelques jours admirables de paix avec Masnou et Guiter. Sous ces cloîtres tranquilles, en compagnie des bons religieux qui nous ont accueillis d’une façon paternelle, nous avons élevé nos cœurs au-dessus des petites passions qui bourdonnent à Valence. J’ai trouvé là les seuls momens de repos véritable qu’il m’ait été permis de goûter depuis un an. J’ai surtout acquis le calme et l’impassible sang-froid dont j’avais besoin pour remuer les cendres encore fumantes d’un passé douloureux. Je suis parti d’Aiguebelle, laissant des amitiés parmi ces êtres héroïques qui prient pour le momlp, et emportant mes souvenirs comme on emporte un cadavre qu’on va ensevelir. Je vous remercie des bons conseils que vous me donnez ; je les suivrai : envers et contre tous, j’y suis décidé, je dirai la vérité… Je leur ai tellement pardonné à tous que je n’ai nulle peine à être bienveillant. »
Quelques jours après, il comparait devant le tribunal :
« 25 juillet. — Valence. — J’ai enfin déposé. Mon succès a été complet. Pendant plusieurs heures, j’ai expliqué ma conduite et détruit pièce à pièce les calomnies dont j’ai été l’objet. J’ai terminé au milieu de l’émotion et de l’approbation générales. Voce mea ad Dominum clamavi et intendit mihi. »
Les dernières séances du procès ne furent plus qu’une justification constante de ses actes. Il y avait assisté parce qu’il voulait pouvoir répondre sur-le-champ, si quelque attaque imprévue se produisait. Mais les adversaires n’osaient plus souffler mot ; les amis seuls, réchauffés par cette réhabilitation si complète, saluaient de leurs applaudissemens chacun des incidens qui la rendaient plus éclatante. Ceux de Marseille l’appelaient avec insistance : leur joie avait besoin de s’épancher dans son cœur. Lui hésitait. Il s’était promis de ne plus retourner dans cette ville où il s’était enivré de tant de rêves et avait été brisé par tant de désillusions. Mais une circonstance inattendue, un de ces hasards qui ne sont souvent que la manifestation de la Providence, ébranla son stoïcisme.
Son oncle de Livourne, que ses affaires avaient amené à ce moment dans le Midi, avait assisté aux débats du procès de Valence. L’excellent homme, heureux du triomphe de son neveu préféré, l’engagea à venir passer ses vacances en Toscane. Comment résister à une pareille tentation ? Revivre quelques semaines dans cette Italie dont la beauté à peine entrevue était apparue si merveilleuse à ses yeux d’enfant, c’était une de ces béatitudes qu’il n’eut jamais le courage de refuser. Il accepta donc et s’achemina vers la route d’Italie, c’est-à-dire vers Marseille.
Il y fut accueilli avec transports, non par la foule déjà oublieuse, mais par les amis fidèles, intelligens et chaleureux, qui n’avaient cessé de le défendre et qui faisaient de sa victoire leur propre victoire. Lorsqu’il franchit le seuil du docteur Chargé, au Prado, son cœur battait d’une émotion qu’il s’efforçait en vain de réprimer. Que serait devenue, depuis ces quatorze mois d’absence, l’enfant sublime dont il avait voulu oublier l’âme ardente ? Elle avait maintenant quinze ans, et, sans doute, ses élans candides étaient étouffés par les petites passions et les petites prudences de la vie mondaine ; sans doute, il ne comptait plus dans ses rêves. Mais non ! Plus belle, plus ravissante que jamais, dans ses grâces de femme qui commençaient à fleurir, elle lui laissa ressentir la douce chaleur de la flamme qui brûlait toujours en elle. Le lumineux regard, qui s’était si souvent posé sur le sien avec une expression si éloquente, lui dit que rien n’était changé dans son âme. Elle causait seulement davantage, et sa parole, plus confiante, moins timide, lui révélait encore combien elle l’avait suivi et compris, à tous ses pas, depuis qu’il l’avait quittée.
Il fut enivré et eut bien de la peine à réprimer l’élan passionné de tendre reconnaissance qui faisait frissonner tout son être. Presque tous les jours, pendant la huitaine qu’il passa encore à Marseille, appelé au Prado par les affectueuses invitations de M. et Mme Chargé, il la vit, et, à son bonheur, à son émoi, aux espérances et aux désespérances qui tour à tour l’agitaient quand il se voyait, lui si déshérité et condamné à de si âpres luttes, auprès d’elle si rayonnante et si aimante, il comprit combien il l’aimait.
Il se mit en route pour l’Italie, en proie à un trouble inexprimable, tantôt se sentant assez fortifié par sa foi en celle qu’il aimait pour affronter et vaincre tous les obstacles, tantôt, épouvanté par ces mêmes obstacles, se persuadant qu’elle l’oublierait avant qu’il en fut venu à bout, et tour à tour se reprochant ou se félicitant d’avoir été si rigidement maître de ses manifestations qu’elle ne pouvait se douter de sa passion, et ne saurait jamais à quel point elle était l’étoile de sa route.
M. TH. OLLIVIER.
- ↑ Marcas, Emile Ollivier.
- ↑ Id. ibid.
- ↑ Id. ibid.
- ↑ Daniel Stern, Histoire de la Révolution de 1848.
- ↑ Manuscrit de Marie Chargé.
- ↑ Ces soirées ont été racontées par Emile Ollivier dans le roman autobiographique de Marie-Magdeleine.
- ↑ Manuscrit de Marié Chargé.
- ↑ Manuscrit de Marie Chargé.
- ↑ Mgr Fèvre, Emile Ollivier.
- ↑ Mgr Fèvre, Emile Ollivier.
- ↑ Id. ibid.
- ↑ Bien public du 1er décembre 1848.
- ↑ Mgr Fèvre.
- ↑ Ibid.
- ↑ Le Bien public. 19 janvier.
- ↑ Mgr Fèvre, Emile Ollivier.
- ↑ Feuille légitimiste de Marseille.