Zola, lorsqu’il se mit à écrire le premier volume de la série des Rougon-Macquart, qu’il intitula : la Fortune des Rougon, ne pouvait prévoir la brusque disparition du régime sous lequel il faisait vivre ses personnages. Il avait composé les premiers chapitres en mai 1870. C’était l’heure du plébiscite triomphal. Un rêve d’empereur victorieux, bientôt
suivi du tragique réveil d’un vaincu, sur la route de l’exil. Il y avait quelque audace à placer, au frontispice d’une œuvre littéraire annoncée comme comportant des proportions considérables et des développements successifs, les scènes peu flatteuses de l’origine du régime. Le dénouement et la moralité, bientôt fournis par la sévérité de l’histoire, ne pouvaient se présenter à la pensée de l’auteur, avec netteté, avec certitude. Le châtiment était lointain, indéterminé : une vision poétique et une illusion vengeresse. Victor Hugo avait sans doute prédit la chute de l’empire et la punition de l’empereur, mais c’était là un désir, une
fiction, qu’aucune réalité probante n’accompagnait. Nul n’aurait pu
deviner, alors, la candidature Hohenzollern pour le trône d’Espagne, ni
les complications diplomatiques avec la Prusse, encore moins supposer
la dépêche d’Ems falsifiée, suivie de la funeste et, pour ainsi dire,
inévitable déclaration de guerre. En admettant qu’au moment où il
finissait son premier chapitre, les événements se précipitant, Zola
eût pressenti une conflagration, il n’aurait pu supposer le désastre si
proche, ni si profond. Nos soldats de Crimée et d’Italie étaient réputés
invincibles. Si l’on partait en guerre, on allait sûrement à la victoire,
et l’empire s’en trouverait consolidé. Voilà l’hypothèse la plus probable,
et c’était aussi la désirable issue d’un conflit où l’on s’engageait,
non pas avec légèreté, mais animé d’espoir, nanti de confiance, et d’un
cœur nullement alourdi par la crainte et les pressentiments fâcheux ; la
regrettable expression échappée à Émile Ollivier, trop bon latiniste, mal
comprise et impitoyablement commentée par la suite, ne signifiait pas
autre chose.
Les plans du romancier furent donc bouleversés, ou, tout au moins,
resserrés, et l’action de ses personnages devint circonscrite. La fin de
l’empire, c’était l’épilogue des Rougon-Macquart en 1870. À raison des
événements, l’œuvre entreprise prit donc un caractère rétrospectif. On
put même y voir un tardif réquisitoire contre des hommes et contre un
régime, qui n’étaient plus des accusés, mais des condamnés. Se faire
accusateur, après le verdict des faits, n’était ni dans l’intention de
Zola, ni dans son projet ébauché. Sans l’effrondrement subit de la clef
de voûte du système, sans la substitution d’un pouvoir nouveau aux
gouvernants disparus, engloutis, le cadre de son œuvre se fût trouvé
considérablement élargi. Le changement prodigieux qui, avec la République,
s’accomplit dans la direction des affaires, dans la classification et la
compétition des partis, dans la finance, dans les grands travaux, dans
l’industrie, dans les mœurs, dans les goûts et les préoccupations des
Français devenus républicains, lui aurait fourni des éléments nouveaux
et des champs d’observation autres. Les conséquences, pour la fortune
publique comme pour les spéculations privées, du paiement anticipé de
l’indemnité de guerre, l’effort et le coup de collier nécessaires pour
réparer les ruines de l’invasion, les modifications considérables
apportées aux organisations politiques et judiciaires, l’avènement aux
affaires de ces nouvelles couches sociales, saluées par Gambetta, dans son
discours prophétique de Grenoble, la presse démuselée, le monde du travail
commençant à se grouper, et à postuler sa place au soleil, enfin, le
service militaire pour tous et l’obligation de l’instruction primaire,
ces deux grands actes révolutionnaires, accomplis sans bruit ni désordre,
eussent assurément trouvé place dans son œuvre. Les Rougon-Macquart se
fussent rapprochés de nous, insensiblement et fatalement. Quels tableaux
mouvementés et quels milieux intéressants lui eussent présentés les années
de lutte, de formation et de développement de la Troisième République !
Mais il s’était enfermé volontairement dans le cercle d’années allant du
coup d’État à l’invasion. A un certain point de vue, cette limitation fut
bonne. La disparition du régime impérial donnait à l’écrivain plus de
latitude, on pourrait dire plus de licence. Il n’avait plus à redouter
les interdictions ni les poursuites. Sans craindre de voir s’abattre sur
son manuscrit la patte des policiers, il lui devenait permis de peindre
la société impériale, telle qu’il l’avait observée, devinée, et selon
qu’il s’était documenté. En même temps, son œuvre échappait au péril
de l’éparpillement. Le cadre était fixé, la vaste fresque sociale, qu’il
entreprenait de brosser à larges touches, devait y entrer, et la toile ne
déborderait pas, étant contenue dans la bordure historique.
Il a, d’ailleurs, constaté lui-même cette limitation dès 1871, dans
l’introduction à la Fortune des Rougon.
Depuis trois années, dit-il, je rassemblais les documents de ce grand
ouvrage, et le présent volume était même écrit, lorsque la chute
des Bonaparte, dont j’avais besoin comme artiste, et que toujours
je trouvais fatalement au bout du drame, sans oser l’espérer si
prochaine, est venue me donner le dénouement terrible et nécessaire
de mon œuvre. Celle-ci est dès aujourd’hui complète. Elle s’agite
dans un cercle fixe. Elle devient le tableau d’un règne mort, d’une
étrange époque de folie et de honte.
Zola aurait certainement pu sortir du champ où il décidait de se clore.
Nul ne se serait plaint, ou n’eût songé à critiquer. Les Trois Villes
et les Trois Évangiles sont en dehors de l’époque et du milieu, où
l’auteur s’était parqué avec ses Rougon-Macquart, et cette évasion du
milieu impérial n’a soulevé aucune objection. Mais il tenait à exécuter
de point en point le plan qu’il s’était tracé. Comme il ne laissait rien
au caprice, ni à l’imprévu, dans la composition de chaque ouvrage, pris
séparément, il entendait montrer que l’ensemble de ses œuvres avait été
soumis à un devis général, à un avant-projet complet et définitif, dont
il ne pouvait ni ne voulait s’écarter. Il partageait l’opinion de Charles
Baudelaire, qui disait, dans sa dédicace à Arsène Houssaye des Petits
Poèmes en prose :
Sitôt que j’eus commencé ce travail, je m’aperçus que je restais
bien loin de mon modèle, mais encore que je faisais quelque chose
de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi
s’enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu’humilier
profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur
du poète d’accomplir juste ce qu’il a projeté de faire.
Avec une coquetterie vaniteuse, Zola affirmait que, dès la Fortune
des Rougon, c’est-à-dire en 1870, il avait composé patiemment l’arbre
généalogique des Rougon-Macquart. Il ne convient pas d’attribuer à ce
tronc l’importance que son arboriculteur lui donnait. Peut-être, pourtant,
est-ce à sa plantation qu’il convient de rapporter l’obstination de Zola,
malgré la chute de l’empire, alors qu’il n’avait composé que deux de ses
romans, la Fortune et la Curée, à se renfermer dans les vingt années
impériales. L’antériorité de son « arbre », servant à démontrer celle du
plan, n’a qu’un intérêt anecdotique. C’est une preuve chronologique de
composition, aussi. Si l’on contestait que la conception totale des
Rougon-Macquart dût remonter à 1870, on ne saurait douter qu’en 1878 tout
ce vaste drame, avec ses multiples personnages, n’eût déjà ses décors
dessinés et ses rôles distribués. Cet arbre-scénario a été publié avec
la Page d’Amour, et j’ai sous les yeux l’exemplaire du journal le Bien
Public où il parut pour la première fois.
C’est dans le numéro de ce journal portant la date du 5 janvier 1878 que
ce tableau fut donné. Il tenait, à la 2e page, tout le rez-de-chaussée.
Il était composé à la façon de ces états généalogiques, dressés par des
hommes d’affaires spéciaux, fabricants d’ancêtres pour roturiers, ou
pourchasseurs d’héritiers pour successions vacantes. Toute la famille, on
devrait dire la dynastie des Rougon-Macquart, se trouve là enregistrée,
baptisée, avec ses lignes et ses degrés. Chaque membre est pourvu des
mentions ordinaires d’état civil. Un signalement médico-légal accompagne
l’indication généalogique. Les tares héréditaires, les prédispositions
morbides, les influences psycho-physiques sont précisées, comme dans un
procès-verbal d’autopsie.
On peut retrouver, dans cette nomenclature aux prétentions scientifiques
peut-être excessives, les principaux personnages des divers livres de Zola,
depuis le Pierre Rougon du premier volume de la série, jusqu’au docteur
Pascal qui la termine.
Peu importe l’époque à laquelle ce plan a été combiné, l’intéressant c’est
qu’il ait été complètement suivi et patiemment réalisé. L’idée première
de faire figurer, à tour de rôle, les mêmes personnages dans des romans
distincts, remonte à Balzac. Le procédé a ceci d’excellent et de logique,
qu’il rapproche de la réalité les êtres de fiction. Dans la vie, on se
trouve nécessairement en rapport avec les mêmes personnes, on se croise,
on se côtoie et dans des circonstances très différentes. Nul ne peut
s’abstraire de ses contemporains. Leur existence se mêle à la vôtre. En sa
Comédie Humaine, Balzac avait, outre ses protagonistes, introduit tout
un personnel secondaire. Il disposait d’une très complète figuration, qui
lui servait pour sa mise en scène, sans avoir besoin de présenter, à
chaque œuvre nouvelle, ces comparses au lecteur. Zola s’est surtout
préoccupé de rattacher ses principaux acteurs par le lien familial, la
consanguinité et la névrose d’origine. Il nous montre successivement,
dans les divers milieux où il promène ses observations, les descendants
morbides de la folle des Tulettes, Adélaïde Fouque, tronc dégénéré, d’où
sortaient tous ces rameaux humains, poussés dans le terreau du second
empire.
C’est pendant l’hiver de 1868 que fut commencée la Fortune des Rougon.
Cet ouvrage fut achevé en mai 1869. Zola habitait alors à Batignolles, rue
de La Condamine, n° 14. Ce roman, que l’éditeur Lacroix s’était engagé,
par traité, à éditer, devait d’abord paraître en feuilleton, dans le
Siècle, alors le plus répandu des journaux politiques. C’était une
puissance, cet organe, qui, selon l’aristocrate et le dédaigneux Figaro,
avait surtout la clientèle des marchands de vins. Il n’était pas d’une
lecture distinguée. Modéré de ton, anticlérical, hardi, prudemment
républicain, le Siècle fut longtemps le seul journal d’opposition.
L’empire libéral le tolérait, tout en le craignant. Mais ne fallait-il
pas une soupape pour l’échappement des bouillonnements populaires ?
Pour l’époque, ses tirages étaient considérables : 60.000 abonnés. On ne
l’achetait guère au numéro ; c’était un journal cher : le numéro se vendait,
à Paris, 15 centimes, le prix de l’abonnement était de 80 fr. par an. On
ne prévoyait guère alors de grands quotidiens à six ou huit pages, se
payant trente sous par mois.
Ces journaux coûteux avaient un tirage restreint et une vaste influence.
L’abonné du Siècle, qui ne croyait pas toujours en Dieu, croyait en
son journal, et propageait, comme articles de foi, les propositions des
rédacteurs. On se prêtait, on se repassait chaque numéro. Il y avait des
groupes, et comme des coopératives de liseurs : un principal abonné, dans
de petits cercles de voisins, acceptait des sous-abonnés. Quelques-uns
de ces locataires n’avaient droit qu’au journal de la veille, payant une
redevance moindre au titulaire de l’abonnement. Les feuilletons étaient
patiemment découpés et cousus ; ils formaient de gros cahiers de lecture
qui se louaient, se prêtaient : toute une bibliothè que roulante de romans
circulant de mains en mains.
Le Siècle, qui d’ailleurs observait un respect dynastique suffisant,
par crainte des suspensions et de la suppression, car le ministère
de l’intérieur ne badinait pas avec la presse, comptait de nombreux
républicains dans sa rédaction. Il avait pour directeur un bourgeois,
riche, solennel, prudhommesque et autoritaire : Léonor Havin. Ce Normand
finaud, exploitant l’opposition, escomptant l’impopularité de l’empire,
avait été élu député de Paris et député de la Manche. Il avait opté pour
Saint-Lô. Ce fut une sotte puissance, longtemps. Il dirigea les élections
législatives des dernières années impériales. Il avait pour principaux
collaborateurs : Émile de la Bédollière, Jourdan, Léon Plée, Cernuschi,
etc., etc. Le feuilleton dramatique était confié à E.-D. de Biéville,
l’un des renommés lundistes. La critique musicale était faite par Oscar
Comettant. La partie littéraire de ce journal, qui semblait plutôt
s’adresser à une clientèle exclusivement politique, était suffisamment
soignée, et l’on y donnait des feuilletons d’une facture moins brutale
et d’une visée plus recherchée que dans les autres journaux, voués aux
exploits des Rocambole et aux aventures invraisemblables des héros de
Xavier de Montépin. Le Siècle a publié, entre autres bons romans, les
premiers, qui sont aussi les meilleurs, ouvrages d’Hector Malot, et
l’on voit qu’il avait accueilli la Fortune des Rougon, œuvre d’un
quasi-débutant recommandé seulement par des critiques artistiques
novatrices et combatives, ayant à son actif deux ou trois romans passés
inaperçus, signalé enfin aux lettrés, par un dernier livre, Thérèse
Raquin. Ce roman, d’une originale brutalité, avait suscité des
protestations, voire des nausées. On l’avait qualifié de « littérature
putride » . Accepter une œuvre nouvelle de l’auteur, c’était une hardiesse
dont il faut savoir gré au directeur du Siècle : ce journal, au fond très
bourgeois, avait l’originalité d’accueillir les romanciers nouveaux et
audacieux.
Par suite de difficultés ultérieures, probablement des dénigrements et des
résistances provenant de personnes influentes dans la maison, la Fortune
des Rougon subit d’assez longs retards, avant d’être définitivement
annoncée. On semblait, au Siècle, avoir des regrets, et aussi des
craintes. L’auteur de Thérèse Raquin commençait à effrayer. Une rumeur
hostile le précédait. Enfin, on passa outre, et le roman parut. La
publication fut tourmentée, comme l’époque où elle débutait. Le premier
feuilleton de la Fortune des Rougon était inséré à la fin de juin 1870.
Trois semaines après, la guerre l’interrompait. L’auteur crut qu’il ne
serait jamais repris et terminé. Il s’en fallut de peu que les derniers
chapitres ne fussent pas tels que l’auteur les avait conçus et écrits.
Au milieu du désarroi de l’invasion, le manuscrit, remis complet à
l’imprimerie du Siècle, avait été égaré. Il ne pouvait être question
de récrire en hâte les feuilletons manquant. Le tour d’insertion, que
l’auteur avait à grand’peine obtenu, allait lui échapper, et, au lieu de
reprendre une publication, ayant perdu de son intérêt, coupée par les deux
sièges, le journal donnerait un autre roman, ajournant indéfiniment la
continuation de cet ouvrage, considéré comme terminé, déjà probablement
oublié, enterré. Heureusement, dans le tiroir du correcteur, les
principaux feuillets perdus furent retrouvés, et, après une interruption
de huit mois, et quels mois ! les lecteurs du Siècle purent reprendre la
lecture des événements dont Plassans était le théâtre, en 1851. L’œuvre
malchanceuse n’eut aucun succès. La Fortune des Rougon parut en
librairie, l’hiver suivant, selon le traité antérieurement signé, chez
l’éditeur Lacroix. Une seule édition fut mise en vente. C’était sans doute,
pour le jeune auteur, l’aube de la gloire, mais combien grise, et même
morose !
L’édifice rêvé, combiné, aux plans arrêtés, existait, cependant, et
ses fondations étaient sorties. La construction était visible déjà, et
l’avenir appartenait à son architecte. Le reste importait médiocrement.
Pour ceux qui savaient lire avec intuition, une force se révélait dans ces
pages solides, et les forts piliers indiquaient un vaste monument futur.
Un vigoureux talent venait de se lever. Nous n’étions guère alors qu’une
faible poignée de clairvoyants, une bande en partie désarmée ou dispersée,
à la suite des événements de 1871 pour élever la voix, et saluer cette
montée d’un astre inconnu sur l’horizon littéraire. Les admirateurs de
Zola disposaient de journaux timorés. Le silence de la répression terrible
emplissait le pays. Nos bravos prématurés ne furent pas même hués. On ne
fit attention ni à nous ni à notre auteur. J’écrivais pourtant ceci, dans
le Peuple Souverain de 1872 :
Dès le sous-titre « histoire naturelle et sociale d’une famille sous
le second empire », dès la première page, nous sommes avertis de la
sévérité et de l’importance scientifique de l’œuvre. Nous ne sommes
pas en présence d’une fantaisie d’imagination, d’une simple fiction
propre à faire passer les heures. L’auteur ne songe pas un instant à
nous amuser à l’aide d’aventures plus ou moins extraordinaires et
captivantes. Ce n’est pas une frivole distraction que ce livre hardi
et coloré. C’est une étude sévère qui fait penser. Nous sommes
prévenus qu’il s’agit d’un travail de savant, d’une œuvre de science,
d’un essai de littérature expérimentale, fondée sur l’observation et
ayant pour objet l’expression de la vérité moderne, l’analyse de la
vie. La méthode de l’auteur se révèle, dans sa logique simplicité,
à tout lecteur se donnant la peine de réfléchir sur ce qu’il lit.
Telle est, en effet, la substance et la moëlle de la Fortune des Rougon :
Dans un cadre donné, qui est le second empire, depuis son avènement
jusqu’à sa chute, montrer une famille personnifiant toute une portion de
l’humanité contemporaine, avec ses vices, ses vertus, ses appétits, ses
maladies morales et physiques, évoluant dans le milieu créé par les
événements, participant de près ou de loin à ces choses tragiques ou
grotesques, avec le temps devenues de l’histoire. Puis, mêlant aux faits
publics des intérêts privés, présenter des êtres vivant de l’existence
contemporaine, personnifiant les généralités de l’état social actuel,
montant à la fortune ou descendant à la misère, aimant, souffrant,
haïssant, accouplant les infamies aux vertus, et les crimes aux héroïsmes,
suivant le train-train banal de la vie quotidienne, ou s’emplissant du
souffle surhumain de l’épopée ; se faire l’historiographe d’une famille,
qui résume en elle cent autres familles, et dont la monographie puisse
à bon droit passer pour celle d’un groupe important d’individus français,
dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, voilà le thème des
Rougon-Macquart, voilà ce que s’est proposé l’auteur. On sait aujourd’hui
comment il a exécuté ce large plan, et réalisé ce concept magistral.
Toute la série des Rougon-Macquart comporte la description et l’analyse
des évolutions, dans la vie contemporaine, de cette famille-type, ayant
des membres répandus dans toutes les classes sociales, participant à
toutes les éventualités de l’existence. C’est le Ministre, l’Insurgé, le
Paysan, le Mineur, l’Ouvrier, le Bourgeois, le Spéculateur, le Soldat,
l’Employé, l’Artiste, le Savant, la Servante, la Courtisane et la Femme
du Peuple, dont l’histoire contient celle de tous leurs contemporains.
Zola crée des types. Il synthétise. Il peint des tempéraments et non des
caractères, des êtres généraux et non des individus. C’est l’Homme, la
créature ondoyante et diverse de Montaigne, qui passe et s’agite dans son
œuvre, mené par la double fatalité de l’Hérédité et du Milieu.
En particulier, dans cette Fortune des Rougon, volume initial, document
primordial, on assiste à l’avènement, à la conquête de la richesse, et on
suit l’accès au pouvoir de quelques membres de cette famille, à la faveur
du crime triomphant du Deux-décembre. Aussi, Émile Zola a-t-il désigné ce
premier roman comme étant le livre des Origines.
Le décor, observé et connu de près par l’auteur, est le paysage qu’il
eut, dans son enfance, sous les yeux, jamais oublié, toujours évoqué. La
Provence est le berceau de ses Rougon-Macquart, et la ville où la plupart
des personnages se meuvent, c’est Aix, qu’il a baptisée du nom fictif de
Plassans, qu’on retrouve fréquemment dans son œuvre. De là s’élanceront
sur la société les Rougon-Macquart, famille de proie. Si le nom de
Plassans est imaginaire, la ville apparaît bien réelle, avec ses trois
quartiers, où se parquent systématiquement les nobles, les bourgeois, le
menu peuple. Plassans, resté, malgré la Révolution, ville de hobereaux et
de magistrats fossiles, avec ses grands hôtels toujours clos, dans les
cours trop vastes desquels l’herbe pousse, ses églises, ses couvents,
ses promenades solennelles, son commerce presque nul, sa stagnation
intellectuelle, ses préjugés, ses castes, ses allures féodales et ses
affections d’ancien régime, Plassans, c’est bien l’aristocratique et
cléricale ville d’Aix-en-Provence. Puisqu’il a plu à l’auteur de laisser
l’incognito à la cité mère de ses personnages, respectons-le. Constatons
seulement que tout ce qui touche à la topographie extérieure et intime de
Plassans, à son architecture, à son archéologie, à son individualité et à
son anatomie comme cité, est traité avec une précision, une netteté et un
relief étonnants. Plassans n’a que son nom qui ne soit pas réel.
Dans Plassans, donc, l’auteur nous montre, avec un grand coloris de
détails et une abondance de petites touches, aussi minutieuses et aussi
précises que celles dont Balzac usait pour nous initier à la vie de
province de son temps, les quelques types saillants de la capitale
parlementaire de l’ancienne Provence. On est aux derniers jours de la
maladive République de 1848. Encore quelques semaines et, dans une nuit
sombre, propice aux crimes, une poignée de bandits audacieux fabriquera
une dynastie, que la France, pas fière, acceptera. Mais ce coup de main,
dont quelques malins, à Paris, ont le pressentiment, est alors absolument
insoupçonné en province. Plassans est très divisé. Il y a une force
républicaine assez considérable dans les faubourgs ; le quartier Saint-Marc,
légitimiste et clérical, ne prend pas le Bonaparte au sérieux ; la
bourgeoisie, sournoise, peureuse, lâche, et cupide, irait volontiers au
césarisme, puisqu’on dit que cela fera monter le 3 o/o, mais Plassans
hésite dans son ensemble. Il faudra que le coup réussisse définitivement
pour que la ville réactionnaire l’admette, et qu’on chante le Te Deum
dans ses églises et qu’on crie : Vive l’empereur ! dans ses rues. L’auteur
alors nous montre une famille dont un membre, qui a vécu à Paris et s’est
trouvé mêlé à des agents bonapartistes, croit à la réussite du complot,
et s’efforcera de le faire triompher, en province comme à Paris. C’est la
famille Rougon.
Ici, l’auteur abandonne la peinture de cette société de Plassans, avec ses
types subalternes : le marquis de Carnavant, le vieux beau ; Granoux, le
prudhomme féroce ; Roudier, l’important ; Vuillet, le journaliste clérical,
suant l’eau bénite et distillant la haine ; il entre en plein dans le cœur
de son sujet, et nous décrit cette famille Rougon.
Cette galerie de portraits en pied, peints en pleine pâte, avec une
largeur de touche, accompagnée de finis et de pointillés surprenants,
comprend une série de figures, d’une variété et d’une vérité qui frappent.
Elle s’ouvre par ce portrait de l’aïeule, de l’ancêtre, Adélaïde
Fouque, de qui descendra cette race complexe des Rougon et des Macquart.
Provençale, fille et femme de paysans, orpheline à dix-huit ans, Adélaïde
était une grande fille maigre à l’œil trouble, aux airs étranges, dont le
père mourut fou, et qui passait, dans le pays, pour avoir le cerveau fêlé
comme son père.
Cette folie originelle se retrouvera plus ou moins accentuée, plus ou
moins visible, dans ses manifestations, dans toute la descendance de cette
Adélaïde. On en suivra les traces, d’Aristide Saccard, le spéculateur
éhonté qui tripote dans la bâtisse et tire des millions du vieux Paris
exproprié, jusqu’au séraphique abbé Mouret, tombant pâmé dans les bras
d’Albine, sous l’arbre géant, à la sève capiteuse et au branchage
extatique, du mystérieux Paradou ; d’Eugène Rougon, le politique, l’homme
fort, le ministre, se jetant, comme une bête en rut, sur la froide
Clorinde, dans la pénombre tiède de l’écurie, jusqu’à Gervaise, la femme
de Coupeau l’alcoolisé, trébuchant, en compagnie de Mes-Bottes et de Bibi-la-Grillade, devant le comptoir terrible du père Colombe.
Cette Adélaïde Fouque épouse un paysan des Basses-Alpes, nommé Rougon,
son domestique, qui meurt bientôt en lui laissant un fils. La jeune
veuve prend presque aussitôt pour amant un homme mal famé : « ce gueux de
Macquart », comme on le désigne dans le pays. Macquart est grand pilier de
cabaret, et, quand le débitant chez qui il fréquente ferme sa porte, c’est
d’un pas solide, la tête haute, comme redressé par l’ivresse, qu’il rentre
chez lui, et on dit sur son passage : « Macquart marche bien droit, c’est
qu’il est ivre-mort ! » À jeun, il va courbé, évitant les regards.
De cette liaison d’Adélaïde la folle avec l’alcoolisé Macquart,
naissent des enfants portant en eux ce double vice héréditaire, qu’ils
transmettront : l’alcoolisme du père, le nervosisme de la mère.
L’intérieur de ce faux ménage est lugubre. Pierre Rougon, l’aîné, l’enfant
des justes noces, grandit entre les deux bâtards. Il s’empare de sa mère
et la domine, chasse ses frères et sœurs, et, quand Macquart meurt d’une
balle reçue au coin d’un bois, en faisant la contrebande, il confine la
veuve dans une masure sombre, isolée au fond d’une impasse, derrière un
cimetière, s’empare de son avoir et le gère. Voilà posée la première
pierre de l’édifice futur des Rougon. Cette pierre a pour assises la
cupidité et le mépris du sentiment le plus doux chez l’homme : l’amour
filial. Viendront ensuite la trahison, la ruse et le crime.
La progression ascensionnelle de Pierre Rougon, son mariage avec Félicité,
la femme intelligente et ambitieuse, « petite Provençale noire, semblable à
ces cigales brunes, sèches, stridentes, aux vols brusques, qui se cognent
la tête dans les amandiers » ; l’extension donnée à son commerce, puis le
temps d’arrêt dans la montée, la malchance, les faillites, dont on subit
les contre-coups, les enfants qui surviennent et dont l’éducation coûte
cher, toute cette lutte obscure et acharnée, qui dure trente ans, nous
mènent jusqu’à la veille du coup d’État.
Alors se dessine le caractère odieux du chef de la famille. Pierre Rougon
est poussé par son fils Eugène, et par sa femme qui n’a qu’un rêve : avoir
un salon comme celui du receveur particulier, un salon tendu de damas de
soie, où le Tout-Plassans souhaitera d’être invité, une cour provinciale
dont elle serait la reine. Il s’enhardit, il se révèle. Au milieu de
l’affolement des bourgeois et des hobereaux, surpris par l’apparition des
bandes de paysans soulevés, à la nouvelle du coup d’État, Pierre Rougon se
faufile à la mairie, y simule une résistance qui s’appuie sur la trahison
de Macquart, le chef prudent des téméraires insurgés. Finalement il
sauve l’ordre, la famille, la religion, en petit, à Plassans, comme
Louis-Napoléon, en grand, à Paris, en jonchant les rues de cadavres. La
fortune des Rougon se trouve donc avoir, pour origine et pour complice,
la fortune des hommes de décembre. Dans deux autres volumes, la Curée et
Son Excellence Eugène Rougon, on retrouve, s’accomplissant parallèlement,
la destinée des deux aventuriers, le Rougon expliquant et complétant le
Bonaparte.
La Fortune des Rougon, l’un des romans, de Zola, les moins connus, et
dont le tirage est resté faible, est cependant un de ses livres méritant
le plus d’être étudié. Il contient en germe tous les autres. C’est le
gland d’où sortira le chêne, c’est une œuvre complexe où se retrouvent,
comme en formation, embryons cérébraux, tous les éléments des produits qui
naîtront successivement.
C’est l’ovule de tous les enfants de Zola. Il contient, en substance,
leurs défauts, leurs qualités, leurs caractères et leur tempérament. Il
faut lire ce livre-prologue, un peu comme un sommaire, donnant l’argument
de tous les autres ouvrages de la série.
L’étude scientifique s’y trouve d’abord. La méthode expérimentale est
appliquée avec précision et vigueur, pour la première fois, et comme pour
servir de patron. Elle est passée au microscope et radiographiée, cette
famille aux rejetons maladifs, choisie comme objet d’examen et d’analyse.
Déjà on les pressent, on les devine, on les voit presque tous apparaître,
ces névrosés, ces surexcités, ces haletants et ces dégénérés, dont
l’autopsie intellectuelle révélera les tares et les tumeurs. Dès ce
premier récit, on est initié aux désordres de l’organisme et à la
mentalité de ces passionnés, jouets aussi d’un rut moral, qui les fait se
lancer comme des fauves sur la proie, sur les jouissances physiques, sur
les brutales satisfactions, femmes, argent, pouvoir, alcool. On n’a plus
qu’à attendre à l’œuvre : Eugène Rougon, Saccard, Coupeau, Gervaise ou
Nana. On a l’intuition de ces ivresses hyperphysiques, comme la griserie
où se plonge l’abbé Mouret, aspirant à d’autres adorations que celles de
l’autel, sorte de Bovary mâle, étouffant, râlant et se rebellant, dans son
sanctuaire, comme la femme de l’officier de santé, dans son chef-lieu de
canton, où l’oxygène du désir se trouve raréfié.
Ainsi que dans plusieurs autres œuvres de Zola, où l’effort humain est
noté, pesé, enregistré, avec une exactitude mathématique, dans la Fortune
des Rougon se trouvent relevées les sommes de manœuvres et totalisées
les menées souterraines de Félicité, de Pierre et d’Eugène Rougon, pour
obtenir le produit final, pour mettre la main sur Plassans, comme leur
modèle et maître a déjà posé sa patte césarienne sur Paris.
Là aussi se révèle la puissance d’évocation des foules, et la magistrale
stratégie avec laquelle l’auteur les maniera plus tard, dans l’Assommoir,
Germinal ou la Débâcle.
On trouve enfin, dans la Fortune des Rougon, comme dans tous les livres
de Zola, de la poésie, du lyrisme, de la tendresse et de la rêverie.
Seulement, ici, l’auteur n’ayant pas atteint la trentaine, encore tout
vibrant de ses premières émotions romantiques, plus proche de Musset,
d’Hugo, de George Sand, ayant fermé seulement la veille le tiroir empli
des rimes de Rodolpho et de l’Aérienne, donne plus de place au lyrisme
et plus grande part à la tendresse. Ce qui fait de la Fortune des Rougon
un ouvrage précurseur et intense, c’est qu’il s’y rencontre une outrance
de poésie et de grandeur qui ne sera plus jamais atteinte, même dans le
Rêve, même dans Une Page d’amour, même dans la Débâcle et dans
Germinal. Il y a, dans ce roman, une épopée et une idylle.
Une population frémissante, indignée, héroïque, court, en chantant
la Marseillaise, à la rébellion juste et à la mort imméritée, voilà
l’épopée. Deux enfants purs, gracieux, énamourés, voilà l’idylle. Il y a
du sang dans l’idylle, des extases dans l’épopée. Ce n’est qu’un épisode,
l’amour ingénu de Miette pour Silvère, une pastorale évoquant Longus ;
quant à la révolte des paysans, on peut considérer ce magistral tableau
tel qu’un hors-d’œuvre historique, faisant souvenir de la Légende des
siècles, mais ces deux morceaux d’art affirment, au portail même du
monument massif et géant des Rougon-Macquart, quel poète et quel artiste
en fut le constructeur.
Miette, c’est Chloé. Elle a treize ans. Elle est donc à l’heure indécise
où, de l’enfant, chrysalide ambiguë, la jeune fille se dégage. Miette
s’élance dans la vie, comme une libellule, échappée du calice d’une fleur,
s’envole parmi les roseaux. Avec quelle délicatesse Zola dépeint cette
envolée printanière :
Il y a alors, chez toute adolescente, une délicatesse de bouton
naissant, une hésitation de formes d’un charme exquis ; les lignes
pleines et voluptueuses de la puberté s’indiquent dans les innocentes
maigreurs de l’enfance ; la femme se dégage avec ses premiers embarras
pudiques, gardant encore à demi son corps de petite fille, et mettant,
à son insu, dans chacun de ses traits, l’aveu de son sexe. Pour
certaines filles, cette heure est mauvaise ; celle-là croissent
brusquement, deviennent jaunes et frêles comme des plantes hâtives.
L’analyse du romancier est complétée ici par l’observation du
physiologiste, et le charme de la forme et l’éclat du coloris parent et
masquent la vérité scientifique.
Donc Miette-Chloé et Silvère-Daphnis s’aiment ingénuement, crûment. Ils se
le disent, naïfs et sincères, durant de longues promenades, le long des
bords encaissés de la Viorne, et aussi dans les faubourgs déserts, par les
allées des routes, les terrains vagues, les lieux sombres, les cours peu
fréquentées, dans tous les recoins propices et au fond de toutes les
solitudes, délicieuses et cherchées. Les deux amoureux, pour accomplir en
toute sécurité ces promenades si douces, s’enfouissent dans la mante vaste
de la jeune fille. Enveloppés, encapuchonnés, isolés, ils vont, se parlant
bas, et se pressant silencieusement l’un contre l’autre. Ils cheminent au
hasard devant eux, tout sentier leur étant bon. Parfois ils rencontrent
d’autres couples, des amoureux comme eux, et, comme eux, serrés et abrités
sous l’ampleur des mantes :
… dominos sombres qui se frôlent lentement, sans bruit, au milieu
des tiédeurs de la nuit sereine, et qu’on croirait être les invités
d’un bal mystérieux que les étoiles donneraient aux amours des pauvres
gens…
Le tableau est charmant. Le Maître en tirera d’autres exemplaires, par
la suite, comme lorsqu’il nous peindra ses deux petits amoureux parisiens
gaminant dans les sous-sols et parmi les arceaux des Halles.
Une fraîche odeur de jeunesse circule, comme un bon parfum de foin coupé,
à travers ces pages savoureuses. Le poète délicat, qu’il y eut dans
celui qu’on se plut à traiter de pornographe, et à considérer comme un
brutaliste incapable de sentir et de décrire autre chose, dans l’amour,
que la culbute et l’étreinte haletante de la bête s’assouvissant,
se laisse aller à l’émotion jeune et débordante de ses deux gentils
personnages. C’est avec une sincérité émue, avec un enthousiasme où il y a
de l’adoration, du désir, et peut-être une secrète envie, c’est avec une
effusion toute juvénile, que les chastes enivrements des deux enfants nous
sont contés. La scène délicieuse du puits, miroir gracieux et truchement
fidèle des amants de l’aire Sainte-Mitte, prouve une fois de plus que,
dans l’œuvre de l’écrivain naturaliste, il y a place pour les peintures
les plus douces et les plus fraîches, telles que le caprice d’un poète
élégiaque pourrait en évoquer. Et ce n’est ni une fausse note ni une
contradiction, puisque ces scènes gracieuses et touchantes se rencontrent
dans la nature.
Car ils sont vivants et vrais, ces deux enfants qui s’aiment, en dépit des
temps mauvais et des préjugés pires. Avec quel art le romancier a su nous
intéresser à eux, et mêler leur hymne de passion à la symphonie puissante
et terrible de l’insurrection des gens de Plassans ! Avec quelle émotion
on suit leur marche vagabonde dans la nuit, quand, Paul et Virginie
provençaux, enfouis sous le capuchon et la mante épaisse, comme les
poétiques amants de l’Île de France sous la feuille protectrice et large
du latanier des Pamplemousses, ils s’enfoncent, insoucieux et gais, dans
l’ombre ouvrant devant eux son porche mystérieux. Ils suivent cette grande
route noire, en parlant d’amour et d’avenir, cependant qu’à l’horizon
gris-bleu, où déjà se dessine la barre blanchissante de l’aube, monte,
grandit, éclate la rumeur étrange d’une foule en mouvement. C’est le
peuple qui, dans les ténèbres, avec un bruit lointain de marée, accourt,
roule ses vagues. Peu à peu s’élève, croît et rugit, claire, formidable,
vengeresse, la grande Marseillaise des anciens jours, chantée par trois
cents paysans en armes, marchant au pas, et qui croient, héros naïfs et
sublimes, que l’heure de gloire est arrivée, et qu’un sang impur abreuvera
bientôt leurs sillons !
Ici, l’idylle se fond dans l’épopée. Cette Marche des Paysans dans la nuit
est un tableau d’histoire solide et large. Une fresque de maître. La
composition est panoramique. Les détails sont nombreux, précis, choisis.
Rien d’oiseux, rien d’inutile, rien d’omis, rien de trop. Les masses s’y
meuvent, disciplinées, comme dans un finale d’opéra, et avec l’entrain
d’une cohue d’insurgés enthousiastes. On entend d’abord rugir au loin
l’hymne révolutionnaire, devenu depuis chant officiel, admis à la table
des souverains. La Marseillaise, c’est l’avant-courrière superbe des
bataillons. La campagne endormie s’éveille à ce tonnerre.
Elle frissonna tout entière, ainsi qu’un tambour que frappent les
baguettes ; elle retentit jusqu’aux entrailles, répétant par tous ses
échos les notes ardentes du chant national.
Ainsi le drame humain se déroule avec sa musique de scène. On remarquera à
tout instant cette communion profonde, dans l’œuvre de Zola, de l’homme
avec la nature, de l’être et de la chose, de l’objectif et du subjectif.
Ce mélange intime et constant de l’élément animé et de l’élément inanimé,
cet accouplement de l’espèce vivante et de l’inorganique, voilà une des
plus précieuses conquêtes de l’école naturaliste. Le grand romancier
anglais, Dickens, a beaucoup appliqué cette méthode ; souvent, il faut le
dire, avec exagération et sans utilité. Le romancier français y a mis plus
de mesure, partant, plus d’art.
Après le décor, après la symphonie, après la traduction, avec le mot, des
bruits, des rumeurs, des souffles, de ce qui est confus et incohérent,
après la perception donnée au lecteur de l’air ambiant, de l’atmosphère
dans laquelle se meut cette foule qu’on entend marcher dans l’ombre, par
cette nuit mémorable de décembre, voici la description des contingents
divers des campagnes provençales soulevées pour la défense de la loi,
de la justice et de la République. Il y a là un dénombrement des bandes
armées, au fur et à mesure qu’elles défilent devant Silvère et Miette,
qui est majestueusement épique. Et de ce magnifique tableau, avec un art
infini de composition, l’écrivain a détaché en pleine lumière Miette, dont
la pelisse est retournée du côté de la doublure rouge, ce qui en fait un
manteau de pourpre. Dans la blanche clarté de la lune, le capuchon de
sa mante arrêté sur son chignon, bonnet phrygien improvisé, elle serre,
contre sa poitrine d’enfant, le drapeau que les insurgés lui ont confié.
Fière, heureuse, grandie, la fillette qui prend, sans s’en douter, la
stature héroïque d’une Jeanne d’Arc ou d’une Velléda, murmure à Silvère
avec un sourire naïf et sublime à la fois :
— « Il me semble que je suis à la procession de la Fête-Dieu et que je
porte la bannière de la Vierge ! »
La Curée a été, nous l’avons dit, commencée avant la guerre, à raison du
retard apporté par le Siècle à publier la Fortune des Rougon. Elle a
été terminée en 1872. Publiée en feuilleton dans la Cloche, elle fut
arrêtée par l’auteur lui-même. Un substitut manda Zola au parquet, et le
prévint que, son roman étant immoral, Il serait prudent de sa part de ne
pas en continuer la publication sous la forme populaire du feuilleton.
Des poursuites pourraient être requises. Le parquet n’agirait pas si
l’ouvrage, au lieu d’être propagé par le journal, était seulement publié
en librairie. Ce bienveillant, mais timoré substitut, conseilla à l’auteur
de sauver le livre en abandonnant le feuilleton, car, si les poursuites
étaient entamées, si la police se mettait en route vers l’imprimerie du
journal, elle ne s’arrêterait pas, elle irait certainement jusqu’à la
boutique du libraire. Zola suivit ce conseil. La Cloche interrompit
les feuilletons, et, l’hiver suivant, la Curée parut chez l’éditeur
Lacroix.
Cette prudence fut peut-être exagérée. Le parquet est un bon lanceur de
romans, souvent. Mme Bovary dut d’être connue, achetée, lue, et dénigrée
ou vantée, au réquisitoire bébête et prétentieux de l’avocat impérial
Pinard. Puisque le livre de Flaubert était immoral, ainsi que le
prétendait l’honorable et stupide organe du ministère public, tout le
monde avait désiré se régaler des obscénités dénoncées. La Curée,
déférée aux tribunaux comme roman dégoûtant, c’était le succès sur et
l’auteur attaqué, insulté, mais connu et bien payé, et cela trois ans
avant l’Assommoir. Ce procès eût abrégé le stage que Zola devait encore
faire avant d’arriver à la notoriété, au succès et à la fortune.
C’est une Phèdre moderne que cette Renée, et son Hippolyte est le pâle
convive d’un festin de Trimalcion contemporain. Un roman truculent,
évoquant les orgiaques banquets du Bas-Empire. Une des œuvres les plus
colorées et les plus romantiques de Zola. Il y a un peu de grossissement
dans les faits et d’exagération dans les personnages : Zola, il est vrai,
écrivit ces pages, où Juvénal et Pétrone semblent avoir soufflé des
épithètes, au moment où l’empire s’écroulait dans le sang, dans la
honte, et où l’indignation et le dégoût excitaient à voir tout hors de
proportion : on vantait la corruption impériale à force de la dénoncer
énorme. C’était l’époque où, dans le langage de chaque patriote vibrant
et surexcité, tout était à l’outrance : la guerre comme le mépris.
C’est peut-être dans la Curée que la très grande et très extraordinaire
puissance descriptive dont fut doué Zola atteignit son apogée. Non
seulement le relief, la configuration extérieure et l’impression plastique
des êtres et des choses s’y trouvent rendus avec une netteté incomparable
et une perfection sans rivale, l’art précis de Vollon ou de Roybet, mais
l’atmosphère, le son, le rythme, l’allure propre à l’homme, ou imprimée
par lui à l’objet dans son ambiance, y sont traduits avec une couleur qui
éblouit et une vérité qui déconcerte. C’est de la peinture plus exacte que
la photographie.
Voici, en exemple, le dîner donné par le spéculateur Saccard à une meute
de bonapartistes, pourceaux sénatoriaux du bas empire, s’empressant à qui
dévorera ce règne d’un moment.
Les types, d’abord, sont frappants : ce baron Gouraud, sénateur abruti, qui
a des yeux d’accusé qu’on juge à huis-clos, et qui, lourd, avachi, brisé
par les rudes travaux des maisons de passe, mâche pesamment, la tête
penchée sur son assiette, comme un bœuf aux paupières lourdes ; Hupel de la
Noue, le préfet à poigne, qui a dû être quelque part le père des pompiers
et inventer de prodigieux virements ; Haffner, le candidat officiel, qui,
plus tard, livrera son Alsace à la Prusse, par la force du plébiscite
qu’il fera triompher ; Michelin, le chef de bureau corrompu, dont
l’avancement est le prix de la honte, et les deux entrepreneurs balourds,
Charrier et Mignon, qui sont si contents de la Curée impériale qu’ils
disent tout haut ce que chacun pense tout bas : « Quand on gagne de l’argent,
tout est beau ! »
Mais, outre ces types si vrais, si reconnaissables, l’air capiteux de
cette salle à manger, où tant de convoitises et d’infamies sont attablées,
l’impression de cette réunion de parvenus digérant les truffes comme ils
avalent les millions, gloutonnement et bestialement, le relent de tous
ces êtres échauffés mêlé à l’odeur de toute cette mangeaille, la buée
indéfinissable flottant au-dessus de cette nappe et de ces convives, tout
ce fond du tableau, l’artiste l’a rendu, et de main de maître. Il a noté
jusqu’à ces « fumets légers traînant, mêlés au parfum des roses », et a
constaté que « c’était la senteur âpre des écrevisses et l’odeur aigrelette
des citrons qui dominaient » .
Une autre scène, où le talent de l’écrivain s’est joué de toutes les
difficultés cherchées et entassées comme à plaisir, c’est celle de la
serre : la fameuse scène de la serre. Zola est parvenu à y donner la
sensation vive et précise d’un effréné duo d’amour. Là, tous les
raffinements d’une passion maladive se mêlent à l’âcre stimulant du crime, dans un lieu étrange, capiteux, chargé de parfums provocants, où l’air
même est lascif et irrite les sens à vif. La description de ce boudoir
végétal, tout imprégné de senteurs aphrodisiaques et de sucs vénéneux,
les enlacements brusques, les bonds, les caresses, les spasmes, les
convulsions extatiques et les heurts désordonnés de Maxime et de Renée,
« goûtant l’inceste », roulés sur les grandes peaux d’ours noir, au bord
du bassin, dans la vaste allée circulaire aux ombrages monstrueux des
tropiques, —tout ce chaos de sensations, de nerfs, de mouvements, de
contacts et de violences physiques, tout ce pêle-mêle de la passion
fouettée par le rut, tout ce tumulte d’imaginations maladives est peint,
buriné plutôt, avec une furia inouïe. Ce tableau d’apparence érotique,
mais dont l’impression est sévère et triste comme celle qu’on emporte
d’une opération chirurgicale, à la précision d’une eau-forte de Rops.
Les peintures crues abondent dans l’œuvre de Zola, mais les voluptueuses
et les raffinées y sont assez rares. Quand il rencontre ces tableaux
érotiques à peindre, il n’hésite pas. Il ne fuit ni n’oblige à se
rhabiller ses modèles. Il se rapproche et de tout près, froidement, les
observe pour les décrire, avec l’impartiale exactitude du physiologiste,
traitant de quelque virus surpris dans les organes du plaisir. Il détaille
les phases, minutieusement, de la maladie qu’il a observée. Il y a en
lui, alors, comme une de ces curiosités si étendues, si prolixes, des
ecclésiastiques casuistes, s’efforçant dans leurs manuels de n’oublier
aucune variété, aucune manifestation de la passion, dont ils ont entrepris
d’éclairer les plus sombres arcanes, sans en avoir, par eux-mêmes, exploré
les seuils. C’est ainsi que cette phrase étonnante se trouve sous la
plume d’Émile Zola, qui l’a certainement écrite simplement et chastement,
constatation d’une particularité voluptueuse devinée : « C’était surtout
dans la serre que Renée était l’homme » .
En présence de cette bonne foi évidente de l’artiste, tout au plus peut-on
lui reprocher de se laisser aller à un peu trop d’admiration complaisante
pour sa vicieuse Renée. Il l’a faite bien séduisante, cette femme de
plaisir, et il la déshabille hardiment dans la scène des tableaux vivants,
non sans goûter la jouissance âcre de l’imprudent et trop peu égoïste
Candaule découvrant les belles formes de sa reine endormie.
Les procédés de composition de la Curée apparaissent plus simples et
plus complets à la fois que ceux de la Fortune des Rougon. Ainsi
le livre a pour bordure deux tableaux jumeaux, qui se répondent
symétriquement et se renvoient la même pensée et la même impression.
Tels deux miroirs conjugués.
Le tableau d’ouverture, c’est le retour du bois de Boulogne par un soir
d’octobre. Le mouvement des voitures, le scintillement des harnais, les
armoiries peintes sur les panneaux, les livrées, les laquais raides,
graves et patients, les chevaux soufflant, et le lac, au loin, endormi,
sans écume, comme taillé sur les bords par la bêche des jardiniers, ce
paysage si parisien est rendu avec la couleur et l’intensité de perception
que nous avons déjà si souvent signalées et louées chez l’auteur des
Rougon-Macquart. Le tableau d’épilogue, c’est le même bois de Boulogne,
mais revu en pleine clarté, par une chaude après-midi de juin. C’est le
même défilé de voitures, de laquais, figés dans leur gravité patiente,
avec les mêmes scintillements de harnais, de ferrures, de chanfreins
d’acier ; mais tout cela baigné par une lumière large, éblouissante,
tombant d’aplomb. Le lac n’est plus le miroir mat de l’après-midi
d’octobre, c’est une grande surface d’argent poli reflétant la face
éclatante de l’astre. Puis, au fond, comme dans une gloire, enfoncé au
milieu des coussins d’un grand landau, passe, au trot de ses quatre
chevaux, précédé de piqueurs à calottes vertes sautant avec leurs glands
d’or, l’Empereur, mettant ainsi le dernier rayon nécessaire, et donnant
un sens à ce défilé triomphal de l’empire à son zénith.
Le Ventre de Paris est une gigantesque nature-morte. On peut supposer
que Zola, obligé, par sa collaboration au Bien Public, dont les bureaux
étaient situés rue Coq-Héron, à l’angle de la rue Coquillère, à deux pas
des Halles centrales, de passer fréquemment dans le voisinage de l’énorme
garde-manger parisien, a dû être tenté de rendre la vie, l’animation,
la couleur, jusqu’à l’émanation de cette prodigieuse Bourse de la
boustifaille. Ce qu’il a fait plus tard pour la Halle aux valeurs, le
marché de l’argent de la rue Vivienne.
Cette rencontre, cette hantise quotidienne ont dû certainement favoriser
l’exécution de son livre sur les Halles.
Mais il y eut un autre élément, dans son inspiration, et un stimulant
différent à sa conception.
Je me souviens qu’entre modernistes, lorsque nous nous préoccupions de
rechercher et de signaler les monuments, les œuvres susceptibles
d’affirmer la grandeur et la poésie du présent, sans nier ni rabaisser
pour cela les belles et grandes choses du passé, nous parlions souvent
des Halles. J’étais l’un des admirateurs du hardi et élégant palais de
fer érigé par Baltard sur les plans de Hauréau. J’avais formulé cet
enthousiasme pour la modernité architecturale, dans le premier article
qui sortit de ma plume naïve : cet article, dont j’ai perdu le texte, mais
retenu le titre et la donnée, s’appelait : l’Art et la Science. J’y
indiquais un rajeunissement des formules épuisées, un renouvellement
des conceptions usées, par l’adjonction de la science. C’était surtout
l’architecture, qui me paraissait avoir fait son temps, et réclamer du
neuf. Les ogives et les arceaux gothiques n’avaient-ils pas magnifiquement
et longuement rempli leur rôle d’utilité et de beauté ? Il s’agissait,
maintenant, puisque l’homme moderne avait besoin de gares, de docks, de
théâtres, d’hôpitaux, comme le contemporain de Philippe-Auguste réclamait
des cathédrales et des monastères, de concevoir et d’élever des édifices
modernes, traduisant le vœu, l’enthousiasme, la foi des générations
scientifiques, positivistes et industrielles du siècle de la vapeur et
de l’électricité.
Sans contester le charme de Saint-Séverin, la délicatesse de
Saint-Julien-le-Pauvre, et la majesté compacte de Saint-Eustache,
j’exaltais, peut-être avec excès l’Opéra de Garnier et les Halles de
Baltard. Avec Zola, nous parlions souvent de la beauté intrinsèque de cet
art tout récent, que nos contemporains semblaient ne point voir, et dont
la plupart se refusaient à admettre le double caractère utilitaire et
esthétique. L’idée lui était venue, flottant en l’air, éparse dans nos
propos, sommairement indiquée dans nos articles, discutée, combattue,
approuvée, commentée, d’écrire un livre ayant les Halles pour décor et
pour scène. Ce thème l’enchantait. Son système des milieux et des grands
cadres participant à l’action, s’y incorporant, allait trouver là un
propice sujet d’application. Le Ventre de Paris fut le premier de ses romans ayant le « milieu » pour sujet principal, presque pour intrigue.
Comme, dans les tragédies antiques, le chœur intervient dans l’action.
Il mêle son âme à celle des personnages. Il les anime. Il les explique.
Participant à leurs passions, à leurs douleurs, il prend une part si
importante aux événements, qu’il semble jouer un premier rôle. Dans
plusieurs des volumes de la série des Rougon-Macquart, le lieu où se passe
le drame, le décor des scènes, le cadre des tableaux deviennent ce qu’est,
dans les romans d’imagination, dans les récits d’aventures, dans les
péripéties de cape et d’épée, le Héros.
Dans Germinal, c’est la mine qui est le véritable protagoniste de la
tragédie souterraine, et successivement ainsi nous aurons le roman de la
Maison Bourgeoise, de la Maison Paysanne, de la Maison Ouvrière, de la
Bourse, des Grands Magasins, des Chemins de fer, de l’Usine, enfin du Camp,
et du Champ de bataille.
Le Ventre de Paris, c’est donc avant tout le roman des Halles Centrales.
Zola fut attiré par le spectacle bigarré, fourmillant, ultra-vivant de
ce quartier alimentaire qu’il fréquentait, qu’il observait au passage,
qu’il se mit à étudier et de près, toujours avec son pince-nez de myope
ardemment fixé sur les êtres et sur les choses. Oh ! rien ne lui échappa
du bazar de la mangeaille. Avec sa méthode d’investigation patiente et
de vérification documentaire, dont il commençait à user avec une sûreté
surprenante, et une précision presque infaillible, doué d’une faculté de
perception quasi-instantanée et d’une puissance prompte d’assimilation,
il inspecta, posséda ses halles. Paul Alexis a très bien raconté les
promenades préparatoires, pour le roman en gestation, qu’il fit, à
diverses époques, avec Zola, dans les Halles et par les rues environnantes :
Une fois, dit-il, en nous en allant, arrivés à un certain endroit
de la rue Montmartre, il me dit tout à coup : « Retournez-vous et
regardez ! » C’était extraordinaire : vues de cet endroit, les toitures
des halles avaient un aspect saisissant. Dans le grandissement de la
nuit tombante, on eût dit un entassement de palais babyloniens empilés
les uns sur les autres. Il prit note de cet effet qui se trouve décrit
quelque part dans son livre. Et c’est ainsi qu’il se familiarisait
avec la physionomie pittoresque des Halles. Un crayon à la main, il
venait les visiter par tous les temps, par la pluie, le soleil, le
brouillard, la neige, et à toutes les heures, le matin, l’après-midi,
le soir, afin de noter ses différents aspects. Puis, une fois, il y
passa la nuit entière pour assister au grand arrivage de la nourriture
de Paris, au grouillement de toute cette population étrange. Il
s’aboucha même avec un gardien-chef, qui le fit descendre dans les
caves, et qui le promena sur les toitures élancées des pavillons…
Il entassa ensuite tous les documents écrits qu’il put se procurer ; les
livres sur les Halles étaient rares ; un volume de l’ouvrage de Maxime
Du Camp, Paris, sa vie, ses organes, était à peu près tout ce qu’il
trouvait comme sources. Il dut se renseigner à la préfecture de police, et
se procurer des états, des statistiques, des règlements d’administration.
Le Ventre de Paris devint un véritable traité d’organisation, de
fonctionnement et d’administration des Halles.
Le livre est intéressant, avec son symbolisme en action des Gras et des
Maigres, et le drame intime du suspect Florent et des Quenu-Gradelle,
repus, satisfaits. Il s’y rencontre des passages d’une lecture plutôt
écœurante, comme la confection du boudin, et la fameuse symphonie
des fromages « où les marolles donnaient la note forte » . La force de
l’expression et l’intensité de la description sont poussées si loin que
l’on admire ce tour de force littéraire, en comprimant des nausées.
C’est un véritable poème gastrique que ce roman curieux. Inspiré sans
doute par le spectacle des Halles et le désir de faire un livre, dont le
palais de la nourriture fournirait le milieu et les personnages, Zola a
aussi, probablement, obéi à une secrète pensée de rivalité. Il a voulu se
mesurer avec Victor Hugo. C’est Notre-Dame-de-Paris qui semble avoir
servi de modèle au Ventre de Paris. L’antithèse de l’Église et des
Halles. Le poème de la matière répondant à celui de la spiritualité. La
cathédrale personnifiant le monde mort du mysticisme et de la foi, le
vaste marché incarnant les appétits et les besoins de notre société
matérialiste. Les merveilles de la description et la vigueur du coloris
étant également prodigués, pour le charme du lecteur, par le peintre des
vitraux gothiques et par l’aqua-fortiste des arceaux de fonte, par le
poète des fromages nauséabonds et des mous de veau rouges pendus aux crocs
des boucheries, comme par le chantre des processions passant sous les
voûtes hautes, dans des volées d’encens, au pied des tours dentelées et
sonores, d’où Dieu semble parler à la terre. Notre-Dame et les Halles,
c’est la lutte, dans la lice éternelle de l’art, de l’Âme et du Corps, de
l’Esprit et de la Matière, de l’Idéal et du Réel, de l’Estomac qui mange
et du Cerveau qui pense, du Passé, cela, tué, comme l’avait prévu Hugo,
par ceci, le Présent.
Le Ventre de Paris, malgré son titre et son sujet, est un des livres de
Zola où il y a le plus de poésie. Cette nature-morte superbe est traitée
avec fougue, avec lyrisme, avec vie, par un pinceau romantique. C’est du
Delacroix écrit.
La Conquête de Plassans suivit le Ventre de Paris. C’est un drame
intime ; l’histoire d’un fou, la progression effrayante de la fêlure
cérébrale, avec des scènes de vie provinciale et cléricale. C’est la
captation d’une fortune, la démolition lente d’une maison, le détraquement
d’une intelligence, accompagnant la dispersion du bonheur domestique, sous
les yeux et par l’effort d’un prêtre ambitieux et tenace, qui semble sorti
du séminaire de l’abbé Tigrane.
La Faute de l’abbé Mouret est un livre étrange et touffu, où la
botanique se mêle à la liturgie. On voit un prêtre, Serge Mouret,
s’éprendre d’une petite sauvagesse, Albine, sous les arbres d’un paradis
moderne et fantastique, le Paradou. Il y a tout un poème adamique dans ce
livre prestigieux, qui semble par moments inspiré par un jardinier, en
d’autres, par Milton. C’est une propriété de la campagne d’Aix, visitée
dans sa jeunesse, que Zola a décrite sous le nom patoisé de Paradou.
Toutes les parties techniques de ce livre sont très soignées, très
vérifiées. Zola, pour les nomenclatures horticoles, s’était procuré le
catalogue de Lencézeure et, pour les descriptions rituéliques, car la
messe tient une place aussi considérable dans l’ouvrage que l’énumération
florale, il ne manquait pas de suivre, le paroissien d’une main, le crayon
de l’autre, les offices à Sainte-Marie-des-Batignolles. Le digne abbé
Porte, curé de la paroisse, avait en lui un fidèle, jusque-là ignoré, qui
donnait un exemple fort édifiant. On parlait même de lui offrir une place
au banc d’œuvre, songez donc ! un homme de lettres connu, et passant pour
incrédule, qui revenait au Seigneur ! Un jour, l’assidu et pieux chrétien
ne reparut plus à l’église : la Faute de l’abbé Mouret était terminée, et, vaguement, la pensée de Zola se tournait vers les cabarets où Coupeau
l’attirait.
Mais, avant l’Assommoir qu’il rêvait, qu’il cherchait, en piétinant le
sable de la plage de Saint-Aubin, il publia un autre roman, le sixième de
la série. Il abandonnait les curés, les personnages intimes, pour mettre
en scène des hommes politiques, et le chef de l’État français avec son
chien Nero et ses courtisans. C’était assez hardi de faire figurer,
quelques années à peine après Sedan, Napoléon III dans un roman. Est-ce à
ce personnage impopulaire, odieux même, ou au peu d’intérêt qu’avait pour
ce public trop proche la représentation d’un monde politique dont on
venait à peine d’être débarrassé dans un sanglant cataclysme, qu’il faut
attribuer l’insuccès de Son Excellence Eugène Rougon, mais ce roman est
un des moins connus et des moins vendus de toute la série.
C’est la Curée, affaiblie d’intensité et de mise en scène, plus
restreinte. Son Excellence Eugène Rougon est un de ces romans à demi
politiques, où l’histoire se trouve mêlée à la satire. On a assez
justement rapproché différentes scènes de Son Excellence, de
quelques-uns des tableaux du roman à clef d’Alphonse Daudet, le Nabab.
Les silhouettes des personnages secondaires de l’œuvre sont tracées assez
nettement pour qu’on cherche à mettre un nom au-dessous de chaque type.
Cependant, je ne crois pas qu’on puisse exactement fournir la légende
individuelle, au bas de chaque portrait de cette galerie.
En réalité, les Kahn, les Béjuin, les Charbonnel, sont des figures
composites où le romancier, usant de son droit, a fondu différents traits
épars chez plusieurs de ses contemporains.
Les scènes d’intérieur, où l’on voit le ministre en proie à ses amis,
dévoré par eux, et, à tout instant, accusé d’ingratitude par ces tyrans du
bienfait, sont d’une observation très juste et d’une couleur absolument
historique. Cet entourage véreux et compromettant de Son Excellence
Eugène Rougon, ce n’était pas seulement le ministre, mais aussi le
maître qui le subissait. Les échos des Tuileries ont souvent répété de
singulières histoires, où des individus, infimes et crapuleux, parlaient
en maîtres dans le cabinet impérial, et se faisaient grassement payer
d’anciens services honteux, armés qu’ils étaient d’une intimité
compromettante et de souvenirs inquiétants. Sur la figure fantasque et
toute d’exception de Clorinde, on pourrait mettre le nom d’une grande dame
cosmopolite, qui n’était pas mariée à un ministre français, et dont les
ébats, à Compiègne, aux Tuileries et ailleurs, —notre Paris, pour cette
aristocratique catin, n’était qu’un cabaret, —ont longtemps défrayé la
chronique scandaleuse. Mais le grand, le véritable intérêt de ce livre
gît dans ces scènes saisissantes : le dernier jour de Rougon au ministère,
l’intérieur de la marquise Balbi et de sa fille, les réceptions de
Compiègne, le voyage officiel dans les Deux-Sèvres, et surtout la
puissante description du baptême du Prince Impérial.
La foule, la rumeur, le bruit, l’entassement des têtes aux fenêtres et sur
les boulevards, les propos des badauds, le défilé, les soldats, les dames
d’honneur, les prêtres, les cloches, les salves, les baïonnettes luisantes,
la gloire enfin de cet empire de boue, de sang et d’or à son apogée,
« flottant dans la pourpre du soleil couchant, tandis que les tours de
Notre-Dame, toutes roses, toutes sonores, semblaient porter très haut, à
un sommet de paix et de grandeur, le règne futur de l’enfant baptisé sous
leurs voûtes », telle est cette page d’histoire, qui a l’ampleur d’une
fresque, le pittoresque d’une chronique, et le mordant d’une satire.
De même que la Curée s’ouvre et se ferme par un même tableau
correspondant, le Bois à l’aller et au retour, Son Excellence Eugène
Rougon se déroule entre deux scènes jumelles, deux séances du Corps
législatif, se répondant et se faisant pendant, comme ces deux toiles de
Géricault qui sont au Louvre et représentent, l’une un cavalier triomphant,
le sabre au poing, campé solidement sur ses étriers, enlevant son cheval
qui hennit joyeusement en s’élançant, la crinière haute, à la lutte et
à la victoire ; —l’autre personnifiant la défaite sombre, et la retraite
difficile, montrant le même cavalier, mais démonté, la bride de son cheval
las et blessé passée à son bras, descendant péniblement une pente abrupte
et s’aidant, comme d’un bâton ferré, du fourreau de son sabre inutile.
Tout le livre est dans ce cadre, la chute et le triomphe d’Eugène Rougon.
Si l’intensité d’effet produit est ici moins grande que dans la Curée,
l’art de la composition y est aussi parfait. La vérité de l’histoire,
l’intimité de la vie surprise, et la précision des détails y sont
remarquables.
L’Assommoir est le plus célèbre des romans de Zola, Il a fait fortune.
Le talent et l’originalité, vainement prodigués en d’admirables pages,
et dont l’auteur avait fait la preuve dans les six volumes précédents,
n’avaient pu forcer les portes de la grande notoriété. Zola, stagiaire
de la gloire, piétinait dans le vestibule, faisant queue derrière
d’encombrantes médiocrités, aujourd’hui balayées, attendant qu’on lui
accordât audience. L’Assommoir donna le coup d’épaule nécessaire et
l’auteur entra d’un bond dans la pleine célébrité. Il fut non seulement
connu, classé, mais aussi fut-il désormais discuté, injurié, admiré. Il
devint quelqu’un. Il ne fut plus permis de l’ignorer. On dut, sans doute,
presque partout, accabler de mépris et d’insultes sa personnalité, son
talent, mais il était interdit de ne pas savoir qui il était.
Sans ce retentissant ouvrage, Zola serait demeuré un romancier estimable,
raccrochant ici et là, d’un confrère bienveillant, un éloge, et d’un
grincheux, un éreintement ; tout cela sans portée, sans intérêt pour la
foule. Il eût disparu, inhumé dans les dictionnaires encyclopédiques et
les bibliographies, entre divers écrivains également enterrés vivants,
comme Champfleury, Duranty, Charles Bataille, Marc Bayeux et autres
contemporains, plus ou moins morts-nés, conservés dans les bocaux de
l’érudition frivole. Zola était littérairement perdu. On le classait,
depuis la Faute de l’abbé Mouret, parmi les fantaisistes, les poètes en
prose, gens qu’on lit peu, et après Son Excellence Eugène Rougon, parmi
les ennuyeux, gens qu’on n’achète jamais. Son éditeur, malgré l’amitié qui
existait entre eux, eût fatalement espacé les publications de ses œuvres,
de moins en moins attendues par le public, et les secrétaires de journaux
se seraient empressés de déposer ses feuilletons dans l’armoire bondée,
où s’étagent les manuscrits destinés à ne jamais connaître les rouleaux
d’imprimerie.
Il fallait presque un miracle pour que son nouveau roman trouvât un
journal pour le publier et des lecteurs pour le lire. Le miracle se
produisit. Voici son explication, car tout miracle est explicable : il y
avait, à cette époque, 1875-1876, tout un groupe de littérateurs, de
médecins, d’artistes, de politiciens, de professeurs de droit et de
sociologues, qui reprenaient, avec plus de sérieux, plus d’autorité,
plus de ressources financières aussi, l’œuvre inachevée dont Thulié et
Assézat avaient disposé les fondations, dans leur revue : le Réalisme.
Ces hommes, jeunes alors, dont quelques-uns survivent, voulaient
introduire dans la science, dans la philosophie, dans la linguistique,
dans la politique, dans l’art et dans la littérature, la vérité, la
réalité, l’expérimentation. Ils avaient pour maîtres Littré, Broca ; ils
se rattachaient à Darwin, à Spencer, à Bentham. Une association assez
singulière, l’Autopsie mutuelle, les groupait. Le but de cette société
était l’étude du cerveau du membre décédé. Étant personnellement connu,
ayant manifesté son énergie pensante, laissant des œuvres, une trace sur
le sable fugitif des générations, ce sociétaire pouvait fournir un sujet
plus intéressant, plus vaste, plus précis aussi, pour l’étude du cerveau,
que les pauvres hères, appartenant d’ordinaire aux classes illettrées et
peu intellectuelles, livrés par les hôpitaux, et dont on ignorait les
antécédents, les facultés, l’existence. Broca était le président de cette
société, qui existe encore et dont je fais partie, sans toutefois être
pressé de lui fournir un prochain sujet d’études. Les principaux membres
de l’Association étaient Louis Asseline, docteur Coudereau, Abel
Hovelacque, Issaurat, Sigismond Lacroix, Yves Guyot. Ce dernier dirigeait
le Bien public. Émile Zola, déjà critique dramatique à ce journal, en
rapport avec les mutualistes de l’Autopsie, ayant annoncé l’achèvement
d’un nouvel ouvrage, où la névrose ancestrale était étudiée dans ses
manifestations perverses et morbides, surexcitées par l’alcoolisme, fut
encouragé, appuyé par le groupe. Malgré quelques hésitations suggérées par
des crudités de style, Yves Guyot eut le courage, car c’en était un pour
l’époque, de donner en feuilleton l’Assommoir dans le Bien public.
Composé à Saint-Aubin, au bord de la mer, dans l’été de 1875, il parut
en 1876. Ce fut une louable tentative littéraire, une fâcheuse opération
financière, pour le journal que M. Menier, le bon chocolatier,
subventionnait.
L’Assommoir avait été payé dix mille francs à l’auteur, pour sa
publication en feuilleton. Non seulement le tirage ne monta pas, mais,
sous l’avalanche des lettres d’injures et la grêle des menaces de
désabonnement, il fallut battre en retraite. On coupa court. Pareille
mésaventure était déjà survenue à l’auteur, pour la Curée. Il supporta
l’amputation avec son habituelle énergie.
L’Assommoir fut transporté dans une petite revue littéraire,
la République des Lettres, que dirigeait Catulle Mendès, le poète
parnassien, aux œuvres plutôt raffinées, et dont les préoccupations
artistiques, comme les tendances littéraires, semblaient si distantes des
théories du naturalisme, et d’ouvrages comme les Rougon-Macquart. Il
était, cependant, grand admirateur de Zola. La Faute de l’abbé Mouret,
avec son Paradou, l’avait enthousiasmé. Cet accueil, fait à un auteur et
à un ouvrage aussi fougueusement « naturaliste » par un écrivain et par une
publication se recommandant de Victor Hugo, démontre combien, malgré ses
protestations et ses théories, Zola était considéré comme un romantique,
comme un poète.
La presse fut moins tendre. Des articles indignés parurent. Les
journalistes vertueux dénoncèrent l’Assommoir comme immoral, les
publicistes solennels, courtisans populaires, affirmèrent que le corps
électoral était insulté dans l’une de ses forces les plus utiles à
flatter, la masse ouvrière urbaine. Les petits journaux, les revues de
cafés-concerts, les feuilles illustrées, chansonnèrent, raillèrent,
exagérèrent. A force de persuader au public que l’Assommoir était un
livre excessivement « cochon », le traditionnel pourceau que toute gaine
humaine passe pour contenir endormi, s’éveilla, et le succès devint
énorme. Bien qu’au fond il n’y ait rien de folichon dans le sombre tableau
de la misère ouvrière, et dans la description des déchéances morales
et physiques de l’homme et de la femme, happés par l’engrenage de
l’ivrognerie, la réclame-outrage porta. L’épithète de pornographe lancée
resta, et attira. La maîtrise de l’auteur, sa puissance de vision et son
art d’évocation furent révélés à des milliers de lecteurs, qui, sans le
tapage fait autour de l’Assommoir, n’auraient probablement jamais eu
l’idée d’ouvrir ce roman, ni les ouvrages qui l’avaient précédé. Grâce à
cette fausse réputation d’auteur licencieux, Zola devint en quelques jours
le romancier le plus connu, le plus acheté aussi. On rechercha ses
premiers volumes, et ceux-ci, à la remorque de l’Assommoir, furent
emportés vers le succès.
L’Assommoir est demeuré comme exceptionnel dans l’œuvre de Zola. Les
mœurs populaires y sont peintes avec une vigueur touchant à la brutalité,
qui empoigne et qui émeut. Les uns éprouvent de l’indignation, d’autres
du dégoût, quelques-uns de la pitié. Nul lecteur ne saurait demeurer
indifférent devant une page de ce livre extraordinaire.
La facture en est également à part. Soit que Coupeau, Gervaise ou
Mes-Bottes emploient le langage direct, soit que le romancier, en
style indirect, raconte et explique leur existence, leurs actes, leurs
sentiments, leurs passions, le vocabulaire est celui de l’atelier, du
comptoir, de la rue. Ce n’est pas l’argot classique, le bigorne des
chansons du temps de Gaultier-Garguille, ni le « jars » d’Eugène Sue
« dévidé » dans les Mystères de Paris, mais plutôt la langue verte, le
parler trivial des ateliers et des cabarets. L’auteur a écrit comme les
ouvriers ont l’habitude de « jacter » . Il a dû, pour substituer à sa langue
littéraire ce parler, faire un effort de linguistique.
Je crois que la Chanson des Gueux, de Jean Richepin, parue un peu avant
l’Assommoir, l’aura excité à user de ces vocables pittoresques et
colorés, qui forment le fond de la langue du peuple parisien. Cette
curieuse adaptation de l’idiome populaire à une œuvre de littérateur
ne s’est pas effectuée sans travail. On sent, ici et là, que l’auteur
a péniblement fait son thème. Il devait penser, dans la langue très
littéraire, souvent poétique, qui était la sienne, qu’il employait en ses
romans précédents, et il mettait ensuite en « faubourien » les mots et les
tournures de son langage usuel. Ainsi, et cet exemple, pris entre mille,
démontrera le mécanisme du procédé, dont il ne parut s’aviser qu’après
réflexion, car les deux premiers chapitres de l’Assommoir ne sont pas
écrits en style argotique : à un endroit du roman, il s’agit de montrer
Coupeau déambulant, l’air crâne, disposé à rire, à s’amuser, avec des
camarades qu’il précède. Ceci pourrait se dire simplement ainsi. Zola
transpose argotiquement la phrase ordinaire et écrit : « Coupeau marchait
en avant, avec l’air esbrouffeur d’un citoyen qui se sent d’attaque… »
Cette déformation du langage correct et littéraire est d’un usage fréquent
au théâtre. C’est ce qu’on appelle patoiser. Il y a des exemples
classiques et fameux de ce procédé. Molière y eut recours dans deux ou
trois pièces. Les comiques secondaires, les auteurs poissards, les membres
du Caveau en ont abusé. Les paysans d’opéra-comique, depuis Sedaine
jusqu’à Scribe, s’exprimaient presque obligatoirement dans ce patois.
Désaugiers, Émile Debraux, Frédéric Bérat, ont également employé ce
vocabulaire destiné à donner l’illusion de la réalité. Aujourd’hui encore,
dans les revues, dans les farces militaires et dans les drames, où il y
a des bergers, des campagnards, des filles de ferme et des servantes
d’auberge, les auteurs les font patoiser, pour donner, pensent-ils,
plus de vraisemblance au milieu. Des paroliers populaires, ou plutôt
populaciers, comme Charles Colmance, l’auteur du P’tit Bleu, dOhé ! les
Petits Agneaux, et les chansonniers montmartrois, Aristide Bruant, Jules
Jouy, de Bercy, Yann’Nibor, Botrel, ont employé tour à tour l’argot des
souteneurs et le parler naïf des matelots et des pêcheurs de Bretagne.
Enfin, dans le roman, il existe un très curieux récit, antérieur de
plusieurs années au livre de Zola, le Chevrier de Ferdinand Fabre,
où l’auteur prête à son Eran de Soulaget, à son Hospitalière et aux
autres personnages du Rouergue qu’il met en scène, un idiome bâtard,
mi-littéraire et mi-rustique, qui donne de la saveur agreste à l’ouvrage.
Zola a voulu communiquer l’impression frappante de la vie, en faisant
parler l’argot à ses faubouriens. On peut contester qu’il ait réussi.
C’est une réalité factice et un langage convenu qu’il nous donne. Il y a
forcément une convention du langage, au théâtre comme dans le livre ; et,
dans toute œuvre de littérature, les personnages ne dialoguent pas du
tout comme ils le feraient dans la vie réelle. Ils n’expriment que les
sentiments, les passions, les faits qu’il est intéressant de connaître, et
l’auteur traduit, avec son style propre, mais avec le dictionnaire courant,
avec la grammaire ordinaire, ce qu’ils ont pensé, ce qu’ils ont à dire.
Quand, au lieu du dialogue, l’auteur emploie le style indirect, quand il
analyse et décrit les sensations, les idées de ces mêmes personnages, il
le fait avec une correction et une minutieuse analyse qui le dénoncent à
chaque ligne.
Il est impossible que la convention ne régisse pas l’expression dans toute
œuvre, romanesque ou théâtrale. Si vous mettez un Anglais, un Africain,
un Japonais à la scène, vous supposez, et le public admet avec vous, que
cet exotique connaît notre langue. Schiller a fait Jeanne d’Arc s’exprimer
en bon allemand, bien qu’il soit contraire à la vraisemblance historique
que l’héroïne lorraine ait pu parler l’idiome germanique. Elle l’ignorait.
Quand un romancier raconte les actes de ses personnages, ou décrit ce qui
se passe dans leur conscience, il emploie nécessairement les termes, les
tournures, les formules qui sont à sa disposition et qui correspondent à
sa culture, à sa force de coloris, à l’intensité de son style, et pas
autrement. On ne saurait demander à un auteur dramatique du XXe siècle,
donnant une pièce sur l’Affaire des Poisons, de mettre dans la bouche de
ses acteurs les phrases et les tournures usitées à la cour de Louis XIV,
ou à un romancier moderne, traitant un sujet se passant dans l’antiquité,
de faire parler ses héros comme les contemporains de Pétrone Arbiter.
Ni Victorien Sardou ni Sienkiewickz n’ont estimé nécessaire, à la
vraisemblance de leur œuvre ou à l’illusion du public, ce trompe-l’œil
linguistique.
L’Assommoir eût été un livre tout aussi fort, et aurait fourni un
tableau tout aussi saisissant des milieux populaires, s’il eût été écrit
dans le style des autres romans de Zola. D’autant plus que l’argot employé
par lui est plutôt poncif, et hors d’usage. C’est un idiome excessivement
variable que ce jars ou jargon. Il se forme et se déforme avec une
surprenante spontanéité et une diversité continue. Une vraie végétation
cryptogamique. Elle se développe rapidement sur le fumier des villes.
Ceux qui usent de ces vocables étranges se proposent surtout de parler une
langue à eux, une langue secrète. Il s’agit de ne pas être compris par
tous, de se faire entendre des seuls initiés. L’argot des personnages de
L’Assommoir était déjà démodé au temps où Denis Poulot en mettait des
expressions sur les lèvres de ses ouvriers du Sublime. Il serait
incompréhensible et ridicule aujourd’hui. Celui qui, même à l’époque où
Zola place ses personnages, eût répété, dans un assommoir quelconque,
les expressions que l’auteur prête à Bibi-la-Grillade ou à Mes-Bottes, eût
provoqué chez les copains un ahurissement analogue à celui qui, dans un
salon, accueillerait un jeune provincial s’imaginant qu’il est toujours
d’usage, à Paris, de mâcher les r, comme les incroyables du Directoire.
Le terme même d'assommoir n’a jamais été employé, au moins couramment ;
on disait, et l’on dit encore, parmi ceux qui fréquentent ces endroits
populaires : bistro, mannezingue, mastroquet, abreuvoir, etc. L’Assommoir
était simplement le sobriquet d’un cabaret de Belleville.
Une chanson, grossière, de Charles Colmance avait donné une notoriété à
cette guinguette. Voici le couplet de cette chanson, dont le refrain
était : « J’suis-t-y pochard ! »
À l’Assommoir de Bell’ville,
Au vin à six sous,
À propos d’une petite fille,
J’ai z’evu des coups.
J’en ai-t’y r’çu un terrible
Dans mon pauv’pétard…
On n’m'appell’pus l’invincible,
Ah ! j’suis-t-y pochard !
Cette question de forme, de vocabulaire, n’a donc pas eu l’importance ni
l’originalité que lui attribuait l’auteur. Le grand succès de
l’Assommoir tint à d’autres causes : d’abord à l’intensité du drame de
l’alcool, à la peinture violente des mœurs populaires, à la vigueur et au
coloris des tableaux de l’existence ouvrière. Il faut également noter que
l’Assommoir a été surtout un succès bourgeois, presque un triomphe de
réaction. L’antagonisme des classes était flatté. Malgré les affections
sympathiques, les élans, les effusions, qui se manifestent, surtout dans
la vie publique, en vue de la captation électorale, ou par crainte
prudente, ceux qu’on nomme les bourgeois n’aiment guère ceux de leurs
contemporains qu’on englobe dans la désignation de « peuple » . La
distinction paraît subtile. Elle est forte, cependant, et aisée à
constater. Elle se traduit par le langage, par le costume, par le
cantonnement et la séparation d’existences et d’habitudes. Ceux qui ne se
livrent pas à un travail manuel, qui ne sont pas salariés à la journée, ou
qui ont des prétentions à une certaine élégance, à une distinction plus ou
moins affinée, ceux qui se classent dans la catégorie des « messieurs »,
leurs épouses étant des « dames », et leurs filles des « demoiselles », —on
sait quel fossé il y a entre ces deux expressions : une « dame » ou une
« femme » vous demande ! » —ceux-là sont désignés sous le nom historique et
politique de « Bourgeois » ; ils forment une formidable caste, allant de la
haute finance, de l’aristocratie vieille ou neuve, des fonctionnaires, des
titulaires de charges, des possesseurs de terre et de châteaux, des gros
négociants et des hommes à professions dites libérales, jusqu’aux modestes
employés, aux petits commerçants, aux contre-maîtres, aux surveillants,
aux ouvriers détachés de l’établi, démunis de l’outil et portant redingote
et veston, siégeant au bureau, circulant dans les ateliers, tous ceux-là
n’aiment pas ce qu’ils appellent le « Peuple » . Ils peuvent le flatter à
haute voix pour lui soutirer des bulletins de vote, pour l’amadouer et
éviter ses insolences, ses gros mots, peut-être ses voies de fait ; ils
n’ont pour lui, sauf quelques rares exceptions, que secret dédain et
instinctive répugnance. Quelque chose de la répulsion méprisante et
haineuse du créole pour le nègre. Les barrières matérielles qui isolaient,
dans les États-Unis du Sud, les blancs des hommes de couleur ont pu être
renversées là-bas ; elles subsistent, chez nous, morales. La bourgeoisie,
la classe ci-dessus dénombrée, ne fraye pas avec le travailleur manuel.
Elle ne partage ni ses plaisirs, ni ses peines. Elle est indifférente à
ses souffrances, à son emprisonnement fatal dans les cellules sociales
d’où il est si difficile de s’évader. Est-il un seul de ces bourgeois qui
consente à faire apprendre à son fils un état manuel, un métier, à moins
d’y être contraint ? Une fille de cette bourgeoisie épouse-t-elle librement,
sur le conseil de ses parents ou par amour, et par choix, un ouvrier ? Les
classes marchent dans la vie sur des voies parallèles. Elles cheminent
sans se confondre, leur union n’a lieu qu’à titre exceptionnel. Ceux qui
se mélangent ainsi sont des individus à part, qualifiés selon le côté de
la voie qu’ils occupent, de déclassés ou de parvenus. Ces deux armées
rivales s’injurient et se lancent de loin des regards irrités. Pour
l’ouvrier, la classe bourgeoise se compose de fainéants, d’inutiles, de
jouisseurs, d’exploiteurs ou simplement de privilégiés chançards, dont on
envie la veine, qu’on voudrait bien imiter, dans les rangs desquels on
s’efforce, à coup de coude, parfois à coups de crimes et d’abjections, de
se faufiler, mais que le commun des déshérités du sort se sent impuissant
à rejoindre et à fréquenter. Pour le bourgeois, la classe ouvrière, est
un ramassis d’êtres inférieurs, grossiers d’allures, sentant mauvais,
capables de tous les méfaits, toujours entre deux vins, et dont les amours
font songer aux accouplements des bêtes, en somme des êtres inférieurs
avec lesquels on ne fraternise que les jours d’émeute et les soirs
d’élections.
Zola, par la suite, dans ses généreux contes de fées humanitaires, publiés
sous des noms qu’on donne à présent aux cuirassés : Travail, Vérité,
Fécondité, a réhabilité l’homme du peuple, exalté les vertus ouvrières,
idéalisé le forgeron, le paysan, l’instituteur, et peint avec des couleurs
fort sombres le monde bourgeois, mais, à l’époque de l’Assommoir, il a
tracé un si vilain tableau des mœurs du peuple qu’il a pu passer pour
avoir fait œuvre de réaction et de diffamation sociale. L’Assommoir,
où l’on ne voyait que des pochards et des prostituées, apparut à la fois
comme une caricature et comme une satire de la classe ouvrière.
Malgré ma vive admiration pour Zola, malgré le respect qu’on doit avoir
pour une œuvre de la force de l’Assommoir, il est difficile de ne pas
reconnaître que cette peinture des existences et des mœurs ouvrières est
peu flatteuse pour la population laborieuse. Plus on l’estimera exacte,
plus cette reproduction de la vie faubourienne apparaîtra blessante
et même injurieuse, pour les modèles. Elle donne trop d’arguments aux
antipathies bourgeoises, et l’on s’explique ainsi pourquoi Zola, honni
légendaire comme pornographe et irrespectueux envers le clergé, la morale
et le capital, a paru longtemps suspect aux milieux démocratiques. Son
tableau, du reste, péchait par l’exactitude. Il n’y a pas que de la
débauche et de l’ivrognerie dans les faubourgs, et les ouvriers laborieux,
sobres, rangés, sont encore en majorité. Sans cela, Paris ne serait qu’un
assommoir géant et qu’un colossal asile d’aliénés.
Les personnages de l’Assommoir, en mettant à part Coupeau et Gervaise,
qui devaient symboliser et synthétiser la déchéance morale, matérielle et
sociale de l’ouvrier, conséquence de l’atavisme et de l’alcoolisme, sont
tous des ivrognes, des coquins, des brutes. Bibi-la-Grillade, Mes-Bottes,
Bazouge, voilà des êtres indignes, abrutis par la fréquentation de
l’assommoir du père Colombe ; tous sont happés par la machine à saouler et
pas un n’échappe au monstre. L’auteur n’a fait d’exception que pour deux
des comparses de son drame : Lantier et Goujet. Ceux-là seuls ne sont pas
des pochards. Mais ces sobres héros sont, l’un méprisable et l’autre
ridicule. Exceptionnellement aussi, l’auteur a donné des opinions
politiques au souteneur : il est républicain. Grand merci pour la
République de cette recrue !
Ici, une critique s’impose : si l’Assommoir était une vaste fresque
ouvrière, brossée d’après nature, à larges touches, avec crudité, et d’un
pinceau brutal, souvent, mais peinte aussi en pleine pâte de vérité ;
si les modèles avaient été observés dans toute leur réalité, l’artiste
n’eût pas manqué de donner une place, et au premier plan, à ces ouvriers
parisiens si connus, si répandus : le vieux travailleur, à barbe
grisonnante, ancien combattant de 48, plein des souvenirs de la barricade,
évoquant les journé es tragiques de juin, l’émeute de la faim, maudissant
Cavaignac, et narrant les atrocités commises par les petits « mobiles »,
féroces gamins, fils d’ouvriers défenseurs des bourgeois. Ce type existait
alors, et très net, très accusé. Il manque. A côté de lui, il eût fait
figurer le socialiste rêveur et utopiste, ayant mal et trop lu Proudhon,
énonçant de chimériques projets, construisant, avec des matériaux
imaginaires, une cité future idéale et humanitaire, où seraient réalisés
les plans fantaisistes des Cabet et des Considérant, fondateurs de
fantastiques Icaries. Il eût aussi dessiné les silhouettes familières
aux hommes de la génération qui assista à la chute de l’Empire, du jeune
ouvrier froid, pincé, aux lèvres minces, lisant beaucoup, pérorant avec
âpreté, n’allant au cabaret que pour y rencontrer des amis politiques,
recherchant les postes de secrétaire ou de trésorier de groupes,
organisant des cercles d’études sociales, et préparant, avec une flamme
intérieure, révélée par l’éclat sombre des yeux, la lutte finale
du prolétariat. Zola ne l’a ni vu, ni même connu, cet affilié à
l’Internationale, futur délégué au comité central de la garde nationale,
communard ardent, combattant du fort d’Issy ou délégué à une fonction
quelconque, destiné, s’il échappait à la fusillade, aux avant-postes, au
massacre du Père-Lachaise ou à l’exécution sommaire de la caserne Lobau, à
être déporté en Calédonie. L’ouvrier politicien, le socialiste doctrinaire
et le militant révolutionnaire absents, la représentation de la vie
ouvrière se trouve incomplète et l’Assommoir n’est qu’une ébauche
inexacte des mœurs et des passions de la population parisienne. Et
l’estaminet clos, aux carreaux brouillés, le lupanar-café dont le numéro
géant flamboyait autrefois, sur les boulevards extérieurs, à Monceau,
la Patte de chat, à Rochechouart, le Perroquet gris, et ainsi de suite
à la file, raccrochant au passage, les samedis de paie, l’ouvrier rentrant
des Ternes à la Villette. Zola complètement l’a négligé, oublié. C’est
pourtant, comme le cabaret, un des endroits démoralisateur de la classe
ouvrière.
Lantier est un personnage flou, vague, impersonnel sans être typique,
dessiné de chic, d’après le Jupillon de Germinie Lacerteux. En lui
donnant des idées et des préoccupations politiques, Zola a encore commis
une erreur, et ajouté à l’inexactitude du tableau. Presque tous les
ouvriers, à l’époque où se place le drame de l’Assommoir, s’occupaient
de politique, et étaient ouvertement hostiles au gouvernement impérial.
Les votes des circonscriptions populaires en font la preuve. Malgré la
pression administrative formidable et la puissance de la candidature
officielle, les ouvriers de Paris nommaient alors députés : Jules Favre,
Émile Ollivier, Ernest Picard, Garnier Pages, Darimon, les fameux Cinq,
puis bientôt Jules Simon, Pelletan, Bancel, enfin Rochefort et Gambetta.
Ceci prouvait la force de l’opinion démocratique et opposante dans
les faubourgs. Ce n’étaient pas les seuls souteneurs qui battaient,
avec des majorités écrasantes, les candidats du gouvernement. Bien au
contraire, ces êtres à part dans la société, vivant comme en dehors de la
population, dont ils ne partageaient ni les labeurs, ni les soucis, ni les
préoccupations, étaient, en grande majorité, indifférents à tout ce qui se
rapportait à la politique et aux affaires publiques. N’étant pas électeurs
et sans domiciles stables, ils se désintéressaient des opinions et des
luttes. Si, par hasard, ils témoignaient d’une préférence gouvernementale,
c’était en faveur du régime existant : ayant pour principe de ne pas se
mettre mal, sans nécessité, avec les autorités. Au moment des désordres
provoqués dans la rue par la police, à la fin de l’Empire, ce furent les
souteneurs, descendus de Ménilmontant, qui formèrent les contingents des
fameuses Blouses Blanches : Lantier, certainement, se fût trouvé parmi eux.
Ajoutons que ce personnage, le vagabond spécial, comme on dit aujourd’hui
en termes judiciaires, assez facile à se représenter, et dont les
exemplaires sont fort nombreux sous nos yeux, n’est pas non plus
exactement observé, ni pris dans la réalité. Lantier, c’est l’homme qui
débauche une femme mariée, établie, et qui l’entraîne à la ruine, à la
déchéance, à la mort. C’est un traître de mélo. Ce n’est pas l’un de
ces pourvoyeurs qui pullulent aux abords des ateliers, des magasins,
des gares. Ils guettent les jeunes filles coquettes et frivoles, les
provinciales venant à Paris, à la suite de couches, les domestiques sans
places, les femmes lâchées par un amant volage, et, quand ils se sont
emparés de ces proies faciles, ils s’efforcent, en les cajolant, en les
brutalisant aussi, de les « mettre au truc », c’est-à-dire de les envoyer
sur le trottoir ramasser, dans la boue de l’amour vénal, les subsides
nécessaires à leur entretien, à leurs plaisirs. Beaucoup sont les amants
de filles d’amour leur rapportant le salaire ignominieux, le jour de
sortie de la maison close. Lantier, bien qu’exploitant la tendresse de
Gervaise, la poursuivant, la dominant, agit plutôt en amant ordinaire de
femme mariée, et ce n’est pas du tout le don Juan du « tas », pilotant et
rançonnant la malheureuse ouvrière d’amour, qu’il change fréquemment, et
avec laquelle il ne mène nullement l’existence du ménage à trois. Zola
nous a donné un souteneur romanesque, idéalisé, fictif, après Gervaise,
poursuivant Mme Poisson, ou toute autre femme mariée ; les scombres du ruisseau ne le reconnaîtraient pas pour un des leurs. Ils ne lui
permettraient pas de frayer dans leur bande. Un « paillasson », tout au plus
pour employer un des termes de leur langage, et non pas un vrai « marle » .
Comme Lantier, le personnage sympathique Goujet, est incomplet et
exceptionnel. C’est le seul honnête homme du livre. Un parfait imbécile,
ah ! le sentencieux raseur et quel insupportable prêcheur. Zola avait
un faible pour ce type, inventé par lui, de l’ouvrier prudhommesque et
sentimental, pourvu de toutes les qualités du cœur, orné de tous les
dons de l’esprit. On le retrouve dans plusieurs de ses romans. Ce Goujet,
amoureux platonique et délicat de la chaude et ouverte Gervaise, et qui
demeure toujours sur le seuil, hésitant et godiche, est introuvable dans
les faubourgs. Pour avoir son modèle, il faudrait se reporter à l’époque
où George Sand, cohabitant avec Pierre Leroux et s’imprégnant de son
socialisme poétique, faisait s’adorer à distance les vicomtesses et les
compagnons menuisiers, qui, entre autres singularités, avaient celle de
n’avoir jamais donné de coups de varlope dans leur tablier d’innocence.
Zola, en ses années d’apprentissage littéraire, avait beaucoup trop lu
George Sand, et il lui en était resté une propension à supposer, comme
l’auteur du Meunier d’Angibault et du Compagnon du Tour de France,
qu’il existait, dans la classe ouvrière, à côté de crapuleux fainéants et
de grossiers ivrognes, des êtres sensibles, sentimentaux, fidèles amoureux
jamais récompensés, de chevaleresques Amadis de l’usine ou du chantier,
avec cela tout bourrés de belles phrases sur l’honneur, la vertu, le
travail, qu’ils débitaient à leur belle, ahurie, nullement pâmée, dont les
lèvres, à la fin, s’entr’ouvraient, non pour un baiser ni pour un soupir
de désir et d’abandon, mais pour laisser filer un simple et logique
bâillement. Goujet, amoureux transi, est plus beau et plus bête que nature.
Mais, à côté de ces deux personnages vagues et irréels, quelle vie, quel
relief l’auteur a su donner à ses deux figures du premier plan : Coupeau,
Gervaise, et aux personnages plus en arrière, mais qui demeurent devant
les yeux, dans la mémoire, si nets, si vrais, si vivants, ceux-là !
Et quels magnifiques tableaux se déroulent, dans une clarté intense, de
la première à l’ultime page de ce maître-livre ! Ce sont hors-d’œuvre,
pour la plupart, mais ils sont toute l’œuvre, et constituent la plus
magistrale des compositions.
C’est d’abord l’impressionnante et si réelle descente du faubourg en éveil,
à l’aube frissonnante. Comme un régiment qui part, les ouvriers, en
marche pour le travail, vont par files, par pelotons, et voici la pause
devant le comptoir, puis le morne et régulier défilé reprend. Le sombre
Paris, le vieillard laborieux de Baudelaire, en se frottant les yeux,
empoigne ses outils, cependant que le vent du matin souffle sur les
lanternes. Zola a rivalisé, ici, avec le merveilleux aquafortiste du
Crépuscule du Matin ; il l’a commenté, agrandi.
Puis c’est la scène du lavoir, la lutte grotesque et tragique des deux
femmes à la rivalité naissante, l’insulte suivie de la fessée, épisode
plein de vie, de mouvement, de rumeur. La rencontre de Coupeau et de
Gervaise devant le zinc du père Colombe, et la noce, où Mes-Bottes,
Mme Lerat, les Lorilleux, la grande Clémence se trémoussent, pérorent,
rigolent avec une alacrité donnant l’illusion de la vie et la sensation
du déjà vu.
D’autres morceaux suivent, d’une exécution aussi rigoureuse : c’est la
blanchisserie, avec son odeur fade de linges échauffés, son atmosphère
alourdissante et son personnel remuant, babillard et trivial. L’apprentie
délurée, vicieuse, la grande Clémence dépoitraillée, Gervaise grasse,
active cependant, allant, venant, besognant, j’ordonnant, mettant les fers
au feu toujours en riant, satisfaisant les pratiques, gagnant de l’argent,
taillant des bavettes oiseuses entre deux pliages, et, de temps en temps,
jetant des regards indulgents de travailleuse réussissant, sur son homme
encore aimé, dorloté, excusé, car, pour la première fois, il est rentré
saoul, et cuve, sans malice, dans l’arrière-boutique. Toutes ces scènes
composent un drame simple et vrai. Impossible de mieux rendre les allures,
les façons de vivre et d’ouvrer du petit commerce. Le repas joyeux et
plantureux, donné dans l’atelier, presque dans la rue, imposant l’envie et
l’admiration aux voisins, avec M. Poisson, qui, en sa qualité de sergent
de ville, est réputé avoir l’habitude des armes, investi, par conséquent,
de la mission de trancher le gigot, dont d’abord il détache, au milieu de
rires polissons, « le morceau des dames », l’ivresse tapageuse grandissante,
l’étourdissement général, tout ce tohu-bohu d’ouvriers et de petits
bourgeois en liesse, l’apothéose de Gervaise toujours heureuse et de
Coupeau seulement éméché, pas encore incendié dans les flammes de l’alcool,
voilà l’un de ces morceaux d’art où Zola s’est montré peintre puissant,
à la touche sûre. D’autres scènes, comme la veillée mortuaire, où l’on
perçoit l’horrible glou-glou de la « vieille qui se vide », la faction
lamentable de Gervaise sur les boulevards extérieurs, la mort navrante de
la petite Lalie, le delirium tremens final sont d’une rare puissance, et
la mémoire en garde à jamais l’impression.
Le romantique impénitent que fut Zola, bien qu’ici moins débordant, a,
dans l’Assommoir, donné sa note : elle est macabre. Le père Bazouge, le
croque-mort ivrogne et philosophe, qui circule dans l’œuvre, pour un
contraste voulu, est un de ces personnages exceptionnels comme les
bourreaux, les bouffons, les nains difformes, que Victor Hugo se plaisait
à introduire au milieu de ses autres personnages, en manière d’antithèse
vivante, et que Zola critiquait et raillait. Ce Bazouge a paru plus en sa
place dans le mélo de Busnach que dans le livre. Les porteurs des pompes
funèbres, qui sont de simples déménageurs, coltinant des cercueils,
comme ils transporteraient des coffres, ont moins de poésie et plus de
simplicité dans la vie réelle. C’est ici un comparse romantique. Un
burgrave du faubourg.
L’Assommoir n’a pas, ne pouvait avoir, chez nous, une influence
moralisatrice quelconque. Nous ne sommes pas des Anglais pour y admirer,
sous le titre de « Drink » (Boisson), un appel à la tempérance. Il n’a
détourné aucun ouvrier du cabaret. Les ouvriers ne l’ont d’ailleurs pas
lu. C’est un réquisitoire contre l’alcoolisme, il est vrai, mais il
s’étend à la classe des travailleurs prise dans sa totalité. C’est un
anathème en masse et un mépris collectif. On pourrait reprocher à l’auteur,
tout en généralisant l’abrutissement de la classe ouvrière par le
comptoir, et les terribles breuvages qu’on y débite, d’avoir pourtant pris
pour point de départ un fait d’exception. Ce n’est pas tant l’alcool que
la fatalité qui cause la déchéance de Coupeau et de Gervaise. L’Ananké
antique domine toute la tragédie. C’est un accident qui entraîne la
dégringolade morale et matérielle du couple. Coupeau était un bon ouvrier,
rangé, laborieux, sobre surtout. Quand il lui fallait trinquer avec les
camarades, on est homme, donc sociable, et l’on ne saurait refuser une
politesse qu’on doit ensuite rendre, il ne prenait que des boissons
inoffensives. On le surnommait Cadet-Cassis, parce qu’à la verte et
à la jaune qu’on servait aux amis il substituait le doux cassis, une
consommation de dames. Gervaise était vaillante et tendre. Le bonheur
logeait dans la maison. Une chute, un accident du travail, qui aurait
pu ne pas se produire, le fait à tout jamais déguerpir. C’est parce que
Coupeau est blessé, parce qu’il a le loisir de la convalescence, qu’il se
met à fréquenter l’Assommoir, qu’il se laisse agripper par la machine à
saouler, perdant le goût du travail en prenant celui de l’alcool. Si
Coupeau n’eût pas été précipité d’un échafaudage, il eût continué à boire
du cassis et eût offert, jusqu’à la fin de ses jours, avec sa Gervaise, le
modèle du ménage ouvrier. Ce n’est donc pas le cabaret du père Colombe,
qui est cause de la chute morale de ces deux infortunés, mais la chute
matérielle, la tombée du tréteau. Supprimez l’accident, et le cabaret,
l’Assommoir perd son relief romantique et sa couleur truculente.
Zola préoccupé, en écrivant l’Assommoir, de peindre la vie ouvrière de
Paris, voulait montrer les ravages que fait l’alcoolisme dans le monde
du travail ; une moralité, un avertissement, et un enseignement social
pouvaient en provenir. Et pourtant, la seule pratique leçon à tirer du
livre, c’est que l’ouvrier doit éviter de dégringoler d’un échafaudage.
Il est vrai que les livres comme celui-ci ne doivent avoir aucun but
moralisateur, aucune tendance utilitaire, et que nous n’avons à demander à
l’auteur que du talent, et au roman que d’être intéressant et beau, d’être
œuvre d’artiste, et, non sermon de prédicant.
L’Assommoir n’est pas le meilleur, mais il est le plus violent et le
plus impressionnant des romans de Zola. Il est demeuré le plus notoire,
sans être pourtant celui qui se soit le plus vendu. Mais, à coup sûr,
c’est celui qui a attiré le plus d’injures à son auteur, par conséquent
la plus grande célébrité. Toutes les pierres qu’on jette à un écrivain
finissent par former un haut piédestal, sur lequel il se trouve tout
naturellement hissé, et d’où il domine la foule. Un moment vient où les
pierres ne l’atteignent plus, il est trop haut, et le lapidé devient le
glorifié.
Zola ignoré, et, ce qui pis est, méconnu, fut, du jour au lendemain, grâce
à l’Assommoir, une puissance. Il connut la roche Tarpéienne à rebours :
on le précipita, comme infâme, dans le gouffre, et il se trouva, comme par
un miracle, relevé et transporté immédiatement au Capitole. La haine et la
sottise se trompent heureusement parfois dans leurs calculs et dans leurs
guets-apens.
Zola n’eut pas une bonne presse, au lendemain de l’apparition de son
livre. Elle fut, pourtant, excellente, mais, par surprise, et sans qu’il
y eût, à cet égard, bonne volonté et complaisance intentionnelle. Aucune
qualification désobligeante ne lui fut épargnée. On le proclamait roi
de l’ordure et empereur des pourceaux. C’était, pour les uns, le plus
dégoûtant des pornographes, et, pour d’autres, un insulteur d’ouvriers,
bref un infâme, un scélérat, Zola-la-Honte !
Le plus répandu des journaux parisiens caractérisait ainsi l’œuvre et
l’auteur :
À l’encontre de ce personnage des Contes de fées qui changeait en or
tout ce qu’il touchait, M. Zola change en boue tout ce qu’il manie…
M. Jules Claretie, pourtant classé parmi les bénins, lançait cet anathème :
Une odeur de bestialité se dégage de toutes ses œuvres. Ses livres
sentent la boue. C’est du priapisme morbide…
Le grand critique du Temps, M. Edmond Schérer, écrivait doctoralement :
On assure que Louis XIV aimait l’odeur des commodités ; M. Zola,
lui aussi, se plaît aux choses qui ne sentent pas bon…
Pour M. Louis Ulbach, oublieux de la publication, dans sa Cloche, de la
Curée, et dont Zola avait été le rédacteur parlementaire, la littérature
de l’auteur de l’Assommoir était « putride » .
M. Maxime Gaucher, dans la Revue politique et littéraire, se contentait
de raconter et d’interpréter une anecdote enfantine, qu’il attribuait,
d’après Paul Alexis, à l’auteur de l’Assommoir.
Émile Zola, disait-il, avait, dans son enfance, de la difficulté
à articuler certaines consonnes. Ainsi, par exemple, au lieu de
Saucisson, il disait Tautisson. Un jour, pourtant, vers quatre ans
et demi, dans un moment de colère, il proféra un superbe : Cochon !
Le père fut si ravi qu’il donna cent sous à Émile. Cela n’est-il pas
curieux, en effet, que le premier mot qu’il prononça nettement soit
un mot réaliste, un gros mot, un mot gras, et que ce mot lui rapporte
immédiatement ? Évidemment, cette pièce de cinq francs gagnée d’un seul
mot, M. Zola se l’est, un beau jour, rappelée, au temps où les choses
décentes qu’il écrivait ne faisaient pas venir un centime à sa caisse.
Une révélation, ce souvenir se réveillant brusquement ! Et alors il se
sera écrié : Eh ! bien ! au fait, et les mots à cent sous ! Alors, de même
qu’en son jeune âge, ils lui ont porté bonheur…
C’est cette misérable et dérisoire critique, c’est ce tohu-bohu d’outrages
et de blagues, c’est ce tintamarre haineux se propageant dans la presse, à
tous les étages des feuilles plus ou moins vertueuses, c’est l’indignation
des salons faisant chorus avec l’hostilité des faubourgs, c’est tout cet
orchestre d’ignominie qui s’est trouvé attaquer, sans le vouloir, la
marche du couronnement de Zola. Le mépris montant de la foule, le ridicule
s’élevant des couplets de revues, cette clameur, comme au temps du normand
Harold, poursuivant cet homme, tout à coup, et à l’insu des bouches
hurlantes, se transformèrent en formidable Hosannah. Quelques semaines
après ce déchaînement universel, par la force des choses, et de par la
domination du talent, l’acclamation montait, grandissait, couvrait tout,
et l’auteur de l’Assommoir, Zola-la-Honte, Zola-le-Pornographe,
Zola-le-Cochon, était devenu Zola-la-Gloire !
Après une œuvre violente comme l’Assommoir, Zola voulut une détente. Sa
cervelle était en feu, il lui convenait de la rafraîchir. Il avait besoin
d’air pur, de liquides doux, pour apaiser la fièvre prise au contact des
cabarets et des bouges. Le public aussi, à ce roman âcre et pimenté,
verrait avec satisfaction succéder une œuvre intime et discrète, avec de
larges descriptions coupant de reposantes scènes d’intérieur. Alors il
écrivit Une Page d’Amour.
Ce roman parut d’abord dans le Bien Public, à la place même où avait été
publié, puis interrompu l’Assommoir. Le premier feuilleton fut inséré
dans le n° du 11 décembre 1877 ; c’est à l’occasion de l’apparition dUne
Page d’Amour que Zola donna, dans le même journal, son fameux arbre
généalogique des Rougon-Macquart.
Une Page d’Amour, c’est l’histoire de deux êtres, un homme et une femme,
que la maladie d’un enfant réunit. Ils s’aiment. Longtemps, ils hésitent
à reconnaître eux-mêmes cet amour. Enfin, l’aveu éclate. La maladie de
l’enfant, qui avait réuni les amants, les isole, et sa mort les sépare
à jamais. L’homme retourne à sa compagne légale, au foyer conjugal, aux
affaires et à la banalité écœurante de la vie de tous les jours, la femme
se jette, comme en un port, en les bras d’un ancien notaire, amoureux
en cheveux gris, qui se trouve être un honnête homme. Les deux couples
peuvent encore être heureux. L’enfant pourrit sous la terre grasse du
cimetière.
Tel est le squelette du drame. Rien de plus simple.
Le principal personnage d'Une Page d’Amour, « l’héroïne », c’est l’Enfant.
Elle s’appelle Jeanne. Elle a onze ans et demi. Victime fatale de la loi
de l’hérédité, elle roule dans ses veines des globules malsains, et porte
dans la matière nerveuse de son cerveau des ferments maladifs, semblables
à ceux qui conduisirent son aïeule, Adélaïde Fouque, de qui elle procède,
à la maison de fous des Tulettes, et qui la jetteront, la pauvrette, à
douze ans, dans une bière, guère plus grande qu’un berceau.
L’enfant n’a que sa mère au monde. Elle l’aime fiévreusement, de toutes
les forces irritables de son petit être exsangue, de toutes les ardeurs
surexcitées de son organisme douloureux. Cet amour filial est si intense
que la nerveuse petite fille sanglote de jalousie quand sa mère vient
à caresser un autre enfant. Elle est à l’état de chloro-anémie. Sur le
seuil de la puberté, la jeune fille s’arrête comme frappée. Une langueur
invincible l’envahit, succédant à des ardeurs passagères. Les chairs
s’amollissent. La peau prend des tons de cire. Un sang pâle, déchargé de
fer, fait battre à peine ses artères. Voilà pour le physique. Le moral
n’est pas moins atteint. Impressionnable à l’excès, Jeanne est restée
deux jours frissonnante, au retour d’une visite de charité à un vieillard
paralytique. Quand un orgue vient à jouer dans le silence des rues
voisines, elle tremble et des pleurs mouillent ses yeux. Une nuit, à la
clarté bleuâtre et calme d’une veilleuse, tandis que tout dort dans le
paisible quartier de Passy, Hélène Grandjean, la mère, s’éveille à un cri
sourd de l’enfant : Jeanne, raide, les muscles contractés, les yeux grands
ouverts, dans une fixité sinistre, se tord sur son petit lit. Folle,
navrée, hors d’elle-même, demi-nue, la mère crie au secours, et comme le
secours ne vient pas, elle court le chercher. Elle descend, en pantoufles,
dans la rue que couvre une neige légère tombée le soir, sonne à une porte
voisine et trouve un médecin, le docteur Deberle, qu’elle entraîne en
veston, sans cravate, sans lui permettre de se vêtir davantage. C’est
l’amour, c’est l’amant, qu’elle ramène ainsi à la maison.
Au chevet de l’enfant, le médecin et la mère se voient, sans se regarder,
et se reconnaissent sans s’être jamais rencontrés. Il y a des attractions
d’âmes. Ils ne se parlent pas. Ils ne quittent pas l’enfant des yeux.
Cependant, ils se devinent, et, si leurs regards s’évitent, leurs cœurs
se cherchent. Cette première et définitive entrevue s’accomplit dans une
chaste pénombre. A la fin seulement, le docteur se décide à contempler
Hélène, et il admire cette Junon chataîne, dont le profil blanc a la
pureté grave des statues. Son châle a glissé, et une partie de sa gorge apparaît, éblouissante et ferme. Les bras sont nus. Le jupon est mal
attaché. Une grosse natte de ses beaux cheveux, d’un châtain doré à
reflets blonds, a coulé jusque dans les seins. Il voit tout cela. Elle,
à son tour, examine le docteur, et s’aperçoit qu’il a le cou nu. Hélène
alors, faisant un retour sur sa nudité chaste de mère affolée, remonte son
châle et cache ses seins ; le docteur boutonne son veston, et tous deux
se quittent, laissant l’enfant, calmée, endormie, et seulement surprise
de voir un homme à son chevet, dans la nuit, auprès de sa mère. En s’en
allant, le docteur emporte avec lui comme une odeur de verveine qui
montait du lit défait et des linges épars dans cette chambre de femme,
dont sa profession lui a permis de violer l’intimité, et cette odeur-là ne
le quittera plus, jamais plus. On a comme cela, dans la vie, des parfums
qui décident d’une existence.
L’enfant guérie, il convient de remercier le médecin. La mère mène sa
petite Jeanne chez M. Deberle. Une intimité s’établit. Il y a des liaisons
fatales. La femme du médecin, Juliette, une caillette parisienne qui,
selon la formule de nos légères aïeules, babille, s’habille et se
déshabille tout le jour, et ne pense à rien autre, la reçoit fort
gentiment. La gravité d’Hélène plaît fort à cette évaporée, qui court les
premières représentations et les assemblées de charité, joue la comédie de
salon, organise des ventes de bienfaisance, caquette au sermon ou coquette
sur la plage de Trouville, et finit, faiblesse où le cœur n’est pour rien,
par se laisser aller à un rendez-vous périlleux dans la chambre suspecte
d’une maison douteuse. Elle accepte Hélène comme repoussoir. Elle la
plaisante aussi. Elle la compare à son mari, le docteur, toujours quelque
peu froid et posé. « Vous vous entendriez bien tous les deux », dit-elle en
se moquant. Le moment n’est pas loin où cette hypothèse va devenir une
réalité.
Il passe par la tête de cette éventée de Juliette, qui a la satiété des
fêtes mondaines ordinaires, de donner un bal d’enfants. Le bal a lieu en
plein jour, dans le grand salon noir et or, aux volets soigneusement clos,
et entièrement éclairé, comme pour une fête de nuit. À un moment de ce bal
d’enfants, les grandes personnes qui y assistent se trouvent dispersées,
assises ou circulant çà et là. Le docteur Deberle rencontre Hélène. Ici
un effarement réciproque. Elle tremble, et il frissonne. Il est derrière
elle. Son souffle lui passe dans les cheveux. Elle sent qu’il va parler ;
elle n’a pas la force de fuir, et faible, vaincue, heureuse au fond, elle
reçoit ce premier aveu, haleine embrasée qui la brûle : — « Je vous aime ! oh !
je vous aime ! »
Voilà l’exposition terminée et le drame noué. La catastrophe est proche :
l’aveu fait et subi, Hélène et Henri Deberle se sont trouvés séparés par
les choses, autant que par eux-mêmes. Une sorte d’effarouchement des
sens s’est emparé d’eux, et, sans s’éviter, ils n’ont rien tenté pour se
rapprocher. Mais le mois de mai est venu. Un souffle tiède envahit la
nature et les êtres. Le clergé, qui sait merveilleusement tirer parti des
admirables accessoires que lui fournit l’inépuisable magasin du monde,
use de ce mois et s’en sert pour une toute-puissante mise en scène. Il
l’appelle le mois de Marie, et en fait la pieuse saturnale des fleurs
fraîches écloses, des bonnes odeurs des feuilles vertes, des arômes qui
caressent et des chants qui consolent. Aux voix des vierges se mêlent les
senteurs des roses ; l’orgue, l’encens, les cantiques rivalisent avec les
moissons de bouquets et les gerbes de feuillages, pour célébrer Marie.
Cette fête de la femme, cette fête de mai, attire, passionne et exalte
les femmes. Le moment du renouveau est propice. La féminine nervosité,
toujours prête à subir l’excitation, ébranlée par tout cet appareil
décoratif plein d’art et de douceur, aspire les capiteuses ivresses du
printemps. Une sorte de rut mystique pousse ces créatures impressionnables
aux églises discrètes et parfumées.
C’est dans l’église qu’Hélène revoit Henri. Avec réserve tous deux se
retrouvent. Ils évitent de paraître se souvenir de la scène vive et
brusque du bal d’enfants. Un apaisement profond et une sensation nouvelle
de passion réfrénée accompagnent ces entrevues. On ne se permet pas un
serrement de main. On garde tout. Le cœur s’emplit à éclater. Pas un
muscle du visage ne bouge. C’est là le bonheur de tous deux. Les forts
et les chastes ont goûté de ces joies. Henri a beau se taire, Hélène
l’entend. N’est-ce pas lui qui, d’une voix plus belle, chante, avec
l’orgue, leur amour infini et leur volupté sans bornes ? L’extase lui vient
à entendre ces cantiques où débordent les passions divines, et elle ne
peut s’arrêter quand elle a commencé à converser de ses amours, avec Marie.
Mais les extases célestes descendent et se prolongent sur la terre. Un
soir, grâce à l’hypocrite intervention d’une vieille hideuse, la mère Fétu,
qui retient Jeanne lui faisant l’aumône, Henri et Hélène se trouvent
seuls, ensemble, dans la rue, et les mains des deux amants se rencontrent.
Les voilà repris au piège éternel.
Cependant le mois de Marie s’achève, et il va falloir renoncer aux
délicieux retours de l’église, quand Jeanne vient encore une fois servir
de lien fatal entre ces deux êtres.
Une après-midi, tandis que sa mère, agenouillée à l’église, demeure abîmée
dans ses rêveries sans fin, Jeanne, saisie par la fraîcheur qui tombe des
voûtes, éprouve un sourd malaise, mais elle ne se plaint pas. Elle regarde
trop attentivement et trop tristement les ouvriers qui démolissent cette
chapelle de Marie, qui lui paraissait si belle, et qu’elle s’imaginait
devoir durer toujours ; son cœur se gonfle de chagrin à voir emporter les
grands bouquets de roses qui fleurissaient l’autel. Quand la Vierge, vêtue
de dentelles, chancelle et tombe aux mains des ouvriers, Jeanne jette un
cri, chancelle et tombe comme la Vierge. Le terrible mal qui lui vient de
son aïeule, la folle des Tulettes, la ramène à ce petit lit où, par une
nuit paisible, à la clarté faible de la veilleuse brûlant sur la cheminée
dans un cornet bleuâtre, sa mère dévêtue, au châle glissant, à la
chevelure défaite, s’était rencontrée, pour la première fois, avec un
homme dont le veston mal boutonné, laissait voir le cou nu.
Toute cette première moitié d'Une Page d’Amour est traitée avec un art
de composition et une perfection de touche qu’on ne saurait surpasser.
Tout y est à sa place, au point ; pas une dissonance, pas une faute de
perspective. Modestement, dans une courte mais ferme préface, l’auteur
a été amené, par incidence d’ailleurs, à qualifier son livre, et il l’a
défini ainsi : « œuvre intime et de demi-teinte. » Demi-teinte ne semble pas
absolument juste : tout étant éclairé comme il convient.
Est-ce une figure de demi-teinte que cette épouvantable mère Fétu,
geignarde hypocrite, fausse indigente, sensuelle, cupide, gourmande,
Macette à l’eau bénite, marmottant, avec des yeux libidineux, des oraisons
suspectes et des pollicitations équivoques, mêlant les choses de sacristie
aux histoires du boudoir. Ce Mercure femelle, dont le caducée est un
chapelet, provoque, au sortir de la chapelle, les rencontres entre les
gens qui s’aiment et n’osent pas se le prouver. La pieuse proxénète les
encourage, les excite, leur montre du doigt l’alcôve propice, au nom
du Père, du Fils et du Saint-Esprit, sans oublier d’ajouter : Ainsi
soit-il ! en tendant sa main crochue, façonnée à tous les vices et à
toutes les recettes. Hélène, cette majestueuse et sereine veuve, aux
lignes sculpturales, à l’attitude de déité douce, pensive et triste,
n’apparaît-elle pas en pleine lumière, à toutes les pages du récit, avec
tout son relief et toute son intensité de vie et de passion ? Il en est
de même des autres personnages, même de ceux du deuxième plan, comme
le petit soldat Zéphirin, au dos rond, aux joues énormes, balourd et
sentimental, rustre couvert d’un uniforme, meilleur à la cuisine qu’au
camp, épluchant les légumes, astiquant les cuivres, ou ratissant le jardin,
pour faire sa cour à la cuisinière Rosalie, qu’il épousera, peut-être,
quand il aura son congé.
Je suppose qu’Émile Zola, en se servant de cette expression : « œuvre de
demi-teinte », a voulu désigner une œuvre douce, où la passion a des
sourdines, où les orages éclatent dans le lointain et ne font entendre
qu’un roulement assourdi. En cela il se serait trompé. Une Page d’Amour,
malgré son titre paisible, est l’un de ses romans les plus vigoureux. Si
l’on n’y retrouve ni la crudité voulue de l’Assommoir, ni l’élégante
brutalité de la Curée, ni la fièvre extatique de la Faute de l’abbé
Mouret, la vie n’y est pas moins manifestée avec toute son outrance ; les
passions s’y bousculent dans les mêmes paroxysmes. Ce n’est pas absolument
une œuvre douce et charmante que Une Page d’Amour, c’est une œuvre
puissante, presque violente. Ne nous laissons pas abuser par les allures
posées et de bon ton des personnages. Ils ne marchent point fendus comme
des compas et poussant de tragiques exclamations ; les sentiments qui les
meuvent et les torturent en sont-ils moins véhéments ? On ne voit pas leur
sang couler, les blessures n’en sont pas moins profondes, et les coups
bien portés à fond.
Descendez, la lampe de l’analyse à la main, dans cet étrange et maladif
cœur de fille de onze ans et demi, qui s’agite, secouée par les crises
spasmodiques de la chlorose à sa dernière période, et demandez-vous si ce
drame n’est point poignant et terrible, qui, commencé au bord du petit lit
de fer de la malade, trouve son dénouement au fond de cette bière d’un
mètre et demi, où l’on couche pour toujours la petite morte ?
L’art moderniste, que Zola désignait sous le terme aujourd’hui démodé de
Naturalisme, par la simplicité et la puissance de ses moyens, parvient
ainsi à montrer, dans leur puissante réalité, les drames de tous les jours,
ceux qui se nouent et s’accomplissent sous nos yeux, et que souvent nous
ne voyons pas, ou plutôt que nous ne voulons pas voir, habitués que nous
sommes au fracas, à la mise en scène, aux oripeaux, aux grandes phrases
et aux sentiments à panaches et à perruques. C’est par ce rayonnement
universel de l’art moderne que l’épopée et la tragédie, jadis domaine
exclusif des crimes et des passions des rois, sont devenus la conquête
de la réalité. C’est par cette transfiguration puissante de la vie
contemporaine que les souffrances et la mort d’une enfant de onze ans ont
l’ampleur tragique du sacrifice d’une Iphigénie, victime, elle aussi, des
crimes et des vices héréditaires. Deux êtres qui s’aiment, une petite
fille qui souffre de cet amour et qui en meurt, il n’en faut pas plus au
romancier pour laisser une œuvre belle et durable. N’a-t-il pas suffi,
d’après Musset, pour que le néant ne touche point à Raphaël, d’un enfant
sur sa mère endormi ?
L’intérêt poignant qui se dégage d'Une Page d’Amour, gît tout entier
dans la lutte affreuse qui s’engage dans l’âme de la petite Jeanne. La
jalousie, une jalousie étrange, ronge cet enfant, comme le vautour le
Titan. Sa souffrance renaît tous les jours.
Quand M. Rambaud, le notaire grisonnant, ami fidèle et amoureux patient
d’Hélène, se déclare, et que Jeanne apprend que, si sa mère le veut,
il sera à la maison, le jour, la nuit, toujours, cette question, d’une
précocité terrible, lui monte du cœur aux lèvres : « Maman, est-ce qu’il
t’embrasserait ? » Sur la réponse d’Hélène : « Il serait comme ton père »,
Jeanne tombe dans une de ses crises nerveuses, et désormais Rambaud lui
fera horreur.
Mais cette répugnance pour l’homme qui a demandé à épouser sa mère fait
bientôt place à une nouvelle haine. Avec une perspicacité impeccable,
Jeanne reconnaît bien vite qu’elle n’a pas lieu d’être jalouse de ce
pauvre vieux Rambaud, car sa mère ne l’aime pas ; mais elle a pressenti
qu’un autre lui avait volé ce cœur maternel, que son égoïste affection
veut accaparer tout entier. Elle a deviné le docteur. Alors elle ne veut
même plus se laisser toucher par ce médecin qui la soigne. Elle lui dit :
« Vous me faites mal ! » et à sa mère elle crie : « Tu ne m’aimes plus ! » Quand
Henri et Hélène se trouvent réunis à son chevet, elle fait semblant de
dormir, pour les surprendre. Quand ils s’éloignent, elle saute à bas du
lit, pour les rejoindre. Éveillée, son œil soupçonneux ne les quitte pas
un instant. Et elle n’éprouve un moment de satisfaction et d’apaisement
que lorsqu’elle peut faire mille amitiés à Rambaud, devant le docteur,
pour le rendre jaloux à son tour. Cette jalousie de l’enfant, cette
répugnance envers l’homme qui peut embrasser sa mère est une trouvaille
d’observation. Les passions toutes féminines de cette enfant maladive sont
fouillées de main de maître.
Enfin, l’adultère se consomme. Un accident. La rencontre fortuite et
décisive des deux amants est amenée d’une façon sobre et dramatique à
la fois. Donc Hélène se trouve seule avec Henri, et l’acte s’accomplit.
Hélène s’éloigne, surprise des baisers qu’elle vient de recevoir, et de
rendre. En rentrant, elle trouve Jeanne toute blanche, dormant, la joue
sur ses bras croisés, près de la fenêtre ouverte, les vêtements trempés
par un orage formidable qui a éclaté sur Paris. La petite fille, que sa
mère a laissée seule, pendant l’orage, a eu, durant ces longues heures
d’attente, une sorte de vision. Intuition ou pressentiment, sa jalousie
l’a éclairée. Elle a compris que quelqu’un prenait définitivement
possession de sa mère. Alors, quand Hélène rentre, mouillée, crottée,
harassée, Jeanne se recule, de l’air sauvage dont elle fuit devant la
caresse d’une main étrangère. Son odorat subtil ne retrouve plus l’odeur
familière de la verveine. Elle ne reconnaît plus la voix de sa mère. Sa
peau même semble changée, et son contact l’exaspère. Elle se dit que sa
mère n’est plus la même ; que c’est bien fini, et qu’elle n’a plus qu’à
mourir, et elle meurt en effet.
Pour la mère, quand elle sort du cimetière, pour fuir à jamais la présence
de cet Henri, qui l’a prise pour une heure, et qui lui a pris sa fille
pour toujours, afin sans doute de détruire toute pensée de retour
subséquent, et peut-être aussi pour étancher une soif passionnelle, un
besoin d’aimer et d’être aimée, qu’elle ne connaissait pas auparavant et
qui la brûle maintenant, elle met sa main dans la main de ce brave homme
grisonnant qui l’adore depuis si longtemps. Au bout d’un an, les époux,
dans un voyage à Paris, entre deux emplettes, vont faire une visite à la
fosse de la petite Jeanne, puis retournent à leurs affaires, à leurs
plaisirs aussi.
Tel est l’épilogue impitoyable d'Une Page d’Amour. Le livre se termine
avec cette simplicité et dans cette banalité paisible et cruelle, qui sont
la vie même.
Il y a, dans cet ouvrage, pour moi l’un des meilleurs de Zola, celui où
Balzac a été non seulement égalé, mais même, en maint endroit, dépassé,
d’amusants et curieux personnages secondaires, comme le beau Malignon,
dont l’amusante silhouette de gommeux, quelque peu naïf, se détache si
nette et si vraie, ou comme cette Pauline, la grande sœur qui entend,
les oreilles larges ouvertes, les légers propos mondains, et, à la veille
d’être mariée, joue encore à la petite fille étourdie, bruyante et
garçonnière ; quelques tableaux, d’après nature, sont admirablement
enlevés : les conversations oiseuses des bourgeoises élégantes en visite
dans le jardin, —la soirée de Mme Deberle, —la scène d’amour dans la
chambre rose, et aussi ce délicieux croquis de la petite Jeanne jouant
toute seule à la Madame en course d’emplettes dans Paris, et faisant
arrêter Jean, un cocher imaginaire, à la porte de fournisseurs invisibles.
Deux scènes sont remarquables entre toutes : le bal d’enfants et
l’enterrement.
À ce bal, le petit Lucien, le fils du docteur, et, comme tel, maître
minuscule de la maison, est en marquis. Un mignon petit marquis, haut
comme ça, avec l’habit de satin blanc broché de bouquets, le grand gilet
brodé d’or et les culottes de soie cerise. De plus, orgueil inexprimable,
il porte l’épée en quart de civadière. Comme un familier du Régent, il a
le tricorne sous le bras, la tête poudrée. On lui a appris à saluer et à
offrir le bras. Il est charmant. Il conduit à leur place, selon la leçon
qui lui a été faite, d’un air tout à fait marquis, les petites laitières,
les chaperons rouges, les espagnoles, les pierrettes qui font leur entrée
dans le salon. Mais, quand sa petite amie Jeanne arrive, il n’offre plus
le bras à personne, et lui dit brusquement et ardemment : « Si tu veux, nous
resterons ensemble ! »
Tout marquis doit avoir sa marquise, dame ! C’est qu’aussi Jeanne est si
charmante ! Elle porte un costume de japonaise, la robe brodée de fleurs et
d’oiseaux bizarres, tombant jusqu’aux pieds. Son haut chignon est traversé
de longues épingles, et l’enfant, au fin visage de chèvre, semble une
véritable fille d’Yeddo marchant dans un parfum de benjoin et de santal.
La fête enfantine se poursuit. Une bousculade joyeuse d’enfants bariolés,
nappe de têtes blondes, où ondulent toutes les nuances du blond « depuis la
cendre fine jusqu’à l’or rouge avec des réveils de nœuds et de fleurs » .
Puis c’est le goûter avec sa salle féerique, où sont entassés tous les
gâteaux, toutes les sucreries que la plus inventive gourmandise peut faire
concevoir, « un goûter gigantesque, comme les enfants doivent en imaginer
en rêve, un goûter servi avec la gravité d’un dîner de grandes personnes » .
Après le goûter, c’est la danse : spectacle fantastique et charmant que « ce
carnaval de gamins, ces bouts d’hommes et de femmes qui mélangeaient là,
dans un monde en raccourci, les modes de tous les peuples, les fantaisies
du roman et du théâtre. On aurait dit le gala d’un conte de fées, avec des
amours déguisés pour les fiançailles de quelque prince charmant. »
Comme contraste à ce tableau d’une couleur si délicate, et si vive à la
fois, voici l’enterrement de la pauvre Jeanne. Autour du corbillard de
l’enfant doivent prendre place des petites filles. Selon l’usage, on les a
habillées de blanc. Elles sont joyeuses dans leurs jolies robes neuves, et
descendent au jardin, en attendant l’heure du convoi. Une volée d’oiseaux
blancs lâchés. Hélène, la mère douloureuse, les aperçoit, et un souvenir
cruel la frappe en plein cœur. Elle se rappelle le bal de l’autre saison,
et la joie dansante de tous ces petits pieds. Toutes ces fillettes en
robes blanches lui apparaissent dans leurs joyeux costumes : laitières,
chaperons rouges, alsaciennes, folies et marquises. Mais une manque à la
folle ronde, l’étrange et maladive Japonaise au chignon élevé, traversé de
longues épingles… Et, plus tard, au retour du cimetière, quand il s’agit
de donner à goûter à toutes ces petites filles blanches, un goûter presque
aussi beau que celui du bal, Lucien n’offre-t-il pas à une autre petite
fille, sa nouvelle amie, blanche et frêle, qu’on nomme Marguerite, et qui
a de fins cheveux d’or pâle, de rester avec lui et d’être sa petite femme,
puisque Jeanne n’est plus là ?…
Un personnage étonnant, qui tient une large place dans le drame, la place
du Chœur dans les tragédies d’Eschyle, assiste à toute l’action, témoin
impassible et acteur inconscient, c’est Paris.
Avec hardiesse, Émile Zola a fait entrer Paris, la ville énorme, dans le
cadre étroit de son œuvre. Il a donné un premier rôle au Trocadéro, et
fait de Sainte-Clotilde, une utilité. La Seine, les buttes Montmartre,
les cimes vertes du Père-Lachaise, les verrières blanches du Palais
de l’Industrie, la coupole ventrue des Invalides, le carré morne du
Champ-de-Mars, tout cela prend part aux événements, donne une sorte de
réplique muette aux sentiments des personnages. Ces tableaux du Paris
extérieur, vu par masses et de haut, sont des fresques brossées avec une
largeur et une sûreté de main étonnantes.
À la description de ce Paris monumental, qu’Hélène et sa fille voient du
haut des pentes du Trocadéro, vient s’ajouter l’étude large et minutieuse
à la fois des ciels, ces ciels de Paris, si variés, si mobiles et si
beaux ! Il en est deux ou trois descriptions, notamment celle du coucher de
soleil qui termine la deuxième partie, qui sont éclatantes de couleur et
de vérité. L’analyste ici fait place au peintre, comme, en maint endroit
de chacun de ses livres, le grand poète qu’il y a dans Émile Zola reparaît
sous le romancier.
L’œuvre a paru en feuilleton dans le Gil-Blas en 1886. C’est une
étude d’un tempérament d’artiste que la difficulté de l’exécution étreint,
roue, torture, et finalement abat, dans l’impossible réalisation de son
rêve, dans l’irréalisable matérialisation de sa pensée. Lutte d’un Jacob
avec l’Ange, où Jacob ne se relève jamais vainqueur.
Zola, avec son intensité d’observation et son acharnement à disséquer
le sujet étalé sur sa table anatomique, ne montre pas seulement l’abîme
terrible qui sépare l’œuvre conçue de l’œuvre accomplie. Avec Claude
Lantier, le peintre, il analyse aussi l’homme de lettres et nous met à nu,
dans son Pierre Sandoz, victime fatale, passive, presque inconsciente de
l’Idéal, luttant avec le Travail, les ravages du cancer de l’œuvre.
On a dit qu’il s’était dépeint lui-même dans Pierre Sandoz. Il est évident
qu’il a prêté à son écrivain, laborieux, régulier, absorbé par sa tâche,
quelques-uns des sentiments, peut-être des regrets, qui ont dû traverser son âme. Comme Pierre Sandoz, Zola s’est isolé, s’est confiné dans
le labeur, et a vécu, pour ainsi dire, en dehors du monde. Tels les
fanatiques religieux, dans les forêts de l’Inde, dans les cellules du
moyen âge. Il y a de l’anachorète et de l’alchimiste dans Zola : du Faust
aussi. Il a sans doute traduit, ou plutôt confessé ses plus intimes
rêveries, quand il fait dire à Pierre Sandoz, racontant son existence
confisquée par la production, acharnée et rétive, qu’il a vu l’œuvre à
faire lui prendre sa mère, sa femme, tout ce qu’il aimait, lui voler sa
part de gaieté ; le hanter comme un remords ; le suivre à table, au lit,
partout !
L’obsession de l’œuvre entreprise, qui vous martèle la cervelle, et vous
étourdit l’âme, au point de la rendre sourde aux plus sonores commotions
extérieures, cette absorption de l’homme par la chose, qui seule peut-être
produit les grands artistes, et les grandes œuvres, Zola la connut. Mais
est-il le seul de ces malades du travail, de ces intoxiqués de la pensée ?
Flaubert, lui aussi, est descendu dans son œuvre comme le gladiateur dans
le cirque, avec le secret sentiment qu’il serait vaincu, mais avec la
volonté aussi de lutter, ferme et droit, jusqu’au bout, se préoccupant
seulement, quand ses forces seraient épuisées, et que le monstre se
relèverait, plus terrible, enfonçant plus avant les ongles dans la chair,
d’avoir le soin de se tourner, une dernière fois, vers le César Public
impassible dans sa loge, et de tomber avec grâce.
Comme le Pierre Sandoz de Zola, Flaubert a lutté désespérément contre
l’œuvre. Tour à tour, il l’étreignait comme une maîtresse adorée, et la
piétinait comme un ennemi. Il s’est épuisé dans cette double bataille. Lui
aussi est mort de l’effort, et, lui aussi, n’avait vécu que pour mourir
ainsi. Comme Claude Lantier et comme Pierre Sandoz, Flaubert a eu sa vie
volée par le Travail et par l’œuvre. La femme non plus n’a pas existé
pour lui. Il n’avait pas le temps d’aimer, et les plaisirs courants du
monde, les distractions, les bonnes causeries entre amis, les flâneries
au soleil, le long des quais ou les siestes béates dans la profondeur des
divans, lui semblaient de mauvaises actions, des détournements et des abus
de confiance, au détriment de l’œuvre.
Cette existence de Sisyphe roulant son rocher jusqu’à ce que le bloc vînt
écraser le manœuvre, cette claustration intellectuelle de l’artiste, ce
servage cérébral, qui n’est pas tout à fait volontaire, qui n’est pas à
tout fait fatal non plus, car il a parmi ses causes l’accoutumance, c’est
la matière de ce roman intime, une étude philosophique plutôt que sociale
ou biologique, sujet esthétique beaucoup plus que romanesque. Il ne s’agit
plus ici de la peinture d’un milieu moderne, ou du tableau d’un groupe
social, comme dans l’Assommoir ou dans la Curée. L’Œuvre est
inscrite dans la nomenclature sérielle des Rougon-Macquart ; en réalité,
la famille névrosée, dont les divers rejetons supportent chacun un roman
de Zola, ayant tous des professions diverses, et vivant dans des milieux
distincts, pourrait demeurer étrangère à cette histoire intime des luttes,
des espoirs, des projets, des efforts, des tâtonnements, des triomphes
secrets, et des désespérances cachées d’un artiste, et ce n’est que par
une supposition, non par nécessité, ni intérêt, que l’auteur a fait parent
des Rougon et des Macquart le peintre Claude Lantier. L’œuvre n’est même
plus un roman conçu dans la forme ordinaire de l’auteur de l’Histoire
naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, qui est avant
tout objective ; c’est un livre où l’analyse intérieure remplace la
description purement extérieure.
Le sujet de l’Œuvre a été déjà maintes fois traité. Depuis qu’il y a
des artistes, toujours de leurs poitrines se sont échappés des sanglots,
et les plus beaux cris des poètes sont peut-être ceux que leur arrachait
la Forme rebelle et l’impuissance à la vaincre. Pétrus Borel, quelques
jours avant de succomber à une insolation, en Algérie, trouvait sa plus
belle imprécation dans un appel désespéré à la Muse inerte et froide,
qu’il s’évertuait en vain à ranimer, et dont il étreignait inutilement
les bras de statue. Musset, le moins poétique des poètes, mais le plus
philosophique peut-être, Musset, qu’Émile Zola, peu liseur de vers, a
cependant beaucoup pratiqué, a donné lui aussi cette note douloureusement
désespérée. Combien d’hommes ignorés, méconnus, éconduits, se sont
reconnus, et se reconnaîtront dans Pierre Sandoz, l’écrivain qui
s’accouche avec des fers, et, quand c’est fini, quand la délivrance est
accomplie, éprouve non pas une jouissance, non pas un soulagement, mais le
sentiment de son infériorité, de sa faiblesse, de son avortement. C’est
l’histoire des merveilleuses pommes d’or des Hespérides, métamorphosées
brusquement en navets ridicules, entre les bras qui précieusement les
serraient. Mais Zola, avec une vigueur renouvelée à chaque page, a su
rajeunir ce thème philosophique, un peu vieillot. Il est parvenu à tirer
des effets nouveaux et surprenants d’un refrain banal, et il a, sur la
quatrième corde, improvisé des variations délicates ou brutales, donnant
le frisson à tout l’être. Virtuose psychique, avec un archet invisible,
d’une douceur infinie, promené sur les fibres tendues de tout cerveau
d’artiste, il a joué une fantaisie cruelle et douce, dont chaque créateur,
peintre, sculpteur, écrivain, semble avoir fourni le thème. Tout ce qui pense, tout ce qui écrit, tout ce qui agit, quiconque porte en
soi une idée à réaliser, un rêve à faire descendre du ciel sur la terre,
tous les créateurs, sans qu’il soit besoin d’être manieur de cordes,
brosseur de toiles, gâcheur de terre ou noircisseur de papier, tous les
laborieux et tous les espérants, l’homme politique qui s’épuise à la
tribune et escalade fiévreusement en imagination le pouvoir entrevu,
comme Lantier apercevait sa tête de femme, dans une brume décevante et
séductrice à la fois, le savant qui, penché sur la mort, le microscope
à la main, se tue à chercher la vie, l’inventeur comme le marin, le
missionnaire comme l’apôtre socialiste, tous ceux qui ont voulu escalader
l’Olympe, Prométhées hardis, et en sont redescendus, n’ayant plus trouvé,
au lieu de l’étincelle rêvée, qu’un tas de cendres froides, avec le
vautour aiguisant ses serres, tous ces argonautes de la pensée, tous ces
chercheurs de toisons d’or, qui sont nombreux sous le soleil, éprouveront
toujours, en lisant l’œuvre de Zola, cette sensation cruelle, et en
même temps attirante, que connaît le malade incurable, à qui tombe sous
les yeux un livre de médecine où son mal est traité.
L’Œuvre est un manuel de clinique cérébrale, un formulaire de
pathologie esthétique. Il ne guérira personne, ce traité, d’ailleurs,
car ceux qui sont atteints du mal de Claude Lantier et de Sandoz, non
seulement ne voudraient pas être guéris, mais, s’ils n’étaient pas malades,
s’ils étaient comme les autres hommes, bien portants et bons vivants,
consentiraient-ils à vivre ? Sans la souffrance qui les ronge, et les ravit,
ils dédaigneraient de faire jusqu’au bout l’étape vitale, pour eux
devenue sans but, comme sans intérêt.