Épaves (Prudhomme)/Contraste

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ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. 13-16).


CONTRASTE


Ce pauvre a végété comme une ortie immonde,
Sans mère ni soleil, méchant, triste et battu,
Sans jamais soupçonner qu’il existât au monde
Quelque chose ayant nom l’amour et la vertu.

Maintenant vieux et seul, tout le jour il se couche
Au revers d’un fossé, morne et les pieds pendants ;
Il tend sa main sordide en pleurant d’un œil louche,
Et, juste Dieu ! je crois qu’il prie entre ses dents !

On lui promet le ciel, à lui ! chien qui se vautre
Et pour leurrer sa faim quête au hasard du lieu ;
Il n’en pourrait jouir qu’en devenant un autre,
Mais l’être que voilà, qu’en feras-tu, mon Dieu ?

Dis : « Je me suis trompé, j’ai failli, je l’avoue ;
J’ai seulement mêlé sous le plus laid contour
Le moins d’âme possible avec le plus de boue ;
Mon œuvre est repoussante, injuste et sans amour. »




Et cependant voici qu’une admirable fille
S’avance. Elle a seize ans, son visage est vermeil,
Sa chevelure au vent se soulève et scintille
Comme une cendre d’or dans les feux du soleil ;


Sa bouche est une fleur à quelque Éden ravie,
Sa grâce embaume l’air de sa chanson joyeux ;
Le printemps de la terre et celui de la vie
D’une double jeunesse animent ses grands yeux.

On dirait que l’Amour, pour veiner sa poitrine,
D’ailes de papillons a formé ses pastels ;
On dirait qu’elle est née en un lit d’églantine
Du plus tendre baiser des deux premiers mortels.

Elle a vu ce vieillard honni de tout le monde,
Elle s’est arrêtée au milieu du chemin ;
Puis elle a sur son cœur penché sa tête blonde,
La pitié dans les yeux et l’aumône à la main.




Quelle épreuve ton œuvre à la raison prépare !
Quelle énigme pour elle en des traits si divers !
Elle accuse ta main brutale, inique, avare,
Sans oser, ô mon Dieu ! condamner l’univers.

Hélas ! il faut mourir pour comprendre ces choses,
Si toutefois la Mort n’emplit pas le tombeau
Dans l’unique dessein d’alimenter les roses,
Virement éternel de l’horrible et du beau !


1862.