Épaves (Prudhomme)/Le Fleuve

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ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. 7-8).


LE FLEUVE


À Albert-Émile Sorel.


Vous ne révélez point la destinée ultime,
Ô défunts dans la nuit pêle-mêle noyés !
Dieu seul peut suivre au loin jusqu’à l’extrême abîme
Le fleuve entier des morts qui roule sous nos pieds.

Les beaux yeux, les grands cœurs et les fronts pleins de rêve,
Les couples escortant Juliette et Roméo,
Tous les restes humains vers la brumeuse grève
Silencieux et froids glissent au fil de l’eau.


Décorant l’avenir que le présent lui voile,
L’humanité regarde, au ciel, plus haut que soi,
Durant le jour l’azur, pendant la nuit l’étoile,
Symboles du bonheur que lui promet sa foi.

Hélas ! tout corps vivant semble un radeau qui passe,
En route sans fanal pour l’infini sans port ;
Mais courte est notre vue, et Dieu nous fit la grâce
De ne la point tourner du côté de la mort.