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Études sur l’antiquité/06

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Études sur l’antiquité
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 261-282).
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ETUDES


SUR


L'ANTIQUITE.




BABRIUS ET LA FABLE GRECQUE.




I. Babrii fabuloe iambicœ CXXIII, jussu summi educationis publicoe administratoris nunc primum editoe. J. J. Boissonade recenuit, latine convertit, annotavit. — Paris, 1844.

II. Babrii fabula iambicœ CXXIII, ediderunt J. C. Orellius et J. G. Baiterus. Zurich, 1845.
III. Babrii fabuloe AEsopeœ : Carolus Lachmannus et amici emendarunt, Berlin, 1845.
IV. Babrii fabuloe choliambicoe cum fragmentis et fabulis aliunde notis, ed. C. H. Weise. — Leipsig, 1845.
V. Brevis explicatio fabularum Babrii (par F. Dübner). — Paris, 1845.

VI. Quelques observations sur le texte de Babrius, par N. Piccolos. Paris, 1845.


I.

En 1840, M. Villemain, ministre de l’instruction publique, chargea M. Minoïde Minas, savant grec établi à Paris, d’explorer une fois encore, après tant d’autres voyageurs, les bibliothèques des couvens de la Macédoine, et de rapporter en France tous les manuscrits importans qu’il pourrait découvrir. Après trois ans de recherches, M. Minas revint avec son butin ; c’étaient quelques ouvrages qu’on avait cru perdus, et qui, pour la plupart, hâtons-nous de le dire, ne mériteraient pas les honneurs d’une résurrection, si nous avions le droit d’être difficiles quand il s’agit de publier quelques reliques de l’antiquité. Dans le nombre se trouvaient cent vingt-trois fables en vers choliambiques tirées d’un manuscrit du Xe siècle où elles étaient attribuées à un certain Balebrius. On y reconnut les fables de Babrius, dont jusqu’ici, au grand regret des érudits, nous n’avions guère que des fragmens épars dans le lexique de Suidas. Cinq seulement (et, par parenthèse, des meilleures) nous étaient parvenues dans leur intégrité. Toute l’attention devait se porter sur cette partie de la découverte. On négligea le reste, et aussi bien le reste ne valait pas l’honneur d’être nommé. Il est malheureusement trop certain, et la mission de M. Minas en a fourni une nouvelle preuve, que le temps des grandes découvertes philologiques est passé. A moins qu’une bonne fortune, de jour en jour moins probable, ne vienne nous révéler un nouvel Herculanum, ou ne nous fasse apercevoir sur quelque vieux parchemin, au travers de caractères plus modernes, les traces encore distinctes d’une première écriture, il n’y a plus de chefs-d’œuvre à ressusciter, plus d’édition princeps à faire. Il faut bien que la science en prenne son parti ; est-ce notre faute, après tout, si nous sommes venus trop tard ? Avec beaucoup de patience et un peu de bonheur tout ce qu’on peut faire encore, c’est d’arracher à l’oubli quelques lambeaux, de glaner après la moisson quelques gerbes égarées. Si mince que soit la récolte, les savans l’accueillent toujours avec transport, tant est puissant l’intérêt qui s’attache à ces faibles débris en raison même de la mutilation du texte, des dangers qu’il a courus, du hasard qui nous l’a conservé ; habent sua fata libelli. Ainsi l’ouvrage que le Byzantin Jean Lydus écrivit au temps de Justinien sur les magistratures romaines s’est trouvé au fond d’un tonneau de vin de Grèce ; quelques lignes du jurisconsulte Ulpien ont été déchiffrées sur le parchemin d’une vieille reliure ; Babrius enfin, ce même Babrius qui, de compte fait, a eu déjà huit éditions en un an, moisissait dans un coin de la bibliothèque du couvent de Laura[1] au mont Athos, où il servait de pâture aux rats depuis un temps immémorial.

Aussi, grande fut l’attente, l’impatience même des doctes, à la nouvelle de cette trouvaille. On allait connaître enfin ces fables tant regrettées qu’Herder et Bentley mettaient par avance bien au-dessus de Phèdre, dont Bentley, Tyrwhitt, Coray et tant d’autres avaient ramassé à grand’peine les membres épars, ces vers élégans qui se laissaient encore deviner sous la prose barbare et inintelligente des compilateurs byzantins. La publication du manuscrit était une affaire nationale ; le prince de nos hellénistes, M. Boissonade, en fut chargé, et au mois d’octobre 1844 parut enfin, chez Didot, l’édition princeps sous la forme d’un magnifique volume grand in-octavo, avec une pompeuse dédicace au ministre de l’instruction publique, une traduction latine et un commentaire où l’éditeur avait versé, plus largement que d’habitude, tous les trésors de son esprit et de son érudition. Le signal était donné. Aussitôt le ban et l’arrière-ban de la philologie entrèrent en campagne ; tous les critiques descendirent dans la lice, armés, qui d’une correction, qui d’une restitution, qui d’une conjecture. L’un s’adjugea la question de métrique, un autre chercha dans le texte les traces de plusieurs rédactions successives. L’âge, la patrie, le nom du poète, ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas, rien n’échappa aux investigations. On pense bien que les classes de nos collèges ne pouvaient rester étrangères à ce grand mouvement ; il fallait que Babrius devînt populaire ; la sollicitude de nos hellénistes y pourvut. L’Allemagne vint à son tour. MM. Orelli et Baiter à Zurich, M. Weise à Leipsig, M. Lachmann et ses amis à Berlin, donnèrent de nouvelles récensions à grand renfort de notes érudites. En moins de six mois, les variantes s’étaient accumulées au point de refouler déjà le poète vers l’extrémité supérieure des pages. A voir la vivacité de la lutte, l’ardeur des combattans, leur enthousiasme pour l’auteur qu’ils commentent, on croirait assister à un de ces grands débats qui mettaient aux prises les savans du XVIe siècle, et qu’une méchante langue du temps appelait des tempêtes dans un verre d’eau. Rien n’y manque, pas même, il faut le dire, les grandes colères et parfois les gros mots. C’est peut-être, soit dit en passant, pousser un peu loin l’affectation de couleur locale. Nous honorons infiniment l’érudition allemande, mais nous voudrions la voir, comme Babrius, « adoucir les rudes formes de ses iambes amers ; » l’urbanité et le bon goût ne gâtent jamais rien.

Justice soit donc rendue à la critique moderne. Si aujourd’hui la personne de Babrius, son siècle, son histoire, en un mot tout ce qu’on aime à savoir d’un écrivain, d’un poète, nous est à peu près aussi inconnu qu’il y a deux ans, ce n’est pas à elle qu’il faut s’en prendre. Ce qui lui a fait défaut, ce n’est ni la subtilité, ni l’audace ; ce sont les faits. On sait qu’en général les poètes grecs parlent peu d’eux-mêmes ; la fable ésopique ne se prêtait pas volontiers, nous aurons bientôt l’occasion d’y revenir, aux causeries, aux libres épanchemens que nous aimons à trouver dans La Fontaine. Babrius raconte et raconte bien, mais il s’efface derrière ses personnages. Tout ce qu’il nous apprend de lui-même se réduit à ceci : le premier livre de ses fables est adressé à un enfant nommé Branchus, le second à un fils du roi Alexandre. Quel est-ce Branchus ? Ce fils du roi Alexandre est-il le même que Branchus ? On ne sait. — « C’est moi, dit-il dans le second prologue, qui ouvris le premier la porte ; d’autres sont entrés après moi. » Babrius est donc le premier qui ait mis les fables d’Ésope en vers choliambiques. Enfin, dans la fable 57, un mot laisse deviner qu’il a été trompé par les Arabes. « Mercure, dit-il, ayant rempli un char de mensonges, de fourberies et de toute sorte de mauvais tours, parcourait la terre, sans cesse voyageant de contrée en contrée, et distribuant à chaque homme une parcelle de ses dons : on raconte qu’arrivé aux confins de l’Arabie et traversant déjà ce pays, tout à coup son char se brise et reste en chemin. Les Arabes de piller aussitôt toute la charge du marchand comme chose de haut prix ; bref, ils vidèrent le char, et ne lui permirent pas d’aller plus loin. Depuis lors, les Arabes sont, je le sais par expérience, gens menteurs et trompeurs, qui n’ont jamais eu sur les lèvres un seul mot de vérité. » On le voit, ces renseignemens ne sont pas tellement précis, qu’ils ne laissent plus de place aux hypothèses. M. Boissonade, qui, en 1813, faisait de notre poète un contemporain d’Auguste, pense aujourd’hui que le roi Alexandre pourrait bien être l’empereur Alexandre-Sévère (mort en 235 après Jésus-Christ). M. Bergk, dans un programme publié à Marbourg en 1845, voit dans cet Alexandre un roi de Corinthe, et place sans hésiter Babrius au milieu du IIIe siècle avant notre ère. De l’un à l’autre, la distance est honnête, comme dit Horace : Intervalla vides humane commoda. Il est vrai que la conjecture de M. Boissonade est très certainement une erreur, puisque le rhéteur Dosithée, qui écrivait en 207 après Jésus-Christ, cite textuellement deux fables de Babrius ; mais cette donnée, la plus explicite de toutes, est encore bien insuffisante. Les autres témoignages ne nous apprennent rien. Ainsi, dans la préface de ses fables dédiées à un certain Théodose, le poète latin Avianus, énumérant les fabulistes qui lui ont servi de modèle, cite Ésope, Socrate, Horace, Babrius et Phèdre. Malheureusement on ne sait pas dans quel siècle vivait Avianus, et, d’un autre côté, il n’est pas certain qu’il ait suivi dans son énumération l’ordre chronologique. Un grammairien appelé Apollonius, qui a fait un lexique d’Homère, cite sans nom d’auteur deux vers choliambiques où il est question de la mort d’Ésope, précipité du haut de la roche Phaedriade par les Delphiens, irrités de son trop libre parler. La plupart des savans ont vu dans ces deux vers un fragment d’une fable de Babrius, et vraisemblablement de la fable intitulée l’Aigle et l’Escarbot, que la tradition met dans la bouche d’Ésope au moment où les Delphiens le traînent à la mort. Apollonius vivait, à ce qu’il paraît, dans la dernière moitié du Ier siècle de notre ère. Or, en 72, un Alexandre, de la famille d’Hérode, fut établi roi par l’empereur Vespasien dans un canton de la Cilicie. C’est pour cette date que se décide M. Lachmann ; mais d’abord la citation d’Apollonius est suspecte d’interprétation, et, fût-elle incontestable, il resterait à prouver qu’elle est empruntée à Babrius ; M. Schneidewin a montré qu’on pouvait l’attribuer avec autant de vraisemblance au moins à l’Alexandrin Callimaque. Il suit de là, ce semble, que, dans le doute, le mieux est de s’abstenir et de savoir ignorer certaines choses. S’il fallait absolument prendre un parti, nous suivrions Avianus à la lettre, et nous placerions Babrius avant Phèdre, sans déterminer l’intervalle qui les sépare. Les inductions qu’on peut tirer du style et de la métrique des fables donnent quelque vraisemblance à cette opinion. On se rappelle d’ailleurs que plusieurs princes syriens de la famille des Séleucides ont porté le nom d’Alexandre. Quant à la patrie de notre poète, c’est là un point plus obscur encore. M. Boissonade, et d’autres après lui, pensent qu’il était Romain, et l’appellent même Valérius Babrius. Les preuves ne sont pas, il est vrai, fort concluantes, ou plutôt il n’y en a pas. Après tout, Rome, qui doit Phèdre à la Grèce, peut bien lui avoir donné Babrius. Ce qui paraît certain, c’est qu’il a vécu en Orient.

Ainsi les fables de Babrius sont presque pour nous un ouvrage anonyme. Il nous reste à les étudier comme nous pourrons le faire, c’est-à-dire en elles-mêmes. Seulement, pour prévenir tout parallèle impossible, et ne juger qu’en connaissance de cause, essayons d’abord de montrer ce qu’a été la fable chez les Grecs aux diverses époques de leur littérature. L’histoire nous donnera la mesure de ce qu’a fait Babrius.


II.

À cette question : Quel a été l’inventeur de la fable ? les Grecs répondaient : Ésope. Des savans se sont rencontrés qui, ne voulant pas croire à Ésope, ont cru à Bidpaï ou à Lokman ; on pourrait demander à quoi bon ? Ésope, dit-on, est une fable ; d’accord, mais c’est une fable nationale ; si l’on fait tant que d’en appeler à la critique, alors ce n’est pas la réponse qu’il faut attaquer, c’est la question même ; l’une admise, l’autre suit nécessairement. Chercher qui a inventé la fable ! autant vaudrait demander qui a inventé la métaphore ou la comparaison ; l’esprit est ainsi fait, l’abstraction lui coûte, il s’accommode mieux de l’expression indirecte ; chez les Grecs comme ailleurs, plus peut-être qu’ailleurs, la fable, l’ αίνος comme on l’appela d’abord, c’est-à-dire l’avis, le conseil, ne fut pas autre chose qu’un moyen ingénieux de présenter d’une manière saisissante un précepte emprunté à l’expérience de la vie, parfois un trait railleur. Et c’est bien là, en effet, le caractère des plus anciennes fables grecques dont le souvenir se soit transmis jusqu’à nous. Hésiode, menacé de perdre sa part de l’héritage paternel, adresse à son frère Persès, qui veut le dépouiller, le poème des Travaux et des Jours. Une fois déjà les juges, les rois, comme les appelle Hésiode, s’étaient laissé corrompre par les présens de Persès ; le poète les conjure de respecter les lois de la justice, lois émanées de Jupiter, et sans lesquelles le droit ne saurait prévaloir contre la force ; il leur raconte une fable : « L’épervier, dit-il, enlevait dans ses serres, et emportait bien haut à travers la nue le rossignol à la voix flexible ; la pauvre proie pleurait sous l’étreinte de la serre recourbée, et le ravisseur lui disait ces terribles paroles : Beau chanteur, qu’as-tu à crier ainsi ? Tu es la proie d’un plus fort que toi, tu vas où je te mène, tout musicien que tu es, et, suivant mon caprice, je ferai de toi mon repas ou je te laisserai en liberté. Ainsi parlait l’épervier au vol rapide, aux ailes étendues. Insensé, qui veut tenir tête à un plus fort que soi. Sa perte est assurée, et, pour l’accabler, la souffrance se joint à l’outrage ; et toi, ô Persès, écoute la voix de la justice, n’encours pas le reproche d’insolence ! » - Archiloque, l’impitoyable Archiloque avait lancé plus d’une fable contre le parjure Lycambe. « C’est, disait-il, une vieille histoire parmi les hommes : Le renard et l’aigle firent un jour alliance… Au mépris de la foi jurée, l’aigle dévora les petits du renard, qui, dans son impuissance, implora la vengeance des dieux ; elle ne se fit pas long-temps attendre. L’aigle enlève un morceau de chair qui brûlait sur un autel, et, avec sa proie, porte par mégarde un charbon allumé dans son nid. En un instant, tout est en feu, et le perfide périt avec ses nourrissons. » Et ailleurs, dans un accès de verve plébéienne « Je veux vous conter une fable, Cérycide, et le message n’est pas divertissant. Séparé des autres animaux, le singe cheminait seul dans un lieu retiré ; sur son chemin se trouva le renard matois, à l’esprit plein de ruses… » La fin manque, mais nous la trouvons dans la fable 81 de Babrius : « Le renard disait au singe : Tu vois cette colonne funéraire, elle est à moi, c’est celle de mon père et de mon grand-père. — Mens à ton aise, lui dit le singe, tu sais bien que personne n’est ici pour te prouver le contraire. » Déjà, au temps d’Archiloque, nous trouvons la fable sur la place publique, dans la bouche des orateurs populaires. Phalaris demandait une garde aux habitans d’Himère ; les Himériens allaient se laisser prendre aux doucereuses paroles du tyran ; le poète Stésichore se leva, et leur conta la fable du cheval qui, jaloux du cerf, appelle l’homme à son aide, se laisse monter par lui, et remporte enfin la victoire, mais au prix de sa liberté. Qui ne se rappelle l’apologue de Ménénius ? Les exemples se rencontrent à chaque pas, et la raison en est simple : la fable se prêtait indifféremment à toutes les situations. Si le faible y trouvait un moyen de défense contre le fort, parfois aussi elle servait au vainqueur à railler ou à épouvanter les vaincus. Les Grecs d’Asie-Mineure avaient refusé de s’unir à Cyrus contre le roi de Lydie ; une fois les Lydiens abattus, ils vinrent à Sardes implorer la protection des Perses. « Un joueur de flûte, leur répondit Cyrus, voyant des poissons dans la mer, se mit à jouer de la flûte, pensant qu’ils viendraient d’eux-mêmes au rivage. Trompé dans son attente, il jeta un filet, enveloppa bon nombre de poissons, et les tira sur le bord, puis, les voyant frétiller : Assez dansé, maintenant ! leur dit-il, c’était le moment tout à l’heure quand je jouais de la flûte. » Le farouche Sylla n’y mettait pas même tant de façons. « Un laboureur, disait-il aux partisans de Marius, fut mordu par des poux. A deux reprises, il quitta sa charrue pour secouer sa tunique ; mordu de nouveau, pour être enfin tranquille, il jeta sa tunique au feu. »

On le voit, tous ces apologues ont un même caractère ; ils ne sont rien par eux-mêmes, toute leur valeur est dans les circonstances qui les ont amenés. Ce sont de spirituelles reparties, d’élégans artifices de style, des argumens ad hominem ; ce seront plus tard des figures de rhétorique : ce n’est pas un genre de littérature. Chez d’autres peuples, dans le nord de l’Europe par exemple, l’observation des animaux et de leurs mœurs occupe une place bien plus grande dans la fable. L’homme barbare et enfant a pu prendre l’instinct pour l’intelligence. De là des contes où la nature réelle est fidèlement reproduite, et d’où la moralité sort comme elle peut. Chez les Grecs, au contraire, la morale, l’affabulation est tout ; la fable n’est que le vêtement de la pensée ; le plus transparent est le meilleur. Les animaux de la fable sont les masques de convention que portaient les acteurs sur la scène ; c’est toujours l’homme qui parle et qui agit.

Il est certain au reste, et nous ne prétendons pas le nier, que le goût des fables, et sans doute aussi un assez grand nombre de sujets, venaient aux Grecs, des peuples orientaux. Babrius le dit lui-même[2]. « La fable, ô fils du roi Alexandre, est une vieille invention des hommes de Syrie ; j’entends de ceux qui vivaient au temps jadis, sous Ninus et Bélus. Le sage Ésope vint le premier la conter aux enfans des Grecs. » Cette dissimulation de la pensée qui se cache pour frapper plus juste est bien en effet dans les mœurs de l’Orient ; c’est en Orient surtout que la fable paraît être chez elle. On a même retrouvé dans les livres sanscrits plus d’un apologue ésopique. Mais ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est que ces mêmes apologues sont devenus grecs en passant par la Grèce. Venus de pays différens, ils eurent beau conserver long-temps leurs noms, leurs traits caractéristiques, pour tous le nom commun de fables ésopiques finit par prévaloir, parce qu’entre toutes ces fables, libyennes, cariennes, cypriennes, ciliciennes, lydiennes, phrygiennes, etc., il y avait un lien commun, une forte unité, celle de l’esprit grec qui les refaisait toutes à son image. Cette diversité primitive est un fait curieux ; elle ne s’effaça pas si complètement ni si vite qu’il n’en soit resté quelques traces, même dans Babrius. Ainsi nous savons que les fables libyques, attribuées par la tradition à un certain Cibyssus, furent longtemps en grand honneur, même chez les Romains. Elles venaient apparemment de la colonie de Cyrène. Nous en avons un bel exemple : c’est un fragment d’Eschyle dans sa tragédie des Myrmidons. Patrocle a revêtu les armes d’Achille, et il est tombé sous les coups d’Hector ; Achille se reproche amèrement de l’avoir laissé partir. « Ainsi le racontent les fables libyques, s’écrie-t-il ; l’aigle, frappé d’une flèche, disait en voyant les plumes de la hampe : Je meurs, et ce qui fait ma perte, ce n’est pas autre chose que mes propres ailes. » Les animaux du désert et les monstres fabuleux jouaient sans doute un grand rôle dans ces histoires. L’autruche, la grue, le lion, la panthère, le serpent, le chameau, le crocodile, en étaient les principaux acteurs. — Nous n’avons pas d’exemple de fables ciliciennes ; on sait seulement qu’un certain Connis en était réputé l’inventeur. C’étaient probablement des récits merveilleux, des contes à faire peur ; la férocité des Ciliciens était proverbiale en Grèce : une mort cilicienne, un supplice cilicien, rappelaient à l’esprit l’idée des plus atroces tourmens. Il est de Keskos voulait dire c’est un barbare[3]. On n’assigne pas d’inventeur aux fables cypriennes ; Théon le rhéteur nous apprend qu’on les mettait d’ordinaire dans la bouche d’une femme de Cypre. Le poète lyrique Timocréon en fit, à ce qu’il paraît, un grand nombre, et Diogenianus nous en a conservé une dans la préface de son recueil de proverbes. « Aux funérailles d’Adonis, célébrées à Cypre par Vénus, les Cypriens jetèrent dans le bûcher des colombes vivantes. Celles-ci prirent leur vol et s’échappèrent ; mais elles tombèrent par mégarde dans un autre bûcher et périrent. » Timocréon tirait de là cette conclusion, que le coupable finit toujours par être puni comme il le mérite. A en juger par cet exemple et par quelques autres fragmens, la fable cyprienne roulait toujours sur les jeux et les caprices du hasard, sur ce qu’il y a d’imprévu, d’incompréhensible, parfois de ridicule dans la destinée. — La fable carienne paraît avoir été plus gaie ; elle consistait en contrastes piquans, en situations plaisantes. Simonide ne l’avait pas dédaignée, et la seule qui nous reste est encore attribuée à Timocréon : il s’agit d’un pêcheur carien qui, pendant l’hiver, aperçoit un poulpe. « Si je me déshabille, se dit-il à lui-même, et que je me jette à la mer pour avoir ce poulpe, je serai certainement gelé ; si je ne le prends pas, mes enfans mourront de faim. » En pareille circonstance, entre un seau d’eau et un sac d’avoine, l’âne de Buridan se laissait mourir de faim et de soif ; pour notre Carien, il restait sans doute sur le rivage, pesant ses motifs et se gardant bien de prendre un parti, tant qu’à la fin il mourait en même temps de faim et de froid. Les fables phrygiennes, égyptiennes et lydiennes ne se distinguaient peut-être que par le lieu de la scène et la patrie des interlocuteurs. Nous n’avons que trois vers d’une fable lydienne de Callimaque. C’est un dialogue, sur le mont Tmolus, en Lydie, entre le laurier, symbole de la guerre, et l’olivier, symbole de la paix. — Mais, de tous ces jeux d’esprit, ceux que les Athéniens paraissent avoir préférés, ceux qu’ils répétaient le plus volontiers avec force facéties et force calembours dans le goût d’Aristophane, lorsqu’après boire ils laissaient libre cours à leur verve moqueuse, c’étaient les fables de Sybaris. Mis dans la bouche d’un Sybarite, les mots les plus insignifians faisaient rire. Ces lazzis faisaient le principal ornement des comédies d’Épicharme. Aristophane en a mis deux dans ses Guêpes. « Un Sybarite, dit le jovial Philocléon, tomba de son char et se fracassa toute la tête ; il ne savait pas conduire ses chevaux. Un de ses amis s’approcha et lui dit sagement : Chacun son métier ! » C’est par une autre pasquinade de ce genre que le même Philocléon se défend devant ses juges. « Une femme de Sybaris cassa un jour une cuvette ; celle-ci de prendre aussitôt les passans à témoin. — Par Proserpine, dit la vieille, si tu laissais là tes cris et tes témoins pour acheter une attache, tu ferais bien plus sagement. » La fable du Prêtre de Jupiter et de ses deux filles, celle de l’Enfant et du Maître d’école, venaient sans doute en droite ligne de Sybaris.

Les rhéteurs aidant, et aussi les poètes, ces fables, qui d’ailleurs convenaient si bien au caractère du peuple. grec, naturellement sentencieux et beau parleur, se multiplièrent avec une rapidité prodigieuse, comme une tradition populaire que les enfans apprenaient en apprenant à parler, et qui passait de bouche en bouche grossissant toujours. Les Grecs, on le pense bien, ne pouvaient admettre dans leurs annales officielles l’obscure origine, la lente et pénible formation de ces contes qu’ils aimaient tant. Ils poussaient trop loin l’horreur de l’anonyme ; ils traitaient leur histoire en artistes, soigneux de ne laisser aucun point sans lumière, aucune question sans réponse, sauf à se mettre au besoin en frais d’imagination. Il fallait donc un nom commun à toutes ces fables, et ce nom ne pouvait être celui du Cilicien Connis ou du Libyen Cibyssus. Depuis long-temps naturalisé en Grèce, l’apologue ne pouvait être représenté que par un personnage grec de caractère, sinon de naissance. Ésope fut trouvé.

Vers le milieu du Ve siècle avant Jésus-Christ, la nouvelle se répandit dans la Grèce que l’oracle d’Apollon avait parlé, et que les Delphiens, menacés des vengeances célestes, offraient de réparer un crime commis par leurs ancêtres. On disait que, trois générations auparavant, un sage nommé Ésope était venu de l’Orient pour consulter l’oracle, et que la populace de Delphes, irritée par ses fables pleines de traits railleurs, s’était vengée par une accusation de sacrilège. Convaincu d’un crime, qu’il n’avait pas commis, le sage Ésope avait été précipité du haut d’un rocher ; mais en mourant il avait appelé la colère des dieux sur la tête de ses bourreaux. Aujourd’hui les Delphiens portaient la peine du crime de leurs pères, et proposaient de payer le prix du sang à qui se présenterait pour le recevoir. Un riche citoyen de Samos, Jadmon, alléguant des inductions, des analogies, des vraisemblances, affirma qu’Ésope avait été l’esclave de son aïeul, et reçut le don expiatoire. Sur ce point, tous les témoignages de l’antiquité sont unanimes ; mais était-il vrai qu’Ésope, esclave du Samien Jadmon, eût été réellement mis à mort par les Delphiens ? Nous pouvons le dire en toute assurance, personne ne l’a jamais su, ni ceux qui offraient, ni celui qui recevait le prix du sang. Songeons d’ailleurs au rôle que ces sortes d’expiations jouaient dans les religions anciennes, au pieux respect dont ces grandes leçons morales entouraient les sanctuaires, à l’honneur si envié par toutes les cités grecques de posséder le tombeau d’un grand homme. Rappelons-nous que de villes se sont disputé le titre de patrie d’Homère, et combien le nom d’Ésope a jeté d’éclat sur Samos et sur la maison du Samien Jadmon. De part et d’autre, il y avait trop d’intérêt à mentir pour qu’on puisse faire fonds sur de pareils témoignages. Ces pieux artifices n’étaient pas rares parmi les Grecs. Jamais peuple n’a su peut-être allier dans la même mesure une imagination vive et féconde et une simplicité parfois crédule. Ésope fut donc pris au sérieux comme tant d’autres histoires. On ne se mit pas en peine d’accorder les allégations du Samien Jadmon avec les paroles de l’oracle ; on ne s’inquiéta pas de savoir pourquoi les dieux, après avoir patiemment attendu pendant trois générations, sévissaient enfin contre des innocens au nom d’un crime peut-être inconnu d’eux. Nul ne douta, et pourquoi aurait-on douté ? Le sentiment moral et l’imagination trouvaient leur compte à ce récit, tout aussi bien que les calculs des prêtres et l’ambition des Samiens ; les Grecs ne demandaient pas davantage.

Aussi n’est-ce pas chose facile que de reconstruire aujourd’hui la vie d’Ésope, si l’on veut soumettre à toutes les exigences de la critique les différens témoignages des anciens. De bien plus savans que nous y ont perdu leur peine. Lorsqu’on imagina de rattacher à un même personnage toutes les fables qui avaient cours dans la Grèce, il fallut faire bon marché des temps et des lieux. Dans Aristote, Ésope est un orateur populaire qui prend la parole devant l’assemblée des Samiens ; dans Aristophane, c’est un bourgeois d’Athènes ; dans Phèdre, il fait comprendre aux Athéniens, par une fable bien connue, les projets ambitieux de Pisistrate. D’autres nous le montrent à Corinthe ou même à Sybaris, d’autres encore le placent à la cour de Crésus et le font converser avec Solon. La tradition qui le faisait mourir à Delphes n’avait peut-être pas d’autre fondement que le besoin de donner une réalité historique à la fable de l’aigle et de l’escarbot. Il y a plus, on alla jusqu’à ressusciter le Samien ; on le fit combattre avec Léonidas aux Thermopyles, sans doute pour lui faire dire une fable. Tantôt c’est un esclave, tantôt un affranchi, d’autres fois un ambassadeur du roi de Lydie. Les poètes comiques en firent un de leurs types de prédilection, ce qui ne contribua pas peu à embrouiller encore davantage toutes les idées reçues, et, quand plus tard les moines qui rassemblèrent les fables ésopiques voulurent écrire l’histoire du père de la fable, ils renchérirent encore sur leurs devanciers en puisant aux sources orientales, et en suppléant avec leur imagination aux lacunes de l’histoire traditionnelle. Or, on sait ce qu’était l’imagination des moines byzantins. La vie d’Ésope est devenue, dans Planude, un amas de contes à dormir debout ; son grand sens a disparu pour faire place à un tissu de niaiseries ; lui-même n’est plus qu’un grotesque, une véritable caricature. Et pourtant les Athéniens lui avaient élevé une statue de la main de Lysippe

Athènes, en effet, devenue le foyer principal de la civilisation hellénique, avait en quelque sorte acquis le droit de revendiquer pour elle toutes les gloires de la Grèce. Les orages de la place publique, les émotions du théâtre, les grandes leçons du Portique ou de l’Académie, n’avaient pas fait oublier aux Athéniens l’humble fable ésopique ; au théâtre, elle faisait les délices du peuple dans la bouche des Philocléon et des Pisthétère ; sur la place publique, elle remplissait les plaidoyers des avocats et les harangues des démagogues ; dans les écoles de philosophie, elle ramenait au monde réel et visible les esprits fatigués de la spéculation. C’était un des moyens dont se servait Socrate pour faire apercevoir à ses disciples les plus hautes vérités. Platon et Xénophon nous ont conservé le souvenir de quelques apologues familiers à leur maître. Dans le nombre se trouvent deux délicieuses allégories. « Les cigales, disait Socrate au jeune Phèdre, étaient des hommes qui vivaient avant la naissance des Muses. Quand celles-ci naquirent et qu’elles eurent fait entendre leurs chants, quelques hommes furent si transportés de plaisir, qu’ils oublièrent pour chanter le manger et le boire, et moururent sans s’être sentis mourir. C’est d’eux qu’est issue la race des cigales, à qui les Muses ont accordé de pouvoir se passer de nourriture depuis l’instant de leur naissance, et de chanter sans éprouver la faim ni la soif jusqu’à l’heure de leur mort. » Et dans le Phédon, quand la prison s’ouvre et que les disciples entrent pour recevoir les adieux de leur maître, Socrate, dont on vient de détacher les fers, ressent une douleur à la jambe et y porte la main ; puis se tournant vers ses amis, le sourire sur les lèvres « Combien est étrange, leur dit-il, ce que les hommes appellent le plaisir, et quels rapports merveilleux avec ce qui paraît en être le contraire, avec la douleur ! car, si le plaisir et la douleur ne se rencontrent jamais en même temps, quand on prend l’un, il faut accepter l’autre, comme si un lien naturel les rendait inséparables. J’ai regret qu’Ésope n’ait pas eu cette idée ; il en eût fait une fable, il eût dit que Dieu voulant un jour réconcilier ces deux ennemis, et n’y pouvant réussir, les attacha tous deux à la même chaîne, et que pour cette raison, quand l’un est venu, on voit bientôt arriver l’autre. » La dernière occupation de Socrate dans sa prison avait été de mettre en vers élégiaques les fables ésopiques, « celles que j’avais sous la main, dit-il, et que je savais par cœur. » Ainsi le grand philosophe trouvait encore à s’instruire aux préceptes de la sagesse populaire.

Ce recueil, que la mort n’avait pas laissé à Socrate le temps d’achever, fut fait, pour la première fois, un siècle après lui, par les soins d’un autre Athénien, l’orateur Démétrius de Phalère. Le livre de Démétrius n’était qu’un manuel destiné à l’usage quotidien de la tribune et du barreau : il périt comme périrent deux collections postérieures, rédigées, l’une au temps de Jules-César, l’autre sous Marc-Aurèle ; mais, si faible qu’il ait été comme œuvre littéraire, il n’en fit pas moins époque dans l’histoire de la fable grecque. C’est à cette source tout athénienne que puisèrent Babrius et ses successeurs, et le caractère de la rédaction primitive perce encore en plus d’un endroit sous la prose décolorée des moines du moyen-âge. Par exemple, ils attribuent une fable à l’orateur Démade, une autre à Démosthène. C’est l’histoire de l’homme qui a loué un âne pour porter son bagage d’Athènes à Mégare, et qui, cheminant en plein midi avec l’âne et l’ânier, veut se faire un abri de l’âne en marchant dans son ombre ; l’ânier prétend qu’en louant son âne, il n’a pas entendu louer l’ombre de son âne ; là-dessus grand débat qui se termine par un procès. Ces traces de couleur locale sont bien moins effacées dans Babrius. Il parle de l’abeille de l’Hymette, des statues de Mercure, de la solde des cavaliers en temps de guerre, des phratries, des sycophantes, toutes expressions bien étranges dans la bouche d’un Grec de Syrie, s’il ne les avait empruntées à un modèle athénien.

Le livre de Babrius a, sans nul doute, contribué pour beaucoup à la perte du recueil de Démétrius. La poésie pouvait seule élever la fable à la hauteur d’un genre et lui faire prendre un rang dans la littérature grecque. C’est ce qu’entreprit Babrius. Avant lui, Socrate, comme nous venons de le voir, avait appliqué à l’apologue le vers élégiaque ; d’autres, l’hexamètre de l’épopée ou l’iambe de la tragédie ; Babrius, peut-être à l’exemple de Callimaque, employa l’iambe boiteux, c’est-à-dire terminé par deux longues, moins sautillant et plus propre au récit. La fable avait enfin trouvé sa forme définitive. « Je donne à la muse nouvelle, dit Babrius dans son prologue, l’iambe que je gouverne avec un frein de l’or le plus pur, comme un cheval de bataille. » Et comme l’iambe, depuis Archiloque, avait une assez mauvaise réputation en Grèce, il a bien soin d’ajouter « qu’il en adoucit l’amertume, qu’il en émousse les aiguillons. » Puis il lance un trait en passant contre quelques poètes rivaux « dont la muse érudite enfante des vers semblables à des énigmes, et qui ne savent rien que ce qu’ils ont appris de moi. »

D’Hésiode à Babrius la fable avait fait du chemin. Ce n’avait été bien long-temps qu’une simple forme de langage, condamnée à un rôle tout secondaire ; désormais elle eut son mètre, son style, ses poètes même avec toutes les rivalités, toutes les jalousies du métier, et, autant qu’on en peut juger par de vagues indications, elle fit les délices de la société d’alors. Par malheur, quand on eut fait de la parole une science, la fable devint une figure de rhétorique, et ce jour-là elle fut perdue. Les rhéteuππrs, qui commencèrent à pulluler vers les premiers temps de l’empire, avaient abandonné la méthode large et féconde de Platon et d’Aristote pour se charger comme à plaisir de règles inflexibles et d’accablantes entraves. L’art se perdit dans les théories et les définitions, et la libre inspiration fut remplacée par un travail mécanique sans ame et sans vie. Le travail des élèves dans les écoles de rhétorique consistait à développer des thèmes indiqués par le maître. Ces thèmes, ces exercices (προγυματα) étaient de quatorze espèces ; la fable ouvrait la liste. L’enfant apprenait par cœur une fable, sans doute de Babrius, et jusque-là l’exercice n’avait rien que d’excellent. N’est-ce pas à un enfant que Babrius dédie son ouvrage ? Mais on ne s’arrêtait pas là ; il fallait que l’élève racontât de vive voix la fable qu’il avait apprise, ou bien qu’il en fît la paraphrase suivant les règles de l’art d’écrire. On lui montrait à distinguer les fables logiques, éthiques ou mixtes, suivant que les personnages étaient des hommes, des animaux, ou tout à la fois des hommes et des animaux ; on lui apprenait à choisir le style convenable à chaque genre, à discerner les cas où la moralité doit suivre, ceux où elle doit précéder le récit, à la présenter suivant les circonstances sous la forme d’un exemple, d’un enthymème ou d’une exhortation. On lui dictait des fables dont il devait tirer lui-même la morale, des morales pour y adapter des fables de son invention ; on lui faisait abréger des fables développées, développer des fables courtes. Ce qu’il y a de pis, c’est qu’on lui donnait des modèles à imiter, des corrigés, et quels corrigés ! Hermogène, le plus ancien de tous les rhéteurs, n’avait composé qu’une seule fable par manière d’exemple ; Aphthonius, qui florissait au temps de Constantin, en écrivit quarante, et ainsi de suite. Grace à la méthode, la niaiserie et le mauvais goût allèrent toujours croissant. On nous pardonnera de ne pas insister sur des livres que les savans eux-mêmes tiennent pour insipides. Qui a jamais entendu parler de George Pachymère ou de Nicéphore Basilaca, notaire impérial, professeur de rhétorique à Constantinople sous Alexis Comnène ? Pauvres gens que l’érudition moderne, toujours en quête de nouvelle pâture, est allée tirer de leur sommeil ! Triste présent que l’immortalité quand ce ne peut être que l’immortalité du ridicule !

Au siècle où l’emphase de ces pédans et leurs périodes bien sonores et bien vides paraissaient le type du beau idéal, qui pouvait goûter encore la discrétion et la simplicité d’un écrivain comme Babrius ? Les rhéteurs avaient porté un coup mortel à la fable ; elle se traîna encore quelque temps, puis tomba enfin pour ne plus se relever. Babrius eut le sort de bien d’autres écrivains de l’antiquité. On ne les comprenait plus, on les refit. Incapable de rien produire par lui-même, l’esprit byzantin se découpait un vêtement à sa taille dans les précieuses reliques du passé. Justinien condamna au feu les chefs-d’œuvre des vieux jurisconsultes romains mis en pièces dans son Digeste ; les grandes compositions historiques de Polybe, de Diodore, d’Appien, de Dion Cassius, firent place à des compilations par ordre de matières sur les vertus et les vices ou sur les ambassades. Babrius ne put échapper au massacre ; le manuscrit qui vient d’être publié porte des traces évidentes de mutilation et d’interpolation ; les fables s’y suivent par ordre alphabétique, ce qui est sans doute une invention du copiste. Chacune d’elles est pourvue d’une morale en vers et d’une autre en prose ; ces morales montrent combien les Grecs devenaient de jour en jour plus incapables de lire et de comprendre leurs propres écrivains. Bientôt ils trouvèrent Babrius trop long ; un diacre du IXe siècle, maître Ignace, le réduisit en quatrains. La Fontaine en parle quelque part :

Mais surtout certain Grec renchérit et se pique
D’une élégance laconique ;
Il renferme toujours son conte en quatre vers.
Je me tais et le laisse à juger aux experts.


Les cinquante-trois quatrains d’Ignace usurpèrent jusqu’au nom de Babrius. Cependant les fables de ce dernier furent encore lues jusqu’au XIIe siècle, où le moine Jean Tzetzès en refit quinze. Enfin, comme apparemment les vers étaient trop difficiles à comprendre, on prit le parti d’en faire de la prose. Babrius, ses rivaux et ses imitateurs reçurent alors le coup de grace. A leurs fables on joignit des récits empruntés au roman syriaque de Syntipas ou au roman arabe des deux chacals (Kalilah vè Dimnah) ; on fit même de nouveaux apologues avec des proverbes ou des épigrammes, et, pour mettre le tout en harmonie avec les besoins du temps, on y ajusta tant bien que mal des morales tirées de l’Évangile ou des Pères de l’Église. Long-temps on ne connut les fables d’Ésope que par une de ces compilations rédigée vers le XIVe siècle ; puis à Augsbourg, à Oxford, à Moscou, à Paris, à Florence, à Rome, on retrouva des manuscrits antérieurs où la forme primitive parut moins altérée ; quelquefois le copiste s’était imaginé faire de la prose en transcrivant les vers sans les mettre à la ligne. La critique moderne était réduite à recueillir péniblement ces membres épars du poète, disjecti membra poetœ. Grace à la découverte du manuscrit de Babrius, ces travaux ont perdu tout leur intérêt. C’est dans Babrius seulement qu’on peut connaître aujourd’hui la fable ésopique ; lui seul peut nous apprendre comment l’esprit grec l’avait conçue et comment il savait la traiter.


III.

La poésie grecque n’est pas sortie un jour tout armée du cerveau de quelques hommes. Bien avant Homère on chantait dans les festins les exploits des héros, bien avant Eschyle des chœurs célébraient la gloire et la puissance des dieux. Eschyle n’inventa rien ; seulement il mit un second personnage sur la scène ; à l’ode lyrique il associa le drame, et la tragédie fut créée. Il en fut de même, si parva licet componere magnis, de la fable ésopique. Elle existait en germe depuis longues années quand Babrius entreprit de lui donner une vie propre, une existence à part. Comment s’y prit-il pour féconder et développer ce germe précieux ? c’est ce que nous allons essayer de montrer.

Et d’abord il ne faut pas s’exagérer la portée de l’innovation. La fable telle que La Fontaine l’a faite est devenue un cadre commode où le poète se trouve à l’aise pour entretenir le lecteur de lui-même, de ce qu’il fait, de ce qu’il pense, en un mot pour parler de tout. Elle s’est même enhardie de nos jours jusqu’à faire de la propagande religieuse, parfois de l’opposition. Babrius ne vise pas si haut. Il prend la fable telle qu’on la racontait aux enfans, telle qu’on la lui avait sans doute apprise à lui-même, c’est-à-dire dans toute sa simplicité primitive, et s’efforce seulement d’animer le récit par quelques traits de caractère, de donner plus de vivacité au dialogue, plus de couleur à l’expression, et de faire sortir la morale sans effort ; souvent même il laisse au lecteur le soin de la trouver. Ce qui lui tient surtout au cœur, c’est la perfection de la forme. D’ingénieux critiques ont montré dans quelques-unes de ses fables la trace de plusieurs rédactions successives. Il suffit de jeter les yeux sur le livre pour s’en convaincre. À cette versification savante et qui s’interdit toute licence, à cette pureté de style, à cette élégante simplicité que les soins des philologues permettent de mieux apprécier de jour en jour, on sent la lampe, comme disaient les anciens. Pas un mot de trop, jamais d’indiscrétion, surtout jamais de ces digressions que Phèdre se permet à tout moment. Est-ce absence de verve ou plutôt timidité d’un poète qui se fraie le premier une route encore inconnue des muses ? Qui le dira ? Ce qu’il y a de certain, c’est que les bonnes fables de Babrius sont d’admirables petits tableaux. On ne saurait mieux les comparer qu’aux chefs-d’œuvre de l’école hollandaise. On trouve, il est vrai, bien moins de coloris dans Babrius, mais, du reste, même délicatesse de dessin, même fini dans les détails, même entente de toutes les ressources de l’art ; tout est achevé, rien n’y manque, à l’inspiration près.

Ces mérites sont malheureusement de ceux que les traductions ne peuvent faire comprendre. Nous ne pouvons que renvoyer au texte ou prier qu’on nous croie sur parole, mais il est plus facile de montrer par des exemples les moyens, les artifices dont le poète s’est servi. Quelques rapprochemens curieux sortiront pour nous de cette étude.

Ce qui frappe le plus quand on lit Babrius et qu’on le compare soit aux anciennes fables ésopiques recueillies par Coray ou par Schneider, soit à Phèdre et à Horace, c’est le goût du fabuliste grec. Nous l’avons déjà dit, dans l’apologue primitif toute l’attention se portait sur la conclusion, le reste n’était qu’une précaution oratoire. Par suite on s’inquiétait peu de la vraisemblance. L’idée d’une montagne accouchant d’une souris n’excitait pas le moindre scrupule. On parlait des noces du soleil et des amours du lion sans que personne songeât à y chercher malice. Quant à la reproduction fidèle des mœurs des animaux, il n’en fut jamais question ; on ne voulait pas faire de l’histoire naturelle. Tout ce qu’on demandait, c’est que le caractère connu de l’auteur répondît au rôle qu’on lui faisait jouer. Ainsi le renard est le symbole du savoir-faire, le loup celui de la force brutale ; la fidélité est représentée par le chien, la faiblesse par l’agneau, la timidité par le lièvre. Cela est si vrai, qu’Hésiode dit quelque part la prévoyante, et cette épithète suffit pour désigner la fourmi ; dans Babrius, le renard n’a d’autre nom que l’intrigant De là une foule de détails étranges, absurdes même, et que le bon sens des Grecs repoussa quand on revêtit la fable de la forme poétique. Si complaisante qu’elle soit, l’imagination du lecteur ne se prête pas facilement à admettre un loup qui joue de la flûte, un lièvre qui cherche un asile dans le nid de l’escarbot, un cerf qui prête à la brebis un boisseau de froment et lui donne le loup pour caution.

Pour élever la fable à la hauteur d’un genre, il fallait donc avant tout donner plus de vraisemblance au récit, plus de suite à l’action, en un mot, faire le principal de ce qui jusque-là n’avait été que l’accessoire. Babrius y pourvut, d’abord en choisissant ses sujets, puis en corrigeant au besoin la tradition reçue. Nous ne donnerons qu’un exemple de ces corrections. Il est curieux en ce qu’il tranche une question long-temps débattue entre les savans. Horace, dans une de ses satires, veut faire entendre à Mécène qu’il aime sa liberté par-dessus tout, et que, pour la conserver, il renoncera, s’il le faut, à tous les bienfaits dont l’a comblé son protecteur. Une fable ésopique vient à son aide. Il raconte l’histoire du renard qui pénètre dans un grenier, et à force de manger s’enfle au point de ne plus pouvoir repasser par l’ouverture. La belette voit son embarras et lui dit :

Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir.

Un critique anglais, Bentley, avisa le premier l’absurdité d’un renard qui mange du grain. Prenant à témoin naturalistes et savans, il soutint qu’ une pareille sottise était indigne d’Horace, que la leçon des manuscrits était insoutenable, et qu’au lieu du renard (vulpecula) il fallait lire le rat (nitedula). La correction était ingénieuse, elle fit fortune, et dans toutes les éditions le rat déposséda le renard. Saint Jérôme cite quelque part une fable ésopique où le rat bien repu et bien gonflé ne peut plus sortir par le trou qui lui a donné passage. C’était là une preuve concluante ; on n’imagina pas que des objections pussent se présenter. En 1827, cependant, un très spirituel helléniste, M. Frédéric Jacobs, se permit d’élever quelques doutes. Il faisait observer que saint Augustin et Isidore de Séville citent précisément la fable d’Horace où la belette parle du renard, que les manuscrits étaient unanimes, enfin que la même fable se trouvait racontée par le rhéteur Dion Chrysostôme. Dion, il est vrai, avait sauvé l’invraisemblance en mettant un morceau de viande à la place du blé, mais c’était toujours à un renard qu’il faisait jouer le premier rôle, M. Jacobs ajoutait, ce que nous avons montré tout à l’heure, que, dans les fables ésopiques, ces invraisemblances étaient précisément un signe d’antiquité, et il terminait en conjecturant que les améliorations introduites dans le récit par Dion Chrysostôme pouvaient bien remonter à Babrius. Il avait deviné juste. Voici la fable 86 de Babrius.

« Un vieux hêtre était tout creusé par le pied. Au fond gisait en lambeaux une besace de chevrier, pleine de pain et de viande, restes du repas de la veille. Un renard se glissa dans cette besace et dévora tout ; bientôt son ventre s’enfla comme de raison, et il s’efforçait en vain de sortir par l’étroite ouverture. Un autre renard, accouru à ses cris, lui dit d’un ton moqueur : Reste et souffre un peu la faim ; tu ne sortiras pas que ton ventre ne soit redevenu ce qu’il était quand tu es entré. »

Dans la version primitive, suivie par Horace, il s’agissait de blé. Babrius parle de pain et de viande ; dans Dion, il n’est plus même question de pain. La correction a définitivement prévalu.

Au reste, il ne faut pas s’y tromper, Babrius n’a pas toujours réussi, et on trouve dans son livre plus d’une fable qu’il eût certainement bien fait de laisser aux anciens. Nous voulons bien croire que ces fables étaient à leur naissance de très spirituels bons mots, mais on sait que les bons mots perdent singulièrement à être répétés. Nous ne parlons pas des invraisemblances de détail ; il était bien difficile de les éviter toutes, et d’ailleurs, à tout prendre, elles frappent moins dans l’apologue que partout ailleurs. Une fois la fiction admise, les lecteurs sont disposés à faire toutes les concessions qu’on voudra, pourvu que le bon goût ne se révolte pas. Là-dessus La Fontaine a peu de scrupules ; il y va même de si bonne foi, que ces imperfections paraissent un charme de plus. Disons aussi que Babrius avait pris ses précautions :

« Branchus, mon enfant, dit-il dans son prologue, la première génération fut celle des hommes justes ; on l’appela l’âge d’or… La troisième génération fut d’airain ; puis vinrent, dit-on, les héros issus des dieux. La cinquième race fut une race de fer, la pire de toutes. Au temps de l’âge d’or, les animaux eux-mêmes avaient une voix articulée. Ils savaient manier la parole et tenaient conseil entre eux au milieu des bois. Alors on entendait parler la pierre et le feuillage du sapin ; on entendait parler le dauphin à la nef et au nocher. Les passereaux et les laboureurs s’entendaient parfaitement ensemble. La terre donnait tout et ne demandait rien ; les liens de l’hospitalité unissaient les mortels aux dieux[4]. »

Nous entrons de plain-pied dans le pays des fictions. A la bonne heure ; cela vaut mieux que d’avertir tout d’abord comme Phèdre, qui semble se faire un scrupule d’en imposer à ses lecteurs. Le moyen maintenant de chicaner sur des détails ! Mais ce qui passe la permission, ce sont les non-sens et les platitudes, et, pourquoi ne le dirions-nous pas ? Babrius en a quelques-unes. Nous savons bien qu’on en a contesté l’authenticité, mais les doutes se sont fondés précisément sur l’insignifiance de ces fables, indignes, disait-on, d’un poète comme Babrius. C’est un peu décider la question par la question. Babrius aura trouvé dans quelque vieux livre une fable qui, dans certaines circonstances et grace à certaines allusions, produisait un effet heureux ; il aura cru pouvoir la traiter comme les autres, et l’esprit sera resté en chemin. Du moins il n’est pas facile de le retrouver dans l’histoire de cet enfant qui, un jour de festin, se gorge des entrailles d’un taureau qu’on vient d’immoler à Cérès et s’en retourne chez lui tout malade. Il tombe dans les bras de sa mère C’est fait de moi, s’écrie-t-il, je perds mes entrailles ! Rassure-toi, répond la mère, les entrailles que tu vomis ne sont pas les tiennes, mais celles du taureau. La morale nous apprend que cette fable est une leçon pour les tuteurs qui dissipent le bien de leurs pupilles, et se lamentent ensuite quand il faut restituer.

Un autre caractère de la fable primitive consiste dans la profusion, des détails géographiques. En se plaçant sur une scène bien déterminée, le récit se rapproche de l’histoire et l’illusion augmente. Les poètes anciens aimaient fort les longues énumérations de contrées lointaines. Dans la fable, ces indications avaient de plus un intérêt tout particulier ; elles pouvaient servir à déterminer l’origine du conte, car on n’a pas oublié que les apologues étaient venus en Grèce de pays bien différens. Babrius conserve avec soin ces traits. Deux coqs se battent, ils sont de Tanagre en Béotie ; la grue est la grue de Libye ; la tortue promet à l’aigle tous les trésors de la mer Rouge, l’homme est un Arabe, un Athénien, un Thébain. La fable 85 est même si précise, qu’on serait tenté d’y voir une allusion politique. Les loups et les chiens se font la guerre ; ceux-ci chargent un chien d’Achaïe de les commander. Le nouveau général hésite à livrer bataille ; ses soldats murmurent, il leur explique ses craintes. « Nos ennemis, leur dit-il, ne forment qu’un même peuple ; parmi nous, au contraire, ceux-ci viennent de Crète, ceux-là du pays des Molosses ou des Acarnaniens, d’autres sont Dolopes, d’autres encore ont Chypre ou la Thrace pour patrie. Comment conduire au combat pareille cohue contre des ennemis unis entre eux comme un seul homme ? » Prise en elle-même, cette fable est une assez médiocre invention pour prouver que l’union fait la force ; mais, si l’on y cherche une allusion, tout prend un sens. Ces loups si redoutables et si bien disciplinés, ne seraient-ce pas les Romains ? Et toutes ces races de chiens, ne seraient-ce pas les divers peuples de la Grèce aux derniers jours de la ligue achéenne ? On voit combien il est difficile de juger les anciens quand on ne veut pas s’exposer à condamner ce qu’on ne comprend pas.

Mais ce qui appartient en propre à Babrius, c’est l’élégance de l’expression. La fable est bien peu de chose par elle-même ; pour ne pas devenir fade et insipide, elle a besoin d’être assaisonnée d’esprit et de sentiment. C’est là surtout que La Fontaine excelle ; Babrius, bref et précis avant tout, ne sait pas développer un caractère comme La Fontaine, mais il en saisit tout d’abord le trait principal. Jamais il n’introduit un acteur sans le peindre par une de ces périphrases dont la vieille poésie grecque abonde. La pompe de l’épithète homérique relève à merveille l’exiguité du sujet. Le renard est l’ennemi des vignes et des vergers, l’hirondelle est l’hôte de l’homme, l’abeille de l’Hymette la mère des doux rayons ; « l’habitante des marais, dit-il quelque part, la grenouille, qui aime l’ombre et se plaît aux retraites souterraines. » Et, quand l’action commence, il s’entend mieux que personne à lui donner de l’importance par des détails soudains, des comparaisons inattendues. Le cerf qui se voit dans une fontaine admire la beauté de son bois et se plaint de la maigreur de ses jambes. « Némésis l’entendit, Némésis qui punit l’orgueil. » On croirait entendre Sophocle ou Euripide donnant au peuple d’Athènes le spectacle de ces terribles expiations que les justes dieux imposent aux grands crimes. — Une belette est changée en femme, c’est un jeu de la puissante Cypris, la mère des désirs. — Un chêne abattu par le vent est entraîné par un fleuve. Voilà le récit, écoutons maintenant le poète « Le vent déracine un chêne, et, l’enlevant du haut de la montagne, le précipite dans un fleuve, et les flots roulent dans leur cours l’arbre gigantesque planté par les hommes d’autrefois. » C’est encore comme dans La Fontaine :

Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

La Fontaine et Babrius ! ces deux noms se rapprochent d’eux-mêmes. Établir un parallèle serait ici chose plus injuste et plus arbitraire que jamais, et pourtant nous n’avons pu nous empêcher de montrer comment le poète moderne avait su deviner les plus beaux traits d’un modèle qu’il ne connaissait pas. Je me trompe. Il avait lu, à la suite des quatrains d’Ignatius, une fable de Babrius que les moines byzantins avaient épargnée. C’est le chef-d’œuvre du poète grec, et il en a tiré lui-même un de ses chefs-d’œuvre ; le voici :

« Un jour Progné l’hirondelle s’envola loin des champs et trouva retirée au fond des bois solitaires Philomèle à la voix éclatante, pleurant la mort prématurée d’Itys, tombé en la fleur de ses ans. Ma sœur, dit Progné, comment vous portez-vous ? Depuis le temps de Thrace, je vous vois aujourd’hui polir la première fois. Venez vers les champs et les demeures des hommes. Vous vivrez sous mon toit comme mon amie, et vous ferez entendre vos chants, non plus aux animaux sauvages, mais aux laboureurs. Philomèle à la voix éclatante lui répondit : Laissez-moi parmi ces rochers déserts. Tout séjour, tout commerce avec les hommes réveille en moi l’amer souvenir de mes malheurs[5]. »

Qu’on nous pardonne d’insister sur ces détails. C’est peut-être là tout ce que Babrius a mis de lui dans son livre ; le reste, il l’avait trouvé dans la tradition vivante de la Grèce. Babrius n’est pas le seul poète de l’antiquité dont on ignore la vie ; que sait-on de Lucrèce ? Mais l’ame de Lucrèce a passé tout entière dans son œuvre, et au-delà de ses vers on voit, tous les sentimens qui font battre son cœur, toutes les tristesses qui l’assiègent. Rien de plus anonyme au contraire, rien de moins personnel et de moins vivant que les fables de Babrius. Ce qu’on doit y chercher, ce n’est pas le poète qui les a travaillées, mais le peuple même qui les a produites. Et pourtant on ne peut s’empêcher, en les lisant, de désirer quelque chose de plus. Babrius n’avait-il rien ajouté aux préceptes de la sagesse populaire ? On ne sait, mais à coup sûr l’imagination ne peut l’admettre, et, s’emparant avec avidité de quelques traces d’originalité, bien douteuses et bien incertaines, il faut le dire, elle évoque hardiment le poète pour le faire vivre et parler devant elle. Il y a du moins dans Babrius plus d’une fable qui donne à penser : au temps où il vivait, la religion grecque était tombée dans le mépris, lui-même n’y croit pas[6], et ce n’est pourtant pas un esprit fort. J’imagine que la philosophie lui plaisait peu, elle tournait trop alors au scepticisme. Sa philosophie à lui, et je lui trouve cette ressemblance avec Horace, est celle de tout le monde ; c’est celle de l’expérience et du sens commun. Dans une de ses fables, un rat qui tombe dans une marmite se noie en s’écriant : J’ai bien bu, bien mangé, il ne me reste plus qu’à mourir. Avec un peu de bonne volonté, on peut voir là un trait de satire contre le troupeau d’Épicure ; peut-être aussi n’est-ce qu’un souvenir de l’épitaphe de l’athlète Timocréon composée par Simonide : « J’ai bien bu, bien mangé, bien dit du mal des hommes, et je suis ici, moi, Timocréon le Rhodien. » Ailleurs Babrius réfute d’une façon assez singulière une objection contre la Providence. Un homme voit périr un vaisseau avec tous ceux qui le montent ; il accuse les dieux d’injustice. « Pour un impie que portait ce vaisseau, voilà bien des innocens condamnés à périr ! » Pendant qu’il parle, un essaim de fourmis s’approche de lui ; mordu par l’une d’elles, il les écrase avec son pied. Mercure paraît alors, et le frappant de sa baguette : « Laisse les dieux, lui dit-il, juger les hommes comme tu juges toi-même les fourmis. » Cela n’est pas d’une bien haute métaphysique, mais quoi ! chacun son métier, comme disait la fable de Sybaris. Babrius ne s’élève pas au-dessus du simple bon sens, de la sagesse pratique ; cette sagesse pratique a bien aussi son prix. Elle est quelquefois belle et grande dans son livre : après les meurtrières expéditions d’Alexandre, après les luttes sanglantes de ses successeurs, les Grecs finirent par reconnaître que toute cette gloire leur coûtait bien cher. Écoutons Babrius : « Un homme pieux avait, dans la cour de sa maison, érigé une chapelle à un héros ; il lui faisait des sacrifices, couronnait ses autels, les arrosait de vin, et répétait sans cesse des prières : Salut, héros bien-aimé, et donne à ton hôte une riche moisson de biens. Le héros cependant lui apparaissant au milieu de la nuit : Des biens ! dit-il, n’en attends d’aucun de nous. C’est aux dieux qu’il faut les demander. Mais tous les maux qui affligent les hommes, c’est nous qui en sommes les dispensateurs. Si tu veux en avoir, parle, je te les prodiguerai tous, pourvu que tu m’en demandes un seul ; c’est à toi de voir si tu as encore des sacrifices à m’offrir ! »

Les fables suivantes rappellent ces belles allégories que Platon prête à Socrate et que nous avons essayé de traduire plus haut


LE TONNEAU DE JUPITER.

Jupiter recueillit un jour dans un tonneau tous les objets de nos désirs, ferma le couvercle et plaça ce trésor près de l’homme ; mais l’homme, emporté par son impatience, voulut voir ce qu’il y avait dans le tonneau. Il souleva le couvercle, et tout le contenu s’échappa vers les demeures des dieux. L’Espérance resta seule ; le couvercle était retombé à temps pour la retenir. L’Espérance, en effet, habite seule auprès de l’homme, et lui promet tous les biens qui ont fui loin de nous.


L’HOMME, LE CHEVAL, LE BOEUF ET LE CHIEN.

Le cheval, le bœuf et le chien, transis de froid, vinrent à la maison de l’homme. Celui-ci ouvrit la porte, les fit entrer, les réchauffa auprès du feu qui remplissait l’âtre, et leur servit ce qu’il avait, de l’orge au cheval, des pois chiches au laboureur ; le chien s’assit avec lui à sa table : Pour prix de l’hospitalité, chacun d’eux fit part à l’homme de quelques années de sa vie. Le cheval d’abord, et c’est pourquoi, dans ses premières années, chacun de nous a l’esprit fier et superbe ; le bœuf ensuite, et c’est pourquoi l’homme, arrivé au milieu de sa carrière, prend de la peine et devient travailleur et entasseur de richesses. C’est du chien qu’il reçut, dit-on, ses dernières années. Voilà pourquoi, Branchus, l’âge aigrit le caractère de l’homme. Il ne flatte plus que la main qui lui donne à manger, aboie toujours, et voit avec peine arriver un nouvel hôte.


APOLLON ET JUPITER.

Apollon se vantait, parmi les dieux, d’être un habile archer. « Nul n’atteindrait plus loin que moi avec le javelot ou la flèche. » Jupiter sourit et entra en lice avec le dieu du jour. Mercure agita dans le casque de Mars les noms des combattans. Le sort désigna d’abord Phoebus. Sous la main du dieu, on vit s’arrondir la corde d’or, et le trait rapide alla frapper au milieu du jardin d’Hespérus. Jupiter à son tour mesura la distance, et debout : Où frapperai-je ? dit-il, ô mon fils ! l’espace me manque. Et, sans tirer une flèche, il remporta le prix de l’arc.

Ces citations en disent plus qu’un long commentaire, surtout quand le commentateur se bat les flancs pour tirer du livre plus peut-être que l’auteur n’y a mis. La découverte d’un nouveau manuscrit peut seule mettre un terme aux incertitudes de la critique. Cette découverte, on l’espère, on va jusqu’à la promettre : sans y compter, nous la souhaitons bien sincèrement aux philologues, pour qui Babrius sera tout à l’heure un thème usé ; en attendant, nous avons cru qu’on nous pardonnerait de chercher à nous représenter l’écrivain tel qu’il a dû vivre. On se rappelle le vers d’Ovide :

Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in Urbem.

Après bien des fortunes diverses, le livre de Babrius est venu jusqu’à nous, mais qui nous rendra le poète ? Nous avons essayé d’assigner au livre sa place dans l’histoire de la littérature grecque. Pour le reste, nous avons fait ce qu’il était possible de faire, des hypothèses. Loin de nous la prétention de les imposer au goût de qui que ce soit. Sur ces points qu’on ne sait pas, qu’on ne saura jamais peut-être, chacun est libre de penser à sa guise, et cela même, il faut bien l’avouer après tout, a été pour Babrius un bienfait du hasard. Il a eu le bonheur de venir à point. L’imprévu, le mystérieux, ont eu leur part dans son succès, ne lui ôtons pas ce dernier mérite ; aussi bien déjà l’enthousiasme philologique commence à se refroidir. Surtout n’allons pas oublier pour ces curiosités de la littérature les grands, les vrais modèles ; après avoir lu Babrius, retournons à Homère, à Sophocle, à Platon ; ceux-là du moins ne vieilliront jamais.


R. DARESTE.

  1. Laura et non Sainte-Laure. Laura, dans les auteurs ecclésiastiques du moyen-âge, signifie une réunion d’anachorètes, vivant dans des cellules séparées, sous la direction d’un abbé. Laurites veut dire un moine. Sancta Laura est tout simplement le saint monastère, le monastère par excellence. (Voyez les glossaires de Ducange).
  2. Prologue II, v. 1.
  3. Keskos était une ville de Cilicie.
  4. « En ce temps-là, dit un fragment de Callimaque, la gent ailée, celle qui vit dans la mer et celle qui marche à quatre pieds parlaient tout comme la boue de Prométhée. »
  5. Dans le nouveau manuscrit, cette fable est interpolée. Nous la donnons telle que La Fontaine l’a lue.
  6. Voyez la fable du Laboureur qui a perdu son hoyau, celle de la Statue de Mercure, celle de Mercure et le Chien.