L’Apôtre (Henri de Bornier)
L’APÔTRE
PRÉFACE
Je renonce à chercher un directeur assez hardi pour mettre ce drame sur la scène.
Les sujets religieux, je l’avoue, eurent toujours de la peine à réussir au théâtre. Corneille lui même (et j’espère bien qu’on ne m’accusera point de vouloir établir une comparaison qui serait orgueilleuse et ridicule), Corneille, quand il eut écrit Polyeucte, se sentit inquiet ; il voulut lire sa tragédie, avant de la donner au public, devant la société la plus polie et la plus lettrée de son temps, à l’hôtel de Rambouillet.
Le résultat de cette lecture justifia les craintes du grand tragique. « La pièce, dit Fontenelle, y fut applaudie autant que le demandaient la bienséance et la grande réputation que l’auteur avait déjà ; mais quelques jours après, M. de Voiture vint trouver M. Corneille et prit des tours délicats pour lui dire que Polyeucte n’avait pas réussi comme il le pensait, que surtout le christianisme avait extrêmement déplu.
« Voltaire, de son côté, entre dans de plus grands détails : C’est une tradition que tout l’hôtel de Rambouillet, et particulièrement l’évêque de Vence, Godeau, condamnèrent cette entreprise de Polyeucte (celle de renverser les idoles) ; on disait que c’est un zèle imprudent ; que plusieurs évêques et plusieurs synodes avaient expressément défendu ces attentats contre l’ordre et contre les lois ; qu’on refusait même la communion aux chrétiens qui par des témérités pareilles avaient exposé l’Église entière aux persécutions… »
Polyeucte réussit cependant devant le public ; mais, même après le succès, certaines consciences ne furent point désarmées. Le prince de Conti, dans son Traité de la comédie et des spectacles, parle du chef-d’œuvre de Corneille, comme on va voir : « En vérité, y a-t-il rien de plus sec et de moins agréable que ce qui est de saint dans cet ouvrage ?… »
Et le prince de Conti ajoute : « Aussi Dieu n’a pas choisi le théâtre pour y faire éclater la gloire de ses martyrs. » Si Polyeucte a excité de terribles inquiétudes et soulevé de telles critiques, je ne me dissimule pas que l’Apôtre serait exposé à une épreuve bien plus redoutable en paraissant sur la scène avant d’être jugé par le lecteur, toujours plus calme et plus attentif que le spectateur.
Voici ce que j’ai voulu faire : peindre, dans un cadre restreint, la lutte des trois religions, polythéisme, judaïsme, christianisme. Le polythéisme meurt en riant de lui-même, il se désagrège plutôt qu’il ne se défend ; le judaïsme se défend, au contraire, avec la fureur des hommes et des institutions qui, contenant une part de vérité, ne veulent pas accepter la vérité tout entière ; le christianisme, persécuté, mal connu, haï et calomnié, triomphe par la seule force de la vérité complète qui est en lui et qu’il apporte au monde.
Le polythéisme est représenté dans ce drame par le duumvir romain Afranius, dont on trouvera facilement le type-modèle dans les Dialogues de Lucien ; le judaïsme, en ce qu’il a d’implacable, est représenté par Elymas, le rabbin sadducéen, c’est-à-dire le type de cette secte absolue, hautaine, avare, haineuse et cruelle ; le christianisme est représenté par saint Paul, c’est-à-dire par l’apôtre des Gentils.
Au premier acte, saint Paul délivre une esclave de V oppression criminelle du maître ; au second acte, c’est le maître qu’il délivre de l’erreur et de l’aveuglement ; au troisième acte, il se délivre lui-même des derniers attachements du monde. N’est-ce point là l’éternelle mission, l’éternelle récompense, l’éternel martyre des grandes âmes ?
L’Apôtre n’est donc pas à proprement parler un drame en trois actes, mais plutôt une trilogie de sentiments.
Voilà toute la pensée historique et religieuse de cette pièce à laquelle on ne demanderait pas, du reste, sans injustice, la rigueur d’une thèse d’histoire ou de théologie. J’aurais pu cependant justifier, par des notes nombreuses, les sentiments et les idées que je prête à mes personnages ; mais les lecteurs éclairés n’en ont pas besoin.
Littérairement, j’ai voulu que l’action fût des plus simples afin que le développement moral gardât toute la place nécessaire. Le premier acte est une sorte d’idylle, le second tient du poème, le troisième est une élégie.
Je conviens que la tentative est audacieuse, et quelle est sans doute au-dessus de mes forces ; mais tout artiste, digne de ce nom, a le devoir de se rappeler et de suivre le précepte d’Horace : conamur tenues grandia.
PAUL.
FAUSTUS, son élève.
ELYMAS, rabbin sadducéen.
AFRANIUS, duumvir de Philippes.
LYDIE, veuve juive.
MÉGARA. jeune fille grecque.
GYRINE, esclave.
Juifs, Prêtres grecs, Soldats.
ACTE PREMIER
Scène I
travaille avec Faustus à clouer des tapisseries entre les colonnes.)
Allons, Faustus, allons ! Encor plus de courage !
Il est doux de gagner son pain…. Donc, à l’ouvrage !
(Lydie entre par la droite et s’arrête à regarder les deux travailleurs.
Les voilà de bonne heure au travail, aujourd’hui…
Étranges ouvriers… surtout le maître… Oh ! oui !
Comment ! On n’ouvre pas ?…
Gyrine !… Que fait-elle ?
Ne pas répondre encor ! — Gyrine !
Qui m’appelle ?
Ah ! maîtresse, c’est toi !
N’entends-tu pas frapper ?
Maîtresse…
Au châtiment ne crois pas échapper
Par le mensonge, non ! — Que faisais-tu ?
Maîtresse,
J’ai travaillé la nuit
Je connais ta paresse ;
Tu mens !
Toute la nuit ! Ce matin, le sommeil
M’a prise, la fatigue…
Avec ce teint vermeil !
Vas ouvrir.
(Gyrine sort par la gauche et rentre bientôt, précédant Mégara, qui arrive suivie de deux esclaves, lesquelles restent au fond.)
Mégara !
C’est moi, chère Lydie !
Cette esclave, d’abord, que je la congédie…
Gyrine !…
Son regard m’a déjà fait frémir !
Ce soir vingt coups de fouet pour t’apprendre à dormir !
Pauvre enfant !
Scène II
travaillant au fond.
Quoi, Lydie ! — Ainsi qu’une Romaine,
Une Juive à ce point, se montrer inhumaine !
Inhumaine… Non, mais l’on est trop indulgent ;
Gyrine m’a coûté quatre mines d’argent !
Ah ! marchande !
Marchande, en effet, j’en suis fière :
Ici même à Philippe et dans la Grèce entière,
Qui fabriquerait mieux le bysse, les safrans,
L’écarlate ?
Tu veux m’en vendre ! Je comprends :
Juive toujours !
Méchante !
Oh ! simple badinage !
Les Juifs avec les Grecs font ici bon ménage ;
Tous y vivent en paix sous le pouvoir romain.
Je t’aime, quoique Juive.
Allons, enfant, ta main !
Un mot encor : sais-tu, toi Juive asiatique,
Qu’on célèbre ce soir, avec la pompe antique,
Deux fêtes à la fois : celle du dieu Bacchus,
Celle du dieu Sylvain ?
Je le savais.
De plus,
Une Grecque orpheline, encor selon l’usage,
Doit réciter un hymne aux dieux sur leur passage ;
C’est moi qu’on a choisie, et tu pourras me voir
Ici même remplir ce solennel devoir.
Chez moi ?
Chez toi. Tout Juif, imitant notre zèle,
Doit orner sa maison…
Ma maison sera belle ;
Regarde : on y travaille.
En effet, c’est fort beau.
Faustus, cette tenture est trop près du flambeau :
Le feu pourrait y prendre ; écarte-la.
Bien, maître.
Ami, tout sera-t-il prêt pour ce soir ?
Peut-être.
Cependant je voudrais…
Je voudrais aussi, moi,
Travailler à ma guise.
Il est brusque pour toi !
Quel est cet ouvrier qui parle de la sorte ?
Je le connais à peine. Hier devant la porte
Il passait demandant du travail d’un ton fier ;
Je n’ai pas même appris son nom depuis hier ;
Et ce matin surtout, c’est très étrange comme
Il m’étonne et me trouble.
Et quel est ce jeune homme
Qui travaille avec lui ?
Son élève, tu vois.
Comme il a l’air timide avec sa douce voix !
Laissons-les achever. — Viens ici ; je suis triste ;
Tu sais qu’à ta gaîté jamais je ne résiste :
Parle-moi, souris-moi.
Qu’as-tu donc ?
Je ne sais.
Eh ! qu’importe, après tout, quand nos cœurs sont blessés,
Qu’importe de savoir, quand notre âme soupire,
S’il est d’or ou de plomb le trait qui la déchire ?
Je suis riche, je suis jeune et belle, dis-tu ;
Israël me nourrit de sa mâle vertu ;
Je vis dans la raison et le veuvage austère ;
Mes pieds n’ont rien touché des fanges de la terre ;
Tout ce qui fait l’esprit sage, libre, content,
Le ciel me le prodigue… et je pleure pourtant !
À connaître son mal on doit trouver des charmes,
Mais je ne connais pas la source de mes larmes.
Que ne suis-je à ta place, amie, en vérité ?
Mon seul malheur à moi, vois-tu, c’est ma gaîté.
Quand j’entrai dans ce monde, une nymphe joyeuse
Riait avec l’écho sous l’ombre d’une yeuse ;
Et ce rire est resté sans doute dans mon cœur,
Le rire étincelant, ailé, fier ou moqueur,
Allégresse éternelle et dont l’âme s’enivre ;
Mais c’est un mal au fond : rire, ce n’est pas vivre !
Pleurer doit être doux.
Tu le crois, Mégara !
Oui, je voudrais pleurer un jour.
Ce jour viendra.
Pas encor ! Ce matin, sur la place publique.
Là-bas, j’ai rencontré, marchant d’un pas oblique
Elymas, ton ami, ton frère en Israël ;
Il allait, à la fois craintif et solennel,
Avec sa longue barbe et sa tiare en tête ;
Sa bouche à foudroyer l’univers semblait prête.
Je commençais à rire ; en passant il a dit
D’un accent furieux : Que le Christ soit maudit !
Comme il parlait ainsi, sa tiare rebelle
Est tombée en arrière, et j’ai ri de plus belle !
— Qu’est-ce donc que le Christ ? Car ce nom que j’entends…
Un homme condamné voilà plus de vingt ans,
Pour avoir usurpé la couronne en Judée.
Elymas s’éloignait plein de sa sombre idée,
Quand j’aperçus plus loin, debout sur mon chemin,
Le bel Afranius, le duumvir romain ;
Il était rayonnant, comme c’est sa coutume ;
Sa chevelure d’or, que le myrte parfume,
Tombait sur son épaule ; on croirait tour à tour,
Apollon dieu des vers, Apollon dieu du jour !
Méchante ! Mais pour eux tâche d’être meilleure,
Car ils doivent souper avec nous tout à l’heure.
Rire d’Afranius, on le peut sans danger :
Il est joyeux et bon avec son air léger ;
Mais Elymas, rabbin sadducéen, m’inspire
Souvent plus de terreur que je ne puis te dire.
Sadducéen. — Quel est ce nom ?
Oh ! ce n’est point
Facile à t’expliquer, excepté sur un point :
Deux grands partis hébreux se disputent le temple
Et de la haine à tous donnent le triste exemple :
D’abord les Pharisiens, les meilleurs malgré tout,
Et les Sadducéens…
Qui sont moins de ton goût.
C’est vrai, car pour les Juifs ce sont de rudes maîtres,
Ce sont des hommes fiers, avares, haineux, traîtres,
Qui firent expirer le Christ dans les tourments,
Malgré les Pharisiens plus doux et plus cléments,
Et voyant le pouvoir des Romains avec joie,
Si ce pouvoir les aide à mieux garder leur proie !
Ce qu’elle dit vaut mieux, fils, que ce qu’elle fait !
L’ouvrage est donc fini ?
Fini… non !
En effet.
Approche alors.
Salut, femmes ! Que Dieu vous aide !
Ami, cette maison, c’est moi qui la possède.
Elle est riche, tant mieux, mais j’espère en ce cas
Que ta richesse au moins ne te possède pas !
Ton langage est étrange.
Oui, c’est ce qu’on assure ;
Quelquefois je lis mal dans ma pensée obscure,
Mais quand le jour s’est fait lentement, je vois mieux.
Une flamme bizarre est aussi dans tes yeux ;
Serais-tu déguisé comme un rhapsode antique ?
Cependant ton métier…
Métier peu poétique,
N’est-ce pas ? Tapissier ! — Mais j’aime mon métier ;
Je travaille souvent durant un jour entier,
En riant, en chantant…
Aidé de mon élève,
Et le travail plus gai nous fait l’heure plus brève.
Quel est cet homme ?
Allons, donne-moi les clous d’or,
Faustus, et le marteau — Ces deux rideaux encor…
Tes bras sont fatigués, jeune étranger ?
Peut-être.
Je t’aiderai, veux-tu ?
Si cela plaît au maître.
Certes, cela me plaît !
Tes traits semblent palis…
Venez-vous de loin ?
Oui.
D’où ?
De Néapolis.
Mais de Néapolis à Philippes, l’on compte
Trois cents stades au moins !
Notre marche fut prompte,
Mais le maître m’aidait et soutenait mes pas.
Il a l’air bon, ton maître.
Oui, très bon, n’est-ce pas ?
Quel chemin avez-vous pris tous deux pour atteindre
Néapolis ?
La mer.
Notre mer est à craindre
En ce mois de Vulcain, par le vent boréal.
Nous ne craignons rien.
Rien ?
Si !
Quoi donc ?
D’agir mal.
Je suis très curieuse. Apprends-moi donc, de grâce,
En quel pays tu pris la mer.
En Samothrace.
C’est là ton pays ?
Non.
Alors, quel est-il donc ?
Nous devons sur ce point nous taire encor.
Pardon !
Maintenant, peut-on voir ce travail ?
À ton aise.
Ma parole pour toi n’est point rude et mauvaise,
Pourquoi d’un ton si dur me répondre ?
Entre nous,
Tes esclaves ici le trouveraient fort doux !
Femme, je vois là-bas une haute montagne
Dont l’ombre jusqu’ici se prolonge et nous gagne ;
L’eau blanche des torrents tombe de ses flancs verts
D’oliviers, de figuiers et de vignes couverts ;
Sa tête cependant de neiges est chargée ;
Dis-moi, quel est son nom, femme ?
C’est le Pangée.
Et ce fleuve qui coule à ses pieds ?
Le Strymon ;
Tout près, le Gangitès.
Oui, l’on m’a dit ce nom.
N’est-ce pas sur ses bords, près d’une source vive,
Que s’élève à présent la synagogue juive ?
Non ; les Juifs ne sont pas dans Philippes nombreux :
Un oratoire simple est suffisant pour eux ;
Un rocher sert d’autel, et la voûte des arbres
Y remplace pour nous les jaspes et les marbres.
C’est beau, ce vaste azur sous ce soleil de feu ;
C’est le reflet humain de la face de Dieu ;
Si l’ombre y passe, hélas ! les hommes seuls l’ont faite !
Merci, femme. — Bientôt tu seras satisfaite.
Allons, Faustus, allons ! Ces anneaux et ces clous…
Travaillons !… Le travail est un maître jaloux.
Laisse-le reposer ; la fatigue l’accable ;
Le travail est jaloux, mais non pas implacable.
C’est moi qui t’aiderai.
Très bien même, je vois.
Puis, cela me fait rire.
Es-tu Juive aussi, toi ?
Non ; mes dieux sont les dieux de la Grèce, ma mère ;
Les aimes-tu, mes dieux ?
Beaucoup, oui… dans Homère !
Quel est cet homme, enfin ? Cette voix, ce regard…
On frappe. — Cette fois, vas ouvrir sans retard,
Gyrine !
Scène III
Afranius… Elymas…
Salut, belle
Lydia, trop semblable à Diane rebelle !
Salut à Lydia, la Juive au regard fier,
Comme Judith pieuse et chaste comme Esther !
Vous me flattez tous deux de différente sorte ;
Trêve aux propos menteurs !
La table… qu’on l’apporte.
Auprès d’Afranius prends place, Mégara ;
Et moi, près d’Elymas.
Sans moi l’on soupera
Si tu ne fais, rabbin, ce sacrifice rare
De quitter ton air sombre et d’ôter ta tiare !
Je suis sombre, en effet : c’est que, par Jehova !
Je vois trop aujourd’hui comme le monde va !
Plus de tiare !… Enfin ! merveille sans seconde !
Te voilà le rabbin le plus charmant du monde !
Cette folle se croit tout permis.
Pourquoi pas ?
Horace a dit cent fois : bon rire, bon repas !
Comment Afranius, duumvir de Philippes,
Peut-il parler ainsi ?
Tu connais mes principes :
Le duumvir est grave, austère, comme il sied ;
Mais, quand dans un festin Afranius s’assied,
Il est tout à la joie, au nectar délectable,
Au doux plaisir de vivre. À table donc !
À table !
(Tous les quatre prennent place autour de la table, servis par Gyrine et les autres esclaves Paul et Faustus continuent à travailler au fond.)
Tu peux rire à ton gré, duumvir ! C’est égal,
Je garde mon avis : je dis que tout va mal.
Dans les vases murrhins servez le vin des Marses.
Les beaux cristaux ! Combien de richesses éparses
Autour de nous, partout !
Mêle, mon doux rabbin,
Ces citrons de Corcyre avec le miel sabin !
Tout va mal !
Pourquoi donc enfin, Juif débonnaire ?
Je parlerai du moins, à défaut du tonnerre ;
Je chasserai les loups, les serpents et les chiens.
Mais de qui donc veux-tu parler ?
Oh ! ces chrétiens !
Où sont donc ces chrétiens que ta fureur redoute ?
Il n’en est pas un seul à Philippes !
Sans doute ;
Quand tu parles ainsi, duumvir, mon sang bout !
Ils ne sont nulle part, non, mais ils sont partout ;
Tu ne vois même pas le péril qui t’assiège,
Toi gouverneur romain !
Toi gouverneur romain !
Rabbin, de l’eau de neige !
Mêles-y ce Falerne opimien.
Un peu.
Elymas, qu’en dis-tu de ce vin ?
C’est du feu !
Que leur reproche-t-on à ces chrétiens, en somme ?
Attaquent-ils César et le pouvoir de Rome ?
Non, ils sont trop prudents pour commencer déjà ;
C’est notre foi d’abord que leur secte outragea,
Le Sanhédrin, le Temple et la loi de Moïse.
Si ce n’est que cela, qu’ils fassent à leur guise ;
Tant qu’ils respecteront l’empire et l’empereur,
Rome les voit sans crainte ainsi que sans fureur.
Quoique Juive, Elymas, j’ose penser de même.
Car les chrétiens, au fond, sont des Juifs.
Quel blasphème !
Ce sont les Pharisiens qui répandent ces bruits ;
Mais les Sadducéens, les vrais Juifs, dont je suis,
Hommes de foi rigide et de doctrine exacte,
Avec ces vils chrétiens n’admettent aucun pacte.
Ils ressemblent aux juifs, en effet, comprends-tu ?
Comme le vice impur ressemble à la vertu ;
Leurs dogmes sont encor plus atroces qu’étranges,
Et les Samaritains sont auprès d’eux des anges !
Lâches au fond : leur chef pleurait quand on le prit,
Ce chef, qui se faisait appeler Jésus-Christ,
N’était qu’un ennemi de la chose publique,
Un simple malfaiteur. — La preuve sans réplique,
C’est qu’entre deux larrons on dut le mettre en croix.
Ses disciples étaient pires que lui, je crois :
Des gens sans feu ni lieu, nés dans la populace,
Scribes et publicains ayant perdu leur place ;
Des marchands de poisson, des bandits ténébreux,
Qui, pour trente deniers, se dénonçaient entre eux,
Buvant du sang humain à leurs repas infâmes !
Et les hommes encor valent mieux que les femmes !
Madeleine… Mais non ! Tu sais, Afranius,
Que sur ce point ici je n’en peux dire plus !
Si leur secte est aussi méchante et misérable,
Quel danger offrent-ils ?
Ô démence incurable !
Crédule gouverneur, crois-tu que les États
Périssent seulement par les grands attentats ?
Les ébranlements sourds, les attaques obscures,
Le ver qui les atteint de ses lentes piqûres,
Le sectaire caché qui travaille sans bruit,
Voilà ce qui les ronge et ce qui les détruit !
Ces chrétiens, qu’avec tant d’indulgence tu traites,
Ont d’ailleurs, au besoin, des armes moins secrètes :
Éloquents, entraînants, dominateurs, ils ont
Un pouvoir, tout à coup, qui souvent me confond !
Allons ! pour ramener le calme dans ton âme…
Du vin de Sétia, cher rabbin !
Merci, femme !
Attends ! Le Sétia prend un parfum plus doux
Dans un vase obsidien. — Gyrine, donne-nous
Ces quatre coupes, là, sur ce coffre d’érable,
Et ne les heurte pas, prends garde…
Misérable !
Viens, donne-moi ton bras !
qui tombe à ses pieds).
Ah !
L’autre bras !…
Debout,
Pauvre esclave !
Toi, femme, entends-moi jusqu’au bout.
Comment ! ce tapissier va faire une harangue ?
Peut-être un Cicéron !
Fais-lui couper la langue !
Ne ris pas, duumvir ; toi, Juif, sois grave aussi.
J’ai lu dans un traité de Sénèque ceci :
Auguste, l’empereur qui fut d’abord Octave,
Soupait chez Védius Pollion. Un esclave,
En les servant, brisa des cristaux. Le méchant
Pollion ordonna qu’on jetât sur-le-champ
Dans un vivier l’esclave, et qu’il devînt la proie
De ce monstre des eaux, la hideuse lamproie ;
L’esclave cependant, frissonnant de terreur,
Vint tomber, criant : grâce ! aux pieds de l’empereur.
L’empereur appela ses licteurs, fit un signe :
« Qu’on arrache, dit-il, l’homme à son maître indigne ;
« Et puisqu’à ce spectacle on m’osa convier,
« Brisez tous ces cristaux et comblez le vivier ! »
Lydia, je n’ai pas la puissance d’Auguste ;
Mais, comme Pollion, tu fus un maître injuste
Et cruel ; tu vas donc par de mauvais chemins.
Cette esclave, que Dieu voulut mettre en tes mains
Pour qu’elle t’aide et non pour qu’elle t’appartienne,
Cette esclave à genoux, c’est ma sœur et la tienne !
Mais non : dans le courroux qui t’aveugle, crois-moi,
Le démon est ton maître, et l’esclave, c’est toi !
Oui, j’en conviens, je fus trop sévère peut-être ;
Par de meilleurs côtés tu me pourras connaître ;
Ta parole a vraiment un étrange pouvoir.
Es-tu content ?
Sans doute.
Alors fais-nous-le voir
En t’asseyant avec ton élève à ma table.
Mais, d’abord, montre-toi tout à fait équitable :
Que Gyrine avec nous prenne place au festin.
Quelle insolence !
Non ; j’aime ce ton hautain.
Quoi ! tu veux qu’une esclave…
Oui, pas de fausse honte,
La réparation doit être entière et prompte.
Non ! jamais ! Une esclave…
Adieu donc ! Je m’en vais.
Je crus d’abord ton cœur moins lâche et moins mauvais ;
Mais le visage ment, et l’on a tort, ô femme,
De dire que les yeux sont le miroir de l’âme.
Une esclave…
Tu peux l’affranchir.
Réfléchis :
Elle me coûte…
Adieu, Juive !
Je l’affranchis.
À table donc ! — Salut, seigneurs ! — Ici, Gyrine !
Le diable de la faim était dans ma poitrine ;
Je ne suis point fâché, je ne le cache pas,
L’occasion s’offrant, de faire un bon repas.
Femme bizarre au fond, qui fait souper, en somme,
Avec un tapissier le duumvir de Rome !
Sans compter le rabbin !
Après ta gravité,
Étranger, ce que j’aime en toi, c’est ta gaîté.
Toi-même, tu souris…
Un peu de ce Falerne.
La colère faisait ton œil dur, ton front terne…
Des figues de Chio, des prunes de Damas…
De Damas… certes, non, je ne refuse pas !
(À Lydie.)
Tu semblais même laide…
Oh !
C’était la souffrance :
Ta mauvaise action te tourmentait d’avance !
C’est vrai !
Jeune étranger, prends à ton tour.
Attends…
(Elle le sert elle-même.)
Ceci te plaît ?…
Beaucoup.
Quel âge as-tu ?
Vingt ans.
Vieillard ! — Moi j’en ai seize.
Ainsi passe la vie !
Aussi j’aurai ce soir cet honneur qu’on envie
De dire les deux chants à Sylvain, à Bacchus.
Hélas ! des dieux impurs…
Pourquoi, vieillard Faustus ?
Parmi ces dieux impurs que le païen adore,
En effet, ces deux-là sont les meilleurs encore ;
Quant aux autres…
Crois-tu que je l’ignore ? Non ;
Je t’abandonne Mars, Vénus même, Junon,
Et Minerve surtout ! — D’y voir clair je me pique,
Je suis un philosophe et non un fanatique.
Cependant tous ces dieux, méchants, haineux, jaloux,
Fins comme des renards, voleurs comme des loups,
Ont une qualité qui remplace les autres :
Leurs énormes défauts rendent petits les nôtres,
Je m’admire en voyant ce qu’ils sont ; c’est pourquoi
J’aime beaucoup mes dieux qui valent moins que moi !
Tu ne crois même pas à tes dieux !
Je m’explique :
J’y crois, quand il le faut pour raison politique.
Vous savez que l’on s’est, à Rome, décidé,
À mettre au rang des dieux tout César décédé ;
Dire du mal des Dieux, en ce cas, c’est d’un traître ;
N’en disons que du bien : mon empereur peut l’être !
Ris ! sais tu ce qui perd tout dans ce siècle-ci ?
C’est le scepticisme.
Oui, — le fanatisme aussi !
Et toi tu ne dis rien, étranger ?
Non, j’écoute.
Partages-tu l’avis du duumvir !
Sans doute.
Mais ta religion, tes dogmes et ta foi ?…
Pour lui, je vais répondre : il est Juif comme moi ;
Ses traits me sont restés gravés dans la mémoire,
Je le connus jadis et ce fut à sa gloire,
Quoiqu’il fût un enfant presque en ce temps ancien,
Et quoiqu’il eût, je crois, pour maître un Pharisien.
Je crois qu’il aidait même, autant qu’il m’en souvienne,
Au supplice d’un fou qui s’appelait Étienne,
Le plus fou des chrétiens ! — Je te reconnais bien,
Mais ton nom, quel est-il, ami ?
Je suis chrétien,
Et je me nomme Paul.
Un chrétien ! Sacrilège !
L’apostat de Damas ! qu’Abraham me protège !
Qu’on le chasse à l’instant !
Il est mon hôte ici.
Alors, c’est moi qui pars ! Duumvir, viens aussi ;
Va chercher tes licteurs ! Qu’en prison on les traîne !
Non, il est protégé par la loi souveraine.
(À Paul.)
Respecte l’empereur, la loi telle qu’elle est,
N’ameute point le peuple. — Et fais ce qu’il te plaît !
Nous verrons ! nous verrons, duumvir trop facile !
J’aime cet homme-là !
Retournons à la ville.
Non, rabbin ; attendons encor ; je veux juger
Si ce chrétien pour nous est vraiment un danger :
(Regardant au dehors.)
Les vierges, les vieillards, en blanche théorie,
Accompagnent Bacchus et Sylvain. — Je t’en prie,
Écoutons et voyons.
Faustus, écoute bien :
Peut-être te ferai-je aimer nos dieux, chrétien !
Scène IV
« Dieu Sylvain, dieu riant de l’Œnotrie antique,
« Qui couronnes ton front des pommes du sapin,
« Qui portes le sayon et la serpe rustique,
« Et qui mêlas le miel au pain ;
« Dieu Sylvain, fils puissant de la Querquétulane,
« Qui défends les forêts, les moissons et les fruits,
« Qui protèges le bœuf, l’agneau, la chèvre, l’âne,
« Contre le loup voleur des nuits ;
« Exauce-nous, Sylvain ; du nid d’or des abeilles
« Écarte le frelon et l’ours mangeur de miel ;
« Mais épargne l’oiseau, s’il dérobe à nos treilles
« De quoi mieux chanter en plein ciel. »
« Bacchus, dieu deux fois né, seul dieu né de deux mères,
« Ô Bacchus-Lénéen, qui du rouge pressoir,
« Fais jaillir, non le jus des olives amères,
« Mais le sang pur du raisin noir ;
« Bacchus-Evan, le dieu que les jeunes Bacchantes
« Appellent de leurs cris fauves quand meurt le jour,
« Et qui viens dénouer leurs ceintures d’acanthes…
Afranius, j’oublie un vers…
Puis, ce jeune homme !
Voici le vers :
« Et qui viens dénouer leurs ceintures d’acanthes
« Dans les jeux ardents de l’amour !
J’achève.
« Ô Bacchus-Tyonée aux cheveux vierges, donne
« Aux jeunes gens la force, aux vieillards la gaîté,
« Et ne méprise pas les roses de l’Automne
« Après les roses de l’été. »
Eh bien, as-tu vu comme
Paul et son compagnon ont respecté les dieux ?
Ils ne sont ni méchants, certes, ni factieux ;
Tu peux te rassurer, Elymas !
Belle preuve !
Faudra-t-il donc briser tes dieux, pour qu’on t’émeuve ?
Allons, viens !
Oui, je pars !
Ta main, Elymas…
Non !
Toi Juive (à peine encore mérites-tu ce nom),
Tu viens d’offenser Dieu dans son prêtre…
Mon père !
Ta faute peut encor se réparer, j’espère ;
À l’oratoire juif, viens demain ; c’est le jour
Du grand Pardon, nommé dans nos livres Kippour ;
Viens donc et nous verrons, toi qui tantôt peut-être
Te riais de l’ami, si tu riras du prêtre !
À demain.
Scène V
Lydia…
Laisse-moi ! Laisse-moi !
N’as-tu pas entendu ? J’ai le cœur plein d’effroi…
Ne vois-tu pas ici le trouble où tu me jettes ?
Nos âmes d’un chrétien sont-elles donc sujettes ?
Je me révolte enfin. Le prêtre avait raison,
Ne me parle donc plus et quitte ma maison !
À l’oratoire juif… Demain. — J’y serai, femme.
Toi ! Cherches-tu la mort ?
La chercher, Dieu le blâme
La braver, il l’ordonne.
Ah ! malheureux chrétien !
Connais-tu le péril ?…
Oui, je le connais bien ;
Mais je serai prudent, Lydia, sois tranquille.
Adieu.
Cet oratoire est-il loin de la ville ?
Non.
Tu n’oublîras pas d’y venir ?…
J’y serai.
Et toi, n’iras-tu pas, Mégara ?
Si ! j’irai…
Pour revoir Elymas ! quand il se met en rage,
J’ai le cœur tout joyeux.
Lui chrétien… c’est dommage !
Pourquoi donc, en disant ton hymne, vers la fin,
T’es-tu troublée ?
Oh ! non, non certe.
Il est très fin !
Tu n’es donc pas parti, chrétien ? Je t’en conjure.
Laisse-moi ! Tu l’as vu, tout cela me torture.
Ma franchise, à coup sûr, te blesse ?
Non ; ta main !
Bonne fut ma journée. À demain !
À demain !
ACTE DEUXIÈME
Scène PREMIÈRE
confondues dans la foule des Juifs ;
PAUL et FAUSTUS, tous deux à l’écart.
Prosternez-vous ! Voici l’heure de la prière.
Prions le Tout-Puissant, père de la lumière,
Sabaoth, Eloïm, l’Eternel rayonnant
Sur l’homme et sur le monde au fond du ciel tonnant ;
Peuple, mêlons nos voix aux accents du schoffare !
Chantez !
Lydie, il a pris une autre tiare ;
Celle-ci lui sied mieux.
Tais-toi, folle !
Chantez !
Toi, terre, sois muette, et vous, cieux, écoutez !
Seigneur, entends la voix fidèle
Du juste qui vient te chercher,
Comme au nid revient l’hirondelle,
Comme revient l’aigle au rocher.
D’Israël la famille ingrate
Vit jadis tomber son orgueil
Au bord du Nil et de l’Euphrate…
Épargne-nous le même deuil !
Quand pour la bataille dernière
Nos ennemis se lèveront,
De leurs nouveau-nés sur la pierre,
Dieu puissant, écrase le front !
Confonds dans ce terrible exemple
Nos ennemis, qui sont les tiens,
Tous ceux qui haïssent ton temple !
Et les païens et les chrétiens !
Levez-vous à présent. C’est l’heure expiatoire
Où chacun, recherchant au fond de sa mémoire
Ses fautes que le jeûne ou le deuil expia,
Obtient le grand Pardon. — Approche, Lydia ;
Au tribunal sacré le prêtre te défère.
Non, rabbin, je n’ai pas de reproche à me faire.
Aucun ?
Non.
Ta mémoire est courte ; mais la loi
Veut que le prêtre ici se souvienne pour toi.
Hier tu dédaignas, pour un chrétien infâme,
La parole de Dieu, la mienne ! Tremble, femme !
De ton impénitence et de ton déshonneur
Se détourne à jamais la face du Seigneur ;
Sur toi, sur ton orgueil, qui partout t’accompagne,
Les filles de Gallim pleurent dans la montagne,
Car, semblable à l’épouse infidèle, tu mets
Le lit de ton péché sur de honteux sommets.
Repens-toi donc, sinon, sois maudite !
Ma faute
Est d’avoir défendu dans ma maison mon hôte ;
J’ai réfléchi longtemps dans mon cœur, crois-le bien :
Mon cœur et mon esprit ne me reprochent rien.
Sois donc maudite alors dans ton âme hypocrite ;
Sois maudite par tous !
Dieu bénit la maudite !
Qui donc ose parler ? Quel pouvoir près du mien
Tente de s’élever ?
Peuple, c’est le chrétien !
Chrétien, oui, je le suis, mais dans ta hâte extrême
Tu m’as ôté le temps de le dire moi-même.
Peuple, n’écoute pas ! Son langage trompeur
Ne saurait t’égarer…
De quoi donc as-tu peur ?
J’ai peur que ta fureur, qu’on voit déjà paraître,
N’insulte ici la foi…
Tu veux dire son prêtre !
Ni l’un ni l’autre. Non ! Rabbin à l’œil moqueur,
La paix est dans ma bouche ainsi que dans mon cœur ;
Laisse-moi donc parler.
Oui, qu’il parle !
Je cède ;
Mais s’il vient vous prêcher l’erreur qui le possède,
Si vos justes fureurs punissent aujourd’hui
Ses blasphèmes, alors qu’il n’accuse que lui.
Sois tranquille, Elymas, nous comprenons…
J’y compte.
Les cailloux du Strymon sont durs et ma main prompte !
Toi, retourne à Philippe, et dis au duumvir
Qu’il vienne sans retard.
Le Romain peut servir.
Ma sœur, cet Elymas, qui d’abord m’a fait rire,
Me fait peur à présent… il paraît en délire.
Vois comme son regard sans pitié, sans merci,
S’est arrêté sur Paul !
Et sur Faustus aussi !
Peuple, ton prêtre vient d’accuser cette femme,
À cause de moi seul ; c’est pourquoi je réclame
Le droit de la défendre, ici, devant chacun :
Le coupable, en effet, c’est moi, s’il en est un.
Peuple, je suis chrétien. Ce nom que l’on outrage,
Je le réclame, et c’est ma gloire et mon courage.
Pour ceux qui me voudraient voir sanglant et broyé
Je ne sens dans mon cœur qu’une tendre pitié ;
Oui, rabbin Elymas, toi dont la bouche est pleine
De haine contre moi, je ne hais pas ta haine ;
Je me suis reconnu tandis que tu parlais,
Car le temps n’est pas loin où je te ressemblais !
Sois donc le Pardonné ! Tu regardes, sans doute,
Rabbin, s’il est assez de pierres sur la route
Pour m’écraser… J’étais ainsi, j’ai fait cela,
J’ai trempé dans le sang ces deux mains que voilà,
Condamnant et frappant sans choix et sans scrupule,
Car le plus furieux n’est que le plus crédule ;
N’écoutant ni raisons, ni pleurs, ni repentirs,
Et faisant des chrétiens en faisant des martyrs !
Un jour (je ne veux pas, car tout rire s’expie,
En exposer l’histoire à quelque rire impie),
Un jour Dieu m’éclaira. L’ennemi, l’oppresseur,
Le bourreau des chrétiens devint leur défenseur.
Ce qu’il a fait pour moi, pour vous Dieu peut le faire,
Il touchera votre âme aux heures qu’il préfère ;
C’est sa force, sa gloire et son secret à lui,
Ma parole y serait impuissante aujourd’hui,
Et je veux seulement, à la face des hommes,
Dire : on nous connaît mal ; voici ce que nous sommes !
Allons… les pierres !
Non ; écoutons plus longtemps.
Paul, tu veux donc changer la loi, si je t’entends ?
Moi, je dis que la loi, contenant tout en elle,
Ainsi que Dieu doit être immuable, éternelle ;
Elle ressemble à Dieu, car c’est Dieu qui la fit,
Et ce qu’elle contient à jamais nous suffit.
Tu penses donc que Dieu, créateur triste et sombre,
Fit l’homme et le soleil pour faire six pieds d’ombre,
— La loi juive, malgré le jeûne et le sabbat,
La loi juive n’était qu’une loi de combat ;
Rudes étaient les temps, et plus rudes les âmes ;
Le peuple hébreu vécut par le sang et les flammes.
Mais ces temps ne sont plus, l’ombre fait place au jour :
Après la loi de haine, il faut la loi d’amour.
La loi d’amour… Pour qui ? — Car il faut voir encore,
Et de près, ce que cache une phrase sonore : —
Pour un Amalécite, un gentil, un païen ?
Pour qui la loi d’amour ?
Pour tous les hommes !
Bien !
Pourquoi pas pour le chien qui veille autour des villes ?
Je connais des gardiens moins sûrs et moins utiles !
Tu dis cela pour moi ?
Pour de plus grands encor !
Tes chefs, les fils d’Hanan, ils gardent leur trésor
Dans leur temple, tremblants que quelque main y touche ;
Rien n’existe après eux pour leur orgueil farouche ;
Ils chassent de leurs murs l’ombre des malheureux ;
Pour eux que sommes-nous ? Peuple, qu’es-tu pour eux ?
Une foule sans nom qu’on pressure et qu’on broie.
Quand un juste, pareil à celui qui m’envoie,
De toutes les prisons vient briser les barreaux,
Ils font signe à César qui fait signe aux bourreaux !
Les pierres cette fois… Frappez et sans relâche !
Non, rabbin, je ne sais… mais j’hésite !
Oh ! le lâche !
Que veux-tu ? Ce qu’il dit nous parle au cœur à tous ;
Les pierres de nos mains tombent, qu’y pouvons-nous ?
Peuple stupide, prêt pour toutes les démences !
Rabbin, moi je te dis que ces foules immenses,
Ces pauvres gens sans pain, qu’on bâtonne et qu’on hait,
Ce peuple que tu crois semblable au chien muet,
Ces esclaves perdus dans une ombre profonde,
Jetteront un tel cri qu’il remuera le monde !
Du char qui les foulait trop pesant est l’essieu :
Vous, rabbins, leur manquant, je leur apporte un Dieu !
Le duumvir… enfin ! Cette fois je vais prendre
Ma revanche.
Retiens ce que tu vas entendre.
Scène II
César, dont tu parlais avec tant de dédain,
Règne, comme tu sais, aux rives du Jourdain ;
Il reconnaît nos lois, il écoute nos prêtres ;
Si le peuple entraîné par la fureur des traîtres,
Attaquait de nouveau le Sanhédrin sacré,
César le défendrait…
César fasse à son gré !
César même a besoin que le ciel le protège.
César ?
Le malheureux ! Il ne voit pas le piège !
Il le voit. Sa fierté, ce qu’il croit son devoir,
Son courage surtout, lui défend de le voir.
Si tu le veux, chrétien, réponds à ma demande :
César a, selon toi, besoin qu’on le défende ;
Qui donc l’attaquerait ? S’il a des ennemis,
Nomme-les-nous.
Il a le mal qu’il a commis !
Le mal qu’il a commis ! En ce cas, tu l’accuses ?
Tout homme fait le mal.
En ce cas, tu l’excuses ?
Pour toi, Tibère, Claude, après Caligula,
Sont de bons empereurs…
Je ne dis point cela.
Voici la vérité, ma règle, ma doctrine :
La loi des hommes passe après la loi divine,
J’obéis à César, en tout temps, en tout lieu,
Mais César à son tour doit obéir à Dieu !
Je ne te comprends pas.
Comprends, toi, sombre foule !
Voilà cent ans bientôt, sur ce sol que je foule,
Deux grands partis rivaux tout un jour ont lutté :
Antoine, Lépidus, Octave, d’un côté ;
De l’autre, les derniers républicains de Rome,
Cassius et Brutus, qu’avec respect je nomme.
Ce fleuve, ces marais, ces monts qui sont là-bas,
Virent l’écrasement de cent mille soldats ;
Mais des républicains la valeur fut trompée,
Et Brutus, dans son sein enfonçant son épée,
Voyant quel avenir allait naître bientôt,
Dit, dans son désespoir : « Vertu, tu n’es qu’un mot ! »
Les Césars t’ont donné raison, triste prophète,
Et de leurs crimes fous la terre est stupéfaite.
Mais ce temps passera, ces hommes passeront ;
Des maîtres plus cléments et plus justes viendront ;
Car la vertu n’est pas un mot sonore et vide,
Et même en se cachant au monde, elle le guide !
Un jour tous ces Césars, tragiques ou bouffons,
Atomes sous le poids desquels nous étouffons,
Sinistres voyageurs qui traversent l’histoire
Comme des loups hurlants dans la montagne noire,
Sentiront tressaillir la terre sous leurs pas
Et paraître quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas !
Ce sera ton Dieu, peuple ; il brisera tes chaînes,
Te conseillant, non pas les vengeances prochaines,
Ni même la révolte à l’œil ensanglanté,
Mais la paix dans le droit et dans la vérité !
Ton Dieu sera le Dieu de la misère humaine,
Le doux maître qui n’a que nos cœurs pour domaine,
Et le monde dira : C’est lui que j’attendais !
Les faux prêtres alors pâliront sous le dais,
Et César (le César de ce jour que j’annonce)
À ce nom qu’aujourd’hui le mépris seul prononce,
Crîra : Sois mon salut, maître, et sois mon soutien !
Ce triomphe de Dieu, peuple, sera le tien !
Car ce Dieu juste et bon, mort sur la croix infâme,
Aura conquis les rois en refaisant leur âme !
Mais la tienne d’abord, je la veux conquérir :
Pour cela je dois vivre et pour cela mourir.
Hâte-le donc ce jour ! Abrège tes épreuves,
Venez à moi, venez, esclaves, vieillards, veuves,
Tous les déshérités, tous ceux que l’on maudit,
Peuple, ton Dieu se lève, et ton jour vient ! J’ai dit !
Oui, notre jour viendra !
Je préfère qu’il vienne
Sans plus attendre.
Bien ! ton idée est la mienne
Comment se nomme-t-il, ce chrétien ?
Paul.
Fort bien.
Il vaut mieux qu’Elymas : je me ferai chrétien !
Ce peuple, Afranius, tu vois comme on l’excite !
Ce chrétien, devant toi, duumvir, je le cite
Avec son compagnon. — Jugez-le sans surseoir.
Tous deux à mon prétoire ils paraîtront ce soir.
Avant ce soir, tous deux, ils auront pris la fuite ;
Il faut les confier aux licteurs de ta suite.
Mes licteurs sont là-bas, à Philippes.
J’irai
Les chercher.
Tu le peux. — Va donc ; moi, j’attendrai.
Que la foule à présent se disperse.
Scène III
Je tremble…
Devant le tribunal ce soir !
Tous deux ensemble !
La pitié me saisit.
Moi, c’était déjà fait !
L’imprudent, attaquer les Césars !
En effet ;
Mais Faustus n’a rien dit !
Afranius, de grâce,
Sois clément !
Tout cela grandement m’embarrasse !
Paul, viens ici.
Voyons, je te parle en ami ;
Mais toi, tu ne fais point les choses à demi.
Ce qu’on dit des Césars, chez soi, les portes closes,
Le crier en public, tu l’oserais, tu l’oses !
Et tu le fais devant ce maudit Elymas !
Je m’étais exilé dans ces lointains climats
Pour mieux fuir le Forum, la tribune vorace,
Pour réciter les vers de Virgile et d’Horace
En buvant à loisir le massique divin…
Grâce à toi ce beau rêve aujourd’hui sera vain :
T’épargner, ce serait pour moi fâcheuse affaire !
Afranius…
Voici tout ce que je peux faire.
Mon bon Afranius !
Après tout… pourquoi pas ?
Elymas est parti pour chercher les soldats ;
Sous prétexte que l’ordre est de forme frivole
Et qu’un Juif aux licteurs ne peut porter parole,
Je retourne à la ville, et j’y mettrai bon temps.
Mais, Paul, je ne peux rien pour toi si tu m’attends.
— Si de prendre la fuite il te venait l’envie,
Je ne blâme pas ceux qui tiennent à la vie ;
Je crois même pouvoir te donner un conseil :
Le chemin est meilleur du côté du soleil ;
Pour aller vers la mer, prends la route Égnatienne,
Mes soldats prendront l’autre. Adieu.
Mes soldats prendront l’autre. Adieu.
Ta main !
La tienne,
Jeune homme !
Vers la mer ! n’oubliez pas ce point.
Ayez soin toutes deux qu’ils ne s’attardent point ;
L’horizon s’obscurcit là-haut sur le Pangée,
La route dans la nuit sera vite plongée.
Adieu !
Si je trahis mon devoir, en effet,
Horace l’eût permis, Virgile l’aurait fait !
Scène IV
Partez tous deux. Voici le chemin qu’il faut prendre.
Oui, partez, le temps presse.
Il faut encore attendre.
L’ennemi n’attend pas, ne va pas le braver.
J’ai mieux à faire ici.
Quoi donc ?
À te sauver !
C’est ton âme qu’il faut sauver avant ma vie,
Votre âme à toutes deux dans l’erreur asservie.
Mais j’ai lu dans vos yeux pendant que je parlais :
Tu tremblais, Lydia, Mégara, tu tremblais ;
Était-ce seulement une pitié de femme
Qui mettait cette crainte et ce trouble en votre âme ?
Non, c’était mieux ! C’était la lente vérité
Qui sur vous étendait sa douteuse clarté.
Puissé-je voir, après cette lueur première,
Y descendre à présent la complète lumière !
C’est pour cela qu’il faut que nous restions, ma sœur.
Ah ! Paul, dans un instant, là, sans un défenseur
Qui veuille vous sauver, hélas ! ou qui le puisse,
On viendra vous saisir, vous traîner au supplice !
Oui, Faustus, la prison, les tortures, et puis…
Sois chrétienne, et je pars.
Chrétienne ! Ah ! je ne puis.
Lydia, sois chrétienne, et je pars.
Moi, chrétienne !
Non ! je connais trop mal ma doctrine et la tienne ;
Plus tard je chercherai, je verrai si j’ai tort,
Oui, je te le promets ; oui, Paul ; mais pars d’abord !
Je reste.
Mais regarde… Oui, là-bas, ce nuage…
Afranius avait raison, voici l’orage.
La foudre gronde au loin ; les torrents débordés
Vont fermer les chemins. — Malheureux ! Regardez !
Il en est temps encor, oui, la fuite est possible.
Oui, par là…
Nous restons, Mégara.
C’est terrible !
Allons vers ces rochers, nous attendrons près d’eux
La fin de l’ouragan.
l’orage redouble )
Écoutez toutes deux.
Nous t’écoutons.
Un jour, j’allais à Damas, ville
Où de nombreux chrétiens s’étaient fait un asile.
J’avais reçu des Juifs mission et pouvoir,
Et j’allais tout joyeux de mon cruel devoir ;
Ma pensée, en marchant, inventait des supplices
Contre tous les chrétiens ou contre leurs complices,
Je me sentais poussé par un souffle inconnu,
Sous un ciel écrasant, sur ce long chemin nu !
Tout à coup un orage éclata sur ma route ;
Une voix près de moi, celle de Dieu sans doute,
Tandis que je tombais sur la terre abattu,
Me dit : Saul ! Saul ! pourquoi me persécutes-tu ?
— Le lendemain, j’étais chrétien, j’étais apôtre.
Femmes, que mon histoire aujourd’hui soit la vôtre,
Dieu vous parle au milieu de la foudre et du vent,
Écoutez à genoux la voix du Dieu vivant !
Femmes, c’est vous surtout qui pourrez le connaître,
Vous, pour qui si longtemps tout Dieu ne fut qu’un maître ;
Hélas ! Depuis le jour où, dans l’ombre et l’effroi,
Un homme fou cria : Cette femme est à moi !
Depuis ce jour maudit perdu dans les vieux âges,
Les hommes les meilleurs, les plus doux, les plus sages,
Juifs ou païens, Romains ou Grecs, depuis ce jour,
Ont mis la honte où Dieu voulut mettre l’amour !
La femme, ange vaincu, meurtri, traînant son aile,
Depuis quatre mille ans est l’esclave éternelle ?
Fille, un mari l’achète au père qui la vend ;
Veuve, son fils, son frère un étranger souvent,
Dit : La loi me la donne ! Elle n’a qu’à le suivre :
Si bien que, jusqu’à l’heure où la mort la délivre,
Elle a pour seul bonheur qu’elle puisse obtenir
De porter dans ses flancs ses tyrans à venir !
Mais quelqu’un est venu briser ce joug infâme,
Il a mis une étoile au front blanc de la femme !
Il a fait d’elle, au lieu de l’esclave dompté,
L’éternelle vertu, l’immortelle bonté ;
Et pour forcer enfin l’ironie à se taire,
À l’homme dont l’orgueil la courbait jusqu’à terre
Il dit : Au haut du ciel, dans l’ombre du saint-lieu,
Regarde ! C’est ta mère à côté de ton Dieu !
Dieu de lumière ! angoisse ineffable et suprême !
Un bras mystérieux m’arrache de moi-même ;
Je ne résiste plus, l’Invisible est vainqueur,
Et tout l’azur du ciel me descend dans le cœur !
Je suis chrétienne.
Et toi, Mégara ! Puis-je lire
Dans ta pensée au fond de ton vague sourire ?
N’as-tu donc pas compris, quand le maître a parlé,
Ma prière muette et mon espoir voilé ?
Je ne suis pas le maître éloquent et sublime
Qui va chercher une âme et l’arrache à l’abîme,
Mais si ton âme encor résistait à sa voix,
Je serais malheureux pour la première fois ?
Faustus n’exalte pas sa victoire et la tienne :
Il me semble que, moi, j’étais déjà chrétienne !
J’ai bien fait de rester, tu vois !
Oui ! maintenant
Les licteurs vont venir, l’orage s’éloignant ;
Regarde : l’horizon de nouveau se colore ;
Tu n’as plus de raison, Paul, pour rester encore.
Nous allons vous guider tous deux en peu d’instants
Au chemin de la mer, venez !
Scène V
Il n’est plus temps !
Les voici tous les deux, licteurs ! qu’on les saisisse,
Qu’on les charge de fers ! — Duumvir, fais justice.
Ce soir, au tribunal, comme je l’ai promis.
On a bien de la peine à vous sauver, amis.
Et si de la prison je vous ouvrais la porte,
C’est vous qui contre moi demanderiez main-forte !
Afranius !
Hélas ! je ne peux rien pour eux.
Paul ! peut-être la mort…
Faustus ! Ah ! malheureux !
Lydie, assez de pleurs : je sais où Dieu me mène ;
Elymas, je pourrais à ta rage inhumaine
Échapper d’un seul mot, d’un geste, d’un regard ;
Je ne veux pas.
Pourquoi ?
Tu le sauras plus tard.
En attendant, suis-nous !
Adieu, mes sœurs.
Quel homme !
On dirait un Romain de notre vieille Rome.
Mégara ! Mégara tout est perdu !
Pourquoi ?
Je pleurerais, ma sœur… Eh bien,
Regarde-moi !
ACTE TROISIÈME
Maisons dispersées à droite et à gauche.
Scène PREMIÈRE
en hissant les voiles.)
Cette nuit, sous le ciel terrible
La mer folle se débattait ;
L’éclair la trouait comme un crible,
Le vent comme un chien la fouettait.
Ce matin, la brise caresse
Et balance amoureusement
La voluptueuse paresse
Du flot qui frissonne en dormant.
Ce soir… qui sait ce qui s’apprête,
Là-haut, ciel, là-bas, océan ?
Le calme est fils de la tempête
Et père aussi de l’ouragan.
Toi que l’on plaint ou qu’on envie
Selon l’aspect du gouffre amer,
Mortel, ne demande à la vie
Que ce qu’on demande à la mer !
Scène II
Ah ! ah ! laisse-moi rire ! Ils se sont donc enfuis ?
Tous les deux !
Admirable !
Hier.
Très bien ! Depuis ?…
Je n’ai pu retrouver leur trace.
À la bonne heure !
Si tu railles toujours, adieu.
Non, non ! demeure.
Ainsi, Paul et Faustus…
Oui !
Mais par quel moyen ?
Car leur geôlier, je pense…
Ils l’auront fait chrétien !
Et sans doute, Lydie et Mégara, deux folles,
Les ont aidés !… Mais trêve à ces discours frivoles ;
Pour quitter le pays le chemin de la mer
Est le plus sûr pour eux…
C’est vrai.
Depuis hier
Je sais qu’aucun vaisseau n’est sorti de la rade ;
J’attendrai donc ici Paul et son camarade,
Je les ferai saisir…
Par des hommes à toi ;
Car désormais, rabbin, ne compte plus sur moi.
N’importe : j’ai des Juifs qui me seront fidèles.
Je ne me mêle plus de toutes vos querelles.
Tu les as réclamés, sous prétexte qu’ils sont
Juifs tous deux, et la loi le permettait, au fond.
Sans me faire prier j’ai cédé, je m’en flatte,
Et m’en lave les mains comme Ponce Pilate.
Comment ont-ils pu fuir, sanglants, criblés de coups ?
Tu n’as pas employé les moyens les plus doux,
Je le vois, pour enfin les réduire au silence !
Tous deux devaient mourir aujourd’hui, quand j’y pense !
Il faut te consoler.
Attends !… je vois… là-bas…
C’est Paul ! c’est le chrétien !… Je ne me trompe pas !
Nous montrer à ses yeux serait chose inutile,
Mais je cours prévenir les rabbins de la ville.
Comme je te l’ai dit, ne compte plus sur moi,
Et prends soin à ton tour de respecter la loi !
Scène III
Voici Néapolis.
Merci, Gyrine !
Maître,
Souffrez-vous ?
Presque plus.
Vos blessures…
Peut-être ;
Les bourreaux sont méchants et les coups sont malsains ;
Mais l’air pur guérit mieux que tous les médecins !
— Je ne vois pas Faustus encore…
Sois tranquille,
Lydie et Mégara le mènent vers la ville
Par un autre chemin.
Bien.
Maintenant, voici
Le vaisseau qui vous doit emporter loin d’ici.
Bien ; est-il à Lydie ?
Oui ! La riche marchande !
Mais il faut avertir l’homme qui le commande ;
Veux-tu me suivre ?
Non, il vaudra mieux, je crois,
Que j’attende Faustus ici même.
À ton choix.
Me voilà tout joyeux ! Ma poitrine qui vibre
S’ouvre à ce vent sonore ! Il est doux d’être libre !
Je regrette pourtant de partir sans revoir
Le rabbin Elymas… mais qui peut tout avoir ?
avec ses licteurs.)
Scène IV
Tu seras satisfait, Paul, et bientôt peut-être.
À moi, fils d’Israël ! Jetez-vous sur ce traître.
À moi, licteurs, à moi ! Rouvrez-moi le chemin,
Et défendez contre eux un citoyen romain !
Un citoyen romain ?
Oui, Romain ! Et j’estime
Que ce rabbin allait commettre un nouveau crime.
Comment ! un nouveau crime ?
Oui, le second, du moins :
Tu m’as fait à Philippe, hier, devant témoins,
Battre de verges…
Oui.
Le crime est des plus graves,
Car un tel traitement n’est que pour les esclaves,
Et je suis citoyen romain !
Que dit-il là ?
Regarde, Afranius : les preuves, les voilà.
Le chevalier Paulus, selon la loi de Rome,
M’adopta, me léguant le nom dont on me nomme.
C’est vrai.
Mais pourquoi donc hier nous le cacher ?
Parce que de l’exemple il faut d’abord prêcher.
Et que toujours ceux-là sont d’indignes apôtres
Qui laissent en partant les souffrances à d’autres !
L’exemple étant donné, je réclame mes droits.
Juif Elymas, le cas est grave, tu le vois !
Mais je ne pouvais pas, dans cette erreur extrême…
Des coupables toujours la défense est la même ;
Devant le tribunal tu t’en pourras servir ;
Allons, suis mes licteurs.
Sois clément, dummvir ;
Son erreur, en effet, ne fut point criminelle.
Il se peut, mais je tiens à refroidir son zèle :
Les murs de la prison, comme il te l’a montré,
Sont très frais. — Adieu, Paul. Reste ou pars à ton gré ;
Si tu restes, ne crains aucune violence ;
C’est de votre côté que penche la balance,
Chrétiens ; vous saignerez encor de bien des coups,
Mais le jour n’est pas loin du triomphe pour vous.
Moi, je dis en riant : autre temps, autre muse !
Et je le dis depuis longtemps. Cela m’amuse !
Paul, nous serons amis, si tu restes. — Allons,
Elymas ! si la peur te vient mordre aux talons,
Ne le laisse point voir : j’aime que l’on soit brave ;
Et pas d’illusions surtout : l’affaire est grave !
Puisse le feu du ciel ensemble anéantir
Et Romains et chrétiens !
Passe devant, martyr !
Raille-moi, duumvir, et ne me fais point grâce.
Vaincu, haï, brisé, je ressemble à ma race.
Mais le temps est à nous : On peut vaincre Israël,
Disperser ses tribus aux quatre vents du ciel,
L’écraser, l’avilir sous quelque joug immonde ;
Le tuer, non ! Le jour où finira le monde,
Sous le dernier soleil, à la face de Dieu,
Quelqu’un sera debout, un homme, un Juif ! Adieu !
Scène V
Cet homme, dans sa rage et sa haine première,
Serait grand, s’il ouvrait les yeux à la lumière ;
Je ne l’espère pas : l’ombre a ses préférés ;
Mais du moins que par moi d’autres soient éclairés !
Si tu restes… m’a dit Afranius, — un rêve !
Cette mer qui vient battre ou caresser la grève,
Qui pousse au doigt de Dieu son flux et son reflux,
Ne se repose pas… ni l’apôtre non plus !
Pourtant voilà dix ans que je souffre et je prie,
Que je traîne ma chair frémissante et meurtrie,
De chemins en chemins portant ma lourde croix ;
N’ai-je pas expié mes fureurs d’autrefois ?
Calomnié par l’un ou torturé par l’autre,
N’ai-je pas accompli tout mon labeur d’apôtre ?
Peut-être !… Le repos, un asile le soir,
Sous un arbre, une pierre où je viendrais m’asseoir,
Où je retrouverais ma place accoutumée,
Un toit qui m’appartienne, une famille aimée
Que suivraient mes regards humides et joyeux
Quand le dernier sommeil descendrait sur mes yeux !
Je n’ai pas refusé mes efforts à ma tâche :
L’on m’a dit insensé, l’on ne m’a pas dit lâche,
Et si quelque repos m’est permis à présent,
Parle, toi, mon Seigneur, en moi toujours présent ;
Seigneur, montre-le-moi par d’infaillibles preuves :
Mon âme est toujours prête aux nouvelles épreuves,
Mais elle est prête aussi, Seigneur, en t’écoutant,
À cet humble bonheur que je rêve un instant !
Scène VI
Nous voici, nous voici, maître ! Bonnes nouvelles :
Faustus va bien après ces blessures cruelles ;
Pauvre jeune homme ! Puis, nous avons rencontré
Sur la route Elymas de licteurs entouré ;
Afranius nous a raconté cette histoire ;
J’en ai ri, j’en ai ri, comme tu peux le croire.
Trop pour une chrétienne, enfant !
Oui, j’en conviens,
Tant de gaîté va mal à de nouveaux chrétiens ;
C’est vrai, ma sœur, il faut que je le reconnaisse,
Me voilà grave comme une diaconesse !
Et pour le bien montrer et prouver sans retard
Je veux veiller moi-même aux apprêts du départ :
Il faut aux voyageurs, que souvent l’on repousse,
Les fruits, le pain azyme et les jarres d’eau douce.
Allons porter ceci dans le vaisseau d’abord.
— Faustus, aide-moi donc.
Voyez comme il est fort !
Plus que je ne pensais.
J’en voulais être sûre.
Tu ne souffres donc plus vraiment de ta blessure ?
Non.
Plus d’inquiétude alors en nous quittant !
dans le navire. Mégara s’arrête avec lui un moment.)
Regarde : que c’est beau la mer ! Es-tu content ?
On dirait qu’à partir chaque flot vous invite !
Voyager, c’est charmant ! — Tu nous oublieras vite.
Non, Mégara.
Pourquoi ? C’est très gai, le départ !
Vois-tu ? les matelots chantent de toute part !
Non, je ne comprends pas que celui qui demeure
Soit si triste… D’ailleurs, moi, jamais je ne pleure,
Ne pleure pas non plus.
Mégara…
C’est égal,
C’est très gai le départ, mais cela fait bien mal !
Mégara !
Reste ici, Faustus !
Te laisser, maître ?
Ta présence là-bas me gênerait peut-être ;
À ton âge, on n’a pas la force qu’il faudra
Pour supporter… et puis, regarde Mégara !
Maître…
Soyez heureux, enfants, et, l’un et l’autre,
Souriez quelquefois au nom du vieil apôtre.
Pourtant, si son départ était mieux à ton gré.
Mégara ?…
Non ! Je suis heureuse : j’ai pleuré !
Maintenant, Mégara, l’heure avance, fais trêve
À ta joie, et songeons au maître après l’élève :
Va voir dans le vaisseau s’il ne manque plus rien.
Avec Faustus ?
Sans doute.
Allons !
Tout sera bien.
Scène VII
Ils sont heureux ! Et toi, Paul, tu pars ?
Oui, Lydie.
Maître, si ma parole est pressante et hardie,
Pardonne : des moments trop courts me sont laissés.
Tu n’as plus rien à craindre ici…
Non, je le sais.
Pourquoi partir alors, Paul ?
Le devoir m’appelle.
Il est d’autres devoirs pour ta force et ton zèle.
Ces devoirs, quels sont-ils ?
Ne l’as-tu pas compris ?
Tous ces nouveaux chrétiens, ces âmes, ces esprits,
Ces cœurs par toi sauvés, moi, toute la première,
Qui reçurent ici la nouvelle lumière,
Privés de ton secours, Paul, les laisseras-tu
Seuls à leur incomplète et tremblante vertu ?
L’erreur a des retours qu’il faut prévoir et craindre.
Non, le mal désormais ne peut plus vous atteindre ;
Après moi, mieux que moi, d’autres vous défendront ;
Je fus le bon semeur, les moissonneurs viendront.
Mais, toi-même, toi-même, après ces jours d’orage,
Ne peux-tu pas jouir en paix de ton ouvrage,
Et n’as-tu pas assez, d’un effort surhumain,
Traîné tes pieds sanglants aux ronces du chemin ?
Ne me dis point cela ; j’y songeais trop peut-être !
Prends garde que l’orgueil dans ton cœur ne pénètre,
Cet orgueil qui nous suit même dans le saint lieu,
Et qui fait qu’on se croit indispensable à Dieu !
Ce serait trop d’orgueil, Lydia, je l’avoue ;
Mais le ciel à jamais veut que je me dévoue,
Puisqu’il ne m’a donné, sans doute pour mon bien,
Ni foyer, ni parents, ni sœur, ni frère, — rien !
Qu’en sais-tu ? N’est-il pas pour le maître et l’apôtre
Une fraternité plus douce que toute autre ?
Tous tes amis d’hier sont tes frères déjà ;
Au sortir de cette ombre où l’erreur les plongea,
Ils ont pour toi, sauveur de leur longue détresse,
Une mystérieuse et profonde tendresse ;
— Tes frères, les voilà ! Tu n’aurais pas besoin,
Si tu cherchais tes sœurs, d’aller chercher plus loin ;
C’est Mégara, chantant sa foi comme une aurore,
C’est Gyrine, chrétienne aussi, d’autres encore.
Que te manque-t-il donc pour rester parmi nous ?
Une épouse, peut-être, un amour chaste et doux ?
Ta foi te le permet.
Une épouse, Lydie !
Par l’automne déjà la terre refroidie
Demande-t-elle au ciel triste que nous voyons
Les souffles du printemps, ses fleurs et ses rayons ?
Quelle épouse, Lydie, à ma dure fortune
Pourrait jamais s’unir ?
Peut-être il en est une.
De ce qu’elle te doit ne sais-tu pas le prix ?
Puisqu’elle le comprend, ne l’as-tu pas compris ?
Son âme, à peine née, avait eu pour nourrice
Cette double mamelle obscure : l’avarice
Et l’orgueil ! Elle avait la froide cruauté
Que donnent la richesse et parfois la beauté ;
Pas un rayon d’en haut ! La tristesse glacée
Vivait comme un reptile au fond de sa pensée ;
Elle n’avait de bon qu’un désespoir secret.
Qui déchirait son cœur, mais qui le préparait.
Alors sur ton chemin Dieu plaça cette femme ;
Moins prompt l’oiseau des cieux, moins rapide la flamme !
Son cœur était dompté, quoiqu’il se défendît
Un instant dans l’angoisse : un mot, tout était dit.
Depuis lors seulement, Paul, elle se sent vivre ;
Le calme lumineux qui la charme et l’enivre,
La douceur de connaître et de toucher du doigt
L’immense vérité, Paul, elle te les doit !
Réponds-moi donc : Veux-tu faire de cette femme
L’épouse de ton cœur et la sœur de ton âme ?
Ne me dis pas son nom !
Mais ce nom… es-tu sûr
Qu’il t’en serait moins cher ?
Il m’en serait moins pur !
Paul…
Assez, Lydia !
Qu’ai-je de plus à dire ?
Interroge le Dieu qui t’aime et qui t’inspire.
Faustus et Mégara… c’est lui qui t’inspirait
De les unir. Eh bien ! Paul…
Scène VIII
Maître, tout est prêt.
Je viens te demander maintenant une grâce.
Laquelle, mon enfant ?
Là-bas, bien loin, en Thrace,
J’ai laissé mes parents, un vieux père, une sœur,
Esclaves comme hier je l’étais. La douceur
De connaître le Dieu que tu m’as fait connaître
Soulagerait leurs maux ; laisse-moi partir, maître.
Tu veux partir, Gyrine ? Eh quoi ! ne sais-tu pas
Que l’esclavage peut te ressaisir là-bas ?
Que peut-être la mort…
Je le sais, mais n’importe !
Contre tous les dangers, maître, je serai forte.
Toi-même tu l’as dit, hier, dans les tourments :
« Nous devons tous nos jours, jusqu’aux derniers moments
« À notre œuvre sacrée, et tout homme est coupable
« S’il ne fait tout le bien dont il était capable. »
Tu n’as pu nous tromper, puisque Dieu le défend.
C’est vrai. Tu partiras avec moi, mon enfant !
Scène IX
Lydia ! Lydia !
Paul, je crains de comprendre.
Cette enfant m’a montré le chemin qu’il faut prendre.
Lydia, tu l’as dit : j’ai délivré ton cœur
Des chaînes dont l’avait chargé le mal vainqueur ;
J’avais peut-être aussi quelque chaîne dernière,
Car notre âme est souvent en secret prisonnière
Et, loin de la briser, elle en aime le poids.
Cette chaîne est brisée, enfin. Je te le dois.
Adieu donc, Lydia. Sois la sainte et la forte ;
Ne mêle pas de plainte à ce vent qui m’emporte.
Tu ne pensais qu’à nous… Il faut te pardonner !
Mais n’est-ce rien surtout qu’un exemple à donner ?
Le bon chemin est-il celui que l’on préfère ?
Je suis le serviteur du bien que je dois faire !
Tout ce que l’homme en lui de divin peut avoir,
C’est l’élan éternel vers un nouveau devoir.
Quel devoir, Paul ?
Celui de l’apôtre : la lutte !
Elle m’a relevé de ma première chute ;
Elle m’a fait entrer dans un chemin meilleur
En m’arrachant au mal, — c’est-à-dire au malheur !
Je vais donc aujourd’hui, pour acquitter ma dette,
Poursuivre sans retard mon œuvre à moitié faite,
Et, dans le champ divin obstiné moissonneur,
Comme au malheur jadis, m’arracher au bonheur !
Que répondrais-je, Paul ? Toi seul es juge et maître ;
Ton devoir et le mien, tu dois donc les connaître :
Si mon rêve d’une heure était moins grand que toi,
J’en aurai de plus grands un jour, pardonne-moi !
Tu vas donc nous quitter… Où vas-tu, Paul ?
À Rome.
À Rome ! Sais-tu bien…
Je sais qu’il est un homme
Qui peut, en se jouant, par caprice, au hasard,
Si quelque jour sur moi vient tomber son regard,
Dire, sombre ou railleur : Qu’il meure à cette place !
C’est pourquoi je veux voir cet homme face à face.
Ce que je lui dirai, le monde l’entendra,
Et si je meurs, du moins la vérité vivra !
Puis vers Rome une force invisible m’entraîne :
J’ai soif de voir le Cirque et la sanglante arène,
Quelque empereur courant sur quelque immonde char,
Les lions étonnés des fureurs de César,
Et je prendrai, docile à la voix qui m’attire,
Le chemin le moins long pour aller au martyre !
Soufflez, vents orageux qui venez du Midi,
Pour réchauffer mon zèle un instant attiédi,
Et poussez mon vaisseau, dont frissonne la voile,
Vers la rive où la mort brille comme une étoile !
Le martyre !… quoi ! Paul…
Si je l’obtiens pour moi,
J’irai le demander à Dieu…
Pour qui ?
Pour toi.
Adieu, sœur !
Adieu, frère !
Enfants, c’est vous… c’est l’heure !
Qu’as-tu, mon fils, qu’as-tu ? Je ne veux pas qu’on pleure !
Regarde Lydia : c’est ma sœur, Dieu m’entend !
Eh bien, le frère part… elle sourit pourtant !
Souriez donc comme elle à celui qui peut-être…
Adieu tous, mes amis !
Adieu, frère !
Adieu, maître !
(Paul monte lentement sur le navire au milieu des chants des matelots, et élève la main pour bénir ceux qui restent sur le rivage.)
Toi que l’on plaint ou qu’on envie
Selon l’aspect du gouffre amer,
Mortel, ne demande à la vie
Que ce qu’on demande à la mer !