Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 10

La bibliothèque libre.

Aux mêmes.


Paris, 6 septembre 1870.
Mes chers frères,

Que d’événements douloureux depuis ma dernière lettre ! L’empire n’existe plus, la république est proclamée. Vous verrez dans les journaux que je vous envoie les détails de cette lutte homérique de quatre jours, qui vient aboutir à l’épouvantable désastre de Sedan.

Quand, samedi après-midi, la nouvelle de la capitulation de l’empereur, avec quarante mille hommes, s’est répandue dans Paris, personne ne voulait y croire, et cependant c’était bien la vérité. Comment cela a-t-il pu se faire ? Il serait difficile, en ce moment où les versions les plus insensées sont mises en circulation, de se prononcer sur cet acte qui termine si tristement la carrière de Napoléon III.

On dit que ces quarante mille soldats, qui s’étaient battus depuis quatre jours, n’avaient pas mangé depuis trente-six heures, et que Sedan n’avait ni munitions pour se défendre contre les quatre cent cinquante mille Allemands qui l’entouraient, ni provisions pour nourrir seulement dix mille hommes pendant deux jours. Tous les villages à cinq lieues à la ronde ayant été brûlés par les Prussiens, il était impossible de se ravitailler. D’ailleurs, comme un îlot perdu au milieu de l’Océan, ces glorieux débris de l’armée de MacMahon étaient entourés, pressés par les flots toujours grossissants de l’invasion germanique.

Comment cette armée du duc de Magenta, après avoir fait des prodiges d’une valeur titanesque, s’est-elle laissé envelopper par les troupes du roi Guillaume ? D’abord, il y a une chose qui est évidente aujourd’hui, que Moltke est un stratégiste supérieur aux généraux français, qui, incomparables comme bravoure, ne possèdent pas, comme le vainqueur de Sadowa, ce coup d’œil qui sait embrasser un champ de bataille de plusieurs lieues. Cependant l’élan français pourrait compenser ce qui manque aux chefs en science stratégique, si l’armée se trouvait dans des conditions d’égalité numérique. Malheureusement, depuis que la guerre est commencée, la Prusse a toujours eu en ligne cinq et même sept soldats contre un. Dans la bataille de Sedan, MacMahon avait à lutter, le dernier jour, dans la proportion d’un contre neuf. Si à cela vous ajoutez une artillerie trois fois plus nombreuse, une cavalerie qui est à celle de la France comme dix à un, vous ne vous étonnerez que d’une chose, c’est que l’armée française n’ait pas été anéantie dès le premier jour. Cependant elle a lutté pendant quatre jours, et, le 31, elle était victorieuse sur toute la ligne.

Il faut bien ne pas oublier que, dans la lutte actuelle, ce n’est pas l’armée française qui se bat contre l’armée prussienne, mais toute la nation allemande armée jusqu’aux dents qui vient tomber, comme une masse, sur l’armée française, et non sur la nation, qui n’est pas encore armée.

Le comte de Palikao a commis une grande faute. Au lieu d’appeler sous les drapeaux, immédiatement après Reichshoffen, tous les anciens militaires, tant mariés que célibataires, il a donné des armes aux célibataires seulement. Les Allemands, au nombre de huit cent mille, ont envahi la France. Dans ce chiffre formidable, les hommes mariés de la landwehr et de la landsturm comptent au moins pour les deux tiers. Si Palikao avait fait la même chose, MacMahon aurait eu sept cent mille hommes au lieu de cent trente mille. Si l’armée française avait compté seulement trois cent mille hommes, le roi Guillaume serait en ce moment en pleine retraite sur le Rhin.

MacMahon avait cent trente mille hommes, le 29, mais, le 30, il ne lui en restait plus que quatre-vingt-dix mille, le général Failly s’étant laissé surprendre et ayant perdu trois divisions dans le combat de mardi.

Maintenant le nouveau gouvernement va-t-il se hâter de réparer la faute commise par Palikao ? Je l’espère, mais les Prussiens s’avancent sur Paris. Dans dix jours, ils seront sous nos murs. Aura-t-on le temps de faire cette levée en masse ?

Quand la levée en masse de toute la France sera faite, aura-t-on assez de fusils et de munitions pour armer la nation ? Le salut de la patrie dépend de la solution de ces deux questions.

Avant-hier, dimanche, la république a été, non plus proclamée, mais escamotée, car le corps législatif n’a nullement voté la déchéance de l’empereur. La garde nationale, au lieu de protéger le corps législatif, a jugé à propos d’envahir la salle des séances. Les mêmes hommes qui ont fait 48 ont fait 70. Arago, Crémieux, Jules Favre, Garnier-Pagès, sont encore membres du gouvernement provisoire. Ils ont fait un 2 décembre à leur manière. Ils ont dissous le corps législatif. On nous dit, ce matin, que tous les membres de la droite ont été emprisonnés la nuit dernière. Quand on foule aux pieds la légalité au nom de la démagogie, quand on fait appel à la violence en portant le drapeau rouge, cela s’appelle le peuple qui se lève dans sa majesté. Quels saltimbanques que tous ces démagogues !

Rochefort, sorti de prison, est membre du gouvernement provisoire. On doit bien rire en Europe. Les troupes, peu nombreuses du reste, qui gardaient le palais Bourbon, ont fait cause commune avec la garde nationale. L’armée, vaincue, humiliée, ne peut pardonner à Napoléon de s’être rendu, quand il avait encore quarante mille hommes avec lui. L’empire, s’écroulant sous le poids de la défaite et de ses fautes, pendant les derniers jours, laissait la place libre au parti assez hardi pour s’emparer du pouvoir. Les républicains, qui, depuis le commencement de la guerre, n’ont cessé d’ameuter le peuple de Paris contre l’empire, devaient tout naturellement hériter du pouvoir que Napoléon a laissé tomber de ses mains sous les murs de Sedan.

La république, à ce moment suprême, est un glaive à deux tranchants. Si, comme en 1848, le mouvement révolutionnaire se propage en Italie, en Espagne, en Autriche et en Prusse, il pourra se faire que Guillaume, rappelé chez lui par l’insurrection, se hâte de conclure une paix honorable pour la France. Si, au contraire, l’idée républicaine ne dépasse pas les murs de Paris, alors le gouvernement du 4 septembre aura singulièrement aggravé sa position. Les gouvernements dont la neutralité a été, à l’exception de l’Angleterre, sympathique à la France jusqu’à ce jour, en voyant la révolution qui s’y est introduite, pourraient bien changer leur neutralité en hostilité et renouveler la Sainte-Alliance de 1815, afin d’étouffer à sa naissance le mouvement révolutionnaire qui menace tous les trônes de l’Europe. Donc, si d’ici à trois ou quatre jours, la république française reste sans écho dans les pays qui lui répondirent si promptement en 1848, la position de notre mère patrie sera très grave.

Cette révolution s’est faite, du reste, sans brûler une cartouche. Il n’y a eu ni combat, ni vol, ni aucun des accompagnements obligés de ces algarades populaires.

J’ai parcouru tous les boulevards, dimanche soir. Tout le monde criait : Vive la république ! La morne tristesse de la veille avait fait place à une joie que je ne comprends pas, car ce n’est pas avec un mot mis à la place d’un autre que l’on trouvera des armées et des munitions.

Hier, le côté ridicule a commencé à paraître. On plante des arbres de la liberté, on entonne le chant du Départ et le chant des Girondins. On abat les aigles partout où on les rencontre. Tout cela est puéril.

Tout est tranquille. Les vendeurs de décorations vous appellent citoyens. On passe en leur riant au nez. Quelques-uns vous traitent d’aristos. Les acclamations bruyantes des boulevards ont peu d’écho dans les quartiers sérieux, où la population semble aussi effrayée de la république que de l’arrivée des Prussiens. Jusqu’à présent, l’ordre le plus parfait règne dans Paris. Attendons.

Je n’ai qu’une confiance médiocre dans le gouvernement provisoire, qui ne compte qu’un seul homme, Trochu. Les autres sont des avocats très forts sur le chapitre des phrases, mais peu ferrés sur les moyens de repousser l’invasion. Ce qu’il nous faut, c’est un gouvernement sans phrases. Je n’ai pas perdu tout espoir, je crois encore que les Prussiens viendront se briser devant les murs de Paris.

Je pense que Paris ne sera pas encore attaqué la semaine prochaine, et que je pourrai vous écrire avant l’investissement de la capitale, si toutefois les Prussiens peuvent tenter cette opération gigantesque.