Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 18

La bibliothèque libre.

AUX MÊMES.


Paris, 13 mars 1871.


Mes chers frères,

Je n’ai pas reçu de vos nouvelles depuis vos lettres du 3 et du 17 février, qui me sont parvenues la semaine dernière. J’espère que le courrier de cette semaine m’apportera quelques lignes de vous.

Messieurs Ballin m’ont escompté la traite de quatre-vingt-dix louis sterling que Jacques a bien voulu m’envoyer. Elle a produit deux mille deux cent cinquante-neuf francs. Comme cette somme est plus considérable que celles d’habitude, je pense que Jacques a inclus dans cet envoi la somme qu’il m’aurait expédiée le ler avril, en temps ordinaire. J’ai pu payer toutes mes dettes, qui se montaient à neuf cents francs. Il a été dur le siège de Paris, au point de vue des finances. Avant d’emprunter, j’ai mangé toutes mes petites réserves, mises de côté pour m’habiller l’hiver dernier. J’en ai été quitte pour garder mes vieilles frusques pendant tout l’hiver. Je ne ferai d’achats de vêtements que le mois prochain, pour la saison d’été. Par ce moyen, je réalise une économie, puisque, grâce à messieurs les Prussiens, j’ai porté mes habits pendant une saison de plus que je ne l’aurais fait sans le siège…

Le drapeau rouge flotte toujours sur la colonne de la Bastille. Les gardes nationaux de Montmartre font bonne garde autour de leurs canons et de leurs mitrailleuses. On commence à rire d’eux. Je ne crois pas à la guerre civile. Nous pourrons bien avoir quelques petites émeutes, mais rien de bien formidable.

Jacques me conseille de quitter Paris en ce moment. C’est assez difficile de voyager en ces temps incertains et troublés. On ne peut sortir de la ville sans avoir des papiers, un passeport. Quand je suis arrivé en France, on ne demandait ni passeport ni papier. J’espère qu’avant longtemps, tout rentrera dans son état normal et que nous pourrons voyager librement, comme avant la guerre.