Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 19

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AUX MÊMES


Paris, 20 mars 1871.


Mes chers frères,

Je n’ai pas reçu de vos nouvelles depuis vos lettres du 17 février. Un paquet de journaux portant les dates du 3 au 8 septembre, m’a été remis hier.

Nous sommes dans un joli pétrin. L’émeute est triomphante à Paris. Le gouvernement est à Versailles, et M. Assy, l’ouvrier qui a fait les émeutes du Creuzot, trône à l’Hôtel de Ville, sur lequel flotte le drapeau rouge.

La ligne a fraternisé avec les émeutiers, et toute la ville est, depuis hier matin, soumise au caprice du mob.

Il y a des barricades à tous les coins des rues. Les omnibus ne marchent plus. Depuis hier matin, tout est relativement calme. On dit que cent cinquante mille gardes nationaux vont partir demain pour aller visiter Versailles. Si, malheureusement, ils réussissent à renverser l’Assemblée nationale, nous aurons les Prussiens dans Paris avant quatre jours. Vous pensez bien que Bismark, qui a traité avec M. Thiers, ne doit avoir qu’une confiance très limitée dans la solidité du gouvernement de M. Assy pour le paiement des cinq milliards.

Déjà les Prussiens ont réoccupé Saint-Denis qu’ils avaient évacué, il y a une dizaine de jours, et le mouvement de retraite de l’armée allemande s’est arrêté immédiatement à la nouvelle des événements de Paris. Si le gouvernement de Versailles est renversé, les soldats de Guillaume, qui occupent tous les forts de la rive nord, nous bombarderont sans merci dans le cas où la population parisienne serait assez insensée pour vouloir lutter avec le vainqueur.

On dit que le gouvernement proclamé, hier, sous le nom de Comité central, est en pourparlers en ce moment, pour arriver à une entente avec les autorités de Versailles. On espère que la crise sera terminée pacifiquement avant quarante-huit heures.

Fasse le ciel qu’il en soit ainsi !

On assurait, ce matin, que les chemins de fer avaient été coupés par les Prussiens. Je suis allé à la poste ; on m’a répondu que l’on n’en savait rien, mais qu’il fallait s’attendre à voir les communications interrompues avant vingt-quatre heures, si un arrangement n’avait pas lieu avant demain matin.

Je suis rentré chez moi pour vous écrire ces lignes à la hâte, afin de profiter de la circulation de la voie ferrée, si elle se fait encore.

Je vous envoie les journaux d’hier et de ce matin. Le Figaro et le Gaulois ont été saisis ce matin comme réactionnaires. Quelle jolie chose que la république ! On commence déjà à regretter tout haut Napoléon III.

Ma santé est bonne. On ne dort guère depuis trois jours : le tocsin, le clairon et le tambour font un tapage d’enfer.