Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Diable en Enfer

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 279-285).


IX. — LE DIABLE EN ENFER.


Qui craint d’aymer a tort, selon mon sens,
S’il ne fuit pas dés qu’il void une belle.
Je vous connois, objets doux et puissans ;
Plus ne m’iray brûler à la chandelle.
Une vertu sort de vous, ne sçais quelle,
Qui dans le cœur s’introduit par les yeux[1] :
Ce qu’elle y fait, besoin n’est de le dire ;
On meurt d’amour, on languit, on soûpire :
Pas ne tiendroit aux gens qu’on ne fist mieux.
A tels perils ne faut qu’on s’abandonne.
J’en vais donner pour preuve une personne
Dont la beauté fit trébucher Rustic.
Il en avint un fort plaisant trafic :
Plaisant fut-il, au peché prés, sans faute ;
Car pour ce poinct, je l’excepte, et je l’oste,
Et ne suis pas du goust de celle la
Qui, buvant frais (ce fut, je pense, à Rome),
Disoit : Que n’est-ce un peché que cela !

Je la condamne, et veux prouver en somme
Qu’il fait bon craindre, encor que l’on soit saint.
Rien n’est plus vray : si Rustic avoit craint,
Il n’auroit pas retenu cette fille,
Qui, jeune et simple, et pourtant trés-gentille,
Jusques au vif vous l’eut bien-tost atteint.
Alibech fut son nom, si j’ay memoire ;
Fille un peu neuve, à ce que dit l’histoire.
Lisant un jour comme quoy certains saints,
Pour mieux vaquer à leurs pieux desseins,
Se sequestroient, vivoient comme des Anges,
Qui çà, qui là, portans toûjours leurs pas
En lieux cachez, choses qui, bien qu’étranges,
Pour Alibech avoient quelques appas :
Mon Dieu ! dit-elle, il me prend une envie
D’aller mener une semblable vie.
Alibech donc s’en va sans dire adieu ;
Mere, ny sœur, nourrice, ny compagne
N’est avertie. Alibech en campagne
Marche toûjours, n’arreste en pas un lieu.
Tant court en fin qu’elle entre en un bois sombre ;
Et dans ce bois elle trouve un vieillard,
Homme possible autrefois plus gaillard,
Mais n’estant lors qu’un squelette et qu’une ombre.
Pere, dit-elle, un mouvement m’a pris,
C’est d’estre sainte, et meriter pour prix
Qu’on me révere, et qu’on chomme ma feste.
O quel plaisir j’aurois, si tous les ans,
La palme en main, les rayons sur la teste,
Je recevois des fleurs et des presens !
Vôtre métier est-il si difficile ?
Je sçais dé-ja jeûner plus d’à demi.
Abandonnez ce penser inutile,
Dit le vieillard ; je vous parle en ami.
La sainteté n’est chose si commune
Que le jeûner suffise pour l’avoir.
Dieu gard de mal fille et femme qui jeûne
Sans pour cela guere mieux en valoir !

Il faut encor pratiquer d’autres choses,
D’autres vertus, qui me sont lettres closes,
Et qu’un Hermite habitant de ces bois
Vous apprendra mieux que moy mille fois.
Allez-le voir, ne tardez davantage :
Je ne retiens tels oiseaux dans ma cage.
Disant ces mots, le vieillard la quita,
Ferma sa porte, et se barricada.
Trés sage fut d’agir ainsi, sans doute,
Ne se fiant à vieillesse, ny goute,
Jeûne, ny haire, enfin à rien qui soit.
Non loin de là nôtre sainte appercoit
Celuy de qui ce bon vieillard parloit,
Homme ayant l’ame en Dieu toute occupée,
Et se faisant tout blanc de son épée.
C’étoit Rustic, jeune saint trés fervent :
Ces jeunes là s’y trompent bien souvent.
En peu de mots, l’appetit d’estre sainte
Luy fut d’abord par la belle expliqué ;
Appetit tel qu’Alibech avoit crainte
Que quelque jour son fruit n’en fust marqué.
Rustic sourit d’une telle innocence :
Je n’ay, dit-il, que peu de connoissance
En ce mestier ; mais ce peu là que j’ay
Bien volontiers vous sera partagé ;
Nous vous rendrons la chose familiere.
Maître Rustic eust dû donner congé
Tout dés l’abord à semblable écoliere.
Il ne le fit ; en voici les effets.
Comme il vouloit estre des plus parfaits,
Il dit en soy : Rustic, que sçais-tu faire ?
Veiller, prier, jeûner, porter la haire.
Qu’est-ce cela ? moins que rien, tous le font.
Mais d’estre seul auprés de quelque belle
Sans la toucher, il n’est victoire telle ;
Triomphes grands chez les Anges en sont :
Meritons les ; retenons cette fille :

Si je résiste à chose si gentille,
J’atteinds le comble, et me tire du pair.
Il la retint, et fut si téméraire,
Qu’outre Satan il défia la chair,
Deux ennemis toûjours prests à mal faire.
Or sont nos saints logés sous méme toict.
Rustic apreste, en un petit endroit,
Un petit lit de jonc pour la Novice ;
Car, de coucher sur la dure d’abord,
Quelle apparence ? elle n’estoit encor
Accoûtumée à si rude exercice.
Quant au souper, elle eut pour tout service
Un peu de fruit, du pain non pas trop beau.
Faites estat que la magnificence
De ce repas ne consista qu’en l’eau,
Claire, d’argent, belle par excellence.
Rustic jeûna ; la fille eut appetit.
Couchez à part, Alibech s’endormit ;
L’hermite non. Une certaine beste,
Diable nommée, un vray serpent maudit,
N’eut point de paix qu’il ne fût de la féte.
On l’y reçoit. Rustic roule en sa teste,
Tantost les traits de la jeune beauté,
Tantost sa grace et sa naïveté,
Et ses façons, et sa maniere douce,
L’âge, la taille, et surtout l’enbonpoint,
Et certain sein ne se reposant point,
Allant, venant ; sein qui pousse et repousse
Certain corset en dépit d’Alibech
Qui tasche en vain de luy clorre le bec :
Car toûjours parle ; il va, vient, et respire :
C’est son patois ; Dieu sçait ce qu’il veut dire.
Le pauvre Hermite, émeu de passion,
Fit de ce poinct sa méditation.
Adieu la haire, adieu la discipline ;
Et puis voila de ma devotion !
Voila mes saints ! celuy-cy s’achemine

Vers Alibech, et l’éveille en sursaut :
Ce n’est bien fait que de dormir si tost,
Dit le frater ; il faut au préallable
Qu’on fasse une œuvre à Dieu fort agreable,
Emprisonnant en enfer le malin ;
Créé ne fut pour aucune autre fin :
Procédons-y. Tout à l’heure il se glisse
Dedans le lit. Alibech sans malice,
N’entendoit rien à ce mystere là ;
Et, ne sçachant ny cecy ny cela,
Moitié forcée, et moitié consentante,
Moitié voulant combatre ce désir,
Moitié n’osant, moitié peine et plaisir,
Elle creut faire acte de repentante ;
Bien humblement rendit grace au frater ;
Sceut ce que c’est que le diable en enfer.
Desormais faut qu’Alibech se contante
D’estre martire, en cas que sainte soit :
Frere Rustic peu de vierges faisoit.
Cette leçon ne fut la plus aisée,
Dont Alibech, non encor déniaisée,
Dit : Il faut bien que le Diable en effet
Soit une chose étrange et bien mauvaise :
Il brise tout ; voyez le mal qu’il fait
A sa prison : non pas qu’il m’en déplaise ;
Mais il merite, en bonne verité,
D’y retourner. Soit fait, ce dit le frere.
Tant s’appliqua Rustic à ce mystere,
Tant prit de soin, tant eut de charité,
Qu’enfin l’Enfer s’accoustumant au Diable
Eust eu toûjours sa presence agreable,
Si l’autre eust pu toûjours en faire essay.
Surquoy la belle : On dit encor bien vray,
Qu’il n’est prison si douce, que son hôte
En peu de temps ne s’y lasse sans faute.
Bien tost nos gens ont noise sur ce poinct.
En vain l’Enfer son prisonnier rappelle ;

Le Diable est sourd, le Diable n’entend point.
L’enfer s’ennuye, autant en fait la belle ;
Ce grand desir d’estre sainte s’en va.
Rustic voudroit estre depestré d’elle ;
Elle pourveoit d’elle mesme à cela.
Furtivement elle quite le sire,
Par le plus court s’en retourne chez soy.
Je suis en soin de ce qu’elle put dire
A ses parens ; c’est ce qu’en bonne foy
Jusqu’à present je n’ay bien sceu comprendre.
Apparemment elle leur fit entendre
Que son cœur, meu d’un appetit d’enfant,
L’avoit portée à tascher d’estre sainte :
Ou l’on la crut, ou l’on en fit semblant.
Sa parenté prit pour argent contant
Un tel motif : non que de quelque atteinte
A son enfer on n’eust quelque soupçon :
Mais cette chartre est faite de façon
Qu’on n’y void goute, et maint geolier s’y trompe.
Alibech fut festinée en grand pompe.
L’histoire dit que par simplicité
Elle conta la chose à ses compagnes.
Besoin n’estoit que vôtre sainteté,
Ce luy dit-on, traversast ces campagnes ;
On vous auroit, sans bouger du logis,
Mesme leçon, mesme secret appris.
Je vous aurois, dit l’une, offert mon frere :
Vous auriez eu, dit l’autre, mon cousin ;
Et Nèherbal, nôtre prochain voisin,
N’est pas non plus Novice en ce mystere.
Il vous recherche ; acceptez ce parti,
Devant qu’on soit d’un tel cas averti.
Elle le fit. Néherbal n’estoit homme
A cela prés. On donna telle somme,
Qu’avec les traits de la jeune Alibech
Il prit pour bon un enfer trés-suspect,
Usant des biens que l’Hymen nous envoye.

A tous Epoux Dieu doit pareille joye !
Ne plus ne moins qu’employoit au desert
Rustic son diable, Alibech son enfer[2].


  1. La Fontaine se rappelle ici ce passage de Régnier :
    L’amour est une affection
    Qui par les yeux dans le cœur entre.
    (Epigrammes, page 335 de l’édition de la Bibliothèque elzevirienne. )
    Mais heureusement il s’arrête à temps.
  2. Ces deux derniers vers ont été supprimés à partir de l’édition de 1685.