Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Les Filles de Minée

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Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Œuvres complètes, tome 2, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 445-460).


LES FILLES DE MINÉE


SUJET TIRÉ DES METAMORPHOSES D’OVIDE.[1]




Je chante dans ces vers les filles de Minée,
Troupe aux arts de Pallas dés l’enfance adonnée,
Et de qui le travail fit entrer en courroux
Bacchus, à juste droit de ses honneurs jaloux.
Tout Dieu veut aux humains se faire reconnaitre :
On ne voit point les champs répondre aux soins du maître,

Si dans les jours sacrez, autour de ses guerets,
Il ne marche en triomphe à l’honneur de Céres.
La Grece étoit en jeux pour le fils de Sémele.
Seules on vid trois sœurs condamner ce saint zele :
Alcithoé, l’aînée, ayant pris ses fuseaux,
Dit aux autres : Quoy donc ! toûjours des Dieux nouveaux !
L’Olympe ne veut plus contenir tant de têtes,
Ny l’an fournir de jours assez pour tant de Fêtes.
Je ne dis rien des vœux dûs aux travaux divers
De ce Dieu qui purgea de monstres l’Univers ;
Mais à quoy sert Bacchus, qu’à causer des querelles,
Affoiblir les plus sains, enlaidir les plus belles,
Souvent mener au Stix par de tristes chemins ?
Et nous irions chommer la peste des humains !
Pour moy, j’ay resolu de poursuivre ma tâche.
Se donne qui voudra ce jour-cy du relache ;
Ces mains n’en prendront point. Je suis encor d’avis
Que nous rendions le temps moins long par des recits :
Toutes trois, tour à tour, racontons quelque histoire.
Je pourrois retrouver sans peine en ma memoire
Du Monarque des Dieux les divers changemens ;
Mais, comme chacun sçait tous ces évenemens,
Disons ce que l’Amour inspire à nos pareilles :
Non toutefois qu’il faille, en contant ses merveilles,
Acoûtumer nos cœurs à goûter son poison ;
Car, ainsi que Bacchus, il trouble la raison.
Récitons-nous les maux que ses biens nous attirent.
Alcithoé se tut, et ses sœurs applaudirent.
Aprés quelques momens, haussant un peu la voix :
Dans Thebes, reprit-elle, on conte qu’autrefois
Deux jeunes cœurs s’aymoient d’une égale tendresse :
Pyrame, c’est l’amant, eut Thisbé pour maltresse.
Jamais couple ne fut si bien assorti qu’eux :
L’un bien-fait, l’autre belle, agreables tous deux,
Tous deux dignes de plaire, ils s’aymerent sans peine
D’autant plustôt épris, qu’une invincible haine
Divisant leurs parens ces deux amans unit,

Et concourut aux traits dont l’amour se servit.
Le hazard, non le choix, avoit rendu voisines
Leurs maisons où regnoient ces guerres intestines :
Ce fut un avantage à leurs desirs naissans.
Le cours en commença par des jeux innocens :
La premiere étincelle eut embrasé leur ame,
Qu’ils ignoroient encor ce que c’étoit que flâme.
Chacun favorisoit leurs transports mutuels,
Mais c’étoit à l’insceu de leurs parens cruels.
La défence est un charme : on dit qu’elle assaisonne
Les plaisirs, et sur tout ceux que l’amour nous donne.
D’un des logis à l’autre, elle instruisit du moins
Nos Amans à se dire avec signes leurs soins.
Ce leger reconfort ne les put satisfaire ;
Il falut recourir à quelque autre mystere.
Un vieux mur entr’ouvert separoit leurs maisons ;
Le temps avoit miné ses antiques cloisons :
Là souvent de leurs maux ils déploroient la cause ;
Les paroles passoient, mais c’étoit peu de chose.
Se plaignant d’un tel sort, Pirame dit un jour :
Chere Thisbé, le Ciel veut qu’on s’aide en amour.
Nous avons à nous voir une peine infinie ;
Fuyons de nos parens l’injuste tyrannie :
J’en ay d’autres en Grece, ils se tiendront heureux
Que vous daigniez chercher un azyle chez eux ;
Leur amitié, leurs biens, leur pouvoir, tout m’invite
A prendre le parti dont je vous sollicite.
C’est vôtre seul repos qui me le fait choisir ;
Car je n’ose parler, helas ! de mon desir.
Faut-il à votre gloire en faire un sacrifice ?
De crainte des vains bruits faut-il que je languisse ?
Ordonnez ; j’y consens, tout me semblera doux ;
Je vous ayme, Thisbé, moins pour moy que pour vous.
J’en pourrois dire autant, luy repartit l’amante :
Vôtre amour étant pure, encor que vehemente
Je vous suivray par tout ; nôtre commun repos
Me doit mettre au dessus de tous les vains propos :
Tant que de ma vertu je seray satisfaite,

Je riray des discours d’une langue indiscrete,
Et m’abandonneray sans crainte à vôtre ardeur,
Contente que je suis des soins de ma pudeur.
Jugez ce que sentit Pirame à ces paroles.
Je n’en fa{s point icy de peintures frivoles :
Suppléez au peu d’art que le Ciel mit en moy ;
Vous-mêmes peignez-vous cet Amant hors de soy.
Demain, dit-il, il faut sortir avant l’Aurore ;
N’attendez point les traits que son char fait éclore.
Tenez-vous aux degrez du terme de Cerés ;
Là, nous nous attendrons : le rivage est tout prés,
Un barque est au bord ; les Rameurs, le vent même,
Tout pour nôtre départ montre une hâte extrême ;
L’augure en est heureux, nôtre sort va changer ;
Et les Dieux sont pour nous, si je sçais bien juger :
Thisbé consent à tout : elle en donne pour gage
Deux baisers, par le mur arétez au passage.
Heureux mur ! tu devois servir mieux leur desir ;
Ils n’obtinrent de toy qu’une ombre de plaisir.
Le lendemain Thisbé sort, et prévient Pirame ;
L’impatience, helas ! maîtresse de son ame,
La fait arriver seule et sans guide aux degrez.
L’ombre et le jour lutoient dans les champs azurez.
Une lionne vient, monstre imprimant la crainte ;
D’un carnage recent sa gueulle est toute teinte.
Thisbé fuit, et son voile emporté par les airs,
Source d’un sort cruel, tombe dans ces déserts :
La lionne le void, le soüille, le déchire,
Et, l’ayant teint de sang, aux forests se retire.
Thisbé s’étoit cachée en un buisson épais.
Pirame arrive, et void ces vestiges tout frais.
O Dieux ! que devient-il ? Un froid court dans ses veines.
Il apperçoit le voile étendu dans ces plaines,
Il le leve ; et le sang, joint aux traces des pas,
L’empêche de douter d’un funeste trépas.
Thisbé, s’écria-t-il, Thisbé, je t’ay perduë !
Te voila, par ma faute, aux Enfers descenduë !
Je l’ay voulu ; c’est moy qui suis le monstre affreux

Par qui tu t’en vas voir le séjour tenebreux :
Attens-moy, je te vais reioindre aux rives sombres.
Mais m’oseray-je à toy presenter chez les Ombres ?
Joüis au moins du sang que je te vais offrir,
Malheureux de n’avoir qu’une mort à souffrir.
Il dit, et d’un poignard coupe aussitôt sa trame.
Thisbé vient ; Thisbé void tomber son cher Pirame.
Que devint-elle aussi ? Tout luy manque à la fois,
Les sens et les esprits, aussi bien que la voix.
Elle revient enfin ; Cloton, pour l’amour d’elle,
Laisse à Pirame ouvrir sa mourante prunelle.
Il ne regarde point la lumiere des Cieux ;
Sur Thisbé seulement il tourne encor les yeux.
Il voudroit luy parler ; sa langue est retenuë :
Il témoigne mourir content de l’avoir veuë.
Thisbé prend le poignard, et découvrant son sein :
Je n’accuseray point, dit-elle, ton dessein ;
Bien moins encor l’erreur de ton ame alarmée :
Ce seroit t’accuser de m’avoir trop aimée ;
Je ne t’aime pas moins : tu vas voir que mon cœur
N’a, non plus que le tien, merité son malheur.
Cher amant ! reçois donc ce triste sacrifice.
Sa main et le poignard font alors leur office ;
Elle tombe, et, tombant, range ses vétemens :
Dernier trait de pudeur même aux derniers momens.
Les Nymphes d’alentour luy donnerent des larmes,
Et du sang des amans teignirent par des charmes
Le fruit d’un meurier proche, et blanc jusqu’à ce jour
Eternel monument d’un si parfait amour.
Cette histoire attendrit les Filles de Minée :
L’une accusoit l’amant, l’autre la destinée,
Et toutes, d’une voix, conclurent que nos cœurs
De cette passion devroient être vainqueurs.
Elle meurt quelquefois avant qu’être contente :
L’est-elle, elle devient aussi-tôt languissante :
Sans l’hymen on n’en doit recüeillir aucun fruit,
Et cependant l’hymen est ce qui la détruit.
Il y joint, dit Climene, une âpre jalousie,

Poison le plus cruel dont l’ame soit saisie :
Je n’en veux pour témoin que l’erreur de Procris.
Alcithoé, ma sœur, attachant vos esprits,
Des tragiques amours vous a conté l’élite ;
Celles que je vais dire ont aussi leur merite.
J’acourciray le temps, ainsi qu’elle, à mon tour.
Peu s’en faut que Phœbus ne partage le jour,
A ses rayons perçans opposons quelques voiles :
Voyons combien nos mains ont avancé nos toiles.
Je veux que sur la mienne, avant que d’être au soir,
Un progrez tout nouveau se fasse appercevoir.
Cependant donnez-moy quelque heure de silence,
Ne vous rebutez point de mon peu d’éloquence ;
Soufrez-en les défauts, et songez seulement
Au fruit qu’on peut tirer de cet évenement.

Cephale aymoit Procris ; il étoit aymé d’elle :
Chacun se proposoit leur hymen pour modelle.
Ce qu’Amour fait sentit de piquant et de doux
Combloit abondamment les vœux de ces époux.
Ils ne s’aymoient que trop ! leurs soins et leur tendresse
Aprochoient des transports d’amant et de maîtresse.
Le Ciel même envia cette felicité :
Cephale eut à combattre une Divinité.
Il étoit jeune et beau : l’Aurore en fut charmée,
N’étant pas à ces biens, chez elle, accoûtumée.
Nos belles cacheroient un pareil sentiment :
Chez les Divinitez on en use autrement.
Celle-cy declara ses pensers[2] à Cephale.
Il eut beau luy parler de la foy conjugale:
Les jeunes Deïtez qui n’ont qu’un vieil époux
Ne se soûmettent point à ces loix comme nous :
La Déesse enleva ce Heros si fidele.
De moderer ses feux il pria l’Immortelle :
Elle le fit ; l’amour devint simple amitié.
Retournez, dit l’Aurore, avec vôtre moitié ;

Je ne troubleray plus vôtre ardeur ny la sienne :
Recevez seulement ces marques de la mienne.
(C’étoit un javelot toûjours seur de ses coups.)
Un jour cette Procris qui ne vit que pour vous
Fera le desespoir de vôtre ame charmée,
Et vous aurez regret de l’avoir tant aymée.
Tout Oracle est douteux, et porte un double sens :
Celuy-cy mit d’abord nôtre époux en suspens.
J’auray regret aux vœux que j’ay formez pour elle !
Eh comment ? n’est-ce point qu’elle m’est infidelle ?
Ah ! finissent mes jours plûtôt que de le voir !
Eprouvons toutefois ce que peut son devoir.
Des Mages aussi-tôt consultant la science,
D’un feint adolescent il prend la ressemblance,
S’en va trouver Procris, éleve jusqu’aux cieux
Ses beautez, qu’il soûtient être dignes des Dieux ;
Joint les pleurs aux soûpirs, comme un amant sçait faire,
Et ne peut s’éclaircir par cet art ordinaire.
Il falut recourir à ce qui porte coup,
Aux presens : il offrit, donna, promit beaucoup,
Promit tant, que Procris luy parut incertaine.
Toute chose a son prix. Voila Cephale en peine :
Il renonce aux citez, s’en va dans les forests ;
Conte aux vents, conte aux bois, ses déplaisirs secrets ;
S’imagine en chassant dissiper son martire.
C’étoit pendant ces mois où le chaud qu’on respire
Oblige d’implorer l’haleine des Zephirs.
Doux Vens, s’écrioit-il, prétez-moy des soupirs !
Venez, legers démons par qui nos champs fleurissent ;
Aure[3], fais-les venir, je sçai qu’ils t’obeïssent :
Ton employ dans ces lieux est de tout r’animer.
On l’entendit : on crut qu’il venoit de nommer
Quelque objet de ses vœux, autre que son épouse.
Elle en est avertie, et la voila jalouse.
Maint voisin charitable entretient ses ennuis.
Je ne le puis plus voit, dit-elle, que les nuits !

Il ayme donc cette Aure, et me quitte pour elle ?
Nous vous plaignons : il l’ayme, et sans cesse il l’appelle ;
Les échos de ces lieux n’ont plus d’autres emplois
Que celuy d’enseigner le nom d’Aure à nos bois ;
Dans tous les environs le nom d’Aure résonne.
Profitez d’un avis qu’en passant on vous donne :
L’interest qu’on y prend est de vous obliger.
Elle en profite, helas ! et ne fait qu’y songer.
Les amans sont toujours de legere croyance :
S’ils pouvoient conserver un rayon de prudence,
(Je demande un grand poinct, la prudence en amours)
Ils seroient aux rapports insensibles et sourds.
Nôtre épouse ne fut l’une ny l’autre chose.
Elle se leve un jour, et lors que tout repose,
Que de l’aube, au teint frais, la charmante douceur.
Force tout au sommeil, horsmis quelque Chasseur,
Elle cherche Cephale ; un bois l’offre à sa veuë.
Il invoquoit déja cette Aure prétenduë :
Vien me voir, disoit-il, chere Déesse, accours ;
Je n’en puis plus, je meurs ; fay que par ton secours
La peine que je sens se trouve soulagée.
L’Epouse se prétend par ces mots outragée :
Elle croit y trouver, non le sens qu’ils cachoient,
Mais celuy seulement que ses soupçons cherchoient.
O triste jalousie ! ô passion amere,
Fille d’un fol amour, que l’erreur a pour mere !
Ce qu’on voit par tes yeux cause assez d’embaras,
Sans voir encor par eux ce que l’on ne void pas !
Procris s’étoit cachée en la même retraite
Qu’un fan de biche avoit pour demeure secrete.
Il en sort, et le bruit trompe aussi-tôt l’Epoux.
Cephale prend le dard toûjours seur de ses coups,
Le lance en cet endroit, et perce sa jalouse :
Malheureux assassin d’une si chere épouse !
Un cri luy fait d’abord soupçonner quelque erreur :
Il accourt, void sa faute ; et, tout plein de fureur,
Du même javelot il veut s’ôter la vie.
L’Aurore et les Destins arrêtent cette envie.

Cet office luy fut plus cruel qu’indulgent :
L’infortuné mari, sans cesse s’affligeant,
Eût accrû par ses p]eurs le nombre des fontaines,
Si la Déesse enfin, pour terminer ses peines,
N’eût obtenu du Sort que l’on tranchât ses jours :
Triste fin d’un hymen bien divers en son cours !
Fuyons ce nœu, mes sœurs, je ne puis trop le dire :
Jugez par le meilleur quel peut être le pire.
S’il ne nous est permis d’aymer que sous ses loix,
N’aimons point. Ce dessein fut pris par toutes trois.
Toutes trois, pour chasser de si tristes pensées,
A revoir leur travail se montrent empressées.
Clymene, en un tissu riche, penible et grand,
Avoit presque achevé le fameux different
D’entre le Dieu des eaux et Pallas la sçavante.
On voyoit en lointain une ville naissante ;
L’honneur de la nommer, entr’eux deux contesté,
Dépendoit du present de chaque Deïté.
Neptune fit le sien d’un symbole de guerre ;
Un coup de son trident fit sortir de la terre
Un animal fougueux, un coursier plein d’ardeur.
Chacun de ce present admiroit la grandeur.
Minerve l’effaça, donnant à la contrée
L’Olivier, qui de paix est la marque assurée.
Elle emporta le prix, et nomma la cité :
Athene offrit ses vœux à cette Deïté.
Pour les luy presenter on choisit cent pucelles,
Toutes sçachant broder ; aussi sages que belles.
Les premieres portoient force presens divers,
Tout le reste entouroit la Déesse aux yeux pers.
Avec un doux souris elle acceptoit l’hommage.
Clymene ayant enfin reployé son ouvrage,
La jeune Iris commence en ces mots son recit :

Rarement pour les pleurs mon talent réüssit ;
Je suivray toutefois la matiere imposée.
Telamon pour Cloris avoit l’ame embrasée :
Cloris pour Telamon brûloit de son côté,

La naissance, l’esprit, les graces, la beauté,
Tout se trouvoit en eux, hormis ce que les hommes
Font marcher avant tout dans ce siecle où nous sommes :
Ce sont les biens, c’est l’or, merite universel.
Ces amans, quoy qu’épris d’un desir mutuel,
N’osoient au blond Hymen sacrifier encore,
Faute de ce métail que tout le monde adore.
Amour s’en passeroit ; l’autre état ne le peut.
Soit raison, soit abus, le Sort ainsi le veut.
Cette loy, qui corrompt les douceurs de la vie,
Fut par le jeune amant d’une autre erreur suivie :
Le Démon des combats vint troubler l’Univers :
Un pays contesté par des peuples divers
Engagea Telamon dans un dur exercice ;
Il quita pour un temps l’amoureuse milice.
Cloris y consentit, mais non pas sans douleur ;
Il voulut meriter son estime et son cœur.
Pendant que ses exploits terminent la querelle,
Un parent de Cloris meurt, et laisse à la Belle
D’amples possessions et d’immenses tresors.
Il habitoit les lieux où Mars regnoit alors.
La Belle s’y transporte ; et par tout reverée,
Par tout des deux partis Cloris considerée
Void de ses propres yeux les champs où Telamon
Venoit de consacrer un trophée à son nom.
Luy de sa part accourt, et, tout couvert de gloire,
Il offre à ses amours les fruits de sa victoire.
Leur rencontre se fit non loin de l’élement
Qui doit être évité de tout heureux amant.
Dés ce jour l’âge d’or les eût joints sans mystere ;
L’âge de fer en tout a coutume d’en faire.
Cloris ne voulut donc couronner tous ces biens
Qu’au sein de sa patrie, et de l’aveu des siens.
Tout chemin, hors la mer, alongeant leur souffrance,
Ils commettent aux flots cette douce esperance.
Zephyre les suivoit, quand, presque en arrivant,
Un Pirate survient, prend le dessus du vent,
Les attaque, les bat. En vain, par sa vaillance,

Telamon, jusqu’au bout, porte la résistance :
Aprés un long combat, son parti fut défait ;
Luy pris ; et ses efforts n’eurent pour tout effet
Qu’un esclavage indigne. O dieux ! qui l’eût pû croire ?
Le sort, sans respecter ny son sang, ny sa gloire,
Ny son bon-heur prochain, ny les vœux de Cloris,
Le fit être forçat aussi-tôt qu’il fut pris.
Le destin ne fut pas à Cloris si contraire.
Un celebre Marchand l’achete du Corsaire :
Il l’emmeine ; et bien-tôt la Belle, malgré soy,
Au milieu de ses fers, range tout sous sa loy.
L’épouse du Marchand la void avec tendresse :
Ils en font leur compagne, et leur fils sa maîtresse.
Chacun veut cet hymen : Cloris à leurs desirs
Répondoit seulement par de profonds soupirs.
Damon, c’étoit ce fils, luy tient ce doux langage :
Vous soûpirez toûjours ; toûjours vôtre visage
Baigné de pleurs nous marque un déplaisir secret.
Qu’avez-vous ? vos beaux yeux verroient-ils à regret
Ce que peuvent leurs traits et l’excez de ma flâme ?
Rien ne vous force icy : découvrez-nous vôtre ame :
Cloris, c’est moy qui suis l’esclave, et non pas vous.
Ces lieux, à vôtre gré, n’ont-ils rien d’assez doux ?
Parlez ; nous sommes prêts à changer de demeure :
Mes parens m’ont promis de partir tout à l’heure.
Regretez-vous les biens que vous avez perdus ?
Tout le nôtre est à vous, ne le dédaignez plus.
J’en sçay qui l’agreroient ; j’ay sceu plaire à plus d’une :
Pour vous, vous meritez toute une autre fortune.
Quelle que soit la nôtre, usez-en : vous voyez
Ce que nous possedons et nous même à vos pieds.
Ainsi parle Damon, et Cloris toute en larmes
Luy répond en ces mots accompagnez de charmes :
Vos moindres qualitez et cet heureux sejour
Même aux Filles des Dieux donneroient de l’amour ;
Jugez donc si Cloris, esclave et malheureuse,
Void l’offre de ces biens d’une ame dédaigneuse.
Je sçay quel est leur prix ; mais de les accepter,

Je ne puis, et voudrois vous pouvoir écouter.
Ce qui me le défend, ce n’est point l’esclavage :
Si toûjours la naissance éleva mon courage,
Je me vois, grace aux Dieux, en des mains où je puis
Garder ces sentimens, malgré tous mes ennuis ;
Je puis même avoüer (helas ! faut-il le dire ?)
Qu’un autre a sur mon cœur conservé son empire.
Je cheris un amant, ou mort, ou dans les fers ;
Je prétens le cherir encore dans les enfers.
Pourriez-vous estimer le cœur d’une inconstante ?
Je ne suis déja plus aimable ny charmante ;
Cloris n’a plus ces traits que l’on trouvoit si doux,
Et, doublement esclave, est indigne de vous.
Touché de ce discours, Damon prend congé d’elle.
Fuyons, dit-il en soy ; j’oublieray cette Belle :
Tout passe, et même un jour ses larmes passeront ;
Voyons ce que l’absence et le temps produiront.
A ces mots il s’embarque, et, quittant le rivage,
Il court de mer en mer ; aborde un[4] lieu sauvage,
Trouve des malheureux de leurs fers échapez,
Et sur le bord d’un bois à chasser occupez.
Telamon, de ce nombre, avait brisé sa chaîne :
Aux regards de Damon il se presente à peine,
Que son air, sa fierte, son esprit, tout enfin
Fait qu’à l’abord Damon admire son destin,
Puis le plaint, puis l’emmeine, et puis luy dit sa flame.
D’une esclave, dit-il, je n’ay pû toucher l’ame :
Elle cherit un mort ! Unmort, ce qui n’est plus,
L’emporte dans son cœur ! mes vœux sont superflus.
Là-dessus, de Cloris il luy fait la peinture.
Telamon dans son ame admire l’avanture,
Dissimule, et se laisse emmener au sejour
Où Cloris luy conserve un si parfait amour.
Comme il vouloit cacher avec soin sa fortune,
Nulle peine pour luy n’étoit vile et commune.
On apprend leur retour et leur débarquement ;

Cloris, se presentant à l’un et l’autre amant,
Reconnoit Telamon sous un faix qui l’accable.
Ses chagrins le rendoient pourtant méconnoissable ;
Un œil indifferent à le voir eût erré,
Tant la peine et l’amour l’avoient défiguré.
Le fardeau qu’il portoit ne fut qu’un vain obstacle ;
Cloris le reconnoit, et tombe à ce spectacle :
Elle perd tous ses sens et de honte et d’amour.
Telamon, d’autre part, tombe presque à son tour.
On demande à Cloris la cause de sa peine :
Elle la dit ; ce fut sans s’attirer de haine.
Son recit ingenu redoubla la pitié
Dans des cœurs prevenus d’une juste amitié.
Damon dit que son zele avoit changé de face :
On le crut. Cependant, quoy qu’on dise et qu’on fasse,
D’un triomphe si doux l’honneur et le plaisir
Ne se perd qu’en laissant des restes de desir.
On crut pourtant Damon ; il restraignit son zele
A sceller de l’hymen une union si belle,
Et par un sentiment à qui rien n’est égal,
Il pria ses parens de doter son Rival.
Il l’obtint, renonçant dés lors à l’hymenée.
Le soir étant venu de l’heureuse journée,
Les nopces se faisoient à l’ombre d’un ormeau :
L’enfant d’un voisin vid s’y percher un corbeau ;
Il fait partir de l’arc une fleche maudite,
Perce les deux Epoux d’une atteinte subite.
Cloris mourut du coup, non sans que son amant
Attirât ses regards en ce dernier moment.
Il s’écrie, en voyant finir ses destinées :
Quoy ! la Parque a tranché le cours de ses années !
Dieux, qui l’avez voulu, ne suffisoit-il pas
Que la haine du Sort avançât mon trépas ?
En achevant ces mots, il acheva de vivre :
Son amour, non le coup, l’obligea de la suivre ;
Blessé legerement, il passa chez les morts :
Le Styx vid nos époux accourir sur ses bords.
Même accident finit leurs precieuses trames ;

Même tombe eut leurs corps, même sejour leurs ames.
Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu seur)
Que chacun d’eux devint statuë et marbre dur.
Le couple infortuné face à face repose.
Je ne garantis point cette métamorphose :
On en doute. On la croit plus que vous ne pensez,
Dit Clymene ; et, cherchant dans les siecles passez
Quelque exemple d’amour et de vertu parfaite,
Tout cecy me fut dit par un[5] sage interprete.
J’admiray, je plaignis ces amans malheureux :
On les alloit unir, tout concouroit pour eux ;
Ils touchoient au moment, l’attente en étoit sûre :
Helas ! il n’en est point de telle en la nature ;
Sur le poinct de joüir, tout s’enfuit de nos mains :
Les Dieux se font un jeu de l’espoir des humains.
Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.
La Fête est vers sa fin, grace au Ciel, avancée ;
Et nous avons passé tout ce temps en recits
Capables d’affliger les moins sombres esprits !
Effaçons, s’il se peut, leur image funeste.
Je pretends de ce jour mieux employer le reste,
Et dire un changement, non de corps, mais de cœur.
Le miracle en est grand ; Amour en fut l’auteur :
Il en fait tous les jours de diverse maniere.
Je changeray de stile en changeant de matiere.

Zoon plaisoit aux yeux, mais ce n’est pas assez :
Son peu d’esprit, son humeur sombre,
Rendoient ces talens mal-placez.
Il fuyoit les citez, il ne cherchoit que l’ombre,
Vivoit parmy les bois, concitoyen des ours,
Et passoit, sans aymer, les plus beaux de ses jours.
Nous avons condamné l’amour, m’allez-vous dire.
J’en blâme en nous l’excés, mais je n’aprouve pas
Qu’insensible aux plus doux appas
Jamais un homme ne soûpire.


Hé quoy ! ce long repos est-il d’un si grand prix ?
Les morts sont donc heureux ? Ce n’est pas mon avis :
Je veux des passions ; et si l’état le pire
Est le neant, je ne sçay point
De neant plus complet qu’un cœur froid à ce poinct.
Zoon n’aymant donc rien, ne s’aymant pas luy-même,
Vid Iole endormie, et le voila frapé :
Voila son cœur dévelopé.
Amour, par son sçavoir suprême,
Ne l’eut pas fait amant qu’il en fit un heros.
Zoon rend grace au Dieu qui troubloit son repos :
Il regarde en tremblant cette jeune merveille.
A la fin Iole s’éveille :
Surprise et dans l’étonnement,
Elle veut fuïr, mais son amant
L’arréte, et luy tient ce langage :
Rare et charmant objet, pourquoy me fuyez-vous ?
Je ne suis plus celuy qu’on trouvoit si sauvage :
C’est l’effet de vos traits, aussi puissans que doux !
Ils m’ont l’ame et l’esprit et la raison donnée.
Souffrez que, vivant sous vos loix,
J’employe à vous servir des biens que je vous dois.
Iole, à ce discours encor plus étonnée,
Rougit, et sans répondre elle court au hameau,
Et raconte à chacun ce miracle nouveau.
Ses compagnes d’abord s’assemblent autour d’elle :
Zoon suit en triomphe, et chacun applaudit.
Je ne vous diray point, mes sœurs, tout ce qu’il fit,
Ny ses soins pour plaire à la belle.
Leur hymen se conclut. Un Satrape voisin,
Le propre jour de cette fête,
Enleve à Zoon sa conquête ;
On ne soupçonnoit point qu’il eût un tel dessein.
Zoon accourt au bruit, recouvre ce cher gage ;
Poursuit le ravisseur, et le joint, et l’engage
En un combat de main à main.
Iole en est le prix aussi bien que le juge.
Le Satrape vaincu trouve encor du refuge
En la bonté de son rival.

Helas ! cette bonté luy devint inutile ;
Il mourut du regret de cet hymen fatal :
Aux plus infortunez la tombe sert d’azile.
Il prit pour heritiere, en finissaut ses jours,
Iole, qui moüilla de pleurs son Mausolée.
Que sert-il d’être plaint quand l’ame est envolée ?
Le Satrape eût mieux fait d’oublier ses amours.

La jeune Iris à peine achevoit cette histoire,
Et ses sœurs avoüoient qu’un chemin à la gloire,
C’est l’amour ; on fait tout pour se voir estimé :
Est-il quelque chemin plus court pour être aymé ?
Quel charme de s’oüir louer par une bouche
Qui, même sans s’ouvrir, nous enchante et nous touche !
Ainsi disoient ces Sœurs. Un orage soudain
Jette un secret remors dans leur profane sein.
Bacchus entre, et sa cour, confus et long cortege :
Où sont, dit-il, ces sœurs à la main sacrilege ?
Que Pallas les défende, et vienne en leur faveur
Opposer son Ægide à ma juste fureur :
Rien ne m’empêchera de punir leur offence.
Voyez : et qu’on se rie aprés de ma puissance !
Il n’eut pas dit, qu’on vid trois monstres au plancher,
Aislez, noirs et velus, en un coin s’attacher.
On cherche les trois sœurs ; on n’en void nulle trace.
Leurs métiers sont brisez ; on éleve en leur place
Une Chapelle au Dieu, pere du vray nectar.
Pallas a beau se plaindre, elle a beau prendre part
Au destin de ces sœurs par elle protegées ;
Quand quelque Dieu, voyant ses bontez negligées,
Nous fait sentir son ire, un autre n’y peut rien :
L’Olimpe s’entretient en paix par ce moyen.
Profitons, s’il se peut, d’un si fameux exemple,
Chommons : c’est faire assez qu’aller de Temple en Temple
Rendre à chaque Immortel les vœux qui luy sont dus :
Les jours donnez aux Dieux ne sont jamais perdus.
 

FIN DU TOME II.
  1. Lib. IV. — La Fontaine n’a suivi Ovide que dans le premier récit, celui des amours de Pyrame et de Thisbé. Il a tiré l’histoire de Céphale et de Procris du VIIe livre des Métamorphoses ; celle de Télamon et Chloris, d’une inscription qu’il a crue vraie, mais qui est supposée. (Voy. Boissardi Antiquitatum romanarum IVa pars, t. 2, p. 49 ; Gruter, Inscrip., t. 2, p. 15, n°8, Spuria ac suppositia). Quant à l’histoire de Zoon, elle est imitée de Boccace (Decameron, giornata V, novella I) ; c’est celle :
    ... De Chimon, jeune homme tout sauvage,
    Bien fait de corps, mais ours quant à l’esprit,
    déjà esquissée une fois par La Fontaine. Voy. ci-dessus, p. 201. Ce poëme, publié en 1685 dans les Ouvrages de prose et de poësie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine, t. I, p. 190, forme la fable XXVIII du recueil de Fables choisies de 1694.
  2. Son amour, dans les Fables choisies de 1694.
  3. Traduction du latin aura, souffle, vent léger.
  4. En, dans les Fables choisies de 1694.
  5. Le, dans les Fables choisies de 1694.