Œuvres complètes de Theophile (Jannet)/À M. de C.

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ELEGIE, À M. DE C…


Quand la Divinité, qui formoit ton essence,
Vid arriver le temps au poinct de ta naissance,
Elle choisit au Ciel son plus heureux flambeau,
Et mit dans un beau corps un esprit aussi beau.
La trempe que tu pris en arrivant au monde
Estoit du feu, de l’air, de la terre et de l’onde,
Immortels elemens, dont les corps si divers,
Estrangement meslez, font un seul univers,
Et durent enchaisnez par les liens des ames,
Selon que le destin a mesuré nos trames :
Triste condition, que le sort plus humain
Ne nous peut asseurer au soir d’estre demain !
Ainsi te mit nature au cours de la fortune.
Aussi subject que tous à ceste loi commune,
D’un naturel fragile et qui se vient ranger
À quel poinct que l’humeur le force de changer,
Impatient, tardif, injurieux, affable,
Despiteux, complaisant, malicieux, aymable,
Serf de tes passions et du commun soucy,
Des vices des mortels et des vertus aussi,
N’attens point qu’en ton nom honteusement j’escrive
Ce qui ne fut jamais sur la troyenne rive,
Que je t’appelle Achile, et que tu sois vanté
Par tant de faux exploits qu’on a jadis chanté :
Ces poëtes resveurs, par leur plume hypocrite,
De tous ces vieux heros ont trompé le mérite,
Et sans aucune foy, laissant mille tesmoins,
Ils nous en disent plus, mais en font croire moins :
Car, du rapport trompeur d’un demy-dieu qu’on nomme,
Je douteray s’il fut tant seulement un homme.
Mon esprit, plein d’amour et plein de liberté,

Sans fard et sans respect t’escrit la vérité ;
Et, sans aucun dessein d’offencer ou de plaire.
Je fais ce que mon sens me conseille de faire.
J escrirois le démon qui du train de tes jours
Si difficilement guidoit le jeune cours,
Et l’astre dont tu vis la haine si puissante
Opposer tant d’effort à ta vertu naissante ;
J’escrirois ton destin avant le doux moment
Que pour te faire serf le Ciel te fit amant ;
Mais nostre jeune temps laisse aussi peu de marque
Que le vol d’un oyseau ou celuy d’une barque,
Et les traicts de ces ans confusément passez
Pèsent au souvenir s’ils n’en sont effacez.
Laissant ces jours perdus jusqu’aux premières forces
Que l’amour vient tenter de ses douces amorces,
Mes vers ne discourront que depuis le bon jour
Que tu te vins ranger à l’empire d’amour,
Et, suyvant ta fureur, tu penseras peut-estre
Que dès lors seulement tu commenças à naistre.
Que tu ne fus vivant ny d’esprit, ny de corps,
Que depuis qu’un bel œil te donna mille morts.
Les aymables attraicts dont les yeux d’une dame
Firent naistre l’ardeur de ta première flamme
Furent bien tost vainqueurs, et l’amour qui le prit,
Au lieu de te desplaire, obligea ton esprit.
Ton naturel ployable, à la première atteinte,
Souspira son tourment d’une si douce plainte,
Et si modestement permit d’estre arresté,
Qu’il sembla que tes fers estoient ta liberté :
Tant le sort de ta vie, autrement malheureuse.
Se trouve pour ton bien de nature amoureuse !
En ce destin les maux que le Ciel a versez
Dans l’erreur de tes jours sans cesse traversez
Ont trouvé leur remède, et n’est peine si forte

Que par luy ton esprit legerement ne porte.
Quand le poison d’amour t’eust une fois charmé
Contre tout autre effort tu fus assez armé:
Toute autre passion, au prix mousse et légère,
Depuis ne fut en toy que foible et passagère ;
Depuis, pour vivre esclave au joug d’une beauté,
Ton ame ne fut plus qu’amour, que loyauté.
Celle qui gouvernoit ta captive pensée
Dissimuloit le coup dont elle fut blessée;
La honte et le devoir, et ce fascheux honneur,
Ennemis conjurez de tout nostre bonheur,
De contrainctes froideurs desesperoient son ame
Quand ton objet pressant solicitoit sa flame.
En ses regards forcez son amour paroissoit,
Et par la résistance heureusement croissoit.
Tes yeux, dont la fureur avoit changé l’usage,
Languissoient estonnez auprès de son visage,
Son visage et le tien, plus blanc, frais et vermeil
Que le teint de l’Aurore et le front du soleil.
Elle estoit à tes yeux plus agréable encore
Que devant le Soleil ne fut jamais l’Aurore.
Vostre object en son sexe esgalement pouvoit
Se dire le plus beau que la nature avoit,
Et les traicts de ta face, aujourd’huy que l’injure
Du temps qui change tout a changé ta figure,
Uniquement parfaicts, sont punis d’un amour
A qui mille beautez font encore la cour.
Quelle deust estre alors, et combien plus prisée,
Ta face, que le poil n’avoit point déguisée,
En sa jeune vigueur, conforme au jeune object
De la première belle à qui tu fus subject !
Tu meritois beaucoup, et si l’Amour avare
Eust frustré ton espoir, il eust été barbare,
Indigne que jamais à son sacré brasier

Aucun amant portast le mirthe et le rosier.
Mais ce Dieu, pour t’oster tout subject de te plaindre,
La voulut avec toy de mesmes nœuds estraindre,
De mutuelle ardeur son esprit enflamma
Et rangea son humeur au poinct qu’elle t’ayma.
D’un semblable désir vous taschiez à vous plaire ;
Ce que l’un desseignoit, l’autre le vouloit faire ;
Vous lisiez dans vos fronts ce que vos cœurs disoient,
Et de mesmes propos vos âmes devisoient.
Alors qu’impatient en ta flamme excessive.
Tu blasmois le refus de son amour craintive,
Son cœur plus que le tien de martyre souffroit,
Te refusant du corps ce que l’ame t’offroit ;
Ta qualité de marque, aucunement estrange,
A son sang populaire et tiré de la fange
Nyoit à son espoir les bien heureux accords
Qui joignent sous l’hymen deux esprits et deux corps ;
Et ce tiltre d’espoux, honteux aux ames fortes.
Que par despit du Ciel et de l’amour tu portes,
Duysoit mal à ton aage, et, pour vous allier,
Il eust fallu la terre au Ciel apparier.
Quelquesfois en riant tu m’as compté la feste
Que pour vostre nopçage on pensoit toute preste,
Lorsque sa parenté ridicule esperoit
Qu’un accord entre vous ferme demeureroit.
Elle, qui seulement d’Amour fut incensée.
Ne s’entretint jamais de si folle pensée.
Mais contre le destin avec toy se plaignoit
Qu’à vos désirs esgaux le rang ne se joignoit.
Il est vray qu’en l’effort de ceste rage extreme ;
Tu pouvois oublier et ta race et toy-mesme,
Et l’amant qui, troublé de tel empeschement,
Se destourne d’aymer, ayme trop laschement.
Mais tu sçavois qu’amour meurt en la jouissance,

Qu’il nous travaille plus, moins il a de licence,
Qu’en des baisers permis ceste vertu s’endort,
Et que le lict d’hymen est le lict de sa mort.