Œuvres complètes de Theophile (Jannet)/Au lecteur
AU LECTEUR.
eux qui veulent ma perte en font courir de si grands
bruits que j’ay besoin de me monstrer publiquement,
si je veux qu’on sçache ce que je suis au
monde. Je ne produis point icy l’impression d’un
travail si petit et si desadvantageux à ma memoire afin qu’on
le voye, mais afin qu’il face voir que Dieu veut que je vive, et
que le roy souffre que je sois à la cour. Il semble que je face
une imprudence de me plaindre de mon malheur, d’autant que
c’est le divulguer ; j’ay assez d’adresse pour m’en taire, s’il y
avoit encore quelqu’un à le sçavoir ; mais il ne se trouve plus
personne à qui je ne doive satisfaction de ma vie, dont les
mauvais et les faux bruits ont rendu les meilleures actions
scandaleuses à tout le monde. Je crains que mon silence ne fasse
mon crime : car, si je ne repousse la calomnie, il semble que
ma conscience ne l’ose desadvouer. On a suborné des imprimeurs
pour mettre au jour, en mon nom, des vers sales et
profanes, qui n’ont rien de mon style ny de mon humeur.
J’ay voulu que la justice en sceut l’autheur pour le punir. Mais
les libraires n’en cognoissent, à ce qu’ils disent, ny le nom ny
le visage, et se trouvent eux-mesmes en la peine d’estre chastiez
pour cet imposteur. Les juges les ont voulu traiter avec
toute la severité que mon bon droict leur a demandée ; mais !e
pouvoir que j’ay eu de me vanger m’en a osté l’envie. Et, comme
je n’ay point plaidé pour faire du mal, mais pour en éviter, j’ay
pardonné à des ignorans, qui n’ont abuzé de mon nom que
pour l’utilité de la vente de leurs livres, et me suis contenté
d’en faire supprimer les exemplaires, avec la deffence de les
r’imprimer. Le soin que j’ay pris en cela pour ma protection est un tesmoignage assez evident que je ne suis pas cause de
ma disgrace et que je ne la merite point. Je voudrois bien que
les censeurs qui sont si diligens à examiner ma vie fussent
au moins capables de croire les actes publics de la justice qui
font foy de ceste verité. Mais tout ce qui fait à ma justification
est contre leur dessein ; leur chagrin ne se prend qu’au mal,
ils ne me cognoissent que par où ils exercent leur aigreur, et
l’inclination qu’ils ont à tout reprendre faict qu’ils craignent
plus l’amendement d’un homme qu’ils ne haïssent sa desbaucbe.
Ceste promptitude de rechercher les mauvaises actions
d’autruy, et ceste nonchalance à recognoistre les bonnes, est
une fausse preud’homie et une superstition malicieuse, qui tient
plus de l’hypocrisie que du vray zele. On souffre toutes sortes
de desordres et de blasphemes en la personne de qui que ce
soit, mais on fait gloire de diffamer l’innocence en la mienne.
Ces calomniateurs, qui sont des gens presque incogneus, et de
la lie du monde, ont voulu persuader leur imposture à de saincts
personnages de qui je veux éviter la haine, et pour l’estime
que je fais de leur vertu et pour le respect que je dois à leur
credit, et j’espere que l’envie travaillera inutilement à seduire
la charité de ces prelats, qui cognoissent trop bien le visage de
l’erreur et sçavent que toutes les medisances sont suspectes de
fausseté. Il est vray que des plus grands et des mieux sensez
de la cour, pource qu’ils sçavent ma vie, en ont parlé favorablement ;
je les nommerois en les remerciant ; mais, dans le
des-honneur qu’on me procure, je ne veux pas leur reprocher
qu’ils me cognoissent. Il n’y a pas jusqu’à des bourgeoises, que
je sçay vivre encore dans la penitence de leurs adulteres, qui
ne fassent une devotion de maudire mon nom et de persecuter
ma vie. L’esprit malin qui souffle la calomnie à mes envieux
les porte contre moy au soupçon de quelques crimes où le sens
commun ne peut consentir[1]. Je parlerois plus clairement pour ma deffence ; mais la révérence publique et ma propre discrétion
me commandent d’estouffer ces injures et de cacher à la
curiosité des esprits foibles la confusion de quelques accusateurs,
de peur que ce ne fust une instruction pour le crime à
tout le monde. Le mal qu’on fait à blasmer un péché incogneu,
c’est qu’on l’enseigne, et les âmes qui sont aisées à se desbaucher
trouvent là des occasions à se pervertir. Il me suffit de
me sauver de leur malice et de leur faire entendre que, si les
efforts de leur animosité leur succèdent jusqu’à ma ruine, il
me restera tousjours une consolation du remors qui leur en est
inévitable : car je sçay bien que le dessein de leur persécution
n’est pas tant de me sacrifier à la pieté qu’à leur ambition :
le peu d’estime qu’on fait de mes esprits, et les médisances
contre une réputation de si peu d’importance, sont des outrages
qui ne me nuisent guère, et qui ne m’affligent pas aussi
beaucoup. Mais cette envie enragée qui ne me laisse point de
fondement pour ma fortune ny de seureté pour ma vie me
pique véritablement et me met aux termes d’éclater contre
mes ennemis ; s’ils me font voir ma perte manifeste, je me
soucieray fort peu du péril qui la pourroit advancer. Il y a desjà
long-temps que ma paresse et ma timidité laissent impunément
courir sur moy leur injustice ; ils ont pris à tasche de
pousser mes infortunes jusqu’au bout, et me font voir presque
à la veille de me bannir moy-mesme pour treuver une liberté
à mon ressentiment. Je ne demande plus de la vie qu’autant
de temps pour me plaindre qu’ils en ont passé à m’injurier ;
je ne suis point un faiseur de libelles, et n’offençay jamais personne
du moindre trait de plume, et je croy que selon les hommes,
j’ay la conscience droite et l’esprit traitable : si bien que
je suis à deviner encore ce qui m’a peu susciter une si violente
et si longue haine. Il est vray que la coustume du siècle est
contraire à mou naturel ; je voy que, dans la conversation des
plus sages, les discours ordinaires sont choses feintes et estudiées ;
ma façon de vivre est toute différente. Geste mignardise
de compliments communs et ces révérences inutiles, qui font
aujourd’huy la plus grande partie du discours des hommes, ce
sont des superfluitez où je ne m’amuse point, et, combien qu’elles
soient receues et comme nécessaires, pource qu’elles répugnent
entièrement à mon humeur, je ne suis pas capable de m’y assujetir. En un mot, ma société n’est bonne qu’à ceux qui ont
la hardiesse de vivre sans artifice. Le fonds de mon anie a des
amorces assez puissantes pour ceux qui osent vivre librement
avec moy, et qui se peut adventurer de me cognoistre ne se
sçauroit deffendre de m’aymer. J’ay sans doute trop de liberté
à reprendre les fautes d’autruy ; peu de gens ont ce malheur.
Mais je ne trouve que moy qui se sente obligé des censures des
autres : ce n’est pas tant de la docilité de mon esprit et de la facilité
de mes mœurs que par une coustume d’estre repris : car
les moindres ou de condition ou de mérite oni ceste permission
sans me fascher. Ceste patience de souffrir tant de réprimandes
me donne bien Timportunité d’en recevoir souvent
d’injustes : mais j’en tire aussi l’avantage de recognoistre
beaucoup de choses qu’on blasme bien à propos. Ce petit ramas
de mes dernières fantaisies que je présente aujourd’huy,
moins pour l’ambition d’accroistre mon honneur que par la
nécessité de le sauver, est une matière assez ample aux critiques ;
mais, puisque ce n’est pas un crime que de faire de
mauvais vers, je suis desjà tout consolé de la bonté des miens.
Si Dieu me faisoit jamais la grâce de traiter des matières sainctes,
comme mon employ seroit plus digne, mon travail seroit
plus soigneux, et, quoy qui me puisse aujourd’huy réussir de
favorable pour mon ouvrage si peu estudié, je ne m’en flatteray
pas beaucoup : car je sçay bien qu’un jour je me repentiray de
ce loisir que je devois donner à quelque chose de meilleur, et,
d’une raison plus meure, considérant les folies de ma jeunesse,
je seray bien aise d’avoir mal travaillé en un ouvrage superflu
et de m’estre mal acquité d’une occupation nuisible.
THEOPHILE.
- ↑ Ils disent que je suis amy de la nature partout, et que tout mon soin est de complaire à ma sensualité, et cependant ils m’accusent d’avoir le goust des affections les plus naturelles. Incertain et depravé, je ne me retiens pas assez du plaisir comme chrestien, je m’y laisse aller comme homme, mais je ne m’y laisse pas tromper comme beste. Ces desirs frenetiques où s’emportent les ames malades ne font point d’effort à mon sentiment. (Bibl. impér., mss. Saint-Germain, f. 1848.)