Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/I/02
stant le tems venu, Madamoiselle, que
les ſeueres loix des hommes n’empeſchent
plus les femmes de s’apliquer aus ſciences
& diſciplines : il me ſemble que celles qui
ont la commodité, doiuent employer cette honneſte
liberté que notre ſexe ha autre fois tant deſiree, à icelles
aprendre : & montrer aus hommes le tort qu’ils nous
faiſoient en nous priuant du bien & de l’honneur qui
nous en pouuoit venir : Et ſi quelcune paruient en tel
degré, que de pouuoir mettre ſes concepcions par eſcrit,
le faire ſongneuſement & non dédaigner la gloire, &
s’en parer pluſtot que de chaînes, anneaus, & ſomptueus
habits : leſquels ne pouuons vrayement eſtimer
nôtres, que par uſage. Mais l’honneur que la ſcience
nous procurera, ſera entièrement notre : & ne nous pourra eſtre oté, ne par fineſſe de larron, ne force d’ennemis,
ne longueur du tems. Si i’euſſe eſté tant fauoriſee
des Cieus, que d’auoir l’eſprit grand aſſez pour comprendre
ce dont il ha ù enuie, ie ſeruirois en cet endroit
plus d’exemple que d’amonicion. Mais ayant paſsé partie
de ma ieuneſſe à l’exercice de la Muſique, & ce qui
m’a reſté de tems l’ayant trouué court pour la rudeſſe
de mon entendement, & ne pouuant de moymeſme
ſatisfaire au bon vouloir que ie porte à notre ſexe, de
le voir non en beauté ſeulement, mais en ſcience &
vertu paſſer ou égaler les hommes : ie ne puis faire
autre choſe que prier les vertueuſes Dames d’eſleuer un
peu leurs eſprits par deſſus leurs quenoilles & fuſeaus,
& s’employer à faire entendre au monde que ſi nous
ne ſommes faites pour commander, ſi ne deuons nous
eſtre deſdaignees pour compagnes tant es afaires domeſtiques
que publiques, de ceus qui gouuernent & ſe font
obeïr. Et outre la reputacion que notre ſexe en receura
nous aurons valu au publiq, que les hommes mettront
plus de peine & d’eſtude aus ſciences vertueuſes, de
peur qu’ils n’ayent honte de voir précéder celles, deſquelles
ils ont prétendu eſtre touſiours ſuperieurs quaſi
en tout. Pource, nous faut il animer l’une l’autre à ſi
louable entrepriſe : De laquelle ne deuez eſlongner ny
eſpargner votre eſprit, ià de pluſieurs & diuerſes grâces
acompagné : ny votre ieuneſſe, & autres faueurs de
fortune, pour aquerir cet honneur que les lettres &
ſciences ont acoutumé porter aus perſonnes qui les
fuyuent. S’il y ha quelque choſe recommandable apres la gloire & l’honneur, le plaiſir que l’eſtude des lettres
ha acoutumé donner nous y doit chacune inciter : qui
eſt autre que les autres recreacions : deſquelles quand
on en ha pris tant que lon veut, on ne ſe peut vanter
d’autre choſe, que d’auoir paſsé le tems. Mais celle de
l’eſtude laiſſe un contentement de ſoy, qui nous demeure
plus longuement : Car le paſsé nous reſiouit, & ſert
plus que le preſent : mais les plaiſirs des ſentimens ſe perdent
incontinent, & ne reuiennent iamais, & en eſt
quelquefois la mémoire autant facheuſe, comme les
actes ont eſté delectables. Dauantage les autres voluptez
ſont telles, que quelque ſouuenir qui en vienne, ſi ne
nous peut il remettre en telle diſpoſicion que nous
eſtions : & quelque imaginacion forte que nous imprimions
en la teſte, ſi connoiſſons nous bien que ce n’eſt
qu’une ombre du paſsé qui nous abuſe & trompe. Mais
quand il auient que mettons par eſcrit nos concepcions,
combien que puis après notre cerueau coure par une
infinité d’afaires & inceſſamment remue, ſi eſt ce que
long tems après reprenans nos eſcrits, nous reuenons au
meſme point, & à la meſme diſpoſicion ou nous eſtions.
Lors nous redouble notre aiſe, car nous retrouuons le
plaiſir paſsé qu’auons ù ou en la matière dont eſcriuions,
ou en l’intelligence des ſciences ou lors eſtions
adonnez. Et outre ce, le iugement que font nos ſecondes
concepcions des premières, nous rend un ſingulier
contentement. Ces deus biens qui prouiennent d’eſcrire
vous y doiuent inciter, eſtant aſſeuree que le premier
ne faudra d’acompagner vos eſcrits, comme il fait tous vos autres actes & façons de viure. Le ſecond ſera en
vous de le prendre, ou ne l’auoir point : ainſi que ce
dont vous eſcrirez vous contentera. Quant à moy tant
en eſcriuant premièrement ces ieuneſſes que en les reuoyant
depuis, ie n’y cherchois autre choſe qu’un honneſte
paſſetems & moyen de fuir oiſiueté : & n’auoy
point intencion que perſonne que moy les duſt iamais
voir. Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouué
moyen de les lire ſans que i’en ſuſſe rien, & que (ainſi
comme aisément nous croyons ceus qui nous louent)
ils m’ont fait à croire que les deuois mettre en lumière :
ie ne les ay osé eſconduire, les menaſſant ce pendant
de leur faire boire la moitié de la honte qui en prouiendroit.
Et pource que les femmes ne ſe montrent volontiers
en publiq ſeules, ie vous ay choiſie pour me ſeruir
de guide, vous dédiant ce petit euure, que ne vous enuoye
à autre fin que pour vous acertener du bon vouloir
lequel de long tems ie vous porte, & vous inciter
& faire venir enuie en voyant ce mien euure rude & mal