Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Étude sur André Chénier, par Sainte-Beuve

La bibliothèque libre.
Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)
Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. xiii-lxxvi).

ÉTUDE
SUR
ANDRÉ CHÉNIER
PAR
SAINTE-BEUVE

I

Voilà tout à l’heure vingt ans[1] que la première édition d’André Chénier a paru ; depuis ce temps, il semble que tout a été dit sur lui ; sa réputation est faite ; ses œuvres, lues et relues, n’ont pas seulement charmé, elles ont servi de base à des théories plus ou moins ingénieuses ou subtiles, qui elles-mêmes ont déjà subi leur épreuve, qui ont triomphé par un côté vrai et ont été rabattues aux endroits contestables. En fait de raisonnement et d’esthétique, nous ne recommencerions donc pas à parler de lui. Mais il se trouve qu’une circonstance favorable nous met à même d’introduire sur son compte la seule nouveauté possible, c’est-à-dire quelque chose de positif.

L’obligeante complaisance et la confiance de son neveu, M. Gabriel de Chénier, nous ont permis de rechercher et de transcrire ce qui nous a paru convenable dans le précieux résidu de manuscrits qu’il possède ; c’est à lui donc que nous devons d’avoir pénétré à fond dans le cabinet de travail d’André, d’être entré dans cet atelier du fondeur dont il nous parle, d’avoir exploré les ébauches du peintre, et d’en pouvoir sauver quelques pages de plus, moins inachevées qu’il n’avait semblé jusqu’ici ; heureux d’apporter à notre tour aujourd’hui un nouveau petit affluent à cette pure gloire !

Et d’abord rendons, réservons au premier éditeur l’honneur et la reconnaissance qui lui sont dus. M. de Latouche, dans son édition de 1819, a fait des manuscrits tout l’usage qui était possible et désirable alors ; en choisissant, en élaguant avec goût, en étant sobre surtout de fragments et d’ébauches, il a agi dans l’intérêt du poète et comme dans son intention, il a servi sa gloire. Depuis lors, dans l’édition de 1833, il a été jugé possible d’introduire de nouvelles petites pièces, de simples restes qui avaient été négligés d’abord : c’est ce genre de travail que nous venons poursuivre, sans croire encore l’épuiser. Il en est un peu avec les manuscrits d’André Chénier comme avec le panier de cerises de Mme  de Sévigné : on prend d’abord les plus belles, puis les meilleures restantes, puis les meilleures encore, puis toutes.

La partie la plus riche et la plus originale des manuscrits porte sur les poèmes inachevés : Suzanne, Hermès, l’Amérique. On a publié dans l’édition de 1833 les morceaux en vers et les canevas en prose du poème de Suzanne. Je m’attacherai ici particulièrement au poème d’Hermès, le plus philosophique de ceux que méditait André, et celui par lequel il se rattache le plus directement à l’idée de son siècle.

André, par l’ensemble de ses poésies connues, nous apparaît, avant 89, comme le poète surtout de l’art pur et des plaisirs, comme l’homme de la Grèce antique et de l’élégie. Il semblerait qu’avant ce moment d’explosion publique et de danger où il se jeta si généreusement à la lutte, il vécût un peu en dehors des idées, des prédications favorites de son temps, et que, tout en les partageant peut-être pour les résultats et les habitudes, il ne s’en occupât point avec ardeur et préméditation. Ce serait pourtant se tromper beaucoup que de le juger un artiste si désintéressé ; et l’Hermès nous le montre aussi pleinement et aussi chaudement de son siècle, à sa manière, que pourraient l’être Raynal ou Diderot.

La doctrine du xviiie siècle était, au fond, le matérialisme, ou le panthéisme, ou encore le naturalisme, comme on voudra l’appeler ; elle a eu ses philosophies, et même ses poètes en prose, Boulanger, Buffon ; elle devait provoquer son Lucrèce. Cela est si vrai, et c’était tellement le mouvement et la pente d’alors de solliciter un tel poète, que, vers 1780 et dans les années qui suivent, nous trouvons trois talents occupés du même sujet et visant chacun à la gloire difficile d’un poème sur la nature des choses. Le Brun tentait l’œuvre d’après Buffon ; Fontanes, dans sa première jeunesse, s’y essayait sérieusement, comme l’attestent deux fragments, dont l’un surtout (tome I de ses Œuvres, p. 381) est d’une réelle beauté. André Chénier s’y poussa plus avant qu’aucun, et, par la vigueur des idées comme par celle du pinceau, il était bien digne de produire un vrai poème didactique dans le grand sens.

Mais la Révolution vint ; dix années, fin de l’époque, s’écoulèrent brusquement avec ce qu’elles promettaient, et abîmèrent les projets ou les hommes ; les trois Hermès manquèrent : la poésie du xviiie siècle n’eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment les Trois Règnes.

Toutes les notes et tous les papiers d’André Chénier, relatifs à son Hermès, sont marqués en marge d’un delta ; un chiffre, ou l’une des trois premières lettres de l’alphabet grec, indique celui des trois chants auquel se rapporte la note ou le fragment. Le poème devait avoir trois chants, à ce qu’il semble : le premier sur l’origine de la terre, la formation des animaux, de l’homme ; le second sur l’homme en particulier, le mécanisme de ses sens et de son intelligence, ses erreurs depuis l’état sauvage jusqu’à la naissance des sociétés, l’origine des religions ; le troisième sur la société politique, la constitution de la morale et l’invention des sciences. Le tout devait se clore par un exposé du système du monde selon la science la plus avancée.

Voici quelques notes qui se rapportent au projet du premier chant et le caractérisent :

« Il faut magnifiquement représenter la terre sous l’emblème métaphorique d’un grand animal qui vit, se meut et est sujet à des changements, des révolutions, des dérangements dans la circulation de son sang. »

« Il faut finir le chant Ier par une magnifique description de toutes les espèces animales et végétals naissant ; et, au printemps, la terre prœgnans ; et, dans les chaleurs de l’été, toutes les espèces animales et végétales se livrant aux feux de l’amour et transmettant à leur postérité les semences de vie confiées à leurs entrailles. »

Ce magnifique et fécond printemps, alors, dit-il,

Que la terre est nubile et brûle d’être mère,


devait être imité de celui de Virgile au livre II des Géorgiques : Tum Pater omnipotens, etc., quand Jupiter,

De sa puissante épouse emplit les vastes flancs.


Ces notes d’André sont toutes semées ainsi de beaux vers tout faits, qui attendent leur place.

C’est là, sans doute, qu’il se proposait de peindre « toutes les espèces à qui la nature ou les plaisirs (per Veneris res) ont ouvert les portes de la vie ».

« Traduire quelque part, se dit-il, le magnum crescendi immissis certamen habenis. »

Il revient, en plus d’un endroit, sur ce système naturel des atomes, ou, comme il les appelle, des organes secrets vivants, dont l’infinité constitue

L’Océan éternel où bouillonne la vie.

« Ces atomes de vie, ces semences premières, sont toujours en égale quantité sur la terre et toujours en mouvement. Ils passent de corps en corps, n’alambiquent, s’élaborent, se travaillent, fermentent, se subtilisent dans leur rapport avec le vase où ils sont actuellement contenus. Ils entrent dans un végétal : ils en sent la sève, la force, les sucs nourriciers. Ce végétal est mangé par quelque animal ; alors ils se transforment en sang et en cette substance qui produira un autre animal et qui fait vivre les espèces… Ou, dans un chêne, ce qu’il y a de plus subtil se rassemble dans le gland.

« Quand la terre forma les espèces animales, plusieurs périrent par plusieurs causes à développer. Alors d’autres corps organisés (car les organes vivants secrets meuvent les végétaux, minéraux[2], et tout) héritèrent de la quantité d’atomes de vie qui étaient entrés dans la composition de celles qui s’étaient détruites, et se formèrent de leurs débris. »

Qu’une élégie à Camille ou l’ode à la Jeune Captive soient plus flatteuses que ces plans de poésie physique, je le crois bien ; mais il ne faut pas moins en reconnaître et en constater la profondeur, la portée poétique aussi. En retournant à Empédocle, André est de plus ici le contemporain et comme le disciple de Lamarck et de Cabanis[3].

Il ne l’est pas moins de Boulanger et de tout son siècle par l’explication qu’il tente de l’origine des religions, au second chant. Il n’en distingue pas même le nom de celui de la superstition pure, et ce qui se rapporte à cette partie du poème, dans ses papiers, est volontiers marqué en marge du mot flétrissant (δεισιδαιμονία). Ici l’on a peu à regretter qu’André n’ait pas mené plus loin ses projets ; il n’aurait en rien échappé, malgré toute sa nouveauté de style, au lieu commun d’alentour, et il aurait reproduit, sans trop de variante, le fond de d’Holbach ou de l’Essai sur les préjugés :

« Tout accident naturel dont la cause était inconnue, un ouragan, une inondation, une éruption de volcan, étaient regardés comme une vengeance céleste.

« L’homme égaré de la voie, effrayé de quelques phénomènes terribles, se jeta dans toutes les superstitions, le feu, les démons… Ainsi le voyageur, dans les terreurs de la nuit, regarde et voit dans les nuages des centaures, des lions, des dragons, et mille autres formes fantastiques. Les superstitions prirent la teinture de l’esprit des peuples, c’est-à-dire des climats. Rapide multitude d’exemples. Mais l’imitation et l’autorité changent le caractère. De là souvent un peuple qui aime à rire ne voit que diable et qu’enfer. »

Il se réservait pourtant de grands et sombres tableaux à retracer : « Lorsqu’il sera question des sacrifices humains, ne pas oublier ce que partout on a appelé les jugements de Dieu, les fers rouges, l’eau bouillante, les combats particuliers. Que d’hommes dans tous les pays ont été immolés pour un éclat de tonnerre ou telle autre cause !…


Partout sur des autels j’entends mugir Apis,
Bêler le dieu d’Ammon, aboyer Anubis. »

Mais voici le génie d’expression qui se retrouve : « Des opinions puissantes, un vaste échafaudage politique et religieux, ont souvent été produits par une idée sans fondement, une rêverie, un vain fantôme,

Comme on feint qu’au printemps, d’amoureux aiguillons
La cavale agitée erre dans les vallons,
Et. n’ayant d’autre époux que l’air qu’elle respire,
Devient épouse et mère au souffle du Zéphire. »

J’abrège les indications sur cette portion de son sujet qu’il aurait aimé à étendre plus qu’il ne convient à nos directions d’idées et à nos désirs d’aujourd’hui ; on a peine pourtant, du moment qu’on le peut, à ne pas vouloir pénétrer familièrement dans sa secrète pensée :

« La plupart des fables furent sans doute des emblèmes et des apologues des sages (expliquer cela comme Lucrèce au livre III). C’est ainsi que l’on fit tels et tels dieux… mystères… initiations. Le peuple prit au propre ce qui était dit au figuré. C’est ici qu’il faut traduire une belle comparaison du poète Lucile, conservée par Lactance (Inst. div., liv. I, chap. xxii) :

Ut pueri infantes credunt signa omnia ahena
Vivere et esse homines, sic istic (pour isti) omnia ficta
Vera putant[4]

Sur quoi le bon Lactance, qui ne pensait pas se faire son procès à lui-même, ajoute avec beaucoup de sens, que les enfants sont plus excusables que les hommes faits : Illi enim simulacre homines putant esse, hi Deos[5]. »

Ce second chant devait renfermer, du ton lugubre d’un Pline l’Ancien, le tableau des premières misères, des égarements et des anarchies de l’humanité commençante. Les déluges, qu’il s’était d’abord proposé de mettre dans le premier chant, auraient sans doute mieux trouvé leur cadre dans celui-ci :

« Peindre les différents déluges qui détruisirent tout… La mer Caspienne, lac Aral et mer Noire réunis… l’éruption par l’Hellespont… Les hommes se sauvèrent au sommet des montagnes :

Et vetus inventa est in montibus anchora summis.

(Ovide, Met., liv. XV.)

La ville d’Ancyre fut fondée sur une montagne où l’on trouva une ancre. » Il voulait peindre les autels de pierre, alors posés au bord de la mer, et qui se trouvent aujourd’hui au-dessous de son niveau, les membres des grands animaux primitifs errant au gré des ondes, et leurs os, déposés en amas immenses sur les côtes des continents. Il ne voyait dans les pagodes souterraines, d’après le voyageur Sonnerat, que les habitacles des Septentrionaux qui arrivaient dans le midi et fuyaient, sous terre, les fureurs du soleil. Il eût expliqué, par quelque chose d’analogue peut-être, la base impie de la religion des Éthiopiens et le vœu présumé de son fondateur :

Il croit (aveugle erreur !) que de l’ingratitude
Un peuple tout entier peut se faire une étude,
L’établir pour son culte, et de Dieux bienfaisants
Blasphémer de concert les augustes présents.

À ces époques de tâtonnements et de délires, avant la vraie civilisation trouvée, que de vies humaines en pure perte dépensées ! « Que de générations, l’une sur l’autre entassées, dont l’amas

Sur les temps écoulés invisible et flottant
À tracé dans cette onde un sillon d’un instant ! »

Mais le poète veut sortir de ces ténèbres, il en veut

tirer l’humanité. Et. ici se serait placée probablement son étude de l’homme, l’analyse des sens et des passions, la connaissance approfondie de notre être, tout le parti enfin qu’en pourront tirer bientôt les habiles et les sages. Dans l’explication du mécanisme de l’esprit humain, gît l’esprit des lois.

André, pour l’analyse des sens, rivalisant avec le livre IV de Lucrèce, eût été le disciple exact de Locke, de Condillac et de Bonnet : ses notes à cet égard, ne laissent aucun doute. Il eût insisté sur les langues, sur les mots : « Rapides Protées, dit-il, ils revêtent la teinture de tous nos sentiments. Ils dissèquent et étalent toutes les moindres de nos pensées, comme un prisme fait les couleurs. »

Mais les beautés d’idées ici se multiplient ; le moraliste profond se déclare et se termine souvent eu poète :

« Les mêmes passions générales forment la constitution générale des hommes. Mais les passions, modifiées par la constitution particulière des individus, et prenant le cours que leur indique une éducation vicieuse ou autre, produisent le crime ou la vertu, la lumière ou la nuit. Ce sont mêmes plantes qui nourrissent l’abeille ou la vipère ; dans l’une elles font du miel, dans l’autre du poison. Un vase corrompu aigrit la plus douce liqueur.

« L’étude du cœur de l’homme est notre plus digne étude :

Assis au centre obscur de cette forêt sombre
Qui fuit et se partage en des routes sans nombre,

Chacune autour de nous s’ouvre ; et de toute part
Nous y pouvons au loin plonger un long regard »

Belle image que celle du philosophe ainsi dans l’ombre, au carrefour du labyrinthe, comprenant tout, immobile. Mais le poète n’est pas immobile longtemps :

« En poursuivant dans toutes les actions humaines les causes que j’y ai assignées, souvent je perds le fil, mais je le retrouve :

Ainsi dans les sentiers d’une forêt naissante
À grands cris élancée, une meute pressante,
Aux vestiges connus dans les zéphyrs errants,
D’un agile chevreuil suit les pas odorants.
L’animal, pour tromper leur course suspendue,
Bondit, s’écarte, fuit, et la trace est perdue.
Furieux, de ses pas cachés dans ces déserts
Leur narine inquiète interroge les airs,
Par qui bientôt frappés de sa trace nouvelle,
Ils volent à grands cris sur sa route fidèle. »

La pensée suivante, pour le ton, fait songer à Pascal : la brusquerie du début nous représente assez bien André en personne, causant :

L’homme juge toujours les choses par les rapports qu’elles ont avec lui. C’est bête. Le jeune homme se perd dans un tas de projets comme s’il devait vivre raille ans. Le vieillard qui a usé la vie est inquiet et triste. Son importune envie ne voudrait pas que la jeunesse l’usât à son tour. Il crie : Tout est vanité ! — Oui, tout est vain sans doute, et celle manie, celle inquiétude, cette fausse philosophie, venue malgré toi lorsque tu ne peux plus remuer, est plus vaine encore que tout le reste. »

« La terre est éternellement en mouvement. Chaque chose naît, meurt et se dissout. Cette particule de terre a été du fumier, elle devient un trône, et, qui plus est, un roi. Le monde est une branloire perpétuelle, dit Montaigne (à cette occasion, les conquérants, les bouleversements successifs des invasions, des conquêtes, d’ici, de là…). Les hommes ne font attention à ce roulis perpétuel que quand ils en sont les victimes : il est pourtant toujours. L’homme ne juge les choses que dans le rapport qu’elles ont avec lui. Affecté d’une telle manière, il appelle un accident un bien ; affecté de telle autre manière, il l’appellera un mal. La chose est pourtant la même, et rien n’a changé que lui.

Et si le bien existe, il doit seul exister ! »

Je livre ces pensées hardies à la méditation et à la sentence de chacun, sans commentaire. André Chénier rentrerait ici dans le système de l’optimisme de Pope, s’il faisait intervenir Dieu ; mais comme il s’en abstient absolument, il faut convenir que celle morale va plutôt à l’éthique de Spinosa, de même que sa physiologie corpusculaire allait à la philosophie zoologique de Lamarck.

Le poète se proposait de clore le morceau des sens par le développement de cette idée : « Si quelques générations, quelques peuples, donnent dans un vice ou dans une erreur, cela n’empêche que l’âme et le jugement du genre humain tout entier ne soient portés à la vertu et à la vérité, comme le bois d’un arc, quoique courbé et plié un moment, n’en a pas moins un désir invicible d’être droit et ne s’en redresse pas moins dès qu’il le peut. Pourtant, quand une longue habitude l’a tenu courbé, il ne se redresse plus ; cela fournit un autre emblème :

....Trahitur pars longa catenæ (Perse)[6].
........Et traîne
Encore après ses pas la moitié de sa chaîne. »

Le troisième chant devait embrasser la politique et la religion utile qui en dépend, la constitution des sociétés, la civilisation enfin, sous l’influence des illustres sages, des Orphée, des Numa, auxquels le poète assimilait Moïse. Les fragments, déjà imprimés, de l’Hermès, se rapportent plus particulièrement à ce chant final : aussi je n’ai que peu à en dire.

« Chaque individu dans l’état sauvage, écrit Chénier, est un tout indépendant ; dans l’état de société, il est partie du tout ; il vit de la vie commune. Ainsi, dans le chaos des poètes, chaque germe, chaque élément est seul et n’obéit qu’à son poids ; mais quand tout cela est arrangé, chacun est un tout à part, et en même temps une partie du grand tout. Chaque monde roule sur lui-même et roule aussi autour du centre. Tous ont leurs lois à part, et toutes ces lois diverses tendent à une loi commune et forment l’univers :

Mais ces soleils assis dans leur centre brûlant,
Et chacun roi d’un monde autour de lui roulant,

Ne gardent point eux-même une immobile place :
Chacun avec son monde emporté dans l’espace,
Ils cheminent eux-même : un invicible poids
Les courbe sous le joug d’infatigables lois
Dont le pouvoir sacré, nécessaire, inflexible,
Leur fait poursuivre à tous un centre irrésistible. »

C’était une bien grande idée à André que de consacrer ainsi ce troisième chant à la description de l’ordre dans la société d’abord, puis à l’exposé de l’ordre dans le système du monde, qui devenait l’idéal réfléchissant et suprême.

Il établit volontiers ses comparaisons d’un ordre à l’autre : « On peut comparer, se dit-il, les âges instruits et savants, qui éclairent ceux qui viennent après, à la queue étincelante des comètes. »

Il se promettait encore de « comparer les premiers hommes civilisés, qui vont civiliser leurs frères sauvages, aux éléphants privés qu’on envoie apprivoiser les farouches ; et par quels moyens ces derniers. » — Hasard charmant ! l’auteur du Génie du Christianisme, celui même à qui l’on a dû de connaître d’abord l’étoile poétique d’André et la Jeune Captive[7] a rempli comme à plaisir la comparaison désirée, lorsqu’il nous a montré les missionnaires de Paraguay remontant les fleuves en pirogues, avec les nouveaux catéchumènes qui chantaient de saints cantiques :

« Les néophytes répétaient les airs, dit-il, comme des oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de l’oiseleur les oiseaux sauvages. »

Le poète, pour compléter ses tableaux, aurait parlé prophétiquement de la découverte du Nouveau-Monde : « Ô Destins, hâtez-vous d’amener ce grand jour qui… qui… ; mais non. Destins, éloignez ce jour funeste, et, s’il se peut, qu’il n’arrive jamais !» Et il aurait flétri les horreurs qui suivirent la conquête. Il n’aurait pas moins présagé Gama et triomphé avec lui des périls amoncelés que lui opposa en vain

Des derniers Africains le cap noir des Tempêtes !

On a l’épilogue de l’Hermès presque achevé : toute la pensée philosophique d’André s’y exhale avec ferveur :

Ô mon fils, mon Hermès, ma plus belle espérance ;
Ô fruit des longs travaux de ma persévérance,
Toi l’objet le plus cher des veilles de dix ans,
Qui m’as coûté des soins et si doux et si lents ;
Confident de ma joie et remède à mes peines ;
Sur les lointaines mers, sur les terres lointaines,
Compagnon bien-aimé de mes pas incertains,
Ô mon fils, aujourd’hui quels seront tes destins ?
Une mère longtemps se cache ses alarmes ;
Elle-même à son fils veut attacher ses armes :
Mais quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras
Ne peuvent sans terreur l’envoyer aux combats,
Dans la France, pour toi, que faut-il que j’espère ?
Jadis, enfant chéri, dans la maison d’un père
Qui te regardait naître et grandir sous ses yeux.
Tu pouvais sans péril, disciple curieux,

Sur tout ce qui frappait ton enfance attentive
Donner un libre essor à ta langue naïve.
Plus de père aujourd’hui ! Le mensonge est puissant,
Il règne : dans ses mains luit un fer menaçant.
De la vérité sainte il déteste l’approche :
Il craint que son regard ne lui fasse un reproche,
Que ses traits, sa candeur, sa voix, son souvenir,
Tout mensonge qu’il est, ne le fasse pâlir.
Mais la vérité seule est une, est éternelle ;
Le mensonge varie, et l’homme trop fidèle
Change avec lui : pour lui les humains sont constants,
Et roulent de mensonge en mensonge flottants…

Ici, il y a une lacune ; le canevas en prose y supplée : « Mais quand le temps aura précipité dans l’abîme ce qui est aujourd’hui sur le faîte, et que plusieurs siècles se seront écoulés l’un sur l’autre dans l’oubli, avec tout l’attirail des préjugés qui appartiennent à chacun d’eux, pour faire place à des erreurs nouvelles…

Le français ne sera dans ce monde nouveau
Qu’une écriture antique et non plus un langage ;
Oh ! si tu vis encore, alors peut-être un sage,
Près d’une lampe assis, dans l’étude plongé,
Te retrouvant poudreux, obscur, demi-rongé,
Voudra creuser le sens de tes lignes pensantes :
11 verra si du moins tes feuilles innocentes
Méritaient ces rumeurs, ces tempêtes, ces cris,
Qui vont sur toi, sans doute, éclater dans Paris ;

alors, peut-être… on verra si…, et si en écrivant, j’ai connu d’autre passion

Que l’amour des humains et de la vérité ! »

Ce vers final, qui est toute la devise, un peu fastueuse, de la philosophie du xviiie siècle, exprime aussi l’entière inspiration de l’Hermès. En somme, on y découvre André sous un jour assez nouveau, ce me semble, et à un degré de passion philosophique et de prosélytisme sérieux auquel rien n’avait dû faire croire, de sa part, jusqu’ici. Mais j’ai hâte d’en revenir à de plus riantes ébauches, et de m’ébattre avec lui, avec le lecteur, comme par le passé, dans sa renommée gracieuse.

Les petits dossiers restants, qui comprennent des plans et des esquisses d’idylles ou d’élégies, pourraient fournir matière à un triage complet ; j’y ai glané rapidement, mais non sans fruit. Ce qu’on y gagne surtout, c’est de ne conserver aucun doute sur la manière de travailler d’André ; c’est d’assister à la suite de ses projets, de ses lectures, et de saisir les moindres fils de la riche trame qu’en tous sens il préparait. Il voulait introduire le génie antique, le génie grec, dans la poésie française, sur des idées ou des sentiments modernes : tel fut son vœu constant, son but réfléchi ; tout l’atteste. Je veux qu’on imite les anciens, a-t-il écrit en tôle d’un petit fragment du poème d’Oppien sur la chasse[8] ; il ne fait pas autre chose ; il se reprend aux anciens de plus haut qu’on n’avait fait sous Racine et Boileau ; il y revient comme un jet d’eau à sa source, et par delà le Louis XIV : sans trop s’en douter, et avec plus de goût, il tente de nouveau l’œuvre de Ronsard[9]. Les Analecta de Brunck, qui avaient paru en 1776, et qui contiennent toute la fleur grecque en ce qu’elle a d’exquis, de simple, même de mignard ou de sauvage, devinrent la lecture la plus habituelle d’André ; c’était son livre de chevet et son bréviaire. C’est de là qu’il a tiré sa jolie épigramme traduite d’Évenus de Paros :

Fille de Pandion, ô jeune Athénienne, etc.[10] ;

et cette autre épigramme d’Anyté :

Ô sauterelle, à toi rossignol des fougères, etc.[11]

qu’il imite en même temps d’Argentarius. La petite épitaphe qui commence par ce vers :

Bergers, vous dont ici la chèvre vagabonde, etc.[12]

est traduite de Léonidas de Tarente. En comparant et en suivant de près ce qu’il rend avec fidélité, ce qu’il élude, ce qu’il rachète, on voit combien il était pénétré de ces grâces. Ses papiers sont couverts de projets d’imitations semblables. En lisant une épigramme de Platon sur l’an qui joue de la flûte, il en remarque le dernier vers où il est question des Nymphes hydriades ; je ne connaissais pas encore ces nymphes, se dit-il ; et on sent qu’il se propose de ne pas s’en tenir là avec elles. Il copie de sa main une épigramme de Myro la Byzantine, qu’il trouve charmante, adressée aux Nymphes hamadryades par un certain Cléonyme, qui leur dédie des statues dans un lieu planté de pins. Ainsi il va quêtant partout son butin choisi. Tantôt, ce sont deux vers d’une petite idylle de Méléagre sur le printemps :

L’alcyon sur les mers, près des toits l’hirondelle,
Le cygne au bord du lac, sous le bois Philomèle[13] ;

tantôt, c’est un seul vers de Bion (épithalame d’Achille et de Déidamie) :

Et les baisers secrets et les lits clandestins ;

il les traduit exactement et se promet bien de les enchâsser quelque part un jour[14]. Il guettait de l’œil, comme une tendre proie, les excellents vers de Denys le Géographe, où celui-ci peint les femmes de Lydie dans leurs danses en l’honneur de Bacchus, et les jeunes filles qui sautent et bondissent comme des faons nouvellement allaités,

… Lacet mero mentes perculsa novellas,

et les vents, frémissant autour d’elles, agitent sur leurs poitrines leurs tuniques élégantes.

Il voulait imiter l’idylle de Théocrite dans laquelle la courtisane Eunica se raille des hommages d’un pâtre ; chez André, c’eût été une contre-partie probablement ; on aurait vu une fille des champs raillant un beau de la ville, en lui disant : Allez, vous préférez

Aux belles de nos champs vos belles citadines.

La troisième élégie du livre IV de Tibulle, dans laquelle le poète suppose Sulpice éplorée, s’adressant à son amant Cérinthe et le rappelant de la chasse, tentait aussi André et il en devait mettre une imitation dans la bouche d’une femme. Mais voici quelques projets plus esquissés sur lesquels nous l’entendrons lui-même :

« Il ne sera pas impossible de parler quelque part de ces mendiants charlatans qui demandaient pour la Mère des Dieux, et aussi de ceux qui, à Rhodes, mendiaient pour la corneille et pour l’hirondelle ; et traduire les deux jolies chansons qu’ils disaient en demandant cette aumône et qu’Athénée a conservées. »

Il était si en quête de ces gracieuses chansons, de ces noëls de l’antiquité, qu’il en allait chercher d’analogues jusque dans la poésie chinoise, à peine connue de son temps ; il regrette qu’un missionnaire habile n’ait pas traduit en entier le Chi-King, le livre des vers, ou du moins ce qui en reste. Deux pièces, citées dans le treizième volume de la grande Histoire de la Chine qui venait de paraître, l’avaient surtout charmé. Dans une ode sur l’amitié fraternelle, il relève les paroles suivantes : « Un frère pleure son frère avec des larmes véritables. Son cadavre fût-il suspendu sur un abîme à la pointe d’un rocher ou enfoncé dans l’eau infecte d’un gouffre, il lui procurera un tombeau. »

« Voici, ajoute-t-il, une chanson écrite sous le règne d’Yao, 2,350 ans avant Jésus-Christ. C’est une de ces petites chansons que les Grecs appelent scholies : Quand le soleil commence sa course, je me mets au travail ; et quand il descend sous l’horizon, je me laisse tomber dans les bras du sommeil. Je bois l’eau de mon puits, je me nourris des fruits de mon champ. Qu’ai-je à gagner ou à perdre à la puissance de l’Empereur ? »

Et il se promet bien de la traduire dans ses Bucoliques. Ainsi tout lui servait à ses fins ingénieuses ; il extrayait de partout la Grèce.

Est-ce un emprunt, est-ce une idée originale que ces lignes riantes que je trouve parmi les autres et sans plus d’indication ? « Ô ver luisant lumineux… petite étoile terrestre… ne te retire point encore… prête-moi la clarté de ta lampe pour aller trouver ma mie qui m’attend dans le bois ! »

Pindare, cité par Plutarque au Traité de l’Adresse et de l’Instinct des animaux, s’est comparé aux dauphins qui sont sensibles à la musique ; André voulait encadrer l’image ainsi : « On peut faire un petit quadro d’un jeune enfant assis sur le bord de la mer,

sous un joli paysage. Il jouera sur deux flûtes ;

Deux flûtes sur sa bouche, aux autres, aux naïades,
Aux faunes, aux sylvains, aux belles oréades,
Répètent ses amours, .......

Et les dauphins accourent vers lui. » En attendant, il avait traduit, ou plutôt développé, les vers de Pindare :

Comme aux jours de l’été, quand d’un ciel calme et pur
Sur la vague aplanie étincelle l’azur,
Le dauphin sur les flots sort et bondit et nage,
S’empressant d’accourir vers l’aimable rivage
Où, sous des doigts légers, une flûte aux doux sons
Vient égayer les mers de ses vives chansons ;
Ainsi[15]..........

André, dans ses notes, emploie, à diverses reprises, cette expression : j’en pourrai faire un quadro ; cela paraît vouloir dire un petit tableau peint ; car il était peintre aussi, comme il nous l’a appris dans une élégie :

Tantôt de mon pinceau les timides essais
Avec d’autres couleurs cherchent d’autres succès.

Et quel plus charmant motif de tableau que cet enfant nu, sous l’ombrage, au bord d’une mer étincelante, et les dauphins arrivant aux sons de sa double flûte divine ! En l’indiquant, j’y vois comme un défi que quelqu’un de nos jeunes peintres relèvera[16].

Ailleurs, ce n’est plus le gracieux enfant, c’est Andromède exposée au bord des flots, qui appelle la muse d’André : il cite et transcrit les admirables vers de Manilius à ce sujet, au Ve livre des Astronomiques ; ce supplice d’où la grâce et la pudeur n’ont pas disparu, ce charmant visage confus, allant chercher une blanche épaule qui le dérobe :

Supplicia ipsa décent ; nivea cervice reclinis
MoUiter ipsa suæ custos est sola figuræ.
Defluxere sinus humeris, fugitque lacertos
Vestis, et effusi scopulis lusere capilli.
Te circum alcyones pennis planxere volantes, etc.

André remarque que c’est en racontant l’histoire d’Andromède à la troisième personne que le poète lui adresse brusquement ce vers : Te circum, etc., sans la nommer en aucune façon, « C’est tout cela, ajoute-t-il, qu’il faut imiter. Le traducteur met les alcyons volants autour de vous, infortunée princesse. Cela ôte de la grâce, » Je ne crois pas abuser du lecteur en l’initiant ainsi à la rhétorique secrète d’André[17].

Nina, ou la Folle par amour, ce touchant drame de Marsollier, fut représenté, pour la première fois, en 1786 ; André Chénier put y assister ; il dut être ému aux tendres sons de la romance de Dalayrac :

Quand le bien-aimé reviendra
— Près de sa languissante amie, etc.

Ceci n’est qu’une conjecture, mais que semble confirmer

et justifier le canevas suivant, qui n’est autre que le sujet de Nina, transporté en Grèce, et où se retrouve jusqu’à l’écho des rimes de la romance :

« La jeune fille qu’on appelle la Belle de Scio… Son amant mourut… elle devint folle… Elle courait les montagnes (la peindre d’une manière antique). — (J’en pourrai, un jour, faire un tableau, un quadro)… et, longtemps après elle, on chantait cette chanson faite par elle dans sa folie :

Ne reviendra-t-il pas ? Il reviendra sans doute.
Non, il est sous la tombe : il attend, il écoute.
Va, Belle de Scio, meurs ! il te tend les bras ;
Va trouver ton amant : il ne reviendra pas ! »

Et, comme post-scriptum, il indique en anglais la chanson du quatrième acte d’Hamlet que chante Ophélia dans sa folie : avide et pure abeille, il se réserve de pétrir tout cela ensemble[18] !

Fidèle à l’antique, il ne l’était pas moins à la nature ; si, en imitant les anciens, il a l’air souvent d’avoir senti avant eux, souvent, lorsqu’il n’a l’air que de les imiter, il a réellement observé lui-même. On sait le joli fragment :

Fille du vieux pasteur, qui d’une main agile
Le soir remplis de lait trente vases d’argile,
Crains la génisse pourpre, au farouche regard…[19]

Eh bien ! au bas de ces huit vers bucoliques, on lit sur le manuscrit : vu et fait à Catillon près Forges, le 4 août 1792 et écrit à Gournay le lendemain. Ainsi le poète se rafraîchissait aux images de la nature, à la veille du 10 août[20].

Deux fragments d’idylles, publiés dans l’édition de 1833, se peuvent compléter heureusement, à l’aide de quelques lignes de prose qu’on avait négligées ; je les rétablis ici dans leur ensemble.


LES COLOMBES[21]


Deux belles s’étaient baisées… Le poète berger, témoin jaloux de leurs caresses, chante ainsi :

« Que les deux beaux oiseaux, les colombes fidèles.
Se baisent. Pour s’aimer les Dieux les firent belles.

Sous leur tête mobile, un cou blanc, délicat,
Se plie, et de la neige effacerait l’éclat.
Leur voix est pure et tendre, et leur âme innocente,
Leurs yeux doux et sereins, leur bouche caressante.
L’une a dit à sa sœur : — Ma sœur.....

(Ma sœur, en un tel lieu, croissent l’orge et le millet…)

L’autour et l’oiseleur, ennemis de nos jours,
De ce réduit peut-être ignorent les détours ;
Viens…....

(Je te choisirai moi-même les graines que tu aimes, et mon bec s’entrelacera dans le tien.)

....................
L’autre a dit à sa sœur : Ma sœur, une fontaine
Coule dans ce bosquet.......

(L’oie ni le canard n’en ont jamais souillé les eaux, ni leurs cris… Viens, nous y trouverons une boisson pure, et nous y baignerons notre tête et nos ailes, et mon bec ira polir ton plumage. — Elles vont, elles se promènent en roucoulant au bord de l’eau ; elles boivent, se baignent, mangent ; puis, sur un rameau, leurs becs s’entrelacent : elles se polissent leur plumage l’une à l’autre.)

Le voyageur, passant en ces fraîches campagnes,
Dit[22] : Ô les beaux oiseaux ! ô les belles compagnes !
Il s’arrêta longtemps à contempler leurs jeux ;
Puis, reprenant sa route et les suivant des yeux,

Dit : Baisez, baisez-vous, colombes innocentes,
Vos cœurs sont doux et purs, et vos voix caressantes ;
Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat,
Se plie, et de la neige effacerait l’éclat. »

L’édition de 1833 (tome II, page 339) donne également cette épitaphe d’un amant ou d’un époux, que je reproduis, en y ajoutant les lignes de prose qui éclairent le dessein du poète :

Mes mânes à Clytie. — Adieu, Clytie, adieu.
Est-ce toi dont les pas ont visité ce lieu ?
Parle, est-ce toi, Clytie, ou dois-je attendre encore ?
Ah ! si tu ne viens pas seule ici, chaque aurore,
Rêver au peu de jours où j’ai vécu pour toi,
Voir cette ombre qui t’aime et parler avec moi,
D"Élysée à mon cœur la paix devient amère,
Et la terre à mes os ne sera plus légère.
Chaque fois qu’en ces lieux un air frais du matin
Vient caresser ta bouche et voler sur ton sein,
Pleure, pleure, c’est moi ; pleure, fille adorée ;
C’est mon âme qui fuit sa demeure sacrée,
Et sur ta bouche encore aime à se reposer.
Pleure, ouvre-lui tes bras et rends-lui son baiser.

Entre autres manières dont cela peut être placé, écrit Chénier, en voici une : Un voyageur, en passant sur un chemin, entend des pleurs et des gémissements. Il s’avance, il voit au bord d’un ruisseau une jeune femme échevelée, tout en pleurs, assise sur un tombeau, une main appuyée sur la pierre, l’autre sur ses yeux. Elle s’enfuit à l’approche du voyageur qui lit sur la tombe cette épitaphe. Alors il prend des fleurs et de jeunes rameaux, et les répand sur cette tombe en disant : Ô jeune infortunée… (quelque chose de tendre et d’antique) ; puis il remonte à cheval, et s’en va la tête penchée, et, mélancoliquement, il s’en va

Pensant à son épouse et craignant de mourir.

(Ce pourrait être le voyageur qui conte lui-même à sa famille ce qu’il a vu le matin[23].)

Mais c’est assez de fragments : donnons une pièce inédite entière, une perle retrouvée, la Jeune Locrienne, vrai pendant de la Jeune Tarentine. À son brusque début, on l’a pu prendre pour un fragment, et c’est ce qui l’aura fait négliger : mais André aime ces entrées en matière imprévues, dramatiques ; c’est la jeune Locrienne qui achève de chanter :

« Fuis, ne me livre point. Pars avant son retour ;
« Lève-toi ; pars, adieu ; qu’il n’entre, et que ta vue
« Ne cause un grand malheur, et je serais perdue !
« Tiens regarde, adieu, pars : ne vois-tu pas le jour ? »
— Nous aimions sa naïve et riante folie.
Quand soudain, se levant, un sage d’Italie,
Maigre, pâle, pensif, qui n’avait point parlé.
Pieds nus, la barbe noire, un sectateur zélé
Du muet de Samos qu’admire Métaponte,
Dit : « Locriens perdus, n’avez-vous pas de honte ?
Des mœurs saintes jadis furent votre trésor.
Vos vierges, aujourd’hui riches de pourpre et d’or,
Ouvrent leur jeune bouche à des chants adultères.
Hélas ! qu’avez-vous fait des maximes austères
De ce berger sacré que Minerve autrefois
Daignait former en songe à vous donner des lois ? »

Disant ces mots, il sort… Elle était interdite ;
Son œil noir s’est mouillé d’une larme subite ;
Nous l’avons consolée, et ses ris ingénus,
Ses chansons, sa gaité, sont bientôt revenus.
Un jeune Thurien[24], aussi beau qu’elle est belle
(Son nom m’est inconnu), sortit presque avec elle :
Je crois qu’il la suivit et lui fit oublier
Le grave Pythagore et son grave écolier[25].

Parmi les ïambes inédits, j’en trouve un dont le début rappelle, pour la forme, celui de la gracieuse élégie ; c’est un brusque reproche que le poète se suppose adressé par la bouche de ses adversaires, et auquel il répond soudain en l’interrompant :

« Sa langue est un fer chaud ; dans ses veines brûlées
Serpentent des fleuves de fiel. »
J’ai douze ans, en secret, dans les doctes vallées,
Cueilli le poétique miel :

Je veux un jour ouvrir ma ruche tout entière ;
Dans tous mes vers on pourra voir
Si ma muse naquit haineuse et meurtrière.
Frustré d’un amoureux espoir,

Archiloque aux fureurs du belliqueux ïambe
Immole un beau-père menteur ;
Moi, ce n’est point au col d’un perfide Lycambe
Que j’apprête un lacet vengeur.

Ma foudre n’a jamais tonné pour mes injures.
La patrie allume ma voix ;

La paix seule aguerrit mes pieuses morsures,
Et mes fureurs servent les lois.

Contre les noirs Pythons et les Hydres fangeuses,
Le feu, le fer, arment mes mains ;
Extirper sans pitié ces bêtes venimeuses,
C’est donner la vie aux humains.

Sur un petit feuillet, à travers une quantité d’abréviations et de mots grecs substitués aux mots français correspondants, mais que la rime rend possibles à retrouver, on arrive à lire cet autre ïambe écrit pendant les fêtes théâtrales de la Révolution après le 10 août ; l’excès des précautions indique déjà l’approche de la Terreur :

Un vulgaire assassin va chercher les ténèbres
Il nie, il jure sur l’autel ;
Mais, nous, grands, libres, fiers, à nos exploits funèbres,
À nos turpitudes célèbres.
Nous voulons attacher un éclat immortel.

De l’oubli taciturne et de son onde noire
Nous savons détourner le cours.
Nous appelons sur nous l’éternelle mémoire.
Nos forfaits, notre unique histoire,
Parent de nos cités les brillants carrefours.

Ô gardes de Louis, sous les voûtes royales
Par nos ménades déchirés,
Vos têtes sur un fer ont, pour nos bacchanales.
Orné nos portes triomphales.
Et ces bronzes hideux, nos monuments sacrés.

Tout ce peuple hébété que nul remords ne touche.
Cruel même dans son repos,

Vient sourire aux succès de sa rage farouche,
Et, la soif encore à la bouche,
Ruminer tout le sang dont il a bu les flots.
Arts dignes de nos yeux ! pompe et magnificence

Dignes de notre liberté.
Dignes des vils tyrans qui dévorent la France,
Dignes de l’atroce démence
Du stupide David qu’autrefois j’ai chanté !

Depuis l’aimable enfant au bord des mers, qui joue de la double flûte aux dauphins accourus, nous avons touché tous les tons. C’est peut-être au lendemain même de ce dernier ïambe rutilant, que le poète, en quelque secret voyage à Versailles, adressait cette ode heureuse à Fanny :

Mai de moins de roses, l’automne
De moins de pampres se couronne,
Moins d’épis flottent en moissons,
Que sur mes lèvres, sur ma lyre,
Fanny, tes regards, ton sourire,
Ne font éclore de chansons.

Les secrets pensers de mon âme
Sortent en paroles de flamme,
À ton nom doucement émus :
Ainsi la nacre industrieuse
Jette sa perle précieuse,
Honneur des sultanes d’Ormuz.

Ainsi, sur son mûrier fertile,
Le ver du Cathay mêle et file
Sa trame étincelante d’or.
Viens, mes Muses pour ta panne
De leur soie immortelle et pure
Versent un plus riche trésor.

Les perles de la poésie
Forment, sous leurs doigts d’ambroisie,
D’un collier le brillant contour.
Viens, Fanny : que ma main suspende
Sur ton sein cette noble offrande…

La pièce reste ici interrompue ; pourtant je m’imagine qu’il n’y manque qu’un seul vers, et possible à deviner ; je me figure qu’à cet appel flatteur et tendre, au son de cette voix qui lui dit : Viens, Fanny s’est approchée en effet, que la main du poète va poser sur son sein nu le collier de poésie, mais que tout d’un coup les regards se troublent, se confondent, que la poésie s’oublie, et que le poète comblé s’écrie, ou plutôt murmure en finissant :

Tes bras sont le collier d’amour[26] !

Il résulte, pour moi, de celle quantité d’indications et de glanures que je suis bien loin d’épuiser, il doit résulter pour tous, ce me semble, que, maintenant que la gloire de Chénier est établie et permet, sur son compte, d’oser tout désirer, il y a lieu véritablement à une édition plus complète et définitive de ses œuvres, où l’on profiterait des travaux antérieurs en y ajoutant beaucoup. J’ai souvent pensé à cet idéal d’édition pour ce charmant poète, qu’on appellera, si l’on veut, le classique de la décadence, mais qui est, certes, notre plus grand classique en vers depuis Racine et Boileau. Puisque je suis aujourd’hui dans les esquisses et les projets d’idylles et d’élégies, je veux esquisser aussi ce projet d’édition qui est parfois mon idylle. En tête donc se verrait, pour la première fois, le portrait d’André d’après le précieux tableau que possède M. de Cailleux, et qu’il vient, dit-on, de faire graver, pour en assurer l’image unique aux amis du poète. Puis on recueillerait les divers morceaux et les témoignages intéressants sur André, à commencer par les courtes, mais consacrant es paroles, dans lesquelles l’auteur du Génie du Christianisme l’a tout d’abord révélé à la France, comme dans l’auréole de l’échafaud. Viendrait alors la notice que M. de Latouche a mise dans l’édition de 1819, et d’autres morceaux écrits depuis, dans lesquels ce serait une gloire pour nous que d’entrer pour une part, mais où surtout il ne faudrait pas omettre quelques pages de M. Brizeux, insérées autrefois au Globe, sur le portrait, une lettre de M. de Latour sur une édition de Malherbe annotée en marge par André (Revue de Paris, 1834), le jugement porté ici même (Revue des Deux Mondes) par M. Planche, et enfin quelques pages, s’il se peut, détachées du poétique épisode de Stello par M. de Vigny. On traiterait, en un mot, André comme un ancien, sur lequel on ne sait que peu, et aux œuvres de qui on rattache pieusement et curieusement tous les jugements, les indices et témoignages. Il y aurait à compléter peut-être, sur plusieurs points, les renseignements biographiques ; quelques personnes qui ont connu André vivent encore ; son neveu, M. Gabriel de Chénier, à qui déjà nous devons tant pour ce travail, a conservé des traditions de famille bien précises. Une note qu’il me communique m’apprend quelques particularités de plus sur la mère de Chénier, cette spirituelle et belle Grecque, qui marqua à jamais aux mers de Byzance l’étoile d’André. Elle s’appelait Santi-l’Homaka ; elle était propre sœur (chose piquante !) de la grand’mère de M. Thiers. Il se trouve ainsi qu’André Chénier est oncle, à la mode de Bretagne, de M. Thiers par les femmes, et on y verra, si l’on veut, après coup, un pronostic. André a pris de la Grèce le côté poétique, idéal, rêveur, le culte chaste de la muse au sein des doctes vallées : mais n’y aurait-il rien, dans celui que nous connaissons, de la vivacité, des hardiesses et des ressources quelque peu versatiles d’un de ces hommes d’État qui parurent vers la fin de la guerre du Péloponèse, et, pour tout dire en bon langage, n’est-ce donc pas quelqu’un des plus spirituels princes de la parole athénienne ?

Mais je reviens à mon idylle, à mon édition oisive. Il serait bon d’y joindre un petit précis contenant, en deux pages, l’histoire des manuscrits. C’est un point à fixer (prenez-y garde), et qui devient presque douteux à l’égard d’André, comme s’il était véritablement un ancien. Il s’est accrédité, parmi quelques admirateurs du poète, un bruit, que l’édition de 1833 semble avoir consacré : ou a parlé de trois portefeuilles, dans lesquels il aurait classé ses diverses œuvres par ordre de progrès et d’achévement : les deux premiers de ces portefeuilles se seraient perdus, et nous ne posséderions que le dernier, le plus misérable, duquel pourtant ou aurait tiré toutes ces belles choses. J’ai toujours eu peine à me figurer cela. L’examen des manuscrits restants m’a rendu cette supposition de plus en plus difficile à concevoir. Je trouve, en effet, sans sortir du résidu que nous possédons, les diverses manières des trois prétendus portefeuilles : par exemple, l’idylle intitulée la Liberté s’y trouve d’abord dans un simple canevas de prose, puis en vers, avec la date précise du jour et de l’heure où elle fut commencée et achevée. La préface que le poète aurait esquissée pour le portefeuille perdu, et qui a été introduite pour la première fois dans l’édition de 1833 (tome I, page 23), prouverait au plus un projet de choix et de copie au net, comme en méditent tous les auteurs. Bref, je me borne à dire, sur les trois portefeuilles, que je ne les ai jamais bien conçus : qu’aujourd’hui que j’ai vu l’unique, c’est moins que jamais mon impression de croire aux autres, et que j’ai en cela pour garant l’opinion formelle de M. G. de Chénier, dépositaire des traditions de famille, et témoin des premiers dépouillements. Je tiens de lui une note détaillée sur ce point ; mais je ne pose que l’essentiel, très-peu jaloux de contredire. André Chénier voulait ressusciter la Grèce ; pourtant il ne faudrait pas autour de lui, comme autour d’un manuscrit grec retrouvé au xvie siècle, venir allumer, entre amis, des guerres de commentateurs : ce serait pousser trop loin la Renaissance[27].

Voilà pour les préliminaires ; mais le principal, ce qui devrait former le corps même de l’édition désirée, ce qui, par la difficulté d’exécution, la fera, je le crains, longtemps attendre, je veux dire le commentaire courant qui y serait nécessaire, l’indication complète des diverses et multiples imitations, qui donc l’exécutera ? L’érudition, le goût d’un Boissonade, n’y seraient pas de trop, et de plus il y aurait besoin, pour animer et dorer la scholie, de tout ce jeune amour moderne que nous avons porté à André. On ne se figure pas jusqu’où André a poussé l’imitation, l’a compliquée, l’a condensée ; il a dit dans une belle épître :

Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages.
Tout à coup, à grands cris, dénonce vingt passages
Traduits de tel auteur qu’il nomme ; et, les trouvant,
Il s’admire et se plaît de se voir si savant.
Que ne vient-il vers moi ? Je lui ferai connaître
Mille de mes larcins qu’il ignore peut-être.
Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l’instant
La couture invisible et qui va serpentant,
Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère…

Eh bien ! en consultant les manuscrits, nous avons été vers lui, et lui-même nous a étonné par la quantité de ces industrieuses coulures qu’il nous a révélées çà et là, junctura callidus acri. Quand il n’a l’air que de traduire un morceau d’Euripide sur Médée :

Au sang de ses enfants, de vengeance égarée,
Une mère plongea sa main dénaturée, etc.,

il se souvient d’Ennius, de Phèdre, qui ont imité ce morceau ; il se souvient des vers de Virgile (églogue VIII), qu’il a, dit-il, autrefois traduits étant au collège. À tout moment, chez lui, on rencontre ainsi de ces réminiscences à triple fond, de ces imitations à triple suture. Son Bacchus : Viens, ô divin Bacchus, ô jeune Thyonée ! est un composé du Bacchus des Métamorphoses, de celui des Noces de Thétis et de Pelée ; le Silène de Virgile s’y ajoute à la fin[28] Quand on relit un auteur ancien, quel qu’il soit, et qu’on sait André par cœur, les imitations sortent à chaque pas. Dans ce fragment d’élégie :

Mais si Plutus revient, de sa source dorée,
Conduire dans mes mains quelque veine égarée,
À mes signes, du fond de son appartement.
Si ma blanche voisine a souri mollement…

je croyais n’avoir affaire qu’à Horace :

Nunc et latentis proditor intimo
Gratus puellse risus ab angulo ;

et c’est à Perse qu’on est plus directement redevable :

.....Visa est si forte pecunia, sive
Gandida vicini subrisit molle puella,
Cor tibi rite salit.....[29].

Au sein de cette future édition difficile, mais possible, d’André Chénier, on trouverait moyen de retoucher avec nouveauté les profils un peu évanouis de tant de poètes antiques ; on ferait passer devant soi toutes les fines questions de la poétique française ; on les agiterait à loisir. Il y aurait là, peut-être, une gloire de commentateur à saisir encore : on ferait son œuvre et son nom, à bord d’un autre, à bord d’un charmant navire d’ivoire. J’indique, je sens cela, et je passe. Apercevoir, deviner une fleur ou un fruit derrière la haie qu’on ne franchira pas, c’est là le train de la vie.

Ai-je trop présumé pourtant, en un moment de grandes querelles publiques et de formidables assauts, à ce qu’on assure[30], de croire intéresser le monde avec ces débris de mélodie, de pensée et d’étude, uniquement propres à faire mieux connaître un poète, un homme, lequel, après tout, vaillant et généreux entre les généreux, a su, au jour voulu, à l’heure du danger, sortir de ses doctes vallées, combattre sur la brèche sociale, et mourir ?

1er février 1839.

II

En parlant l’autre jour de Montaigne, et en le présentant au milieu des dissensions civiles avec toute sa philosophie, tout son bon sens et toute sa grâce, je n’ai pas prétendu offrir un modèle, mais seulement un portrait. Ici, c’est un autre portrait que je voudrais montrer en regard, et d’une nature toute différente, d’un caractère non moins enviable et cher aux gens de bien. André Chénier va nous personnifier en lui une autre manière d’être et de se comporter en temps de révolution, une manière de sentir plus active, plus passionnée, plus dévouée et plus prodigue d’elle-même, une manière moins philosophique sans doute, mais plus héroïque. Supposez non plus du tout un Montaigne, mais un Étienne de La Boëtie vivant en 89 et en 93, ou encore un Vauvenargues à cette double date, et vous aurez André Chénier.

Par nature, par instinct et par vocation, il n’était nullement un homme politique : il aimait avant tout la retraite, l’étude, la méditation, une société d’amis intimes, une tendre et amoureuse rêverie. Ses mâles pensées elles-mêmes se tournaient volontiers en considérations solitaires, et s’enfermaient, pour mûrir, en de lents écrits. Que si quelque événement public venait à éclater et à faire vibrer les âmes, il y prenait part avec ardeur, avec élévation ; mais il aimait à rentrer aussitôt après dans ses studieux sentiers, du côté où était sa ruche, toute remplie, comme il dit, d’un poétique miel. Tel il fut pendant des années, avant que le grand orage vînt l’arracher à ses pensées habituelles et le lancer dans l’arène politique. Isolé par goût, sans autre ambition que celle des Lettres, des saintes Lettres, comme il les appelle, n’aspirant à rien tant qu’à les voir se retremper aux grandes sources et se régénérer, ne désespérant point d’y aider pour sa part en un siècle dont il appréciait les germes de vie et aussi la corruption et la décadence, il n’entra jamais dans la politique qu’à la façon d’un particulier généreux qui vient remplir son devoir envers la cause commune, dire tout haut ce qu’il pense, applaudir ou s’indigner énergiquement. Ne lui demandez point de jugement approfondi ni de révélations directes sur les hommes et les personnages en scène : il pourra porter quelques-uns de ces jugements sur les personnes tout à la fin et après l’expérience faite : mais d’abord il ne les juge que d’après l’ensemble de leur rôle et de leur action, et comme on peut le faire au premier rang du parterre. Ou plutôt, et pour prendre une comparaison plus noble et plus d’accord avec son caractère, André Chénier, par ses vœux, par ses souhaits, par ses chagrins d’honnête homme, par ses conseils et ses colères même, représente assez bien le chef du chœur dans les anciennes tragédies. Sans entrer dans les secrets de l’action, il la juge sur sa portée visible et sur son développement ; il l’applaudit, il la gourmande, il essaye de la contenir dans les voies de la morale et de la raison ; il se donne du moins à lui-même et à tous les honnêtes gens la satisfaction d’exprimer tout haut ses sentiments sincères, et, à certains moments plus vifs, il est entraîné, il s’avance et se compromet auprès des principaux personnages, jusqu’à mériter pour un temps prochain leur désignation et leur vengeance. C’est comme si, dans l’Antigone de Sophocle, un jeune homme du chœur sortait tout à coup des rangs, transporté de pitié pour la noble vierge, invectivait le tyran au nom de la victime, et méritait que Créon l’envoyât mourir avec elle. Antigone, pour André Chénier, c’était la Justice, c’était la Patrie.

Né en 1762 à Constantinople, d’une mère grecque, nourri d’abord en France sous le beau ciel du Languedoc, après ses études faites à Paris au collège de Navarre, il essaya quelque temps de la vie militaire ; mais, dégoûté bientôt des exemples et des mœurs oisives de garnison, il chercha l’indépendance. La jeunesse croit aisément se la procurer. Il eut quelques-unes de ces années consacrées à l’étude, à l’amitié, aux voyages, à la poésie. La dure nécessité pourtant, comme il l’appelle, le rengagea dans une carrière ; il fut attaché à la diplomatie et passa jusqu’à trois ans à Londres, trois années d’ennui, de souffrance et de contrainte. La Révolution de 89 le trouva dans cette position, et il ne tarda pas à s’en affranchir. André Chénier partageait à beaucoup d’égards les idées de son siècle, ses espérances, ses illusions même. Ce n’est pas qu’il ne l’eût jugé au moral et littérairement : « Pour moi, dit-il, ouvrant les yeux autour de moi au sortir de l’enfance, je vis que l’argent et l’intrigue sont presque la seule voie pour aller à tout ; je résolus donc dès lors, sans examiner si les circonstances me le permettaient, de vivre toujours loin de toute affaire, avec mes amis, dans la retraite et dans la plus entière liberté. » Comme tous ceux qui portent en eux l’idéal, il était très-vite capable de dégoût et de dédain. Pourtant cette misanthropie première ne tint pas devant les grands événements et les promesses de 89. Le serment du Jeu de Paume le transporta. Il n’avait que vingt-sept ans, et, pendant deux années encore, jusqu’en 1792, nous le voyons prendre part au mouvement dans une certaine mesure, donner en quelques occasions des conseils par la presse, ne pas être persuadé à l’avance de leur inefficacité ; en un mot, il est plus citoyen que philosophe, et il se définit lui-même à ce moment « un homme pour qui il ne sera point de bonheur, s’il ne voit point la France libre et sage ; qui soupire après l’instant où tous les hommes connaîtront toute l’étendue de leurs droits et de leurs devoirs ; qui gémit de voir la vérité soutenue comme une faction, les droits les plus légitimes défendus par des moyens injustes et violents, et qui voudrait enfin qu’on eût raison d’une manière raisonnable. »

Ce premier moment qui nous laisse voir André Chénier dans la modération toujours, mais pas encore dans la résistance, se distingue par quelques écrits, dont le plus remarqué fut celui qui a pour titre ; Avis aux Français sur leurs véritables Ennemis, et qui parut d’abord dans le numéro XIII du Journal de la Société de 89. Il est signé du nom de l’auteur et porte la date de Passy, 24 août 1790. La ligne honorable d’André Chénier s’y dessine déjà tout entière :

Lorsqu’une grande nation, dit-il en commençant, après avoir vieilli dans l’erreur et l’insouciance, lasse enfin de malheurs et d’oppression, se réveille de cette longue léthargie, et, par une insurrection juste et légitime, rentre dans tous ses droits et renverse l’ordre de choses qui les violait tous, elle ne peut en un instant se trouver établie et calme dans le nouvel état qui doit succéder à l’ancien. La forte impulsion donnée à une si pesante masse la fait vaciller quelque temps avant de pouvoir prendre son assiette.

Et il va chercher quels sont les moyens de lui faire reprendre cette assiette le plus tôt possible, et quelles sont les causes ennemies qui s’opposent à l’établissement le plus prompt d’un ordre nouveau.

Mais d’abord, à la manière dont il présente les choses et dont il attaque son sujet, nous voyons bien que nous ne sommes ici ni avec Mirabeau ni avec Montaigne. À cette date de 1790, et dès le mois de février, Mirabeau, jugeant de son coup d’œil d’homme d’État le fond de la situation et les troubles de toute sorte prêts à éclater dans vingt endroits du royaume, disait énergiquement : « Il a encore l’aplomb des grandes masses, mais il n’a que celui-là, et il est impossible de deviner quel sera le résultat de la crise qui commence, » En fait, six mois et dix mois auparavant, Mirabeau jugeait les choses bien autrement aventurées et compromises. — Et le philosophie Montaigne, en son temps, embrassant d’un coup d’œil ces grandes révolutions radicales qui ont la prétention de faire table rase et de tout rebâtir à neuf, disait :

Rien ne presse un État que l’innovation ; le changement donne leur forme à l’injustice et à la tyrannie. Quand quelque pièce se démanche, on peut l’étayer ; on peut s’opposer à ce que l’altération et corruption naturelle à toutes choses ne nous éloigne trop de nos commencements et principes ; mais d’entreprendre de refondre une si grande masse et de changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est à faire à ceux qui, pour décrasser, effacent, qui veulent amender les défauts particuliers par une confusion universelle, et guérir les maladies par la mort.

André Chénier, dans sa vue plus limitée et tout appliquée aux choses présentes, va dénoncer quelques-uns des plus sérieux dangers, sans les prévoir peut-être aussi grands qu’ils sont, et sans désespérer encore de l’ensemble. Dans la comparaison qu’on serait tenté d’établir entre lui et les deux grands esprits précédemment cités, il reprendra ses avantages du moins par la précision de son attaque et par son courage.

Il fait voir d’abord, au lendemain d’une révolution et d’un changement si universel, la politique s’emparant de tous les esprits, chacun prétendant concourir à la chose publique autrement que par une docilité raisonnée, chacun voulant à son tour porter le drapeau, et une foule de nouveaux-venus taxant de tiédeur ceux qui, depuis de longues années, imbus et nourris d’idées de liberté, se sont trouvés prêts d’avance à ce qui arrive, et qui demeurent modérés et fermes. Il montre une foule de gens irréfléchis, passionnés, obéissant à leur fougue, à leurs intérêts de parti, au mot d’ordre des habiles ; semant des rumeurs vagues ou des imputations atroces ; inquiétant l’opinion, la fatiguant dans une stagnante anarchie, et troublant les législateurs eux-mêmes dans l’œuvre des nouveaux Établissements politiques. De tous côtés on s’accuse de conspirations, de complots, sans voir qu’à la fin il y a danger « que notre inquiétude errante et nos soupçons indéterminés, dit-il, ne nous jettent dans un de ces combats de nuit où l’on frappe amis et ennemis. » C’est cette confusion de rumeurs et ce nuage gros d’alarmes qu’André Chénier a surtout à cœur d’éclaircir et de démêler. Les vrais, les principaux ennemis de la Révolution, il se le demande, où sont-ils ?

Les ennemis du dehors, il les réduit à ce qu’ils sont, il ne les méconnaît pas, mais il ne se les exagère pas ; les émigrés de même. Dans tous les cas, si l’on a des ennemis au dehors, si l’on en a aussi au dedans, il faut de l’union pour les combattre et en triompher, et ce qui s’oppose le plus à cette union, c’est ce malheureux penchant aux soupçons, au tumulte, aux insurrections, qui est fomenté en France, et qui l’est surtout par une foule d’orateurs et d’écrivains : « Tout ce qui s’est fait de bien et de mal dans cette Révolution est dû à des écrits », dit André Chénier ; et il s’en prend hardiment à ceux qui sont les auteurs du mal, à « : ces hommes qui fatiguent sans cesse l’esprit public, qui le font flotter d’opinions vagues en opinions vagues, d’excès en excès, sans lui donner le temps de s’affermir, qui usent et épuisent l’enthousiasme national contre des fantômes, au point qu’il n’aura peut-être plus de force s’il se présente un véritable combat. » Il se fait leur dénonciateur déclaré et commence contre eux sa guerre à mort ;

Comme la plupart des hommes, dit-il, ont des passions fortes et un jugement faible, dans ce moment tumultueux, toutes les passions étant en mouvement, ils veulent tous agir et ne savent point ce qu’il faut faire, ce qui les met bientôt à la merci des scélérats habiles : alors, l’homme sage les suit des yeux ; il regarde où ils tendent ; il observe leurs démarches et leurs préceptes ; il finit peut-être par démêler quels intérêts les animent, et il les déclare ennemis publics, s’il est vrai qu’ils prêchent une doctrine propre à égarer, reculer, détériorer l’esprit public.

Et il s’attache à définir ce que c’est que l’esprit public dans un pays libre et véritablement digne de ce nom :

N’est-ce pas une certaine raison générale, une certaine sagesse pratique et com, me de routine, à peu près également départie entre tous les citoyens, et toujours d’accord et de niveau avec toutes les institutions publiques ; par laquelle chaque citoyen connaît bien ce qui lui appartient et par conséquent ce qui appartient aux autres ; par laquelle chaque citoyen connaît bien ce qui est dû à la société entière et s’y prête de tout son pouvoir ; par laquelle chaque citoyen respecte sa propre personne dans autrui, et ses droits dans ceux d’autrui ?… Et quand la société dure depuis assez longtemps pour que tout cela soit dans tous une habitude innée et soit devenu une sorte de religion, je dirais presque de superstition, certes alors un pays a le meilleur esprit public qu’il puisse avoir.

On était loin de là en 90 : en est-on beaucoup plus près aujourd’hui ? André Chénier, dans cet Avis aux Français, s’efforce de susciter les sentiments capables de créer un tel esprit. Il tâche d’élever les âmes, de les animer au bien par la grandeur des circonstances :

« La France n’est point dans ce moment chargée de ses seuls intérêts ; la cause de l’Europe entière est déposée dans ses mains… On peut dire que la race humaine est maintenant occupée à faire sur nos têtes une grande expérience. » À côté de l’honneur insigne de la réussite, il déroule les suites incalculables d’un revers. Par tous les moyens, par toutes les raisons, il provoque une ligue active et vigilante de tous les citoyens probes et sages, une concorde courageuse et presque un vertueux complot de leur part pour conjurer les efforts contraires de la sottise et de la perversité. Il montre ces efforts subversifs toujours renaissants et infatigables, et les oppose, pour la stimuler, à la tiédeur des honnêtes gens, qui, « ennemis de tout ce qui peut avoir l’air de violence, se reposant sur la bonté de leur cause, espérant trop des hommes, parce qu’ils savent que, tôt ou tard, ils reviennent à la raison ; espérant trop du temps, parce qu’ils savent que, tôt ou tard, il leur fait justice ; perdent les moments favorables, laissent dégénérer leur prudence en timidité, se découragent, composent avec l’avenir, et, enveloppés de leur conscience, finissent par s’endormir dans une bonne volonté immobile et dans une sorte d’innocence léthargique. » Pour lui, il ne fera point ainsi : tout résolu qu’il était d’abord à ne point sortir de son obscurité, à ne point faire entendre sa voix inconnue au milieu de cette confusion de clameurs, il a pensé qu’il fallait triompher de ces réserves d’amour-propre plutôt encore que de modestie, et payer, coûte que coûte, son tribut pour le salut commun :

J’ai de plus, ajoute-t-il, goûté quelque joie à mériter l’estime des gens de bien en m’offrant à la haine et aux injures de cet amas de brouillons corrupteurs que j’ai démasqués. J’ai cru servir la liberté en la vengeant de leurs louanges. Si, comme je l’espère encore, ils succombent sous le poids de la raison, il sera honorable d’avoir, ne fut-ce qu’un peu, contribué à leur chute. S’ils triomphent, ce sont gens par qui il vaut mieux être pendu que regardé comme ami. »

Et ici, nous retrouvons le sentiment fondamental de l’inspiration d’André Chénier pendant toute la Révolution. Il le dira et le redira sans cesse : « Il est beau, il est même doux d’être opprimé pour la vertu. »

Environ deux ans après son Avis aux Français, dénonçant dans le Journal de Paris (n° du 29 mars 1792) la pompe factieuse et l’espèce de triomphe indigne décerné aux soldats suisses du régiment de Châteauvieux, il terminera en s’adressant à ceux qui demandent à quoi bon écrire si souvent contre des partis puissants et audacieux, car on s’y brise et on s’expose soi-même à leurs représailles, à leurs invectives :

Je réponds, dit-il, qu’en effet une immense multitude d’hommes parlent et décident d’après des passions aveugles, et croient juger, mais que ceux qui le savent ne mettent aucun prix à leurs louanges, et ne sont point blessés de leurs injures.

J’ajoute qu’il est bon, qu’il est honorable, qu’il est doux, de se présenter par des vérités sévères, à la haine des despotes insolents qui tyrannisent la liberté au nom de la liberté même.

Quand des brouillons tout-puissants, ivres d’avarice et d’orgueil, tombent détruits par leurs propres excès, alors leurs complices, leurs amis, leurs pareils, les foulent aux pieds ; et l’homme de bien, en applaudissant à leur chute, ne se mêle point à la foule qui les outrage. Mais jusque-là, même en supposant que l’exemple d’une courageuse franchise ne soit d’aucune utilité, démasquer sans aucun ménagement des factieux avides et injustes, est un plaisir qui n’est pas indigne d’un honnête homme.

Enfin, c’est le même sentiment qu’il prête à Charlotte Corday, dans l’Ode éloquente où il l’a célébrée :

Oh ! quel noble dédain fit sourire ta bouche,
Quand un brigand, vengeur de ce brigand farouche,
Crut te fait pâlir aux menaces de mort !

Tel se dessine à nous André Chénier, dans sa courte et vaillante carrière politique. Ce qui l’anime et le dirige, ce n’est pas la pensée [d’un politique supérieur, ambitieux et généreux, qui veut arriver au pouvoir et l’arracher des mains d’indignes adversaires. Le sentiment qui le jette hors de lui et le porte en avant est surtout moral : c’est la haine de l’homme intelligent contre les brouillons, de l’homme d’esprit contre la sottise, de l’homme de cœur contre les lâches manœuvres et les infamies ; c’est le dédain d’un stoïcien passionné et méprisant contre la tourbe de ceux qui suivent le torrent populaire et qui flagornent aujourd’hui la multitude comme ils auraient hier adulé les rois ; c’est l’expression irrésistible d’une noble satire qui lui échappe, qui se profère avec indignation et bonheur, qui se satisfait quand même, dit-elle ne produire d’autre effet en s’exhalant que de soulager une bile généreuse. Son inspiration en ceci est encore antique ; elle relève de celle de Tacite et de l’homme juste d’Horace : elle rappelle de vertueux accents de Juvénal ou de Perse, quelque chose comme un Caton poète, un Alceste lyrique, et qui sait, au besoin, s’armer de l’ïambe.

Orgueil et courage, orgueil et plaisir à se trouver à part, seul debout, exposé à la rage des méchants, quand les lâches et les hébétés se taisent, il entre beaucoup de cela dans l’inspiration politique d’André Chénier.

Ce mot de brouillons revient perpétuellement dans sa bouche pour flétrir ses adversaires : c’est le stigmate imprimé par un esprit juste et ferme au genre de défaut qui lui est le plus antipathique et qui le fait le plus souffrir.

André Chénier entra décidément dans la polémique au Journal de Paris, par un article du 12 février 1792 contre la ridicule et indécente Préface que Manuel avait mise en tête des Lettres de Mirabeau et de Sophie, C’est l’écrivain homme de goût qui s’irrite d’abord et qui s’indigne de cette violation inouïe de la raison et de la pudeur dans la langue. Lui, amateur des sources antiques, toujours en quête des saines et bonnes disciplines, qui voudrait produire dans son style la tranquillité modeste et hardie de ses pensées ; lui qui, dans les belles pages de prose où il ébauche des projets d’ouvrages sévères, aspire et atteint à la concision latine, à la nerveuse et succulente brièveté d’un Salluste honnête homme et vertueux, on conçoit la colère à la Despréaux, et plus qu’à la Despréaux, qui dut le saisir en voyant un tel débordement de déclamations soi-disant philosophiques, de facéties galantes et de gentillesses libertines, découlant de la plume d’un bel esprit formé à l’école de Danton. Se séparant, pour le mieux flétrir, du faux bon ton qui n’avait jamais été le sien, et revendiquant le vrai bon ton éternel et naturel, celui qui est tel pour toute âme bien née, et qu’aucune révolution n’est en droit d’abolir : «. Tout homme qui a une âme bonne et franche, s’écriait-il, n’a-t-il pas en soi une justesse de sentiment et de pensées, une dignité d’expressions, une gaieté facile et décente, un respect pour les vraies bienséances, qui est en effet le bon ton, puisque l’honnêteté n’en aura jamais d’autre ? »

Une autre de ses indignations et de ses colères, qui causa finalement sa perte par l’offense mortelle qu’il fit à Collot d’Herbois, est celle que lui causa la fête triomphale décernée (ou tolérée) par la Ville de Paris eu l’honneur des Suisses de Châteauvieux. Il faut se rappeler que ces soldats, après s’être révoltés à Nancy deux années auparavant et avoir pillé la caisse du régiment, avaient été, au nombre de quarante ou cinquante, condamnés aux galères d’après les lois de la justice fédérale en vigueur parmi les troupes suisses. Non content de les amnistier en mars 1792, on voulut encore les célébrer, et Collot d’Herbois fit la motion factieuse de leur décerner un honneur public. Tout à l’heure, c’était l’écrivan et l’homme de goût, dans Chénier, qui se révoltait contre Manuel ; ici, c’est le militaire qui prend feu contre Collot d’Herbois, c’est le gentilhomme qui a porté l’épée et qui sait ce que c’est que la religion du drapeau. Lui, qui eût été un digne soldat de Xénophon, il sent toute sa conscience héroïque se soulever à l’idée de cette violation de la discipline et de l’honneur érigée en exploit. Il faut l’entendre qualifier cette scandaleuse bacchanale, cette bambochade ignominieuse, que favorisaient la lâcheté des Corps constitués et l’immortelle badauderie parisienne, et s’écrier, par un mouvement digne d’un Ancien :

On dit que, dans toutes les places publiques où passera cette pompe, les statues seront voilées. Et, sans m’arrêter à demander de quel droit des particuliers qui donnent une fête à leurs amis s’avisent dévoiler les monuments publics, je dirai que si, en effet, cette misérable orgie a lieu, ce ne sont point les images des despotes qui doivent être couvertes d’un crêpe funèbre, c’est le visage de tous les hommes de bien, de tous les Français soumis aux lois, insultés par les succès de soldats qui s’arment contre les décrets et pillent leur caisse militaire. C’est à toute la jeunesse du royaume, à toutes les gardes nationales, de prendre les couleurs du deuil, lorsque l’assassinat de leurs frères est parmi nous un titre de gloire pour des étrangers. C’est l’armée dont il faut voiler les yeux pour qu’elle ne voie point quel prix obtiennent l’indiscipline et la révolte. C’est à l’Assemblée nationale, c’est au Roi, c’est à tous les administrateurs, c’est à la Patrie entière à s’envelopper la tête pour n’être pas de complaisants ou de silencieux témoins d’un outrage fait à toutes les autorités et à la Patrie entière. C’est le livre de la Loi qu’il faut couvrir, lorsque ceux qui en ont déchiré les pages à coups de fusil reçoivent des honneurs civiques.

Et se retournant contre le maire Pétion qui, dans une Lettre à ses concitoyens, avait répondu avec une astuce niaise et une bénignité captieuse que cette fête, si on n’y avait vu que ce qui était, n’avait qu’un caractère privé, innocent et fraternel, et que l’esprit public s’élève et se fortifie au milieu des amusements civiques, André Chénier l’enferme dans ce dilemme : « Dans un pays qui est témoin d’une telle fête, de deux choses l’une : ou c’est l’autorité qui la donne, ou il n’y a point d’autorité dans ce pays-là. »

Le même sentiment militaire d’André Chénier, déjà si noblement irrité dans l’affaire des Suisses, s’anime de nouveau et éclate par les plus beaux accents, à l’occasion de l’assassinat du général Dillon, massacré après un échec de ses propres soldats près de Lille, en 1792. André Chénier en tire sujet d’adjurations éloquentes et véritablement patriotiques : « Ô vous tous, dont l’âme sait sentir ce qui est honnête et bon ; vous tous qui avez une patrie, et qui savez ce que c’est qu’une patrie !… élevez donc la voix, montrez-vous… Ce moment est le seul qui nous reste : c’est le moment précis où nous allons décider de notre avenir… La perte d’un poste est peu de chose, mais l’honneur de la France a été plus compromis par de détestables actions qu’il ne l’avait été depuis des siècles. » Il réclame la punition énergique, exemplaire des coupables ; il fait entendre de grandes vérités : « Souvenez-vous que rien n’est plus humain, plus indulgent, plus doux, que la sévère inflexibilité des lois justes ; que rien n’est plus cruel, plus impitoyable, que la clémence pour le crime ; qu’il n’est point d’autre liberté que l’asservissement aux lois. »

Un caractère essentiel à noter dans ces articles de prose d’André Chénier, c’est que si le poète s’y marque par l’élévation et la chaleur du sentiment, par le désintéressement de la pensée et presque le détachement du succès, par une certaine ardeur enfin d’héroïsme et de sacrifice, il ne donne pourtant au style aucune couleur particulière. La métaphore s’y montre rarement. La langue est noble, pure, ferme, pas très-éclatante : elle pourrait même, par moments, l’être plus, sans le paraître trop. Ce qui me frappe, c’est la raison et l’énergie : l’idée du talent ne vient qu’après. On y sentirait par endroits le souffle éloquent et véhément de l’orateur, plus encore que la veine du poète. André Chénier, fidèle en ceci au goût antique, ne mêle point les genres.

Un des points les plus importants de la polémique d’André Chénier est la dénonciation qu’il fit de la Société des Jacobins, dans l’article intitulé : De la Cause des Désordres qui troublent la France et arrêtent l’Établissement de la Liberté, et inséré dans le Supplément au Journal de Paris, du 26 février 1792. Il montre que cette Société, et toutes celles qui en dépendent, ces Confréries usurpatrices, « se tenant toutes par la main, forment une sorte de chaîne électrique autour de la France » ; qu’elles forment un État dans l’État ; que « l’organisation de ces Sociétés est le système le plus complet de désorganisation sociale qu’il y ait jamais eu sur la terre. » C’est à cette Société des Jacobins qu’il pensait encore, quand il disait : « Aux talents et à la capacité près, ils ressemblent à la Société des Jésuites. » Il fait sentir la distinction profonde qu’il y a entre le vrai peuple, dont, suivant lui, la bourgeoisie laborieuse est le noyau, et ces Sociétés, où un infiniment petit nombre de Français paraissent un grand nombre, parce qu’ils sont réunis et qu’ils crient :

Quelques centaines d’oisifs réunis dans un jardin ou dans un spectacle, ou quelques troupes de bandits qui pillent des boutiques, sont effrontément appelés le Peuple ; et les plus insolents despotes n’ont jamais reçu des courtisans les plus avides un encens plus vil et plus fastidieux que l’adulation impure dont deux ou trois mille usurpateurs de la souveraineté nationale sont enivrés chaque jour par les écrivains et les orateurs de ces Sociétés qui agitent la France.

Aristote et Burke avaient déjà remarqué que le caractère moral du démagogue flatteur du peuple, et celui du courtisan flatteur des rois, se ressemblent identiquement au fond. La forme seule de la majesté qu’ils flattent a changé : l’un de ces rois n’a qu’une tête, l’autre en a cinq cent mille. Le procédé, d’ailleurs, de bassesse est le même. André Chénier a remarqué spirituellement qu’au théâtre on flagorne le peuple, depuis qu’il est souverain, aussi platement qu’on flagornait le roi, du temps que le roi était tout, et que le parterre, qui représente le peuple en personne, applaudit et ait répéter toutes les maximes adulatrices en son honneur aussi naïvement que Louis XIV fredonnait les prologues de Quinault à sa louange, pendant qu’on lui mettait ses souliers et sa perruque.

Je me borne à indiquer cette polémique d’André Chénier contre les Jacobins, d’où résulta une discussion publique et par écrit avec son frère Marie-Joseph, membre et alors défenseur de cette dangereuse Société Les témoins et les gens de parti firent de leur mieux pour envenimer cette dissidence des deux frères, laquelle, du reste, n’eut jamais le caractère qu’on a voulu lui prêter. Leur brouille ne fut que de quelques mois. Lorsque après le 10 août, André Chénier, souffrant et retiré de la polémique, voulut aller à Versailles pour s’y reposer et y refaire sa santé, ce fut Marie-Joseph même qui lui loua cette petite maison où il a écrit ses dernières odes si élevées et si touchantes[31].

André Chénier, d’ailleurs, ne jugeait point Marie-Joseph et ses tragédies révolutionnaires avec la sévérité qu’on pourrait supposer d’après l’esprit modéré de l’ensemble de ses doctrines. Il se retrouvait frère et un peu partial à cet endroit. Dans un écrit daté de 91 et intitulé Réflexions sur l’Esprit de parti, il se montre injuste et vraiment injurieux pour Burke, et le désir de venger son frère de ce que Burke avait dit sur la tragédie de Charles IX dans son fameux pamphlet y entre pour quelque chose.

En général, la politique d’André Chénier doit être envisagée comme une politique de droiture et de cœur, émanée d’une simple et haute inspiration personnelle. Attaché à la Constitution de 91, la jugeant praticable malgré ses défauts, croyant que la question serait résolue si tous les honnêtes gens s’unissaient pour prêter main-forte à cette loi une fois promulguée, seul d’ailleurs, ne tenant à aucun parti, à aucune secte, ne connaissant pas même les rédacteurs du Journal de Paris, dans lequel il publie ses articles, se bornant à user de cette méthode commode des Suppléments, qui permettait alors à chacun de publier ses réflexions à ses frais, il répondait hardiment à ceux qui voulaient établir une solidarité entre lui et les personnes à côté de qui il écrivait : « Il n’existe entre nous d’association que du genre de celles qui arment vingt villages contre une bande de voleurs. » Sa politique, en quelque sorte isolée et solitaire, se dessine nettement à l’occasion de la hideuse journée du 20 juin. Par un mouvement généreux et tout chevaleresque, il se déclare plus à découvert que jamais pour le roi entre le 20 juin et le 10 août ; il félicite le pauvre Louis XVI, si humilié et si insulté, de son attitude honorable dans cette première journée. Par un sentiment délicat, il voudrait faire arriver une parole de consolation à son cœur : « Puisse-t-il lire avec quelque plaisir, écrit-il, ces expressions d’une respectueuse estime de la part d’un homme sans intérêts comme sans désirs, qui n’a jamais écrit que sous la dictée de sa conscience ; à qui le langage des courtisans sera toujours inconnu ; aussi passionné que personne pour la véritable égalité, mais qui rougirait de lui-même s’il refusait un éclatant hommage à des actions vertueuses par lesquelles un roi s’efforce d’expier les maux que tant d’autres rois ont faits aux hommes ! » Il suppose, il rédige une Adresse de ce même roi à l’Assemblée, datée de juin 1792, et où il le fait parler avec autant de bon sens que de dignité. Il lui prête un rôle impossible après le 20 juin et quand la partie est déjà perdue : ce jour, en effet, qui est déjà celui de la chute du trône, lui paraît pouvoir être le point de départ d’une Restauration idéale dont il trace un tableau chimérique et embelli. Le poète se retrouve ici avec son illusion. Mais non, c’est encore l’homme de cœur et le valeureux citoyen qui, sans se soucier du succès et bravant le péril, ne peut étouffer le cri de ses entrailles. Il suppose à tous ceux qui pensent comme lui autant de courage qu’à lui : « Que tous les citoyens dont les sentiments sont conformes à ceux que contient cet écrit (et il n’est pas douteux que ce ne soit la France presque entière) rompent enfin le silence. Ce n’est pas le temps de se taire… Élevons tous ensemble une forte clameur d’indignation et de vérité. »

C’est cette forte clameur qui manqua et qui manquera toujours en pareille circonstance, quand les choses en seront venues à ces extrémités ; car, ainsi que lui-même le remarque tout à côté, « le nombre dos personnes qui réfléchissent et qui jugent est infiniment petit ». L’indolence parisienne est de tout temps connue ; et si des peuples anciens élevèrent des temples et des autels à la Peur, on peut dire (c’est Chénier qui parle à la date de 92) que jamais cette divinité « n’eut de plus véritables autels qu’elle n’en a dans Paris ; que jamais elle ne fut honorée d’un culte plus universel ».

La politique d’André Chénier dans son ensemble se déduirait donc pour nous très-nettement en ces termes : Ce n’est point une action concertée et suivie, c’est une protestation individuelle, logique de forme, lyrique de source et de jet, la protestation d’un honnête homme qui brave à la fois ceux qu’il réfute, et ne craint pas d’appeler sur lui le glaive.

La journée du 10 août vint mettre fin à la discussion libre. André Chénier, retiré de la polémique, se réfugia dans l’indignation solitaire et dans le mépris silencieux. Une lettre de lui, écrite à la date du 28 octobre 1792, nous le montre désormais « bien déterminé à se tenir toujours à l’écart, ne prenant aucune part active aux affaires publiques, et s’attachant plus que jamais, dans la retraite, à une étude approfondie des langues antiques. » Sa santé s’était altérée ; il allait de temps en temps passer à Versailles des semaines vouées à la méditation, à la rêverie, à la poésie. Un amour délicat l’avait repris et le consolait des autres tristesses par sa blessure même. Il en a célébré l’objet dans des pièces adorables, sous le nom de Fanny[32] Mais, suivant moi, la plus belle (s’il fallait choisir), la plus complète des pièces d’André Chénier, est celle qu’il composa vers ce temps, et qui commence par cette strophe :

Ô Versaille, ô bois, ô portiques !
Marbres vivants, berceaux antiques,
Par les dieux et les rois Élysée embelli,
À ton aspect dans ma pensée.
Comme sur l’herbe aride une fraîche rosée,
Coule un peu de calme et d’oubli.

Qu’on veuille la relire tout entière. On y voit, dans un rhythme aussi neuf qu’harmonieux, le sentiment de la nature et de la solitude, d’une nature grande, cultivée et même pompeuse, toute peuplée de souvenirs de grandeur auguste et de deuil, et comme ennoblie ou attristée d’un majestueux abandon. Il y a là l’Élégie royale dans toute sa gloire, puis, tout à côté, le mystère d’un réduit riant et studieux couronné de rameaux, et propice au rêve du poète, au rêve de l’amant. Car il aime, il revit, il espère ; il va chanter comme autrefois, et la source d’harmonie va de nouveau abonder dans son cœur et sur ses lèvres. Mais, tout à coup, devant les yeux lui repasse l’image des horreurs publiques, et alors le sentiment vertueux et stoïque revient dominer le sentiment poétique et tendre. L’homme juste et magnanime se réveille, et la vue des innocents égorgés corrompt son bonheur. Tel est, dans cette admirable pièce, l’ordre et la suite des idées, dont chacune revêt tour à tour son expression la plus propre, l’expression hardie à la fois, savante et naïve.

Enfin, pour achever de dessiner cette noble figure d’un poète honnête homme et homme de cœur qui, dans la plus horrible révolution moderne, comprit et pratiqua le courage et la vertu au sens antique des Thucydide et des Aristote, des Tacite et des Thraséas, il ne faut que transcrire cette page testamentaire trouvée dans ses papiers, et où il s’est peint lui-même à nu devant sa conscience et devant l’avenir :

Il est las de partager la honte de cette foule immense qui en secret abhorre autant que lui, mais qui approuve et encourage, au moins par son silence, des hommes atroces et des actions abominables. La vie ne vaut pas tant d’opprobre. Quand les tréteaux, les tavernes et les lieux de débauche vomissent par milliers des législateurs, des magistrats et des généraux d’armée qui sortent de la boue pour le bien de la patrie, il a, lui, une autre ambition, et il ne croit pas démériter de sa patrie en faisant dire un jour : Ce pays, qui produisit alors tant de prodiges d’imbécillité et de bassesse, produisit aussi un petit nombre d’hommes qui ne renoncèrent ni à leur raison ni à leur conscience ; témoins des triomphes du vice, ils restèrent amis de la vertu et ne rougirent point d’être gens de bien. Dans ces temps de violence, ils osèrent parler de justice ; dans ces temps de démence, ils osèrent examiner ; dans ces temps de la plus abjecte hypocrisie, ils ne feignirent point d’être des scélérats pour acheter leur repos aux dépens de l’innocence opprimée ; ils ne cachèrent point leur haine à des bourreaux qui, pour payer leurs amis et punir leurs ennemis, n’épargnaient rien, car il ne leur en coûtait que des crimes ; et un nommé A. C. (André Chénier) fut un des cinq ou six que ni la frénésie générale, ni l’avidité, ni la crainte, ne purent engager à ployer le genou devant des assassins couronnés, à toucher des mains souillées de meurtres, et à s’asseoir à la table où l’on boit le sang des hommes.

Quelle que soit la ligne politique qu’on suive (et je ne prétends point que celle d’André Chénier soit strictement la seule et la vraie), cette manière d’être et de sentir en temps de révolution, surtout quand elle est finalement confirmée et consacrée par la mort, sera toujours réputée moralement la plus héroïque et la plus belle, la plus digne de toutes d’être proposée aux respects des hommes.

À ceux qui lui demandaient ce qu’il avait fait pendant la Terreur à la Convention, Sieyès se contentait de répondre : J’ai vécu. Il sera toujours plus digne et plus beau de répondre à cette question, avec l’âme d’André Chénier : Et moi, j’ai mérité de mourir !

Lundi, 19 mai 1851.




NOTE POUR LA PRÉSENTE ÉDITION

Dans le tome IV des Causeries du lundi, cette étude intitulée André Chénier homme politique est suivie du procès-verbal de l’interrogatoire d’André Chénier, que nous reproduisons dans le volume des Œuvres en prose.

Nous ajouterons seulement ici un renseignement sur le personnage nommé Abel à qui est adressée la première élégie, p. 165. Le manuscrit de cette pièce porte en tête les mots : à Fondat, c’est-à-dire, selon l’interprétation de M. Becq de Fouquières (journal le Temps, 1er nov. 1878), Abel-Louis-François de Malartic, chevalier de Fondat, né en 1760, conseiller au parlement de Paris, puis maître des requêtes, mort vers 1804.

L. M.
  1. Ces pages ont été écrites en 1839.
  2. C’est peut-être animaux qu’il a voulu dire ; mais je copie.
  3. Qu’on ne s’étonne pas trop de voir le nom d’André ainsi mêlé à des idées physiologiques. Parmi les physiologistes, il en est un qui, par le brillant de son génie et la rapidité de son destin, fut comme l’André Chénier de la science ; et, dans la liste des jeunes illustres diversement ravis avant l’âge, je dis volontiers : Vauvenargues, Barnave, André Hoche et Bichat.
  4. Comme les enfants prennent les statues d’airain au sérieux et croient que ce sont des hommes vivants, ainsi les superstitieux prennent pour vérités toutes les chimères.
  5. Car ils ne prennent ces images que pour des hommes, et les autres les prennent pour des Dieux. — L’opposition entre ces pensées d’André et celles que nous ont laissées Vauvenargues ou Pascal, s’offre naturellement à l’esprit ; lui-même il n’est pas sans y avoir songé, et sans s’être posé l’objection. Je trouve cette note encore : « Mais quoi ? tant de grands hommes ont cru tout cela… Avez-vous plus d’esprit, de sens, de savoir ?… Non ; mais voici une source d’erreur bien ordinaire : beaucoup d’hommes, invinciblement attachés aux préjugés de leur enfance, mettent leur gloire, leur piété, à prouver aux autres un système avant de se le prouver à eux-mêmes. Ils disent : Ce système, je ne veux point l’examiner pour moi. Il est vrai, il est incontestable, et, de manière ou d’autre, il faut que je le démontre. — Alors, plus ils ont d’esprit, de pénétration, de savoir, plus ils sont habiles à se faire illusion, à inventer, à unir, à colorer les sophismes, à tordre et à défigurer tous les faits pour en étayer leur échafaudage… Et pour ne citer qu’un exemple et un grand exemple, il est bien clair que, dans tout ce qui regarde la métaphysique et la religion, Pascal n’a jamais suivi une autre méthode. » Cela est beaucoup moins clair pour nous aujourd’hui que pour André, qui ne voyait Pascal que dans l’atmosphère d’alors, et, pour ainsi dire, à travers Condorcet. — Dans les fragments de mémoires manuscrits de Chènédollé, qui avait beaucoup vécu avec des amis de notre poète, je trouve cette note isolée et sans autre explication : « André Chénier était athée avec délices. »

    M. Gabriel de Chénier combat vivement cette allégation de Chènédollé. L. M.

  6. Satire V : l’image, dans Perse, est celle du chien qui, après de violents efforts, arrache sa chaîne, mais en tire un long bout après lui.
  7. M. de Chateaubriand tenait cette pièce de Mme  de Beaumont, sœur de M. de La Luzerne, sous qui André avait été attaché à l’ambassade d’Angleterre : elle-même avait directement connu le poète. — La pièce de la Jeune Captive avait été déjà publiée dans la Décade, le 20 nivôse an III, moins de six mois après la mort du poète ; mais elle y était restée comme enfouie.
  8. Page 93.
  9. M. Patin, dans sa leçon d’ouverture publiée le 16 décembre 1838 Bévue de Paris), a rapproché exactement la tentative de Chénier de l’œuvre d’Horace chez les Latins.
  10. Page 85.
  11. Page 100.
  12. Page 84.
  13. Page 145.
  14. À mesure qu’il en augmente son trésor, il n’est pas toujours sûr de ne pas les avoir employés déjà : « Je crois, dit-il on un endroit, avoir déjà mis ce vers quelque part, mais je ne puis me souvenir où. »
  15. Page 151.
  16. Peut-être aussi le poète n’emploie-t-il, en certain cas, cette expression de quadro que métaphoriquement et par allusion a son petit cadre poétique.
  17. Il disait encore dans ce même exquis sentiment de la diction poétique : « La huitième épigramme de Théocrite est belle (Épitaphe de Cléonice) ; elle finit ainsi : Malheureux Cléonice, sous le propre coucher des Pléiades, cum Pleiadibus, occidisti. Il faut la traduire et rendre l’opposition de paroles… la mer l’a reçu avec elles (les Pléiades).
  18. André était comme La Fontaine, qui disait :

    J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

    Il lisait tout. M Piscatori père, qui l’a connu avant la Révolution, m’a raconté qu’un jour particulièrement, il l’avait entendu causer avec feu et se développer sur Rabelais. Ce qu’il en disait a laissé dans l’esprit de M. Piscatori une impression singulière de nouveauté et d’éloquence. Cette étude qu’il avait faite de Rabelais me justifierait, s’il en était besoin, de l’avoir autrefois rapproché longuement de Régnier.

  19. Page 93.
  20. On se plaît à ces moindres détails sur les grands poètes aimés. À la fin de l’idylle intitulée La Liberté, entre le chevrier et le berger, on lit sur le manuscrit : Commencée le vendredi au soir, 10, et finie le dimanche au soir 12 mars 1787. La pièce a un peu plus de cent cinquante vers. On a là une juste mesure de la verve d’exécution d’André : elle tient le milieu, pour la rapidité, entre la lenteur un peu avare des poètes sous Louis XIV et le train de Mazeppa d’aujourd’hui.
  21. Page 104.
  22. Ce voyageur est-il le même que le berger du commencement ? ou entre-t-il comme personnage dans la chanson du berger ? Je le croirais plutôt, mais ce n’est pas bien clair.
  23. Pages 102 et 273.
  24. Thurii, colonie grecque fondée aux environs de Sybaris, dans le golfe de Taronte, par les Athéniens.
  25. Page 86.
  26. Ou peut-être plus simplement :
    Ton sein est le trône d’amour.

    — M. Becq de Fouquières croit que « la rime à contour ne devait point être amour ». Il propose ce vers :

    Tendre marque d’un si beau jour.
    Nous préférons les conjectures de M. Sainte-Beuve (L. M.)
  27. Pour certaines variantes du premier texte, on m’a parlé d’un curieux exemplaire de M. Jules Lefebvre qui serait à consulter, ainsi que le docte possesseur. Je crois néanmoins qu’il ne faudrait pas, en fait de variantes, remettre en question ce qui a été un parti pris avec goût. Toute édition d’écrits posthumes et inachevés est une espèce de toilette qui a demandé quelques épingles : prenez garde de venir épiloguer après coup là-dessus.
  28. Je trouve ces quatre beaux vers inédits sur Bacchus :
    C’est le dieu de Nisa, c’est le vainqueur du Gange,
    Au visage de vierge, au front ceint de vendange,
    Qui dompte et fait courber sous son char gémissant
    Du Lynx aux cent couleurs le front obéissant…
    J’en joindrai quelques autres sans suite, et dans le gracieux hasard de l’atelier qu’ils encombrent et qu’ils décorent :
    Bacchus, Hymen, ces dieux toujours adolescents…
    Vous, du blond Anio Naïade au pied fluide ;
    Vous, filles du Zéphire et de la Nuit humide,
    Fleurs…
    Syrinx parle et respire aux lèvres du berger…
    Et le dormir suave au bord d’une fontaine…
    Et la blanche brebis de laine appesantie…
    et celui-ci, tout d’un coup satirique, aiguisé d’Horace, à l’adresse prochaine de quelque sot :
    Grand rimeur aux dépens de ses ongles rongés.
  29. On a quelquefois trouvé bien hardi ce vers du Mendiant :

    Le toit s’égaie et rit de mille odeurs divines ;

    il est traduit des Noces de Thétis et de Pelée :

    Queis permulsa domus jucundo risit odore.

    On est tenté de croire qu’André avait devant lui, sur sa table, ce poème entrouvert de Catulle, quand il renouvelait dans la même forme le poème mythologique. Puis, deux vers plus loin à peine, ce n’est plus Catulle ; on est en plein Lucrèce :

    Sur leur base d’argent, des formes animées…
    Élèvent dans leurs mains des torches enflammées…

    Si non aurea sunt juvenum simulacre per ædes
    Lampadas ignoreras manibus retimentia dextris

    Mais ce Lucrèce n’est lui-même ici qu’un écho, un reflet magnifique
    d’Homère (Odyssée, liv. VII, vers 100). André les avait tous présents
    à la fois. — Jusque dans les endroits où l’imitation semble le mieux
    couverte, on arrive à soupçonner le larcin de Proraéthée. L’humble Phèdre a dit :

    ............Decipit
    Fons prima multos ; rara mens intelligit
    Quod interfère condidit cura angulo ; et Chénier :
    .....L’inventeur est celui…
    Qui, fouillant des objets les plus sombres retraites.
    Étale et fait briller leurs richesses secrètes,
    N’est-ce là qu’une rencontre ? N’est-ce pas une heureuse traduction du prosaïque interior angulus, et fouillant pour intelligit ? — On a un échantillon de ce qu’il faudrait faire sur tous les points.
  30. C’était le moment de ce qu’on a appelé la Coalition, dans laquelle les gagnants de Juillet, sous prétexte qu’on n’avait pas le vrai gouvernement parlementaire, s’étaient mis à assiéger le ministère et à le vouloir renverser coûte que coûte, comme si la dynastie était assez fondée et de force à résister au contre-coup.
  31. Je tiens ce fait de M. Gabriel de Chénier, neveu des deux poètes.
  32. C’était (car le temps permet aujourd’hui de soulever le voile), c’était Mme  Laurent Le Coulteux, née Pourrat, sœur de Mme Hocquard, et qui habitait alors à Luciennes.