Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Ô lignes que sa main

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 167-170).

III[1]


Ô lignes que sa main, que son cœur a tracées !
Ô nom baisé cent fois ! craintes bientôt chassées !
Oui : cette longue route, et ces nouveaux séjours,
Je craignais… Mais enfin mes lettres, nos amours,
Ma mémoire, partout sont tes chères compagnes.
Dis vrai ? suis-je avec toi dans ces riches campagnes
Où du Rhône indompté l’Arve trouble et fangeux
Vient grossir et souiller le cristal orageux ?

Ta lettre se promet qu’en ces nobles rivages


Où Sennar épaissit ses immenses feuillages[2],
Des vers pleins de ton nom attendent ton retour,
Tout trempés de douceurs, de caresses, d’amour.
Heureux qui, tourmenté de flammes inquiètes,
Peut du Permesse encor visiter les retraites ;
Et loin de son amante, égayant sa langueur,
Calmer par des chansons les troubles de son cœur !
Camille, où tu n’es point, moi je n’ai pas de muse.
Sans toi, dans ses bosquets Hélicon me refuse ;
Les cordes de la lyre ont oublié mes doigts,
Et les chœurs d’Apollon méconnaissent ma voix.
Ces regards purs et doux, que sur ce coin du monde
Verse d’un ciel ami l’indulgence féconde,
N’éveillent plus mes sens ni mon âme. Ces bords
Ont beau de leur Cybèle étaler les trésors ;
Ces ombrages n’ont plus d’aimables rêveries,
Et l’ennui taciturne habite ces prairies.
Tu fis tous leurs attraits : ils fuyaient avec toi
Sur le rapide char qui t’éloignait de moi.
Errant et fugitif je demande Camille
À ces antres, souvent notre commun asile ;
Ou je vais te cherchant dans ces murs attristés,
Sous tes lambris, jamais par moi seul habités,
Où ta harpe se tait, où la voûte sonore
Fut pleine de ta voix et la répète encore ;
Où tous ces souvenirs cruels et précieux
D’un humide nuage obscurcissent mes yeux.
Mais pleurer est amer pour une belle absente[3] ;

Il n’est doux de pleurer qu’aux pieds de son amante,
Pour la voir s’attendrir, caresser vos douleurs
Et de sa belle main vous essuyer vos pleurs ;
Vous baiser, vous gronder, jurer qu’elle vous aime,
Vous défendre une larme et pleurer elle-même.

Eh bien ! sont-ils bien tous empressés à te voir ?
as-tu sur bien des cœurs promené ton pouvoir ?
Vois-tu tes jours suivis de plaisirs et de gloire,
Et chacun de tes pas compter une victoire ?
Oh ! quel est mon bonheur si, dans un bal bruyant,
Quelque belle tout bas te reproche en riant
D’un silence distrait ton âme enveloppée,
Et que sans doute ailleurs elle est mieux occupée !
Mais dieux, puisses-tu voir, sous un ennui rongeur,
De ta chère beauté flétrir toute la fleur[4],
Plutôt que d’être heureuse à grossir tes conquêtes ;
D’aller chercher toi-même et désirer des fêtes,
Ou sourire le soir, assise au coin d’un bois,
Aux éloges rusés d’une flatteuse voix,
Comme font trop souvent de jeunes infidèles,
Sans songer que le ciel n’épargne point les belles.
Invisible, inconnu, dieux ! pourquoi n’ai-je pas
Sous un voile étranger accompagné tes pas  ?
J’ai pu de ton esclave, ardent, épris de zèle,
Porter, comme le cœur, le vêtement fidèle.
Quoi ! d’autres loin de moi te prodiguent leurs soins,
Devinent tes pensers, tes ordres, tes besoins !

Et quand d’âpres cailloux la pénible rudesse
De tes pieds délicats offense la faiblesse,
Mes bras ne sont point là pour presser lentement
Ce fardeau cher et doux et fait pour un amant !
Ah ! ce n’est pas aimer que prendre sur soi-même
De pouvoir vivre ainsi loin de l’objet qu’on aime.
Il fut un temps, Camille, où plutôt qu’à me fuir
Tout le pouvoir des dieux t’eût contrainte à mourir !

Et puis d’un ton charmant ta lettre me demande
Ce que je veux de toi, ce que je te commande.
Ce que je veux ? dis-tu. Je veux que ton retour
Te paraisse bien lent ; je veux que nuit et jour
Tu m’aimes. (Nuit et jour, hélas ! je me tourmente.).
Présente au milieu d’eux, sois seule, sois absente ;
Dors en pensant à moi ; rêve-moi près de toi ;
Ne vois que moi sans cesse, et sois toute avec moi.

  1. Édition 1819. Adressé à Mme  de Beneuil.
  2. La terre de Bonneuil était située près de la forêt de Sénart.
  3. Verser des pleurs pour une belle absente est amer.
  4. Flétrir pour se flétrir, comme on le voit dans Malherbe ;
    Et vos jeunes beautés flétriront comme l’herbe.