Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Ô nécessité dure

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 244-245).


XXXIV[1]


Ô nécessité dure ! ô pesant esclavage !
Ô sort ! je dois donc voir, et dans mon plus bel âge,
Flotter mes jours, tissus de désirs et de pleurs,
Dans ce flux et reflux d’espoirs et de douleurs !

Souvent, las d’être esclave et de boire la lie
De ce calice amer que l’on nomme la vie,
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité ;
Je souris à la mort volontaire et prochaine ;
Je me prie, en pleurant, d’oser rompre ma chaîne ;

Le fer libérateur qui percerait mon sein
Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main ;
Et puis mon cœur s’écoute et s’ouvre à la faiblesse :
Mes parents, mes amis, l’avenir, ma jeunesse,
Mes écrits imparfaits ; car, à ses propres yeux,
L’homme sait se cacher d’un voile spécieux.
À quelque noir destin qu’elle soit asservie,
D’une étreinte invincible il embrasse la vie.
Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir.
Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir.
Il a souffert, il souffre : aveugle d’espérance,
Il se traîne au tombeau de souffrance en souffrance,
El la mort, de nos maux ce remède si doux,
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous
Je vis. Je souffre encor ; battu de cent naufrages,
Tremblant, j’affronte encor la mer et les orages,
Quand je n’ai qu’à vouloir pour atteindre le port !
Lâche ! aime donc la vie, ou n’attends pas la mort[2].

  1. Édition 1819. Ce morceau avait été en partie mis au jour en 1802, par Chateaubriand dans une note du Génie du Christianisme 2 e partie, liv. iii, ch. 6.
  2. Ces quatre derniers vers ne sont que dans l’édition de G. de Chénier.