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Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/De l’art de Pyrgotèle

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 230-232).

XXVIII[1]

A. M***.


De l’art de Pyrgotèle[2] élève ingénieux,
Dont, à l’aide du tour, le fer industrieux
Aux veines des cailloux du Gange ou de Syrie
Sait confier les traits de la jeune Marie,
Grave sur l’améthyste ou l’onyx étoile
Ce que d’elle aujourd’hui les dieux m’ont révélé.

Souvent, lorsqu’aux transports mon âme s’abandonne,
L’harmonieux démon descend et m’environne,
Chante ; et ses ailes d’or, agitant mes cheveux,
Rafraîchissent mon front qui bouillonne de feux.
Il m’a dit ta naissance, ô jeune Florentine[3] !
C’est vous, nymphes d’Arno, qui des bras de Lucine
Vîntes la recueillir, et vos riants berceaux
L’endormirent au bruit de l’onde et des roseaux ;
Et Phébus, du Cancer hôte ardent et rapide,
Ne pouvait point la voir, dans cette grotte humide.
Sous des piliers de nacre entourés de jasmin,
Reposer sur un lit de pervenche et de thym.

Abandonnant les fleurs, de sonores abeilles
Vinrent en bourdonnant sur ses lèvres vermeilles
S’asseoir et déposer ce miel doux et flatteur
Qui coule avec sa voix et pénètre le cœur.
Reine aux yeux éclatants, la belle Poésie
Lui sourit, et trempa sa bouche d’ambroisie,
Arma ses faibles mains des fertiles pinceaux.
Qui vont vivre la toile en magiques tableaux,
Et mit dans ses regards ce feu, cette âme pure
Qui sait voir la beauté fille de la nature.
Une lyre aux sept voix lui faisait écouter
Les sons que Pausilippe est fier de répéter.
Et les douces vertus et les Grâces décentes,
Les bras entrelacés autour d’elle dansantes,
Veillaient sur son sommeil ; et surent la cacher
À Vénus, à l’Amour, qui brûlaient d’approcher ;
Et puis au lieu de lait, pour nourrir son enfance,
Mêlèrent la candeur, la gaîté, l’indulgence,
La bienveillance amie au sourire ingénu,
Et le talent modeste à lui seul inconnu ;
Et la sainte fierté que nul revers n’opprime,
La paix, la conscience ignorante du crime,
La simplicité chaste aux regards caressants,
Prés de qui les pervers deviendraient innocents.

Artiste, pour l’honneur de ton durable ouvrage,
Graves-y tous ces dons brillants sur son visage.
Graves, si tu le peux, son âme et ses discours,
Sa voix, lien puissant d’où dépendent nos jours,
Les jours de ses amis ; troupe heureuse et fidèle,
Qui vivent tous pour elle, et qui mourraient pour elle.

De la seule beauté le flambeau passager
Allume dans les sens un feu prompt et léger ;
Mais les douces Vertus et les Grâces décentes
N’inspirent aux cœurs purs que des flammes constantes.

  1. Édition 1819.
  2. Pyrgotèle, graveur célèbre, qui vivait du temps d’Alexandre.
  3. C’est, très-vraisemblablement, cette milady Cosway, dont il a été question (bucoliques, n° xlvi) : d’Arno la filia, aurea lira cuit die il Febo toscan, etc. V. p. 113.