Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Idylle maritime. Les Navigateurs

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 158-161).

LXXVIII[1]

IDYLLE MARITIME[2]


LES NAVIGATEURS


Α. — Enfin nous avons passé dans la nuit le cap de Malea. Les dieux soient loués… J’ai fait un bien long voyage. Avant que nous nous embarquions tous ensemble à Syracuse, j’avais parcouru la côte de Marseille et Tyrrhénie, etc… Certes le monde est grand. Mais voici notre Grèce chérie… Et vous, compagnons, d’où veniez-vous quand nous nous sommes embarqués, ensemble sur ce vaisseau ?

Β. — Moi, j’ai été ici…

Γ. — Moi, là…

Δ. — Moi, j’ai été jusqu’à Tartessus, au delà des colonnes d’Alcide, aux embouchures du Betis… là… là… Ah ! vous n’avez rien vu, vous tous… je brûle de me revoir à Lesbos, ma patrie.

Ε. — Pour moi, je n’ai été qu’à… et je brûle de me revoir à Lesbos… belle mer Egée !… les îles éparses sur tes flots azurés sont comme les étoiles dans la nuit… et toi, Lesbos, la plus belle de toutes…

Ζ. — Et les sommets de Naxos bruyants de bacchanales.

Η. Et Samos, et Junon ?… etc.. et quoi ! ma Délos sera-t-elle la dernière ?… où il y a ceci… cela,


Et cet autel divin, tissu prodigieux
Que fit former Cynthus des rameaux tortueux

Qui s’élevaient au front de ses chevreuils sauvages
Par Diane frappés à travers ses ombrages.


Mais je ne sais quel vent froid nous vient de l’est et semble annoncer une tempête… Voilà un grain qui se forme.

Α. — Oh ! non… non…

Κ. — Pour moi, je ne peux point vanter ma patrie. Les dieux ont peu fait pour elle… Mycone n’a que des figues et des raisins… C’est un rocher aride… Mais c’est ma patrie… C’est là que j’ai ouvert les yeux pour la première fois… Là sont mes parents, ma famille… mes premiers amis… Je m’y retrouverai avec joie, je n’en sortirai plus, et je la préférerai à toutes les autres que j’ai vues, quoique plus belles. Mais voyez, la mer devient houleuse… je crains bien un orage…

Α, Β, Γ, Δ, (ensemble). — Ma patrie est la plus belle, etc.

Le pilote. — Paix ! quel bruit ! on ne s’entend pas. Est-ce le temps de disputer ? Voici une tempête terrible…

— Baisse la toile… prends ce câble… Je crois que tous les démons sont à cheval sur cette vague… Quel vent !… Voilà la voile en pièces…

Les voyageurs pleurent et gémissent. — Ah ! pourquoi ai-je quitté ma famille, etc.. Ah ! qu’avais-je à faire en tel lieu… Ah ! ne pouvais-je me passer des richesses de telle ou telle contrée, etc… Ô Jupiter de tel lieu ! Neptune Ténien, Apollon Délien, Junon Samienne (chacun le dieu de son pays).

Le pilote. — Paix donc !…

Les voyageurs. — Cent moutons… Mille brebis… Cent taureaux…

Ô dieux ! sauvez-nous !…

Le pilote. — quels cris ! vous nous rendez sourds et les dieux aussi… Simon, tire ce câble… Au lieu de crier, travaillez et aidez-nous… Voyez-les un peu qui disputent et crient entre eux ; et, dans le danger, ils ne savent que pleurer et se mettre à genoux et nommer tous les dieux par leurs noms et surnoms. Travaillez… cela vaudra mieux. Matelot, tiens ferme, etc… Oh ! cette vague me cassera le gouvernail… Dieux ! nous sommes engloutis… Non, ce n’est rien… Eh bien, que fais-tu là ? toi, Siphniote imbécile ?… que ne vas-tu aider ?…

— Je suis un homme libre.

— Homme libre, travaille, de peur que dans peu… ta liberté ne soit esclave de Pluton… Ah ! c’est fini…

Voilà tout le peuple accouru sur la côte… ils sont bonnes gens. Ils venaient nous voir noyer, et ils nous auraient fait de beaux cénotaphes de marbre du Ténare, avec des épitaphes où ils auraient cité notre exemple à ceux qui s’embarquent. Ils sont, par Jupiter, humains et secourables. Il vaut mieux toutefois leur épargner ces soins.

— Allons, nous allons relâcher sur la côte… Eh bien ! vous qui faisiez des vœux ?… Vos cent brebis, cent bœufs, cent moutons ? Voyons, donnez-nous-en un ou deux à compte sur le rivage, ça nous refera un peu.

Α. — Moi, je n’ai rien promis… je ne suis pas riche.

Le pilote. — Comment, tu n’es pas riche ? et ces belles étoffes, et ces belles marchandises que tu as apportées de Tartessus, de Bétis, etc. (Il lui répète ses mêmes paroles.)

Le Myconien. — Moi, je suis pauvre comme ma patrie, mais pas assez pour ne pas pouvoir tous nous régaler d’un mouton, etc…

Β. — Moi, j’ai promis, mais je tiendrai mon vœu quand je serai sur le rivage même de mon île.

Γ. — Mais, patron, tu as interrompu nos vœux… les dieux n’ont pas pu les entendre :

Ta forte voix tonnant plus haut que la tempête…

Ils nous exauçaient d’avance ; nous ne sommes tenus rien. Pour une autre fois nous cardons nos offrandes.

Le pilote :

Oui, le danger fini, les dieux sont oubliés.
Mais tout se paye enfin ; patience ; riez.
Quelque jour, agités de nouvelles tenipêtes,
Les dieux se souviendront quels débiteurs vous êtes.
Vous leur promettrez tout ; mais ils feront les sourds.
Un habile pilote, on ne l’a pas toujours !
Et vous irez là-bas dire aux noires peuplades
Si les îles du Styx égalent les Cyclades.


(Une autre tempête) mais vue du rivage et décrite par ceux qui la voient… À l’imitation de la belle idylle de Gessner…

Çà, mettons-nous à chanter… que nos voix s’accordent avec nos mouvements et que nos chansons tombent ensemble avec la rame (chants amœbés)… (tout ce que les choses maritimes ont de plus naïf, de plus simple et de plus riant) il faut beaucoup imiter Lucien… ἐνάλ. διάλ. (ἐνάλιοι διάλογοι).


FIN DES BUCOLIQUES
  1. Éd. G. de Chénier.
  2. Le poète a mis en tête de cette esquisse : ειδ. ενάλ. (εἰδύλλια ἐνάλια).