Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Je t’indique le fruit
LXXIV[1]
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Je t’indique le fruit qui m’a rendu malade ;
Je te crie en quel lieu, sous la route, est caché
Un abîme, où déjà mes pas ont trébuché.
D’un mutuel amour combien doux est l’empire !
Heureux, et plus heureux que je ne saurais dire,
Deux cœurs qui ne font qu’un, dont la vie et l’amour
N’auront, dans un long temps, qu’un même dernier jour !
Mais bien peu, qu’ont séduits de si douces chimères,
Out fui le repentir et les larmes amères.
Ô poètes amants ! conseillers dangereux,
Qui vantez la douceur des tourments amoureux,
Votre miel déguisait de funestes breuvages ;
Sur les rochers d’Eubée, entourés de naufrages,
Allumant dans la nuit d’infidèles flambeaux,
Vous avez égaré mes crédules vaisseaux.
Mais que dis-je ? vos vers sont tout trempés de larmes.
Ce n’est pas vous qui m’avez perdu… Si je vous avais cru… (traduire[2].) C’est moi-même ; c’est elle et ses yeux… et sa blancheur… et ses artifices… et ma… et ma…
Ah ! tremble que ton âme à la sienne livrée
Ne s’en puisse arracher sans être déchirée.
Même au sein du bonheur, toujours dans ton esprit
Garde ce qu’autrefois les sages ont écrit :
Une femme est toujours inconstante et futile,
Et qui pense fixer leur caprice mobile,
Il pense, avec sa main, retenir l’aquilon,
Ou graver sur les flots un durable sillon. »
Mais, quelque soin jaloux et vigilant
Dont ton amour ait vu sa poursuite éludée,
Fuis d’employer jamais ces armes de Médée,
Des herbes de Colchos ces philtres embrasés,
Sous un sucre menteur ces poisons déguisés,
Qui, lui soufflant un feu mécanique et rapide.
Offusquent sa raison d’un nuage perfide ;
Victoire fausse et lâche, indigne et vil détour
Que l’orgueil désavoue encor plus que l’amour !
Quelle gloire, en effet, quel plaisir, quand on aime.
De tenir une belle absente d’elle-même.
Qui, ne voyant plus rien, livre sans le savoir
Un cœur que tyrannise un aveugle pouvoir !
N’est-ce pas avouer que ton mérite habile
Craignait, pour se montrer, un œil libre et tranquille ?
Et que tu n’eus jamais cet aimable poison
Qui sait si doucement enivrer la raison ?
Certes, quand une belle en mes bras s’abandonne,
Je veux qu’elle reçoive un baiser que je donne ;
Que le sien y réponde, et, soumise à ma loi,
Qu’elle soit elle-même et sente que c’est moi.
Ou ton projet sera la toile fugitive
De cette Pénélope, assiégée et captive,
Qui, d’Ulysse, en secret, implorant le retour,
Va défaire la nuit son ouvrage du jour.