Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Première version : Animé par l’amour

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 213-220).


XXIII[1]

PREMIÈRE VERSION[2]




Animé par l’amour, le vrai dieu des poêles,
Du Pinde, en mon printemps, j’ai connu les retraites,
Aux danses des neuf sœurs entremêlé mes pas,
Et de leurs jeux charmants su goûter les appas.
Je veux, tant que mon sang bouillonne dans mes veines,
Ne chanter que l’amour, ses douceurs et ses peines.
De convives chéris toujours environné,
À la joie avec eux sans cesse abandonné[3].
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Fumant dans le cristal, que Bacchus à longs flots
Partout aille à la ronde éveiller les bons mots.
Reine de mes banquets, que ma déesse y vienne ;
Que des fleurs de sa tête elle pare la mienne ;

[Pour enivrer mes sens, que le feu de ses yeux]
[S’unisse à la vapeur des vins délicieux.]
Amis, que ce bonheur[4]............
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Un jour, tel est des dieux l’arrêt (?) [inexorable.]
[Vénus, qui pour les dieux (?) fît le bonheur durable,]
[À nos cheveux blanchis refusera des fleurs,]
[Et le printemps pour nous n’aura plus de couleurs.]
Qu’un sein voluptueux, des lèvres demi-closes
Respirent près de nous leur haleine de roses ;
Que Laïs sans réserve abandonne à nos yeux
De ses charmes secrets les contours gracieux.
[Quand l’âge aura sur nous mis sa main flétrissante,]
[Que pourra la beauté, quoique toute-puissante ?]
[Nos cœurs en la voyant ne palpiteront plus.][5]
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[C’est alors, qu’exilé dans mon champêtre asile,]
[De l’antique sagesse admirateur tranquille,]

De tout cet univers interrogeant la voix,
J’irai de la nature étudier les lois :
Par quelle main sur soi la terre suspendue
Voit mugir autour d’elle Amphitrite étendue ;
[Quel Titan foudroyé respire avec effort]
[Des cavernes d’Etna la ruine et la mort ;][6]
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Si d’un axe brûlant le soleil nous éclaire ;
Ou si roi, dans le centre, entouré de lumière,
À des mondes sans nombre, en leurs cercles roulants.
Il verse autour de lui ses regards opulents ;
Comment à son flambeau Diane assujettie
Brille, de ses bienfaits chaque mois agrandie ;
Si l’ourse au sein des flots craint d’aller se plonger ;
Quel signe sur la mer conduit le passager,
Quand sa patrie absente et longtemps appelée
Lui fait tenter l’Euripe et les flots de Malce,
Et quel, de l’abondance heureux avant-coureur,
Arme d’un aiguillon la main du laboureur.
Souvent, dès que le jour chassera les étoiles,
Aux hôtes des forêts j’irai tendre des toiles ;
Sur les beaux fruits du Gange en nos bords transplantés,
Des dieux de nos jardins appeler les bontés ;
Lier à ses ormeaux la vigne paresseuse ;
Voir à quelles moissons quelle terre est heureuse ;
Aux vergers altérés conduire les ruisseaux ;

De chaume et de filets armer les arbrisseaux,
Et soulager leurs troncs des blanches inutiles,
Pour leur faire adopter des rameaux plus fertiles.
Mais alors que du haut des célestes déserts
L’astre de la nature embrasera les airs,
Tantôt dans ma maison plus commode que belle,
Tantôt sur le tapis dont se pare Cybèle,
Où des feux du midi le platane vainqueur
Entretient sous son ombre une épaisse fraîcheur.
J’aurai quelques amis, soutiens de ma vieillesse.
Le plaisir, qui n’est plus celui de ma jeunesse,
Est encor cependant le dieu de mes banquets :
L’œillet, la tubéreuse y brillent en bouquets.
L’automne sur ses pas y conduit l’abondance
Et la douce gaîté, mère de l’indulgence ;
Et, tel que dans l’Olympe à la table des dieux,
De pampres et de fruits et de fleurs radieux,
Donne à tous les objets offerts à son passage
Ce ris pur et serein qui luit sur son visage.


L’idée de ce long fragment m’a été fournie par un beau morceau de Properce, livre III, élégie 3. Mais je ne me suis point asservi à le copier. Je l’ai étendu ; je l’ai souvent abandonné pour y mêler, selon ma coutume, des morceaux de Virgile et d’Horace et d’Ovide, et tout ce qui me tombait sous la main, et souvent aussi pour ne suivre que moi. Voici comme il commence :

Me juvat in prima coluissc Helicona juventâ,
Musarumque choris implicuissc manus,

Il me semble qu’il n’est guère possible de traduire autrement ni mieux que je ne l’ai fait ce second vers, qui est charmant. Les anciens regardaient la danse non-seulement comme l’art de faire des pas gracieux, mais encore de youtes les attitudes du corps et surtout des bras. Si mollia brachia, salta. — Ovide[7].

Me juvat et multo mentem vincire Lyœo,
Et caput in vernâ semper habere rosà.

J’ai étendu ce texte pour y faire entrer plusieurs détails qui m’ont paru neufs dans notre poésie. Ce distique-là est bien beau : mentem vincire Lyœo !

Reine de mes banquets, que ma déesse y vienne.

Je ne sais si l’arrangement de ce vers serait approuvé. Il me paraît précis, naturel et plein de liberté.

Que des fleurs de sa tête elle pare la mienne.

L’image agréable que présente ce vers est tirée d’un distique de Properce dans une autre élégie qui est la 3e du livre Ier. Le voici :

Et modo solvebain nostrâ de fronte coroUas,
Ponebamque tuis, Cinthia, temporibus.

Amis, que ce bonheur, etc…

Le sens de ce morceau est celui de mille endroits d’Ovide et d’Horace.

Un jour, tel est des dieux, etc…

Ce vers et ceux qui suivent ne valent peut-être pas tous ensemble les deux vers de Properce :

A tque ubi jam venerem gravis interceptit ætas
Sparserit et nigras alba senecta comas.

Qu’un sein voluptueux, des lèvres demi-closes
Respirent près de nous leur haleine de roses.

Voluptueux n’est pas bon. Il fallait une épithète qui peignit cette palpitation si belle qui soulève un jeune sein. Des lèvres demi-closes ne vaut guère mieux. Malheureusement c’est presque la seule rime. Le second vers me semble heureux à cause de l’haleine attribuée aux palpitations du sein. Le second hémistiche du premier vers fait passer cela, parce qu’en poésie un mot passe à la faveur d’un autre.

Que Lais, sans réserve, abandonne à nos yeux
De ses charmes secrets les contours gracieux.

Toi que je ne nomme point, tu verras bien, si jamais tu me lis, que ce sont tes belles… qui m’ont fait faire ces jolis vers. Que n’ai-je osé écrire ton nom au lieu de celui de Lais : je n’aurais pas été obligé de changer le vers. Malheureusement pour moi, trop de personnes auraient reconnu que j’ai dit vrai et que tu as le plus beau… du monde.

Dopa d’averlo
Fatto natura
Si vayo e bello,
Ruppe il modello
Perch’egli fosse
A’l mondo sol.

De tout cet univers interrogeant la voix,
J’irai de la nature étudier les lois.

Vaut bien, à mon avis, le distique de Properce :

Tujn mihi naturœ libeat perdiscere mores,
Quis deus hanc mundi temperet arte domum :

Peut-être faut-il lire qua Deus ?

Par quelle main sur soi la terre suspendue
Voit mugir autour d’elle Amphitrite étendue.

J’ai imité, autant que j’ai pu, ces vers divins d’Ovide :

........nec brachia longo
.....margine terrarum porrexerat Amphitrite.
Métam., lib. I.

Les quatre vers après les deux suivants sont traduits de ce bel endroit des Géorgiques, liv. II.[8]

Unde tremor terris : qua vi maria alta tumescant
Objicibus ruptis, rursusque in se ipsa résidant.

Je n’ose pas écrire mes vers après ceux-là. Le premier des miens est mal fait. Qua vi maria alta tumescent est désespérant.

Si d’un axe brûlant le soleil vous éclaire.

J’aime mieux axe que char. Cela est moins trivial. Les Latins la disent partout. Volât vi fervidus axis. Virg.[9]

Spoliis onerato cœsaris axe. Propert.[10]

L’épithète brûlant me parait heureuse en ce qu’elle représente l’effet que doit produire la présence du dieu du feu, et en même temps la précipitation de son vol.

Si l’ourse au sein des flots craint d’aller se plonger.

Vers mal fait, d’après celui-ci de Virgile :

Arctos oceani metuentes œquore tingi[11].

Les cinq vers suivants me semblent bons, surtout les deux derniers dont je m’applaudis. Ils sont tous tirés de Virgile :

Prœterea tam sunt Arcturi sidera nobis
Hœdoruinque dies servandi, et lucidus Anguis,
Quam quibus in patriain ventosa per œquora vectis
Pontus et ostriferi fauces tentanteur Abydi[12].

Voyez aussi Géorg., liv. I, vers 252.

Quels vers ! et comment ose-t-on en faire après ceux-là ! les miens, si petits et si inférieurs, ont cependant peut-être l’avantage de citer l’Euripe et Malée, lieux célèbres par des naufrages.

Lier à ses ormeaux la vigne paresseuse.

J’ai voulu prendre aux Latins leur suis, qui fait un effet si élégant dans leurs poésies.

Voir à quelles moissons quelle terre est heureuse.

Tournure latine claire et précise. Je ne crois pas qu’on l’eût encore transportée en français. C’est de tout ce morceau le vers que j’aime le mieux.

Où des feux du midi le platane vainqueur
Entretient sous son ombre une épaisse fraîcheur.

Il y a peu d’arbres dont la feuille soit aussi large que celles du platane et du figuier. J’ai traduit dans le second vers ce beau frigus opacum de Virgile[13]. Bien ou mal, c’est ce qui reste à savoir.

L’œillet, la tubéreuse, etc., sont des fleurs d’automne. Je crois que les derniers vers ressemblent à quelque chose qui est dans Tibulle. Mais je ne me souviens pas à quel endroit.

J’ai écrit ces 90 vers et ces notes le 23 avril 1782, avant l’Opéra où je vais à l’instant même.

  1. Une première ébauche de cette pièce, formant quatre-vingt-dix vers, avait été écrite en 1782 par André Chénier et se terminait par cette note : « J’ai écrit ces quatre-vingt-dix vers et ces notes le 23 avril 1782, avant l’Opéra, où je vais à l’instant même. » M. G. de Chénier a, dans son édition, donné ce qui lui restait de cette première esquisse (t. III, p. 61), et M. Becq de Fouquiéres l’a reconstituée dans ses Documents nouveaux sur André Chénier. p. 246.
  2. Les vers imprimés en lettres italiques sont ceux qui, appartenant à la première rédaction d’une façon certaine, ont été conservés dans la seconde. Les vers imprimés en lettres italiques et mis entre crochets sont ceux de la seconde rédaction, qui paraissent avoir appartenu à la première. (B. de F.)
  3. Deux vers perdus.
  4. Douze vers perdus.
  5. Un vers perdu.
  6. Quatre vers perdus.
  7. De arte amandi, lib. I, v. 395.
  8. Vers 479-480.
  9. Géorg. III, 107.
  10. Liv. III, élégie III, vers 13.
  11. Géorg. I, 246.
  12. Georg. I, 204 et suivants.
  13. Égl. 1, V. 53.