À Montmartre

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Le Matin du 20 décembre 1897 (p. 2-15).

À MONTMARTRE

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Montmartre est au-dessous de ses affaires. On parle d’un huissier qui se disposerait à saisir la Butte. La mémorable Vachalcade, dont le souvenir seul hérisse la chevelure de M. Bérenger, avait laissé une interminable douloureuse. Des fournisseurs impayés autant qu’impitoyables se vantaient de prochainement traîner devant les tribunaux les plus compétents les personnages notoires qui avaient donné leur patronage à cette panathénée de la place Blanche. Les assignations visant MM. Puvis de Chavannes, Alphonse Humbert, Willette, Pelez, Xanrof, etc. étaient déjà libellées, prêtes à être lancées.

L’idée vint alors aux sous-organisateurs de recueillir les 13 ou 14,000 francs formant la dette de la fête printanière en plein air par une fête hivernale dans un local couvert, qui serait certainement plus fructueuse. On se mit à l’œuvre, et, jeudi dernier, la fête dite du Déficit, au Moulin-Rouge, convia le Tout-Paris chez le Tout-Montmartre.

La redoute a été fort brillante, suffisamment gaie. Les costumes abondaient. On se marchait fortement sur les orteils dans les allées. On s’écrasait pour assister aux grands écarts de la Môme-Fromage, faisant vis-à-vis à Cri-Cri. Des baraques où les forains étaient les artistes les plus réputés de la Butte attiraient de sceptiques badauds. Les lutteurs, dont une lutteuse phénoménale, ayant pour Marseille l’athlète Noir ; l’atelier de portraits de Guiraud de Scevola ; l’éléphant où Bonnaud, rapin ingénieux, faisait des imitations du chansonnier Bonnaud et présidait à une danse du ventre exécutée par une almée de la rue Lepic, toutes ces attractions foraines, disposées dans le pourtour du bal et remplaçant par des artistes : peintres, poètes, chansonniers, sculpteurs, musiciens, les Hébés ordinaires des bars et des buffets des fêtes de ce genre, devaient appâter le public.

Le succès en soi fut vif, incontestable. La foule était dense devant les tréteaux artistiques, mais non productive. On échangeait un mot, un salut avec les camarades reconnus sous le costume et on écoutait le boniment, on applaudissait à la verve des pitres volontaires, on rendait hommage à l’ingéniosité des décorateurs, des impresarii, des organisateurs, mais l’on passait sans prendre son billet. De ces entre-sort montmartrois, personne ne sortait, personne n’y entrait. La fête du Déficit, a donc manqué son but. Son titre est devenu un pléonasme fâcheux. Il y a récidive de la dèche, et la redoute du Moulin-Rouge consomme la déconfiture des patrons de la Vachalcade. Puvis de Chavannes et consorts, préparez-vous à recevoir la visite de l’officier ministériel parlant à la personne de votre concierge, ainsi déclarée. Alphonse Humbert, qui est du comité, bien qu’aimant médiocrement à recommander, désarmera peut-être l’huissier instrumentaire en lui faisant obtenir les palmes académiques, les vraies, et gratis cette fois.

La raison de l’insuccès financier de la seconde fête, malgré le zèle des organisateurs, l’entrain des artistes et la foule énorme qui a envahi la salle, tient à ce fait que le Tout-Paris, invité, n’est pas venu et que c’est Montmartre qui a reçu Montmartre. On était entre soi. Les billets de faveur formaient un gros public, mais une recette maigre. Ni les attractions ni le contrôle ne pouvaient profiter de l’affluence de ces habitués, de ces camarades. Ça manquait complètement de clients sérieux.

Et ceci est un signe des temps. La Butte glisse. Comment expliquer cette visible et progressive dégringolade de Montmartre ? N’accusez ni les chansonniers ni la versatilité du public. Plus que jamais le public recherche la chanson ironique, brutale, pittoresque, satirique, dont les cabarets des boulevards Rochechouart et de Clichy ont inauguré le genre et inoculé le goût. Montmartre a tué définitivement le café-concert vieux-jeu avec ses Anglais, ses Auvergnats, ses tourlourous, ses belles-mères, ses cocus et ses paysans ahuris. Les cafés-concerts à l’ancienne mode qui ont survécu ne se sustentent qu’en fournissant à leur clientèle de départementaux, de voyageurs loustics, de petits commerçants et de familles d’ouvriers le « spectacle » à bon marché et le théâtre de quartier où l’on fume, où l’on consomme, où l’on peut arriver le rideau levé. Ce n’est qu’en montant des revues coûteuses et en prodiguant les costumes, les décors, les effets de lumière électrique, les ballets que ces établissements se maintiennent sur les colonnes Morris. Ils n’ont plus rien du concert. Ce sont des théâtres inférieurs, tout bonnement. Sauf deux ou trois étoiles, déjà pâlies, comme Yvette, Polin ou Paulus, on n’écoute plus les chanteurs. On vient pour la revue ou pour la pièce à femmes, le plus souvent parce que le Gymnase, l’Ambigu ou les Variétés coûtent trop cher.

Le genre montmartrois, dont le Chat-Noir a été l’initiateur avec Mac-Nab, Jules Jouy, Xanrof, Meusy, et que le cabaret de Bruant a poussé à son paroxysme, triomphe donc encore ; il est en pleine vigueur et sa vogue n’a fait qu’augmenter. Les chansonniers actuels, dont je ne puis que nommer quelques-uns, tels que Xavier Privas, l’auteur du Noël et du Testament de Pierrot, des Ruines, des Thuriféraires, de la Fête des morts ; Maurice Boukay (le député Couyba), dont les Chansons rouges, sont accompagnées de martiales mélodies dues à Marcel Legay, l’auteur de la Chanson du fou et de tant d’œuvres originales et saisissantes ; Lemercier, le revuiste acclamé chaque hiver ; André Barde ; Secot, aux mordantes actualités ; Trimouillat, fin et félin ; Bonnaud, Ponsin, Numa Blès, Tiercy, avec son Opéra désopilant, parodie des Norma et des Faust ; Hugues Delorme ; Botrel, aux savoureuses chansons bretonnes, dont la Paimpolaise est si justement populaire ; Baltha, le diseur discret et pénétrant ; Jean Varney, qui a presque touché la gloire avec sa Sérénade du pavé ; Mévisto, Daubry, Yon Lug, l’auteur des Agents, et Delmet, l’incomparable mélodiste — j’en passe, et des non moins excellents — prouvent amplement que la sève montmartroise n’est pas tarie.

Mais voici le défaut, le danger : À l’origine, tous ces chansonniers, tous ces poètes, tous ces musiciens étaient des amateurs, des camarades se faisant entendre devant d’autres camarades à la bonne franquette. Chacun, comme à la goguette de nos pères, poussait la sienne… Un public curieux et joyeux grimpait la côte pour les connaître. On ne pouvait les entendre que chez eux. Depuis, ces amateurs, ces chanteurs sans prétention, qui se mettaient au piano pour leur plaisir et celui de leurs amis, se sont faits professionnels. Ils ont été palper des cachets dans les cafés-concerts, à côté de tristes farceurs narrant les mésaventures d’un jouvenceau champêtre égaré dans Paris ou célébrant les charmes d’une grosse Julie ou d’une Adèle qui est blonde, qui est ronde, avec des yeux folichons. Comme on pouvait les applaudir sur ces scènes vulgaires, on s’est dispensé, dans les quartiers bas, de l’ascension de la Butte. Une autre clientèle, l’élégante, l’opulente, a fait mieux : elle a commandé à domicile les chanteurs en veston. Ils sont venus, au dessert, dans les hôtels somptueux, à la suite de Potel et Chabot. Ils ont fait partie du menu traditionnel. Comme ils se gardaient bien d’endosser l’habit noir, tenue réglementaire des chanteurs aux soirées, et qu’ils débagoulaient, avec timidité, quelques vocables risqués, on a eu, dans le monde, la parfaite illusion des cabarets où, auparavant, il fallait se transporter de sa personne. Les gens du monde y ont perdu. Montmartre chez soi n’est plus Montmartre, et puis l’agrément de l’excursion fait défaut. C’était souvent le meilleur du spectacle.

Il faut donc désormais que les chanteurs montmartrois comptent sur la Butte seule et ne tablent guère que sur le public du quartier. Il est restreint et vite blasé. Les chansonniers se répètent trop. Leur répertoire devient uniforme, monotone, ennuyeux. On sait par cœur la chanson annoncée. Je pourrais citer dix chansons que l’on entend régulièrement chaque soir, à une année de distance, toujours les mêmes. De là une lassitude et un besoin d’originalité qui éloignent peu à peu de la Butte ses fidèles les plus fervents.

Enfin, sauf trois ou quatre cabarets — les seuls intéressants parce qu’ils ne visent pas à parodier les vrais théâtres, comme certains tréteaux et certaines boîtes à, musique, parmi lesquels il faut citer les Quat’-z-Arts, dont Charles de Sivry est l’inimitable chef d’orchestre-compositeur, et Trombert, l’habile impresario ; le Conservatoire, dirigé par Martin, et le Carillon, où Millanvoye donne de si amusantes saynètes — les établissements de Montmartre et de sa banlieue ont voulu rivaliser avec les théâtres et ont dénaturé le caractère et l’esprit de la Butte.

L’insuccès de la Vachalcade et de la fête du Déficit sont un avertissement. La faillite de Montmartre n’est pas encore déclarée, mais le dépôt du bilan est proche. La Chanson était la poule aux œufs d’or. Imprudents et avides cabaretiers, chansonniers étourdis, paresseux et prodigues de vos talents, vous avez éventré la poule et gaspillé le trésor.

Solness.