À Toulon
14 septembre 1902. — Quelle heure aimable, ce matin, passée aux portières du wagon ! Tout me plaît, tout me sourit, le bleu du ciel, tendre et fondu, le bleu luisant, miroitant de la mer, le vert cendré des oliviers sur le gris violacé des montagnes, taché de rose par les éboulis de marbre… Et le contraste de cette Normandie lumineuse qui s’étend de Marseille à Aubagne le long des prairies où s’attarde l’Huveaune et des roches de Cassis, surchauffées par le cuisant soleil, roussies, crevassées, ce chaos pétrifié qui dévale dans l’eau profonde, pêle-mêle avec les genêts, les arbouses et les jeunes pins, et qui éteint sa flambée au fond des calanques obscures où clapote la petite vague rageuse… Et le beau golfe de la Ciotat, calme, pur, tableau riant, dans le cadre sévère du bec de l’Aigle et de la Fauconnière…
Plus loin, tandis qu’à gauche grandissent de rudes montagnes et que déjà, par-dessus la crête nue du Faron, le Coudon dresse en équerre son formidable bastion rougeâtre, à droite, de belles campagnes cultivées s’inclinent doucement vers les gracieuses baies de Bandol et de Sanary, où la terre et la mer viennent se baiser sur la plage blanche.
Voici maintenant, vite dressé et dépassant les noires pinèdes du Bois sacré, le cône de Six-Fours, tronqué aujourd’hui par un fort aux vilaines casemates blanchâtres qui fait regretter les pittoresques ruines d’autrefois… Autrefois ! Oui, je puis déjà dire autrefois, hélas !… N’y a-t-il pas un peu plus d’un quart de siècle que je suivais cette même route et que j’apportais à Toulon, paradis rêvé des « midships, » mes illusions toutes neuves et l’ivresse de ma jeune liberté !…
Bah ! Laissons cela. Ce n’est pas quand on vient de passer capitaine de frégate, qu’on est donc un jeune officier supérieur, qu’il faut se vieillir en s’abandonnant au passé mélancolique…
Toulon ! Toulon !… vingt-cinq minutes d’arrêt, buffet !…
Hé ! nous y sommes. La gare n’a pas changé, ni le soleil non plus, qui brûle la grande cour où piétinent les chevaux des omnibus dans une poussière blanche, aveuglante… Il y a du mistral, Dieu me pardonne ! Allons, c’est bien Toulon.
15 septembre. — J’ai été rappelé à mon port pour y faire du service à terre, en attendant d’être embarqué comme second sur un cuirassé d’escadre. Le service à terre, confessons-le, nous le regardons comme une corvée peu intéressante. Peut-être avons-nous tort : on n’y apprend évidemment pas le maniement de l’unité de combat, mais on y voit de près les organismes qui la créent, la réparent, l’entretiennent, l’abritent et la transforment ; on y apprend, en somme, la Marine. Enfin, voici ce qu’on me réserve : la présidence de la commission des vivres et de celle des recettes et des remises du service des travaux hydrauliques. On me promet aussi quelques essais de recette de l’outillage flottant. Voilà de quoi occuper mes matinées et bon nombre d’après-midi ; quant au reste, un planton me remet, avec un gros cahier de consignes, un petit billet cacheté, plié en triangle. Ce sont les « mots » qui permettent de circuler dans l’arsenal, du coup de canon de retraite au coup de canon de diane. « Sésame, ouvre-toi, » disait le chef des quarante voleurs. Cette fois, au contraire, il s’agit d’empêcher les voleurs de se glisser, en cas d’incendie, dans l’arsenal, à la faveur du désordre et du trouble inévitables ; et l’on commet à ma surveillance, cette semaine, la porte de Castigneau, la semaine prochaine, la porte principale : mission de confiance, si l’on veut, mais bien modeste commandement, — une bonne douzaine d’hommes, — pour un lieutenant-colonel…
Entre temps, quelques rondes aux hôpitaux ou aux prisons, rondes que le service des places attribue, dans l’armée, aux simples capitaines, voire aux lieutenans. Il est vrai qu’on m’assure que je représente dans ces rondes le préfet maritime, que je suis une sorte de missus dominicus… Allons ! « Le Seigneur Jupiter sait dorer la pilule, » et l’on ne reconnaîtra pas du moins la morgue dont on accuse les officiers de marine aux fonctions qu’ils s’attribuent eux-mêmes.
17 septembre. — Toulon a changé. Non pas les vieux quartiers qui sont immuables, d’une saleté visqueuse et gluante,… puante en tout cas. Mais la nouvelle ville s’est beaucoup étendue au Nord, gagnant sur la pente du Faron ; et je ne dis pas, certes, que toutes ces maisons-casernes aux élégances banales ajoutent quoi que ce soit au pittoresque du vieux Toulon, pas plus d’ailleurs que les divers « monumens » qu’elles encadrent, mais enfin on se meut à l’aise et on respire un air à peu près pur dans ces rues trop droites et sur ces places trop carrées…
Et puis il y a les platanes, les consolans platanes ; et il y a aussi les palmiers. Les palmiers, orgueil de toute la côte ! Il n’est si mince bourgade du bord de l’eau qui, jalouse d’Hyères, de Cannes et de Menton, ne se bâtisse un « grand hôtel » et ne plante tout devant une demi-douzaine de plumeaux étiques. Soyons juste : ici, sur quelques points favorable, les plumeaux sont devenus palmiers ; mais le plus beau est un superbe dattier, déjà vieux, qui se penche nonchalamment sur la façade orientale de la Préfecture maritime, au « Champ de bataille. »
Toujours belle et harmonieuse, dans son cadre de maisons du XVIIIe siècle, cette vieille place d’armes qu’on s’obstine à appeler le Champ de bataille… Toujours chaude en hiver et fraîche en été, au moins dans les allées de magnifiques platanes qui la bordent. Je retrouve là, au coin Nord-Est, le tronc énorme que nous nous amusions autrefois à embrasser à quatre ou cinq…
18 septembre. — Ce qui a changé le plus ici, c’est la physionomie du petit monde maritime, l’air du milieu… Et cela se voit d’abord aux uniformes.
Des uniformes, il y en a plus que jamais sur le Champ de bataille. Pourquoi ? A-t-on tellement grossi les cadres des divers corps de la Marine ? Oui et non. Oui, pour ceux de l’arsenal, personnel administratif et personnel technique, qui ont gagné à la main, gagné, gagné… C’est bien juste : ils avaient tant crié !… Mais, en tout, cas, ils ont pris du galon, qui du galon plat, qui du galon dentelé, et des torsades et des broderies, que sais-je ?… Et tels qui ne portaient jamais l’uniforme, trop simple à leur gré, ne le quittent plus depuis que, si reluisans, ils pensent être irrésistibles et qu’ils peuvent provoquer d’un regard sévère le salut è du troupier ahuri.
Mais cependant que les corps auxiliaires prenaient ainsi du galon à manche que veux-tu, les corps entretenus s’emparaient de l’épaulette. L’épaulette ! Ah ! l’épaulette !… Le rêve de tant d’existences, le cauchemar plutôt, car il semblait qu’accaparée par le « grand corps[1], » elle échappât sans cesse… Eh bien ! non, la chère épaulette, ils la tiennent enfin ; ils feront brillante figure dans les cérémonies publiques et les bals officiels, nos commissaires, nos ingénieurs, nos mécaniciens, médecins, pharmaciens… Et le sabre, et les attentes, tout, quoi !… Ils ont tout ! C’est à peine si on les prie, en s’excusant de la liberté grande, de garder un peu de velours aux manches ; et encore choisit-on des nuances foncées. D’ailleurs sous la pèlerine on ne voit plus rien ; la casquette est la même pour tous : casquette égalitaire. Sur le caban, en hiver, sur le veston blanc, en été, on ne porte qu’un tout petit liséré de couleur. Bref, ces Messieurs jouent absolument les officiers de marine.
Mais, au vrai, la simulation est-elle donc si parfaite ? Cette langue acérée de Gozelin prétend que non et qu’ils ont beau faire… « Tenez, me dit-il, en me poussant le coude, voyez ces deux-ci qui débouchent de la rue de l’Intendance ; allez-vous les prendre pour des nôtres et ne reconnaissez vous pas….
— Hum ! Prenez garde, Gozelin… N’est-ce point ce que disaient les officiers de vaisseau de 1790, quand on les « réorganisa » et qu’ils virent les officiers bleus prendre l’habit à revers rouges ? Il me semble que vous donnez dans l’aristocratie…
— Point du tout. Il ne s’agit ni d’aristocratie ni de démocratie, mais, bonnement, de physionomie caractéristique, de pli professionnel. Chaque corps a son air de famille ; le nôtre a l’air du commandement et, sauf en nous coupant la tête à tous, on ne saurait le lui enlever. Bien mieux, on ne les empêchera pas de prendre cet air-là, ceux qui nous remplaceront, fussent-ils tous des fils d’ouvriers (comme le sont beaucoup d’entre nous, déjà). En somme, c’est l’exercice du commandement qui aristocratise et, à moins que chaque bâtiment devienne un club, où l’on volera pour savoir s’il faut appareiller ou rester sur rade…
— Vous riez ? Mais, cher ami, ça s’est vu déjà, en 1794, dans l’armée de l’Océan, en rade de Quiberon…
— Oui, mais, quelques jours plus tard, on était battu par les Anglais !
Gozelin s’en va sur son Foudroyant, et je reste seul à songer dans l’allée des grands platanes. Quelle incohérence, quel chaos dans tout ce qui se passe sous nos yeux ! Rappelez-vous ce déchaînement d’il y a deux ou trois ans contre le militaire : l’uniforme était une livrée ; les galons, les décorations ne témoignaient que d’une sotte vanité dont il fallait enfin guérir les hommes. Et ce sont ceux-là mêmes qui jetaient l’anathème sur les « états-majors » qui, aujourd’hui, encouragent la frénésie de distinctions des « humbles, » des « modestes… »
30 septembre. — Descendant par la vieille rue de l’Ordonnance, je traverse en biais le Champ de bataille, le cap sur le coin du bâtiment de la Majorité générale, où s’ouvrent les deux rues du Canon et de l’Arsenal, un coin qui a vu passer depuis deux cents ans tout ce qu’il y a eu de marins en France. Je suis la rue de l’Arsenal : me voici à l’angle rentrant où s’élevait, en 1793, la maison X…, qui fut démolie après la reprise de Toulon, sur l’ordre des commissaires de la Convention[2]. Des fenêtres de cette maison, le contre-amiral Goodall, nommé gouverneur de Toulon par sir Samuel Hood, embrassait d’un seul regard tout l’arsenal et calculait le temps qu’il faudrait pour incendier ateliers, magasins et vaisseaux. Il y a deux platanes aujourd’hui sur l’emplacement de la maison maudite : on n’avait pas semé de sel sur les ruines, comme le voulait le doux Fréron…
La porte de l’arsenal voudrait être monumentale. C’est du pur XVIIIe siècle (1736), une sorte d’arc triomphal encadré de quatre colonnes, plaqué de faisceaux, de déesses opulentes, de trophées en panachés, d’attributs enfin, dont la sobriété n’est pas le principal mérite. Mais, à tout prendre, cette entrée fait bien.
Au travers du rideau mouvant des platanes de la grande allée de l’arsenal, je retrouve la bonne petite tour carrée de l’horloge, qui sert de poste de vigie pour la rade. Il est neuf heures et c’est le moment de prendre la baleinière que les règlemens octroient au président de la commission des vivres pour le transporter au bâtiment des subsistances. Mais que vois-je ?… Quel progrès ! Une baleinière électrique ! Un seul homme qui tourne un commutateur et nous voilà partis. C’est un rêve !…
A-t-on du moins opéré des réductions dans le personnel des vétérans de la direction des mouvemens du port et dans celui de la direction des constructions navales ? Il y a là sept ou huit embarcations transformées qui employaient autrefois une trentaine d’hommes… Non. Aucune réduction n’a été ni ne sera faite. C’est toujours ainsi : l’État ne gagne rien au progrès, son intérêt, toujours mollement défendu, étant en contradiction avec les intérêts privés qui savent, eux, se défendre énergiquement. Pendant ce temps-là, le bruit se répand qu’on va diminuer, le mois prochain, les effectifs des bâtimens de combat de première ligne. Je suis curieux de savoir quand on comprendra, en France, que la Marine de guerre est faite pour la guerre et que les arsenaux sont faits pour la marine.
Nous traversons la darse Vauban, que le grand ingénieur borda, quand il la fit creuser, en 1678 environ, d’ateliers et de cales de construction. Elle sert plutôt aujourd’hui aux bâtimens en réserve. En revanche, le service de l’artillerie est resté depuis deux cent vingt ans installé à l’ouest de la darse Vauban. J’ai vu des estampes coloriées du XVIIIe siècle qui représentent des personnages maniant des boulets en rheingrave, culotte courte et tricorne (cela surprend, toujours parce qu’on ne réfléchit pas que le costume militaire différait fort peu, à cette époque, du costume civil), et ces personnages se meuvent dans une cour qui rappelle tout à fait celle de la direction actuelle.
Au Sud, en face de l’ancien bagne, on agrandit l’une des deux cales sèches, ou bassins de radoub, qui firent, vers 1776, la réputation de Groignard.
La baleinière pousse toujours à l’Ouest. Nous sommes dans la darse de Castigneau, l’œuvre du milieu du XIXe siècle, la contemporaine de la marine mixte. Cette darse occupe la place d’un marais où se déversait le Las, le ruisseau torrentueux de la vallée de Dardennes aux pittoresques moulins. Vauban l’avait déjà fait détourner dans l’Ouest, du côté de Missiessy, à la grande satisfaction des religieuses du couvent dont on a fait, depuis, la boulangerie du port ; mais, quand on a voulu creuser la troisième darse, plus à l’Ouest encore, il a fallu rejeter le Las jusqu’à Lagoubran.
Castigneau est la darse des grosses réparations et des achèvemens à flot : j’y vois les deux gardes-côtes Caïman et Indomptable dont la transformation se poursuit, le Baudin, le La Hire, le Descartes, alignés devant les puissans ateliers des « bâti-mens en fer. » Au Sud de ces ateliers, trois grands bassins de radoub, point assez grands toutefois pour les navires les plus nouveaux… Plus au Sud encore, les magasins des subsistances, la grande meunerie et l’abattoir. C’est là que j’ai affaire…
21 septembre. — C’est une charmante promenade du matin, dans l’air déjà plus frais de la pointe d’automne, que celle du marché qui se tient sur le cours Lafayette… le coursse, comme on dit ici, parce qu’on est à moitié italien et qu’un peu plus on dirait « il corso. » Quel joli jeu de couleurs sous cette voûte claire des platanes, percée de raies de lumière blonde !… les tentes bariolées qui claquent au vent, les toilettes voyantes et les chapeaux empanachés dont le mauvais goût passe dans ce décor éclatant, les uniformes bleus et rouges, marins, lignards, artilleurs, les fleurs en monceaux, les fruits en pyramides, vertes pastèques lisses ou tigrées, « pommes d’amour » d’un luisant écarlate, figues violettes et figues blanches, aux gerçures sanglantes, raisins noirs veloutés, raisins roses et transparens, et ces belles grappes ambrées, ces muscats dont Mme de Sévigné disait tant de bien, mais qu’il s’en fallait méfier pourtant, car on s’y grisait comme avec le vin…
Et puis, dans le fond de ce couloir lumineux, une échappée de bleu laqué, grisâtre, miroitant, qui est la vieille darse… Tout cela dans un joyeux vacarme d’appels, de rappels, d’injures, de complimens, de rires, de colères, de glapissemens aigus : « la cadeu ! la cadeu[3] !… » avec, comme basse profonde, le roulement des charrettes sur les bas-côtés, pavés durement…
Ce cours Lafayette qui marque l’emplacement des premières murailles de Toulon, avant l’agrandissement de 1589, a changé de nom une vingtaine de fois depuis trois cents ans. Il s’est appelé rue des Vieux-Fossés, ce qui était naturel, rue Saint-Michel, je ne sais trop pourquoi, deux fois rue du Marché, ce qui allait encore fort bien, rue aux Arbres, à partir du moment où on y planta des ormes, auxquels ont succédé les platanes, rue Brutus et rue de la Convention — on voit assez à quelle époque, — puis rue Monsieur, « par un juste retour des choses d’ici-bas, » enfin cours Lafayette, lorsque triomphèrent définitivement l’habit bleu barbeau, le pantalon blanc à sous-pieds et le toupet symbolique du plus bourgeois des aristocrates.
Pour le haut du cours, une appellation particulière a longtemps subsisté. Il y avait là un recoin favorable, le soir, aux tendres entretiens, que l’on baptisa « pavé d’amour » — et le nom était joli. Mais enfin on n’y pouvait tenir, sur ce pavé, que des propos en l’air… Quand Toulon agrandi, enrichi, vit corrompre l’innocence de ses mœurs, le pavé d’amour ne put suffire à ses exigeans célibataires : une maison vint, puis deux ou trois, puis tout un quartier, hélas !… Chastes jouvencelles d’antan, qu’êtes-vous devenues ?…
Au bas, c’est autre chose : il y avait à deux pas de la vieille darse un couvent de Récollets avec une petite église poupine du XVIIe siècle. Convertie en « temple décadaire, » en 1792, cette église fut le siège du club des Jacobins. Le pauvre cours Lafayette vit à cette époque de cruels spectacles : en juillet 1792, la populace y massacra une douzaine de braves gens, dont le procureur général syndic et, ce qui est significatif, le geôlier-chef des prisons. Dix-huit mois plus tard, c’était le bombardement de l’armée de la Convention qui faisait des victimes. On montre encore, au no 89, un boulet tiré du fort Lamalgue qui resta encastré dans la façade de la maison. Ce bombardement, toutefois, fut moins vif et tua moins de monde que celui des Austro-Sardes, en 1707. Les commissaires de la Convention se rattrapèrent quelques jours plus tard en fusillant des centaines de pauvres diables qui n’avaient commis d’autre crime que d’assister à la tentative de contre-révolution. Les meneurs avaient fui, comme toujours, et le brave Dugommier le criait, indigné, à Fréron. Mais tout était inutile : il y a des momens où l’homme veut tuer, où la bête féroce reparaît, où c’est le mort qui parle, le mort d’il y a huit ou dix mille ans.
23 septembre. — Ma foi ! il est bien vrai qu’on s’instruit tous les jours, et me voici lancé dans la zootechnie. Je tâte des bœufs, venus des quatre points de l’horizon, des bœufs « de pays, » des bœufs d’Afrique, des bœufs d’Auvergne, du Limousin, du Lauragais, de tout poil et de toutes cornes. Et les vaches donc !… Et les taureaux !… Car nous prenons de tout, à certaines conditions, s’entend. Moi qui croyais qu’on ne mangeait pas de vache ! Ah ! bien oui !… c’est meilleur que le bœuf, pourvu que l’animal n’ait pas plus de dix ans et n’ait pas trop porté. Quant au taureau de deux ans et qui n’a point trop… trop souvent été père (par exemple, je ne sais pas encore bien reconnaître les indices de cette réserve relative, mais il y a dans la commission un agent de manutention qui est admirable pour cela), eh bien ! ce taureau-là est très acceptable. Il y en a de superbes, qui viennent du Charolais, avec la tête courte, classique, celle des taureaux des bas-reliefs antiques…
Je palpe aussi des moutons, en général des moutons d’Algérie, quelquefois d’Odessa, ou même du Monténégro. Pauvres moutons !… Quel calvaire on leur fait parcourir ! Et les routes d’Algérie, interminables, et le bateau, à fond de cale, et le chemin de fer ! En voici une centaine, serrés dans un tout petit enclos ; ils passent un à un devant la commission qui les tourne et les retourne : point de dents usées, point de queue trop large qui dénonce le suint… acceptés. On les lâche dans la cour, et ils s’en vont contens, sautant pour se dégourdir, sans se douter que demain ils iront à l’abattoir
Après le parc, la boucherie. Je ne me pique pas d’être sensible, mais vraiment toutes ces chairs sanglantes, ces bœufs qu’on assomme, ces moutons qu’on égorge — pas une plainte… les pattes frémissent un peu, seulement, quand le couteau s’enfonce, — tout cela m’écœure… Et je regarde le père Gautron, qui représente le fournisseur, un vieux boucher madré, bonhomme du reste ; et ses aides, les égorgeurs… Hum ! braves gens, je veux le croire ; mais quelles figures !…
La bonhomie matoise du père Gautron excelle aux bonimens. Voici un bœuf d’Auvergne, roux, osseux, peut-être un peu âgé, plein de vie, d’ailleurs, et qui tourne sa bonne tête de notre côté pour nous considérer avec une douceur bienveillante. Tout de même, la commission hésitera… Mais Gautron veille ! « Beau bœuf, dit-il d’un ton convaincu, bœuf superbe ! Voyez ça, monsieur R… (c’est l’agent de manutention, à qui on n’en fait pas aisément accroire), voyez quelle graisse !… là, tenez… Et quels muscles !… Et les os minces avec ça… c’est un animal qui nous donnera demain 55 pour 100 de viande ; vous m’en direz des nouvelles… » Et le bon bœuf rumine, paisible, assuré de la vie, si douce…
En voici un autre qui montre des gencives sanglantes où des sangsues se sont logées. Un aide veut les enlever : « Bah ! dit Gautron, laisse-les ; nous les lui enlèverons à l’abattoir une fois la tête coupée… ce sera plus commode. » Et il rit ; les aides rient aussi. Moi, je ne ris pas : il me semble que je vois cette tête… Ces gens-là me feront devenir végétarien. Allons-nous-en ! — Monsieur de Machot, dis-je au commissaire, avons-nous des denrées à recevoir aujourd’hui ?
— Oui, commandant, du poivre, du café, du lait en boîtes, et aussi des sacs, des mannes. Il y a encore à voir des vivres remis par des bateaux qui désarment, farine, biscuit, conserves…
Le contrôleur s’est joint à nous sur ces entrefaites, un petit homme sec, froid, que nous entourons d’une considération respectueuse, presque craintive. C’est qu’il représente le ministre !… Ce n’est même pas assez dire : il est le ministre, le ministre qui assiste à nos délibérations. Et il y a dans cette fiction saisissante quelque chose d’auguste, de mystique. C’est, si j’ose dire, comme « la présence réelle… »
26 septembre. — Ce que nous sommes ? — Des gens froids ; réservés, par timidité bien plutôt que par dédain. Nous vivons entre nous, nous y trouvant bien. Et si nous sommes ainsi, ce n’est point notre faute, mais celle de notre métier : on devient forcément particulariste chez nous. La vie de bord y conduit, si bien que, dans une escadre, on ne se fréquente guère de bateau à bateau. Avec cela, malgré de solides amitiés, point d’esprit de corps, ce qui est fâcheux pour nos intérêts particuliers ; point de doctrines non plus, ce qui est fâcheux pour l’intérêt général ; et absence complète du sens de l’association, que comprimerait au besoin une discipline rigoureuse[4]. En somme : individualisme, indépendance d’esprit, indépendance de caractère même, autant que le permet « le malheur des temps, » voilà nos caractéristiques.
Et tout cela nous donne, j’y consens, un air de « quant à soi » un peu hautain, dont nos ennemis ont abusé contre nous. Les meneurs du mouvement virent fort bien que dans la flambée de haines, de rancunes, d’envie qu’allumait la terrible « affaire, » il n’y avait qu’à nous traiter d’aristocrates pour nous faire brûler… en effigie. Il est vrai qu’il y a cent dix ans, on allait plus loin et que le mot, hurlé au bon moment, suffisait à faire pendre un capitaine de vaisseau à la lanterne la plus proche. Nous n’y sommes pas encore, mais, en attendant mieux, on signale à la défiance de la nation un corps d’officiers qui grandissait en valeur technique et militaire, qui commençait à inquiéter nos rivaux.
Nos rivaux !… Ah ! voilà… Comment se fait-il que chaque fois que la marine française reprend vie et puissance, chaque fois qu’elle se sent, malgré tout, capable de lutter contre l’éternel ennemi en opposant au nombre la valeur individuelle, la science, l’invention, chaque fois, il arrive quelque chose qui brise son essor, qui lui casse les ailes et la jette, à demi vaincue déjà, aux pieds de l’adversaire ?…
Après Colbert et Séignelay, c’est Pontchartrain, la ruine de nos finances et le désarmement de nos escadres ; (après la demi-renaissance de la guerre de la succession d’Autriche, c’est Berryer et sa haine systématique de l’officier de marine ; après la glorieuse guerre d’Amérique, après les Choiseul, les Castries, les Sartines, c’est la révolution et la ruine totale de l’établissement maritime ; après l’Empire, où, à la fin, nos flottes se reconstituaient, c’est la Restauration et l’abandon de la marine, au point que Portai est obligé de poser aux Chambres le dilemme que l’on sait ; après le second Empire et le bel essor de nos escadres cuirassées, c’est « la guerre » et les réductions auxquelles consentent d’imprudens ministres ; et maintenant, après la période de brillans faits d’armes de 1884 à 1900, la désorganisation va-t-elle donc recommencer ?
La marine française, c’est la toile de Pénélope, mais d’une Pénélope inconsciente, qui ne sait pas pourquoi elle défait son ouvrage, ni même qu’elle le défait.
27 septembre. — La ville est en l’air… le ministre arrive ; il revient de Tunisie ; il passera deux ou trois jours à Toulon, avec son chef de cabinet, deux aides de camp, des hommes politiques et des amis personnels. C’est un gros événement : « Que va-t-il-faire ? Que va-t-il dire ? Que pense-t-il de la marine, maintenant qu’il l’a vue de près et de ses yeux ? »
Je rencontre sur le Champ de bataille mon vieil ami Garay, qui va à la Seyne, où l’on achève son beau croiseur, le Choiseul. Nous passons devant la porte de l’arsenal. On nous- regarde avec des mines méfiantes. En face, les fortes têtes de la Loge et deux ou trois mécaniciens retraités, importans, le verbe haut. Mais le temps passe et le ministre ne sort pas de l’arsenal… on fronce les sourcils : qu’y a-t-il donc ? va-t-il encore se faire embobiner par les amiraux, par les gros bonnets du port ? Il sait pourtant bien qu’il n’y a que nous, ici, que nous sommes les seuls purs, les seuls vrais, les seuls fermes remparts, les… Enfin il faut bien s’en aller puisqu’il ne vient pas. — Et le groupe se dissout, se promettant bien qu’on le « rattrapera » demain. « Tenez, me dit Garay, voilà où ils le rattraperont… » Et il me montre, une affiche rouge : Punch offert ait citoyen ministre… etc., par le syndicat, le comité, je ne sais au juste.
On potine ferme, ce soir, dans la salle des dépêches du Petit Toulonnais entre les portes qui claquent, les reporters qui passent vite, le cou tendu, les lèvres serrées et les politiciens du cru discutant à voix basse, avec des lueurs brèves dans les yeux qui roulent.
28 septembre. — Ils ne l’ont tout de même pas rattrapé tant que ça… L’attaque de l’orateur des ouvriers du port a été trop peu mesurée ; le flot de haine est monté trop brusquement, qui a fait apparaître ce qu’il y avait d’étrange dans la situation d’un ministre obligé d’écouter la harangue où ses subordonnés, les officiers de l’État, sont traînés dans la boue par un homme qui appartient à l’État, lui aussi, qui en est au moins le salarié, et un salarié privilégié, puisqu’il aura une retraite.
— « Oui, s’est écrié le citoyen R… dans un beau mouvement d’où l’art n’est pas exclu, oui, ces messieurs font danser leurs belles madames devant un buffet garni, tandis que le pauvre ouvrier, lui, danse tout seul devant l’armoire vide !… »
Évidemment. Il n’y a rien à dire là contre. C’est l’alpha et l’oméga de toute révolution. Je demanderais seulement que le « petit commerce » de la bonne ville de Toulon donnât son avis sur la suppression des bals officiels. Quant à nous, si on nous demandait le nôtre !…
Le ministre a répondu à la diatribe par l’éloge du corps d’officiers, par l’évocation émue des gloires de la marine, et ses auditeurs surpris, retournés un moment, ont applaudi le couplet patriotique tout en grommelant : « Anen ! vaï !… L’an cambiat[5] !… » C’est égal, je plains les deux officiers d’ordonnance qui avaient accompagné le ministre : un mécanicien et un ingénieur. L’un d’eux, au moins, a dû souffrir.
29 septembre. — Je suis allé à la gare voir le départ de nos maîtres. C’était assez tard et il n’y avait que peu de monde. Les types n’en étaient que plus curieux à observer.
Voici, en uniforme, l’aide de camp du préfet maritime, Pardes, et son bon petit sourire. Il a précédé le cortège officiel. Une voiture s’arrête : le chef de cabinet du ministre en descend, traverse rapidement les groupes et vient serrer la main de Pardes, avec qui il cause un moment. Puis, avisant les chefs des syndicats, un peu à part du commun populaire et pelotonnés dans leur dignité, le chef de cabinet va prendre congé de ces puissances. Il me semble que c’est un peu froid, et l’on m’a dit tantôt qu’il avait eu occasion de faire entendre aux ouvriers du port quelques vérités.
Brouhaha à la porte ; un landau ; deux, trois landaus : c’est le ministre et les amiraux. Le ministre mâchonne un bout de cigare ; il marche, une épaule en avant, tanguant un peu (à la bonne heure !), regardant sous le nez les gens qui le serrent d’un peu trop près. Nous perdons le sens du respect, mais nous gardons intact celui de la curiosité. Les amiraux suivent. Il y en a de grands et de petits. Derrière eux, quelques seigneurs de moindre importance, capitaines de vaisseau et capitaines de frégate, ceux du voyage de Tunisie. On passe sur le trottoir. Le préposé aux salles d’attente est débordé par le flot qu’entraînent les grands chefs dans leur sillage. Il veut arrêter un quidam qui ne lui paraît pas vêtu des laissés pour compte des grands tailleurs. Il lui demande son billet. Son billet ?… Péchère !… Son billet !… De violens murmures avertissent l’employé que quand la démocratie coule à pleins bords, ce n’est guère le moment de se montrer difficile sur la coupe d’un vêtement : il se retire avec un geste d’angoisse impuissante. Tel M. de Dreux-Brézé en présence des cordons de souliers du vertueux Roland.
Sur le trottoir de la gare, en attendant le train, le simple omnibus de Marseille, qui est en retard, le ministre fait cercle avec les amiraux : ils ont l’air d’être fort bien ensemble, l’air qu’on a après un bon dîner… Bah ! comment ! Le commandant de V*** qui se faufile dans le groupe ministériel, qui salue, qui sourit !… En croirai-je mes yeux ? Et comme mon étonnement se laisse voir, un bon petit camarade chuchote à mon oreille : « Que voulez-vous ? Quand on veut passer contre-amiral, il faut se montrer… » Je hoche la tête et mes yeux un peu attristés tombent sur un aspirant bien sanglé dans sa redingote et qu’à ses aiguillettes je juge appartenir à l’état-major de l’un des amiraux. Admirable, ce grand midship ! Il est là fixe, droit, impassible. Pas un muscle de sa figure ne bouge pendant la cérémonie. En voilà un qui ne songe guère à passer contre-amiral. Ça viendrai Ça viendra !… En attendant, il est olympien, ce jeune homme.
Un grand coup de sifflet au loin, un roulement sourd, qui grandit, qui devient tonnerre, un tonnerre essoufflé, haletant… Et le train s’arrête. Le ministre monte : bousculade, empressemens, mains tendues, chapeaux en l’air, casquettes à la main ; quelques « Vive le ministre ! » répétés avec une modération de bon goût. Le train s’ébranle, un gendarme, à côté de moi, rectifie la position et porte vivement la main droite à son képi, et tout d’un coup un voyageur des troisièmes, un loustic, crie à tue-tête : « Vivent les pompiers ! »
Tout le monde rit, ceux qui s’en vont et ceux qui restent.
Au sortir de la gare, je chemine avec des officiers qui ont pu recueillir les impressions du groupe ministériel pendant le voyage. Il leur a semblé que ces impressions étaient favorables. On sait maintenant que nos torpilleurs réussissent, dans leurs attaques de nuit, à toucher des bâtimens en marche. On sait maintenant qu’un cuirassé français donne fort bien seize nœuds pendant quinze heures ; que tout se passe simplement, sans bruit, sur ce superbe Jauréguiberry, machine de guerre bien au point. Le ministre a vu un lieutenant de vaisseau, revêtu d’un « bleu de chauffe, » qui allait visiter, les mains dans le cambouis, les organes mécaniques d’une tourelle. Ça l’a surpris ; ce n’était pas ce qu’on lui avait dit, que nous ne daignions jamais mettre la main à la pâte. Un député de sa suite a découvert qu’on pouvait causer avec ces messieurs de l’état-major ; qu’ils étaient courtois, affables, et que ce qu’ils disaient ne datait pas d’avant 89. Ça l’a surpris à son tour : ce n’était pas non plus ce qu’on lui avait dit.
A la défense mobile d’Ajaccio, on a voulu voir la prison. Il y avait un prisonnier… Ah ! ah ! un prisonnier… Qui sait ? Peut-être une victime de celle absurde discipline ? La victime, interrogée, a déclaré rondement « qu’elle ne l’avait pas volé, que c’était la seconde fois qu’elle tirait bordée… »
En somme, la marine est obligée de faire tous les deux ans la conquête d’un nouveau ministre et de son entourage. Il lui faut, sans relâche, combattre de sourdes hostilités, dissiper des préjugés et des idées fausses. Rien d’étonnant à cela : depuis quinze ou vingt ans, on nous attaque dans la presse, à la tribune, dans des publications retentissantes, sans que nous ayons jamais daigné répondre. A ne pas comprendre que le régime actuel est essentiellement un gouvernement d’opinion, nous avons gagné de rester ignorés, sans appuis, sans défense contre les malveillans et les haineux.
1er octobre. — Je suis allé aujourd’hui à bord du Château-Renault qui partira bientôt pour la Chine. Quel superbe bateau ! Malheureusement, pour un « commerce destroyer, » il n’est ni assez grand, ni assez armé, et s’il a eu de belles vitesses aux essais, il n’est pas encore certain que son appareil moteur ait assez d’endurance. Quand il s’agit de la solidité des machines, le tout est d’avoir une grande longueur de bielle, et quand il s’agit de la solidité des chaudières, d’avoir un grand « volant de vapeur ; » et il faut pour cela de la place et du poids disponibles. Or c’est la grande supériorité des paquebots sur les croiseurs ; les énormes paquebots rapides d’aujourd’hui déplacent trois fois plus que le Château-Renault, qu’on a timidement arrêté à 8 000 tonnes. Ces bâtimens, donc, outre qu’à vitesse d’essais égale ils échapperont à leurs adversaires, parce que, cette vitesse, ils la conserveront mieux, feront eux-mêmes d’excellens croiseurs. Il est vrai qu’ils n’ont pas de pont cuirassé ni de blindage vertical, que leur machine n’est pas protégée contre un obus bien ajusté, et que le croiseur militaire reprend là un sérieux avantage… Mais ils en seront quittes pour refuser le combat, s’esquiver à la nuit, et porter plus loin leurs ravages.
M. Normand proposait un jour de blinder les murailles des croiseurs auxiliaires. On a fait beaucoup d’objections à cette idée, qui vaudrait pourtant d’être reprise. Pourquoi, comme l’hoplite antique, comme le chevalier du moyen âge, le paquebot n’aurait-il pas une armure ajustée à ses formes, qu’il endosserait et quitterait suivant le cas ? La seule condition essentielle est que le poids de cette cuirasse ne dépasse pas celui du chargement normal, afin que le bateau garde les lignes d’eau favorables à sa marche. Les plaques auraient été, bien entendu, préparées d’avance, « présentées » même une fois, et les trous de boulons percés, sauf à les boucher à faux frais pour le temps de paix.
Mais combien de temps durera ce travail de cuirassement ? — Une quinzaine de jours ; un mois peut-être ? — Oui, et c’est pendant ce temps-là, où le commerce ennemi battra encore les mers, qu’il sera bon d’avoir des croiseurs militaires pour jeter le premier coup de filet, ces croiseurs militaires servant plus tard de noyaux aux divisions de paquebots armés.
Il faut donc des Château-Renault, et il les faut prêts à marcher du jour au lendemain : seulement il convient de les faire plus grands pour qu’ils aient des appareils moteurs plus sûrs et plus de charbon, pour qu’ils puissent loger les officiers et la maistrance des prises importantes que l’on voudra conserver, ainsi que les complémens d’équipages destinés à ces prises. Il faudrait qu’ils fussent plus grands aussi pour avoir une protection verticale au moins sur la première virure de bordée au-dessus de l’eau, ce qui permettrait de mettre le pont cuirassé plus haut, au grand bénéfice des machines, et enfin pour armer leurs gaillards d’une artillerie plus nombreuse, car ce n’est point assez que les huit pièces du Château-Renault et du Guichen.
Il y a encore bien des points intéressans dans cette question, par exemple celui des dispositions intérieures à prendre et du supplément d’effectif à prévoir pour obtenir un rapide afflux du combustible aux fourneaux dans les grandes allures : rappelons-nous que les « commerce destroyers » américains Columbia et Minneapolis pèchent par là…
Aussi bien n’y a-t-il guère de problème plus ardu que l’organisation de la guerre du large : c’est ce qui explique, au fond, la défaveur qui s’est longtemps attachée à cette méthode de guerre, car les argumens de surface qu’on lui oppose sont bien faibles…
4 octobre. — Sortant de l’abattoir, j’ai poussé jusqu’à la darse de Missiessy et fait la tournée des appontemens. Cette darse de Missiessy n’est pas achevée, mais il y existe depuis longtemps déjà un « rang » de navires en réserve, la grue de 100 tonnes, la station des sous-marins, le dépôt des équipages et trois beaux bassins de radoub construits d’après la méthode du caisson en tôle, fort expéditive, car, tandis qu’on creuse dans le sol, on bâtit tout le revêtement en pierres de taille dans une énorme caisse en fer, que l’on pousse ensuite dans la cavité creusée.
La grosse « bastide » de Missiessy est encore là, enclavée dans les terrains militaires. C’était, à la fin du XVIIIe siècle, un poste avancé, où fut pris, dans une sortie malheureuse, le général en chef anglais, O’Hara. L’aventure parut singulière à beaucoup de gens, et il y eut, du reste, bien des choses peu claires dans ce siège de 1793. Les alliés, Anglais, Espagnols, Sardes, Napolitains ne s’entendaient point du tout, ayant des intérêts fort différens, et négociaient séparément avec la Convention. Les Anglais, en fin de compte, se trouvèrent avoir joué tout le monde et, ne pouvant garder, détruisirent.
Aux appontemens en bois greffés sur le parc à charbon, il y a d’intéressans bateaux amarrés, la Jeanne-d’Arc, le Montcalm, beaux croiseurs cuirassés dont les essais, en vérité, sont un peu longs. Il faut du temps pour mettre au point ces grandes machines compliquées. C’est que nous ne savons pas nous résoudre à faire des séries d’unités identiques, dont le type dérive logiquement, naturellement, d’un type précédent, comme le fils dérive du père. Tout bâtiment neuf est, chez nous, un bâtiment nouveau, par conséquent une « boîte à surprises. » C’est aussi que nos ingénieurs, s’ils brillent par la science et même par l’imagination créatrice qui fait les Dupuy de Lôme, ne seraient peut-être pas assez soucieux des détails de la construction, par quoi l’on évite malfaçons et retouches… Et c’est enfin, — car il faut être impartial, — que nous, marins, qui devrions diriger, ne dirigeons pas. Nous sentons bien que les méthodes de travail de nos arsenaux sont défectueuses, mais nous n’avons pas assez de fermeté pour y porter remède. Et, au fait, le pourrions-nous maintenant, même si nous le voulions ? Toutes les avenues de la haute direction nous sont fermées et nous ne conservons que la responsabilité devant l’opinion, une responsabilité qui sera un jour, bien lourde !…
7 octobre. — Nous nous sommes amusés aujourd’hui, Garay et moi, à flâner par les vieilles rues du « vieil Tholon. » Mon Dieu ! elles ne sont pas fort pittoresques et les jouissances artistiques n’y rachètent pas certaines impressions matérielles aussi affligeantes pour la vue que pour l’odorat. Tout de même, il y a d’assez piquans souvenirs et quelques détails d’architecture curieux… Ne fût-ce que cette charmante fontaine de la place Puget, où la nature, par un caprice aimable, s’est plu à embellir l’œuvre de l’artiste. C’étaient d’abord tout simplement trois dauphins entrelacés qui versaient l’eau dans trois coquilles, d’où elle retombait dans une grande vasque circulaire ; mais, peu à peu, les mousses, les herbes folles, les fougères sont venues tapisser les coquilles, habiller, les dauphins ; puis un petit figuier a poussé dans un joint défait, puis un autre, et aussi un minuscule platane au feuillage rare, élégant, vert encore près de l’eau ruisselante et déjà doré, pourpré, presque roussi par en haut. Et tout cela est parfaitement gracieux.
Descendons par la petite rue de la Miséricorde ; laissons à droite la rue d’Alger, l’artère commerçante de la ville, pavée en bois, bordée de coquettes boutiques qui s’éclairent le soir à l’électricité. Nous voici en plein cœur de la ville du moyen âge, dans la rue des Boucheries, l’antique « carriera drecha, » étroite, raboteuse comme autrefois, et, comme autrefois aussi, vivante, grouillante et gaie. Quittons-la un moment pour pousser à gauche, par la petite rue des Prêcheurs, jusqu’à la nouvelle place Vincent-Raspail, avec le Mont-de-piété tout neuf et banal, avec un petit square assez frais et la statue du grand homme du camphre qui fut un « ami des humbles, » un chrétien qui s’ignorait, par conséquent. Quand j’habitais Toulon, il y avait là une vieille caserne, la caserne du Grand couvent ; et ce grand couvent était, avant la Révolution, celui des dominicains, des « frères prêcheurs, » établis là au XIVe siècle par la reine Jeanne, comtesse de Provence, de galante et tragique mémoire. En mars 1789, les dominicains prêtèrent leur grande salle pour la réunion des délégués des trois ordres. J’ai lu les noms de ces hommes « que la confiance de leurs concitoyens appelait… etc., etc. ; » on les retrouve à peu près tous sur les listes des fusillés ou guillotinés. Ils avaient cessé de plaire. Le conseil municipal de 1886 en décidant la création de la nouvelle place et qu’on lui donnerait le nom de Raspail, « l’apôtre de toutes les libertés, » fit précéder son arrêté des réflexions que voici : « Considérant que la pioche va faire disparaître les restes du couvent des pères (sic) prêcheurs, construit sur l’emplacement de l’ancien palais de justice des comtes de Provence ; que, tandis que ces derniers écrasaient le peuple par leur despotisme sous lequel l’ignorance et le fanatisme prêches par les premiers le maintenaient, propose, etc., etc.. » Le maire qui dirigeait alors les délibérations était un professeur distingué, mais un ambitieux, un des précurseurs de nos universitaires politiciens… La rédaction de ce morceau coûta-t-elle à sa plume ? Je voudrais le croire.
Reprenons la rue des Boucheries. On nous avait parlé de l’ancien ghetto qui, du reste, se réduisait à la carriera de la Juetaria. Nous avons fini, non sans peine, par trouver ce qui reste de cette venelle, aujourd’hui bouchée aux deux bouts et qui n’est plus qu’une enfilade de petites cours humides, empuanties. Et comme nous demandions tout à l’heure à un menuisier des environs s’il connaissait la rue aux Juifs : « Je n’en ai jamais entendu parler, répond-il, et pourtant j’habite ici depuis vingt-deux ans. Mais si vous voulez des Juifs, allez donc tout près d’ici dans la rue… Il y en a dans toutes les boutiques. » Et il ricane avec une amertume visible. Que ce soit au Nord, que ce soit au Midi, le populaire est toujours, d’instinct, antisémite : il a sans doute ses raisons, que la raison ne comprend pas. Ses boutades, au surplus, ne sont point méchantes, ni ne tirent à conséquence. Au XIVe siècle, les choses n’allaient pas si doucement : il y eut ici même, un jour de carême de l’an 1348, une grosse échauffourée où quarante Juifs périrent parce que l’un d’eux avait blasphémé dans une église. Simple prétexte, car, au fond, c’était l’éternelle histoire : ruse patiente, accaparement, usure d’un côté ; longue insouciance, misère résignée et puis, brusquement, colère aveugle, de l’autre. Toujours est-il que Tholon, en punition de ce forfait, dut payer 1 000 florins d’or au trésor comtal ; mais la bonne reine Jeanne permit aux consuls d’employer cette somme en travaux utiles à la ville. On ne dit pas si la Juetaria en eut sa part.
Rentrons encore dans la rue des Boucheries pour descendre à la halle au poisson, la halle aux vieux piliers noirs. Il y a là, tout le jour, des arrivages : en ce moment même, trois ou quatre « pescadours » apportent des mannes d’anchois frétillans, de l’argent vif avec des reflets d’acier bleuté, tandis que nous musons, Garay et moi, devant la porte d’une maison du XVIIIe siècle. Sur le fronton de cette porte sont couchés deux lionceaux fort bien venus : dans le tympan, deux anges tiennent un cartouche armorié. Renseignemens pris, c’est la maison du consul d’Antrechaus, le Belzunce de Toulon.
La peste fit ici, en 1721, autant de ravages qu’à Marseille en 1720. De 26 000 habitans la population tomba à moins de 15000. Jean d’Antrechaus eut une conduite admirable : il perdit, avec presque toute sa famille, deux frères qui n’avaient pas voulu l’abandonner. La reconnaissance publique l’éleva cinq fois encore aux fonctions de premier consul de la ville, et son fils fut élu à son tour en 1769.
Quelle épouvante que cette peste et quels barbares procédés de traitement ! Les médecins n’avaient rien imaginé de mieux pour empêcher la contagion que d’interner — sous peine de mort ! — les habitans dans leurs maisons. On faisait passer les alimens par les fenêtres ; les cadavres aussi. Et du moment qu’un malheureux était atteint dans une maison, tous étaient assurés d’y mourir. Peut-on rêver supplice moral plus affreux ?
En 1883, quand, tout jeune officier, j’habitais justement la rue d’Antrechaus dans la nouvelle ville, j’ai ouï conter par une très vieille dame les cérémonies qui marquèrent l’entrée solennelle du gouverneur de Provence, après la peste. Cette dame en tenait le récit de sa bisaïeule « qui voyait encore, comme si elle y était, le beau cheval blanc, le bel habit et la majestueuse perruque de M. le comte de Grignan, lieutenant du roi… » Et la bonne bisaïeule se trompait, car le gendre de Mme de Sévigné était mort en 1714, et si, en effet, toute petite, elle l’avait vu à Toulon, ce ne pouvait être qu’en 1707, après le siège des Austro-Sardes. Il est très vrai, d’ailleurs, que M. de Grignan montait cette fois-là un « magnifique cheval blanc. » Enfin, de 1707 ou de 1721, voilà un souvenir précis du début du XVIIIe siècle que je tiens de seconde main seulement.
Allons, le jour baisse, l’humidité des soirs d’automne se fait pénétrante dans ces rues sombres. Descendons vers le port, vers ce qui reste du gai soleil blondissant de tout à l’heure. Au coin de la rue de l’Hôtel-de-Ville et de l’ancienne rue Bourbon, devenue la rue de la République, nous jetons un coup d’œil sur la maison de Puget, une belle maison, ma foi, où d’ailleurs on a mis son buste, mais dont il est malaisé, faute d’un recul suffisant, de juger l’ordonnance architecturale.
Quant à l’Hôtel de Ville, dont la façade, au contraire, est là, sur le quai du port, en pleine lumière, en plein espace, rien de remarquable, hors le célèbre balcon à cariatides du grand sculpteur. On ne se lasse pas de les admirer, c’est entendu, ces athlètes aux faces angoissées, aux muscles saillans et endoloris ; mais les coudes en porte-à-faux donnent une impression pénible, l’impression de la défaillance prochaine… Combien je préfère le parfait équilibre, la ferme assiette des cariatides de l’Erechthéïon, si vraiment fortes dans leur calme sérénité !…
8 octobre. — Sur le Champ de bataille, à la « pointe aux blagueurs, » vers deux heures, un peu avant de rentrer, qui dans l’arsenal, qui à la majorité générale, qui à la préfecture maritime, trois ou quatre pères de famille causent avec des airs réservés : « Pour moi, dit Gauss, capitaine de vaisseau déjà ancien et candidat aux étoiles, je ne remets plus mes fils chez les Pères M… Les classes y sont décidément plus faibles qu’au lycée… » — « En effet, réplique le pince-sans-rire Garay, on s’en avise depuis quelque temps, » et ses yeux moqueurs rencontrent les miens. — « Et moi aussi, continue innocemment Carliès, je fais entrer Pierre en mathématiques élémentaires au lycée. Pour la ligne scientifique, il n’y a que l’Université… » Duprat n’a rien dit, il sourit un peu, tristement… « Et vous, cher ami, lui demandé-je, une fois le groupe disloqué, que faites-vous de vos trois garçons ? » — « Je les laisse où ils ont toujours été. Je sais qu’il m’en coûtera le tableau, pour lequel j’étais en ligne cette année ; mais que voulez-vous ? Il me semble que je dois avant tout à mes enfans l’exemple de la fermeté : ça leur vaudra mieux dans la vie qu’une position plus haute de leur père. » Il dit cela avec une noblesse si simple que je me sens pris à la gorge par l’émotion. Je lui serre la main bien fort et je m’éloigne.
11 octobre. — Je ne me borne pas à tâter des moutons, à mettre le nez dans des « intérieurs » de bœufs abattus. Je préside, entre temps, la commission des recettes et des remises du service des travaux hydrauliques. Ce n’est point une mince affaire ; il y a beaucoup d’articles à examiner, peser, éprouver, comparer aux échantillons-types, depuis les cimens à prise lente et à prise rapide, où j’avoue que je n’entends rien, depuis les guérites en bois peintes en gris, les appareils de télégraphie sans fil, les pierres lithographiques, les pavillons multicolores des sémaphores, Jusqu’aux soufflets, pincettes et allumettes…
Et puis, de temps à autre, on m’invite à inspecter les hôpitaux et la prison maritime. Pour l’ancien hôpital de la Marine qui est dans la rue Nationale, je n’ai que deux pas à faire, logeant quasi en face. C’est une robuste bâtisse de la fin du XVIIe siècle qui fut élevée par les Jésuites en 1685, quand on les chargea de fonder à Toulon une sorte de grand collège, à la fois séminaire pour les aumôniers de la Marine et école pour les « gardes du pavillon de l’amiral[6]. » En 1762, lorsque la Compagnie fut chassée du royaume, on s’adressa aux récollets pour « la fourniture (sic) des aumôniers nécessaires aux vaisseaux. » Quant au collège des futurs officiers, il fut sécularisé. Il est bien probable que M. de Choiseul permit qu’on y dît la messe. Il faut toujours laisser quelque chose à faire à ses successeurs. Enfin, en 1785, juste cent ans après sa construction, le collège royal fut converti en hôpital par l’intendant Malouet, un des hommes qui ont rendu à Toulon et à la marine le plus de services. Vers le début du XIXe siècle, on commença à sentir l’insuffisance de l’établissement et le danger de laisser un foyer permanent de maladies au milieu de la ville. En 1816, l’hôpital de Saint-Mandrier fut fondé de l’autre côté de la rade, dans la plus belle et la plus heureuse situation, sur le revers nord de la presqu’île de Cépet.
Je prends pour aller à Saint-Mandrier la canonnière le Kéraudren, qui fait le va-et-vient régulier. La vieille darse traversée, et laissant à droite les rangs serrés des torpilleurs de la défense mobile, nous débouchons dans la rade, à laquelle les douze cuirassés et croiseurs de l’escadre donnent de l’animation. A gauche, nous longeons l’arsenal secondaire du Mourillon, avec ses cinq belles cales de construction, dont deux seulement s’emploient, toutes surprises de cette déchéance, à porter de maigres carcasses qui deviendront des sous-marins.
Ce Mourillon est le faubourg maritime de Toulon, l’échappée heureuse, épanouie vers le large, vers le grand air et la fraîcheur. A sa pointe Sud, dès François Ier, s’éleva la grosse tour où s’enracine aujourd’hui la digue, commencée peu après la guerre de 1870. Qu’elle est vilaine, cette digue, et fâcheuse, rompant de son dur profil aux dents de scie l’harmonie de la nappe bleue luisante et d’un vaporeux horizon mauve ! Mais quoi ! La crainte de voir entrer une escadre de vive force, et puis la crainte du torpilleur, et bientôt sans doute la crainte du sous-marin ! Toujours la crainte… On finira par clore complètement la rade.
Lentement, mais sûrement, le Kéraudren a fini sa traversée ; il entre dans le petit port de Saint-Mandrier, évolue sur place et s’amarre au quai. Un sous-officier d’infanterie coloniale vient se mettre à ma disposition, et nous parcourons les salles du vaste hôpital. A l’entrée de chacune d’elles, le sergent crie : « Ronde d’officier supérieur ! Y a-t-il des réclamations ? » Il y en a très peu en somme, et encore faut-il poser aux malades des questions précises. Pour causer avec eux, leur montrer de l’intérêt, les encourager, le temps manque ; ils sont trop.
De compte fait, l’impression est pénible que laisse cette corvée : on garde longtemps dans les yeux ces monotones et tristes rangées de lits, ces visages ternis, ces regards angoissés qui vous suivent, tandis qu’on s’éloigne, accompagné de l’infirmier indifférent et de la sœur au pâle sourire, figé…
Quant à la prison maritime, j’y étais allé hier. Outre les condamnés des conseils de guerre et des conseils de justice, j’y ai vu les marins punis disciplinairement de prison et dont la détention peut aller jusqu’à soixante jours. Ils vivent ensemble et cela ne vaut rien. On le sent assez, tandis qu’on les inspecte, à leur contenance roidie, à certains regards mauvais, à des sourires ironiques mal réprimés : ces malheureux s’observent les uns les autres, s’entraînent au cynisme, s’endurcissent par la plus sotte vanité à l’insolence et à l’indiscipline.
15 octobre. — Je sors de la bibliothèque de la Marine vers cinq heures et demie, et je reste là, sur la place, enchanté du spectacle… coucher de soleil, crépuscule plutôt, d’un rouge magnifique, tirant au violet, et qui s’étend partout. Les feuillages appauvris de l’allée du Sud se détachent en grisailles découpées sur ce fond de braise ardente, tandis que ceux de l’allée du Nord, retenant encore un peu de lumière, estompent de leur pourpre rouillée la pourpre vive du ciel. L’hôtel de la préfecture maritime s’enlève en gris clair sur le sombre de la place, un gris clair peu à peu piqué de lumières jaunes qui jouent dans les longues pennes des deux palmiers ; plus bas, à droite, des boutiques, des cafés qui s’allument, et, autour du kiosque de la musique, des ombres qui errent, les ombres mélancoliques de l’entre chien et loup…
Tout cela calme, silencieux, étouffé presque.
J’aime toujours bien cette place d’armes, qui était encore, il y a vingt ans, le cœur de la ville maritime, le rendez-vous naturel des officiers et des fonctionnaires. Aujourd’hui, c’est plus haut, sur la Place de la Liberté, qu’on se rencontre et l’on ne fait que passer sous les majestueux platanes du « Champ de bataille, » entre les rangées de bancs où les vieux « m’a fa tort » se racontent pour la centième fois les uns aux autres leurs campagnes, leurs aventures et les injustices qu’ils ont subies.
Elle est pleine de souvenirs, elle aussi, cette vieille place. Savez-vous, par exemple, avec quelle souriante et discrète élégance on pratiquait le « pot-de-vin » sous l’ancien régime ? Lisez donc, dans le livre de M. Teissier, Quelques rues de Toulon, l’histoire de la dépossession des Capucins, en 1781, et de la démolition de leur couvent, sur l’emplacement duquel la municipalité voulait élever la rangée de belles maisons qui forme aujourd’hui le côté Est de la place. Les consuls écrivaient, le 4 février, à leur agent à Paris, M. de la Sablonnière, secrétaire du premier ministre, M. de Maurepas : « Nous vous avons marqué dans le temps, monsieur, que nous nous proposions de faire présenter quelque chose d’honnête à M. Silvestre (le premier commis de M. Amelot, ministre de la maison du Roi, qui avait la charge des affaires concernant les établissemens religieux), en reconnaissance des peines et soins que lui a donnés l’affaire de notre seconde paroisse[7]. Nous pensons que nous ne devons pas différer davantage de nous acquitter envers lui. Comme nous ne pouvons pas prévoir d’ici ce qui peut lui être le plus agréable, nous vous prions d’en faire vous-même le choix et d’agir en conséquence. Nous vous autorisons à y employer jusqu’à concurrence de 3 000 livres, si vous pensez que cette somme soit suffisante pour faire un cadeau honnête et décent. » M. de la Sablonnière avait tout d’abord essayé de mettre 125 louis (de 24 livres) sur le bord du bureau du premier commis ; mais ce galant homme le contraignit à reprendre la bourse, protestant qu’il ne voulait point de « présens. » Il tolérait seulement les « cadeaux » en nature et M. de la Sablonnière se vit réduit à lui faire parvenir : « 300 bouteilles de vin de Champagne de la maréchale d’Estrées, qui les vend au Roy et à Monsieur quatre livres la bouteille, une belle pendule d’un goût tout nouveau qu’on achève actuellement et le surplus en livres, et, à cet effet, j’ai chargé quelqu’un d’examiner, dans sa bibliothèque, les bons livres qui lui manquent. »
Quel dommage de n’avoir pas la liste de ces bons livres et d’ignorer ce qu’est devenue la belle pendule d’un goût tout nouveau ! Il n’est pas sans intérêt d’ajouter que les 3 000 livres, ainsi d’ailleurs que 2 000 autres, consacrées à des usages analogues, furent prises sur le premier profit de la vente des terrains, de sorte que les capucins payèrent les frais de leur disgrâce. M. de la Sablonnière eut pour sa part 1 200 livres et voici la lettre qu’il écrivit aux consuls pour les remercier : « J’ose dire, messieurs, que ce présent est en pure perte pour vous et que vous ferez bien de cesser de m’en faire parce que mon attachement pour vos intérêts est si complet qu’aucun espoir ne peut l’augmenter. Le plus grand cadeau que puissiez-vous me faire, c’est de me procurer l’occasion de vous en donner des preuves. »
Dieu ! qu’en termes galans ces choses-là sont dites !… Et qu’une quittance de ce style est d’un autre goût qu’une sèche signature au bas d’un chèque !… Mais le comble, comme nous disons dans notre vilaine langue d’aujourd’hui, c’est que les consuls toulonnais n’eurent aucun scrupule à présenter les comptes de leurs divers « cadeaux » à M. de La tour, intendant de Provence. L’intendant était homme d’esprit et savait son monde. Le charmant billet que voici fut toute sa semonce : « Je sais, messieurs, l’utilité dont peuvent vous être à Paris les personnes que vous employez pour les offices de votre communauté. Il est assurément très juste de les récompenser de leurs soins ; mais ce sont des arrangemens qui doivent se passer dans l’intérieur de votre administration et que je ne saurais autoriser spécialement. »
Une grosse affaire encore, ce fut, en 1786, la construction de l’hôtel du commandant de la Marine (la préfecture maritime d’aujourd’hui). Où le mettre, cet hôtel ? A l’Est de la place ? Mais d’importans personnages venaient d’y bâtir, — sur le terrain de ces pauvres capucins, — une rangée de maisons d’autant plus coûteuses que la ville leur avait imposé des façades uniformes, de belles façades dans le goût du temps. Ces gros propriétaires n’entendaient point qu’on leur masquât la vue de la place… A l’Ouest ? ah ! bien ! Et le couvent des carmes, et la maison de M. Lantier de Villeblanche, ancien commissaire général, ancien consul plusieurs fois renouvelé dans sa charge et prolongé par le roi, lors de l’affaire du couvent des capucins, justement ?… Au Nord, alors ? Malheureusement l’emplacement convenable était occupé par un immeuble dont on demandait un prix très élevé. Quant au Sud, il n’y fallait point songer : il y avait là, derrière le mur de l’arsenal, la belle corderie de la marine. En dépit des carmes et de M. de Villeblanche, le côté Ouest fut choisi et c’est M. de Rions, le brillant compagnon d’armes de Suffren, qui « étrenna » l’hôtel de la Marine, à la fin de 1788. Mais cette belle demeure sembla porter malheur à ceux qui l’habitaient : M. de Rions en fut arraché par la populace, le 1er décembre 1789, au grand péril de sa vie ; M. de Glandevès qui lui succéda subit le même sort, le 3 mai 1791 ; M. de Flotte, commandant de la Marine à son tour, en 1792, fut tué à coups de sabre et pendu à quelques pas de son hôtel, le 10 septembre. C’était un fort brave homme que ce chef d’escadre et qui ne se laissa pas égorger sans se défendre. Saisissant le fusil d’une sentinelle, il mit hors de cause, avant de succomber, cinq ou six de ses assassins… Ce crime resta impuni comme tous les autres, et les officiers de l’ancien corps de la Marine se retirèrent de plus en plus du service[8]. On remarqua dans ce temps que M. de Flotte avait, au début des troubles, « donné des gages sensibles à l’esprit nouveau. » Il avait fraternisé en plus d’une occasion avec les manifestans, dansé mainte farandole sur le Champ de bataille, arrosé maint arbre de la Liberté… Dignité du chef, autorité morale, fleurs délicates !… Dans les agitations qui vont recommencer sans doute, puissions-nous ne pas les laisser flétrir dans nos mains !
Ce mur de l’arsenal le long de la Corderie, dont je parlais tout à l’heure, a vu des scènes affreuses : après la reprise de Toulon sur les Anglais, un jour que la guillotine refusait le service et que le couperet n’avait su faire qu’une entaille sur le cou d’un pauvre diable d’artilleur, on releva le patient qu’on alla fusiller, avec vingt de ses camarades, contre le mur. Elle fonctionnait cependant bien, cette guillotine, et même Toulon « détenait le record » de la vitesse dans les exécutions. On abattit un jour dix-neuf têtes en vingt minutes.
Ah ! qu’elle a bu de sang, cette place, si paisible aujourd’hui, dans la souriante douceur du soir qui tombe !… On ne se donnait même pas la peine d’enlever les corps des suppliciés ; on les poussait, du haut de l’échafaud, dans une grande fosse creusée sur le côté. Les ossemens doivent y être encore.
18 octobre. — Lu sur les murs une affiche du syndicat des ouvriers de l’arsenal au sujet de la mise à l’essai de la journée de huit heures. C’est un cri de triomphe qui célèbre la « victoire partielle, » remportée grâce au ministre, le ministre qui, le ministre que,… etc. Sur qui cette victoire est-elle remportée : sur l’État ? sur la société ? sur « les chefs ? » ou enfin sur le bon sens, qui est aussi une manière d’aristocrate ? Non, c’est sur les « dirigeans : » « Vous montrerez à nos dirigeans qu’en vous accordant la journée de huit heures, ce n’est pas une faveur que vous avez obtenue, mais un droit légitimement acquis. » Comme reconnaissance, c’est un peu faible. Comme correction de style aussi, mais ceci importe peu ; et d’ailleurs le tour de la phrase est assez vif : c’est du Saint-Simon populaire.
Le syndicat, là-dessus, supplie les ouvriers de la petite chaudronnerie de bien considérer que le succès définitif dépend d’eux. Certes !… Pourtant, et c’est vraiment curieux, pas une fois dans ces solennelles objurgations le mot de travail n’est prononcé. Ah ! ah ! Travail !… mot malsonnant, idée fâcheuse ! Pour s’en divertir, sans doute, le syndicat qui n’est point ennemi de la jovialité termine son affiche en invitant ses fidèles à crier avec lui : « Vive le syndicat ! »
20 octobre. — Paul Varois a été reçu à Saint-Cyr, et a dû s’engager, n’ayant encore que dix-neuf ans. Il s’est présenté à la mairie ; mais, voilà ! Il fallait deux témoins, dont il ne s’était pas précautionné. Qu’à cela ne tienne ! L’employé lui indique un bonhomme, qui somnole là, sur une banquette, un type de vieux « m’a fa tort. » C’est son industrie de servir de témoin : il témoigne tout ce qu’on veut. Le second, c’est, de tradition, le mastroquet du coin. Celui-ci dit à Paul : « Ne me regardez pas comme ça, monsieur, quand je signe. Ça m’intimide, et, comme je ne suis pas bien sûr de mon affaire… » Enfin, ça y est tout de même, et avec un paraphe. « Maintenant, dit Paul, et en vous remerciant, messieurs, qu’est-ce que je vous dois ? — Oh ! ça n’est pas cher… une tournée… — Et où ? — Chez moi, pardi ! — Ah ! bien… » On descend chez le bistro : ces messieurs les témoins prennent « une eau-de-vie blanche, » quelque chose de roide. Paul, intimidé à son tour, hésite… « Oh ! monsieur, il n’y a pas moyen, il faut trinquer. Sans ça, voyez-vous, ça ne serait pas valable, votre affaire… voyons ! un bock ?… — Un bock, soit ! » Et Paul y trempe ses lèvres ; mais comme il n’aime pas beaucoup la bière, il laisse là le verre après l’avoir choqué contre ceux de ses copains : « Allons, je vois ce que c’est, dit le bistro, paternel ; ne vous inquiétez pas, je le ferai resservir. A l’honneur de vous revoir, monsieur ; c’est cinquante centimes en tout. »
23 octobre. — Travoux, qui a eu la chance, après son congé de la Chine, d’embarquer sur le Vercingétorix, me dit que le bruit avait couru dans l’équipage de ce bateau que le « détail » avait une masse de 40 000 francs. On l’a écrit au ministre, qui a dépêché un contrôleur. Celui-ci a trouvé qu’il y avait un roulement de fonds de moins de 4 000 francs, somme très acceptable, vu le service spécial du Vercingétorix, et que l’on emploie à donner des douceurs à l’équipage. On ne sait si les fortes têtes du bord voudront bien se déclarer satisfaites.
Avant-hier, comme je rentrais dans l’arsenal, j’ai vu Josseaume, qui commande un bâtiment en réserve, avec M…, l’ancien officier devenu l’informateur du Petit Toulonnais. La conversation était fort animée. Un peu après, Josseaume me rejoint : « M… m’a prévenu, dit-il, que l’on recevait depuis quelque temps au Petit Toulonnais des dénonciations de l’équipage de mon bâtiment contre les sous-officiers qui seraient durs pour leurs subordonnés[9] ; qu’il préférait m’en parler avant de rien publier, pensant que j’arrangerais mieux les choses, s’il y a en effet quelque fondement dans ces plaintes. Je l’ai remercié, et je ne pouvais faire moins, n’est-ce pas ?… Mais, c’est égal, de ce train-là, on va loin dans la désorganisation ! »
25 octobre. — Après quelques jours assez frais, voici que la chaleur revient. La brise de Sud-Est est légère, tiède, un peu humide et le ciel dur du mistral s’attendrit, se fond dans des nuages laiteux. Entre les branches à demi dépouillées des platanes du Champ de bataille, à travers le réseau des feuilles d’or et des ramures d’un gris violet, le soleil luit doucement sous des voiles diaphanes comme à la maison, le soir, la grande lampe de famille dans son globe d’opale. Qu’il fait bon dans ce coin chaud, dans cette caressante lumière, secouer les soucis tenaces, regarder en souriant l’éternel spectacle de la vie, — et aussi entendre la musique des équipages de la flotte, qui est fort bonne !
Rapprochons-nous du kiosque. Voyons, que vont me dire ces figures de « bons mocos[10] » que j’observerai tout en prêtant l’oreille ? En voici deux, deux bourgeois moustachus et grisonnans, qui écoutent en conscience, la bouche mi-ouverte, les yeux vagues, marquant de la tête un rythme qui les saisit, celui du chœur des soldats espagnols de Patrie, car on joue du Paladilhe. Quant à la musique elle-même, ils n’y comprennent rien, c’est clair : mélodies tourmentées, harmonies touffues, tout cela décourage ces simples entendemens de Latins. Ils se regardent. avancent les lèvres en hérissant leurs moustaches, roulent les yeux et s’éloignent : « Ça, té, c’est encore de la musique des zens de Norre ! » grommelle l’un d’eux. Oh ! ces gens du Nord, ces ennemis naturels… et cependant si bons à tondre !
Un grand vieux retraité prend leur place à côté de moi ; point du tout un moco, celui-là, mais un de ces Bretons que la douce Provence a conquis à la première œillade, qui s’est marié ici quand il était jeune second maître et s’y est fixé… Donne tête ronde, face rasée, avec un pli autoritaire au milieu du front et une retombée de la bouche un peu dédaigneuse ; physionomie loyale, énergique. A la boutonnière, un ruban rouge très large. Voici le grand air de Dolorès. La figure de mon vieil adjudant reste impassible. Ah ! non, elle s’éclaire, mais c’est en regardant deux bébés de trois ans à peu près qui sautent en se tenant par la main : un beau petit garçon et une petite fille toute mignonne, un brin coquette déjà et qui câline des yeux son ami. Ma foi ! tant pis pour Paladilhe et sa Dolorès ; je souris aussi et mes yeux se lèvent sur une dame en noir qui arrive, une femme bien faite, de discrète élégance. Elle a un porte-cartes : en tournée de visites, elle est venue voir un instant son petit garçon, confié à la bonne, et elle s’attarde involontairement à le voir si bien sauter, si content, si épanoui. Ses yeux attendris de maman me jettent un regard à la dérobée : « N’est-ce pas qu’il est ravissant, mon fils ? » Enfin elle s’éloigne, elle s’esquive presque ; mais le bébé l’a vue partir : « Maman, maman ! » crie-t-il, désolé, tendant les bras et courant menu sur ses petites jambes. Oh ! comme maman s’arrête vite, un peu ennuyée et pourtant enchantée au fond que son fils ne puisse se passer d’elle. Elle l’emmène, et voilà la petite fille, la pauvrette, interdite, les larmes aux yeux, les bras ballans…
Mais tout ceci a changé le cours de mes pensées : je me souviens que c’est aujourd’hui le jour de Mme de M…, la femme de mon ancien second de la Dives et que je méditais depuis longtemps de prendre son avis sur certaine question qui me préoccupe. Si elle n’est pas trop entourée, cet après-midi.
Elle ne l’est pas : on peut causer sérieusement.
« — Voyons, chère madame, que pensez-vous du reproche que l’on nous fait, — et qui s’adresse surtout à vous, femmes d’officiers de marine, — d’être exclusifs dans nos relations particulières, dédaigneux de tout ce qui n’est pas le « grand corps, » méprisans même, disent les plus amers ; enfin et tout au moins, de vivre obstinément entre nous ?
— Eh bien ! je pense qu’il y a du vrai pour ce dernier point, et qu’en effet nous vivons entre nous. Seulement, je ne vois pas qu’il y ait là matière à reproche, ni comment il en pourrait être autrement. Savez-vous bien qu’avec mon mari — trop heureuse quand il est là ! — avec ma fille, avec ma maison, dont il faut bien que je m’occupe ; avec quelques amies intimes en très petit nombre, — et sans parler de la correspondance, de la lecture, de la couturière, des fournisseurs, des domestiques, — ma vie est parfaitement remplie et que j’en fais tout juste autant que j’en puis faire ?…
— Je le crois. Mais, madame, ces amies intimes ?…
— Ah ! ces amies intimes, il est très vrai qu’elles sont femmes d’officiers de marine. Quel mal à cela ?
— Il n’y en a point. Mais là, bien franchement, n’avez-vous mis aucun parti pris à ne fréquenter que ces dames ?
— Aucun. C’est, comme ça, tout uniment, par la force des choses. Je n’appartiens pas de naissance, vous le savez, au monde maritime, ni à la société de Toulon ; mes amies sont dans le même cas, venues des quatre coins de la France. Avec qui voulez-vous que nous frayions ? Nous sommes du même monde…
— Ah ! voilà…
— Mais sans doute !… J’entends du monde des braves gens et des gens bien élevés, car vous n’allez pas croire que nous donnons dans le ridicule de certaine coterie, d’ailleurs fort restreinte. Nous sommes donc du même monde ; nous avons, ou peu s’en faut, même éducation, mêmes croyances, même instruction générale ; nos maris, quel que soit leur point de départ, ont passé du moins par la même école et, visant au même but, parcourent la même route. Ils se connaissent depuis longtemps et se rencontrent toujours avec plaisir. Notre petit cercle s’est ainsi formé naturellement et, si je ne souhaite pas de le voir s’agrandir, je vous affirme qu’à l’occasion nous y eussions admis sans hésiter des femmes d’ingénieurs, de commissaires, de médecins, assurées de trouver chez elles ce que nous trouvons chez nous. Vous savez d’ailleurs qu’en réalité on se mêle très volontiers…
— Oui, entre ces quatre catégories, officiers de marine, ingénieurs, commissaires, médecins… Mais il en est une autre…
— Ah ! je vois ce que vous voulez dire. Les mécaniciens ?… Eh bien ! que voulez-vous, nous ne les voyons jamais, ces dames ; à peine s’aperçoit-on quelquefois dans la rue, à la promenade. Ces messieurs, à bord, vivent presque toujours en assez bons termes avec nos maris, quoi qu’on en dise ; mais, une fois à terre, bonjour, bonsoir ; chacun tire de son côté.
— Fâcheux particularisme !…
— Je ne dis pas… Mais, en ce qui nous concerne, nous autres femmes, qu’y pouvons-nous ?
— Beaucoup… tout peut-être ! Conflits d’attributions, rivalités de compétences, divergences d’opinions, billevesées, chansons que tout cela !.., Il n’y a, au fond, dans cette crise, que des froissemens d’amour-propre, c’est-à-dire, si vous voulez bien me passer l’expression, des histoires de femmes, car les hommes finissent toujours par s’arranger.
— C’est eux qui le disent… Enfin, prétendez-vous que nous fassions les premiers pas, alors que, justement, nous ne sommes plus aussi sûres de trouver de ce côté toutes les garanties de bonne entente et de convenance réciproque ?…
— Hum ! n’exagérons rien, chère madame. Encore pourriez-vous essayer. Je veux bien que votre attitude ne soit pas dédaigneuse ; il suffit malheureusement qu’elle le paraisse…
— Et répondez-vous, commandant, que nous serions les bienvenues ? Il y a des raisons d’en douter. Car enfin, pourquoi toujours parler de l’orgueil, de la morgue des uns, et jamais de l’aigreur, de la mauvaise volonté, de l’envie des autres ?… »
Là-dessus, on annonce une visite. Je prends congé et m’en vais, plutôt attristé. Non pas que je trouve que Mme de M… ait tort ; mais que sert-il d’avoir raison en telles affaires ?… Ah ! si, de part et d’autre, on laissait parler le cœur, si l’on savait la vertu de la bienveillance, la force de la charité, comme toutes ces blessures, que l’on juge si cruelles, guériraient vite ; comme ces glaces se fondraient devant quelques chauds sourires de confiance et de bonté !
28 octobre. — Ce Toulon est extraordinaire vers six heures du soir, extraordinaire de mouvement, de vie intense. Tout le monde est dehors : on sort de l’arsenal, des bureaux, des ateliers, et c’est un grouillis de populaire, un fourmillement de gens pressés, affairés, qui courent, se croisent, se heurtent en riant, repartent et puis s’arrêtent encore : « Té ! vé ! c’est toi, Marius !… Hé ! Baptistin !… Et autrement ?… Ah ! péchère !… » Tout cela entre les étalages criards des grands magasins juifs, dans l’affolante cacophonie des beuglemens d’automobiles, des cloches impatientes des tramways, des glapissemens nasillards des phonographes de bars à matelots. Oui, mais tout cela aussi est très localisé, et ce flot tapageur coule exactement, depuis la place de la Liberté et le large boulevard aux grands cafés somptueux, jusqu’au quai Cronstadt, aux pittoresques auvens de pacotilles maritimes, en passant par la rue Nationale et la rue d’Alger, la jolie rue commerçante, pavée de bois, éblouissante d’électricité où les jouvenceaux vont « faire la petite » et les beaux messieurs de la marine lorgner leurs « belles madames, » comme dit l’ineffable X…, l’orateur du syndicat.
Et dans cette ceinture dorée, le vieil îlot sombre du XVIe siècle prend une étonnante valeur de contraste. Dans ses ruelles, grouillantes aussi, les boutiques louches aux murs poisseux, les cabarets à quinquets regorgent de troupiers et de mathurins, mais qui ne crient pas, n’ayant pas encore trop bu. Au contraire, ils parlent bas, ils chuchotent, serrant de près les filles en cheveux dans les coins obscurs, les poursuivant derrière les portières en filet des « salons » où des coiffeuses spéciales accommodent ces houris. C’est la quotidienne et nocturne débauche que l’on prépare, c’est l’heure où l’on débat les conditions, où l’on fixe les rendez-vous…
La nuit est toute tombée, cependant. Là-haut, par-dessus les toits noirs qui dévalent à la mer, là-haut, dans la sérénité des espaces, la lune apparaît splendidement pure, glacée, dédaigneuse… Lentement, de blanches formes élégantes, diaphanes, passent devant elle, voilant à peine sa face auguste, s’effacent, se fondent et renaissent comme en jouant. C’est bien Diane, la chaste Diane et son cortège de nymphes pudiques…
29 octobre. — Il faisait doux, clair, un peu gris, le soleil à fleur de nuage. J’ai eu fantaisie de traverser la rade sur le bateau de Saint-Mandrier. Nous sommes passés entre l’Amerigo Vespucci et le Caracciolo, les corvettes des cadets italiens, arrivées ces jours-ci. On ne voit plus en ville que ces jeunes gens, leurs vestons ajustés et leurs gants blancs. Ils sont en bon pays, du reste, et semblent avoir fait déjà beaucoup de connaissances. On compte ici 12 000 Italiens, sans parler des naturalisés de fraîche date. S’il y avait 12 000 Français à la Spezzia, que dirait le gouvernement italien ? — Il ne dirait rien ; il s’arrangerait discrètement pour qu’il y en eût moins.
Notre petit vapeur traverse les lignes de l’escadre, le cap sur la bonne vieille tour de Balaguier, toute ronde et toute vide, et qui a l’air d’une énorme lanterne. Nous laissons à notre droite, au fond de la rade, la Seyne et ses chantiers ; plus près de nous, l’Eguillette, les dépôts de fulmi-coton et l’ancien fort, le « petit Gibraltar, » que Bonaparte enleva de haute lutte aux Anglais. La petite anse entre l’Eguillette et Balaguier n’est pas encore trop envahie par les villas modernes. Le restaurant du Père Louis est toujours là, modeste, confortable et fleuri, habile aux fritures improvisées et à la bouillabaisse délectable. Je me souviens avec attendrissement d’une belle soirée d’été où, après un fin dîner, nous regardions tous deux sur cette plage riante les pescadours bronzés qui tiraient gaiement la seine. Dans l’eau transparente, sous les mailles brunes du filet, frémissaient des milliers d’anchois, papillotage irisé qui amusait les yeux…
Mais, plus loin, au-delà des eaux dont le bleu s’assombrissait, au-delà des grandes taches blanches et vaporeuses de la ville, de l’arsenal, du Mourillon, il y avait les belles montagnes grises, d’un gris chaud, roussâtre, le Faron et le Coudon, vraies montagnes de la Grèce, à la noble architecture, aux flancs largement étalés. Plus loin encore et plus bas, la sombre Colle nègre[11] dessinait son profit de lionne couchée ; et puis, par échelons dégradés, c’étaient Carqueiranne et la rouge falaise de l’Escampobariou, rouge comme une cassure saignante, la presqu’île de Giens s’estompant déjà dans une buée mauve, Porquerolles enfin, la première des îles d’Hyères, noyée à demi dans le flot de gazes où se soudaient les bords des deux immenses coupes, le ciel et la mer… Et tout cela était si beau qu’il semblait que ce fût pour la profonde joie de l’âme !
Tamaris ?… lieu ! Tamaris, c’est joli, certainement, c’est coquet, léché même. Trop, justement. Le rustique Tamaris de George Sand est devenu une station à la mode. Et la foule, tous les dimanches, été comme hiver, y admire avec son heureuse candeur les perrons fastueux des hôtels, les élégances byzantines — ou turques, on ne sait pas bien — des villas meublées qui s’enorgueillissent de leurs rocailles artificielles et de leur inévitable palmier. Bien entendu, casino à Tamaris, casino aux Sa-blettes, petits chevaux, salle de spectacle, plage de sable fin : « la plus belle du Sud-Est… » Et quoi encore ?…
Allons ! ne soyons point amer. Qu’est-ce, après tout, qu’un premier plan un peu gâté au regard de ce fond merveilleux, le haut promontoire de Sicié, borne gigantesque que la terre de Provence, défiante, pousse dans la mer…. Car qui sait ce que seront demain ces flots si caressans aujourd’hui ? Furieux peut-être, acharnés contre le riant rivage… Mais comment dire le « fondu, » à la fois lumineux et voilé des fortes assises du promontoire, de ses flancs boisés, de sa crête onduleuse si délicatement tracée et d’un lilas si subtil qu’elle en est presque transparente sur le clair opale du ciel ?
Cependant notre petit vapeur a laissé l’escale de Tamaris. Les élégantes villas s’éloignent tandis que se rapprochent les sévères pinèdes de Cépet, et bientôt, tournant court, nous donnons brusquement dans un repli profond que rien n’annonçait, le « creux Saint-Georges. »
Eh bien ! voilà ce que devait être Tamaris du temps de George Sand : point d’hôtels, point de garnis, point de casinos ; de bonnes petites maisons naïvement peintes en rose, en bleu, en jaune, avec des lauriers fleuris, des treilles sur le devant, et des tamaris, enfin ! Sur le pas des portes, de braves femmes qui, tricotent ; sur l’eau dormante, quelques tartanes dont les voiles pendent ; sur le quai, des pêcheurs qui jouent aux boules eh attendant l’heure de jeter la seine ou d’aller, entre chien et loup, surprendre dans les roches le pajot et la dorade.
Un long coup de sifflet… deux… trois !… Le bateau repart tout de suite. Si le jour ne tombait trop vite en cette saison, je serais allé jusqu’à la batterie haute de Cépet par le chemin qui longe le cimetière de l’hôpital de Saint-Mandrier… Cette grande batterie, d’où la vue est admirable, c’est le centre de la défense maritime de Toulon. La Guerre s’en est emparée, naturellement ; car on ne nous laisse plus que nos vaisseaux. Et jusqu’à quand ?… Il y avait près de cette batterie, à quelque cent cinquante mètres du sémaphore, la modeste pyramide élevée en 1804 sur la tombe de Latouche-Tréville, ce commandant de l’escadre de la Méditerranée qui avait, un jour, fait reculer Nelson[12]. Latouche-Tréville ! un amiral, un marin, et un marin de renom ! C’était trop. Il fallait qu’il disparût. Il a disparu. Ses restes ont été, ces jours-ci, déterrés et transportés dans un coin du cimetière de Saint-Mandrier. La petite pyramide a été rasée.
3 novembre. — La commission des « remises » des travaux hydrauliques a siégé aujourd’hui au Mourillon. Nous avions à examiner de vieilles membrures de bâtimens que l’on a découvertes en creusant la petite darse, des chaînes rongées par la rouille, des ancres, ou plutôt des squelettes d’ancres, des gournables tordues, quelques boulets ronds. D’où viennent tous ces-débris ? Sont-ce les restes d’un des vaisseaux de 1793, d’une victime des Anglais ? Mais les bâtimens brûlés étaient dans l’arsenal principal. J’incline à croire qu’il s’agit d’une des coques qu’en 1707, lors du siège des Austro-Sardes, on échoua vers l’embouchure du ruisseau de l’Eygoutier, pour prolonger de leurs canons la ligne de feu des anciens remparts.
C’est un beau siège que ce siège de 1707 et qui fait grand honneur à la valeur des troupes françaises autant qu’à la patriotique endurance des Toulonnais. En revanche, on glosa beaucoup à la Cour sur l’attitude de M. de Tessé qui commandait à Toulon. Ce maréchal avait négocié à Turin le mariage de la Duchesse de Bourgogne, qui lui en gardait de la reconnaissance. Fort courtisan et à longues visées, il ne voulait pas compromettre ce qu’il avait de faveur auprès de la future reine de France en poussant trop vivement la retraite du duc de Savoie, son père. Mais Louis XIV sut mauvais gré au maréchal de n’avoir pas achevé sa victoire. Il est vrai que les paysans de Provence se chargèrent d’exterminer les Impériaux, qui coupaient les arbres à fruits, les oliviers surtout, en se retirant. Ils en tuèrent des milliers, dont beaucoup de Prussiens… de Brandebourgeois, du moins, que le prince Eugène avait conduits en Provence, parmi les contingens de l’Empire. Combien de Toulonnais se sont avisés, en 1870, que les Prussiens étaient déjà venus assiéger Toulon ? Quel argument pour leurs craintes, s’ils l’avaient su !
En somme, Toulon a subi bien des épreuves : Sarrasins, Impériaux, Anglais, guerres civiles, guerres étrangères, sièges, peste, choléra, canonnades et fusillades… Est-ce pour cela que ses habitans ont un caractère défiant, renfermé, hostile aux « estrangiers, » en tout cas, très particulariste ; comme si cette ville malheureuse eût pris l’habitude de se replier sur elle-même.
5 novembre. — Petit bouquet d’articles d’un journal du cru : « À bord du Richelieu. — Malgré la recommandation ministérielle concernant les permissions, les officiers mariniers embarqués sur ce navire ne jouissent pas de la considération à laquelle ils ont droit. Alors que tous les navires mettent des canots à la disposition des officiers mariniers pour la descente à terre et pour la rentrée à bord, le commandant de ce croiseur oblige ces serviteurs d’élite à faire à pied le trajet des apponte-mens à la ville et, pour marquer son peu de considération pour les seconds maîtres qui servent sous ses ordres, il les envoie à terre une demi-heure plus tard que sur les autres navires et, naturellement, le retour à bord a lieu le matin une demi-heure plus tôt.
« Nous avons reçu de nombreuses plaintes au sujet de la nourriture à bord de ce croiseur. Nos correspondans nous affirment qu’elle est insuffisante et de mauvaise qualité.
« Nous signalons tous ces faits à l’autorité supérieure pour qu’elle avise. »
… C’est ce que faisaient, en 1790, 91, 92, les clubs toulonnais, lesquels devinrent si puissans qu’ils firent condamner à mort, en mai 1793, le capitaine de vaisseau Basterot, sous les prétextes les plus futiles. Il est vrai que son commandement était convoité par un de leurs amis qui, effectivement, l’obtint.
Pourtant MM. les officiers mariniers[13] du Richelieu ne sont point d’accord sur leurs griefs et, le surlendemain, on lit dans le journal la lettre que voici :
« Monsieur le rédacteur, la note que vous avez publiée hier sur la situation des officiers mariniers à bord du Richelieu a produit parmi eux une certaine émotion. Il est possible que certains d’entre nous soient mécontens, mais comme la grande majorité des officiers mariniers est, au contraire, satisfaite, nous ne voudrions pas que notre commandant pût croire un seul instant que la note en question est l’expression des sentimens de tous.
« Une seule chose peut donner lieu à quelques récriminations de notre part, c’est l’obligation de se trouver à bord, le matin, à six heures trente : comme le Richelieu se trouve très loin aux appontemens, nous avons pour nous y rendre vingt-cinq minutes environ de chemin, ce qui nous fait donc entrer dans l’arsenal à six heures, alors que, s’il y avait un canot pour nous recevoir au quai Cronstadt, il ne pousserait qu’à six heures trente. Veuillez agréer, etc. »
On ne voit pas bien comment cette embarcation, partant du quai à six heures trente arriverait à bord à six heures trente. Mais le fin mot c’est que les officiers ayant un canot à leur disposition, le canot major, les sous-officiers veulent avoir le leur, que mon ami Varois appelle plaisamment déjà le canot minor. Ils y arriveront, et, après eux, les quartiers-maîtres et puis les simples brevetés. En France, aujourd’hui, tout le monde veut être de la première moitié.
En attendant, félicitons le commandant du Richelieu d’avoir trouvé des défenseurs — conditionnels — dans les rangs de ses subordonnés. Quand viendra le « grand chambardement, » quand on nous poursuivra dans les rues de Toulon, si le commandant T… a la chance de rencontrer l’un des officiers mariniers qui veulent bien lui témoigner aujourd’hui leur satisfaction, peut-être échappera-t-il au sort des Rochemore, des Sacqui des Tourets, des Désidéry. Le commissaire général Possel allait être, un jour de juillet 1792, accroché à une lanterne de la rue de l’arsenal, lorsqu’un sous-officier d’artillerie de marine, à qui il avait rendu quelque service, le reconnut et, dégainant, le tira des mains de la populace.
8 novembre. — Comme j’allais ce soir au Mourillon, j’ai vu un rassemblement d’ouvriers à l’entrée de l’une des rues qui montent au sommet de la colline. Le conducteur du tramway répond à ma question : « C’est comme ça depuis quelques jours. Ils veulent faire un mauvais parti à un contremaître de l’arsenal parce qu’il exécute une consigne qui leur déplaît. La femme de ce contremaître est enceinte ; malade de peur, elle risque d’avorter paraît-il, et lui, il ne sort plus qu’encadré de gendarmes. » Mon homme dit cela fort posément. Il voit les choses de haut, du haut de sa plate-forme. D’ailleurs il n’est pas ouvrier ; il est employé. Tout de même, il a un patron, et aussi un contrôleur : autant d’ennemis. Bref, il ne sait pas bien de quel côté il se tournerait, le cas échéant.
Je descends. Je traverse les groupes. Il y a là, évidemment, avec pas mal de badauds, beaucoup de menés pour très peu de meneurs. Chez ceux-ci, la haine éclate, une haine féroce, de longtemps entretenue et couvée. Depuis des années, ces gens n’entendent, ne lisent que les plus atroces diatribes contre « les chefs, » petits ou grands.
Voilà le noyau des bandes qui, bientôt peut-être, terroriseront Toulon. Ajoutez-y les anarchistes italiens qui pullulent, les chemineaux qui battent la campagne et quelques centaines de ; marins du pays, embusqués, grâce à l’on ne sait quelles protections, dans les services à terre ou sur les bâtimens du port, enfin les pires élémens des troupes coloniales et Dieu sait s’il y en a de mauvais !…
9 novembre. — L’indiscipline, le mauvais esprit font de rapides progrès à bord des bâtimens qui stationnent ici. Tous mes camarades me disent qu’on ne peut plus donner une punition grave à un homme, l’eût-il cent fois méritée, ou seulement lui refuser une faveur sans qu’il menace « d’écrire au ministre… » et souvent il le fait. « J’ai interrogé, me dit Varois, un gaillard qui venait de « tirer une bordée de longueur » et qui encourait quelques jours de prison ; je lui ai demandé pourquoi il s’était absenté illégalement ; je l’ai tourné et retourné ; impossible d’en tirer autre chose que ceci : « Pourquoi m’a-t-on refusé une permission ! » Évidemment, puisqu’il demandait une permission, on devait nécessairement la lui accorder. Nous étions donc dans notre tort. Je m’attends à une demande d’explications sur le cas de cette pauvre victime. Et comment faire comprendre que les diminutions d’effectifs nous obligent à restreindre le nombre des permissions de longue durée ?… »
Un autre lascar, que me cite le commandant du Choiseul, a résolu de ne faire aucun service à bord et même de n’y paraître que le moins possible. Le soir même de son embarquement, il disparaissait pour cinq jours. On le rattrape, on lui octroie un mois de prison, qu’il subit réellement, à terre, vu ses antécédens. Il revient, tire aussitôt une nouvelle bordée, gagne cette fois ses soixante jours, le maximum, et se déclare prêt à recommencer, dès qu’il aura fini sa punition et rallié le Choiseul. Et comme on n’envoie plus aux compagnies de discipline, l’autorité reste désarmée contre ce galant, qui le sait fort bien…
D’assez méchante humeur, ce soir, et ruminant tout cela, voici que je rencontre Broustet, le lieutenant de vaisseau, dont j’apprécie beaucoup la valeur professionnelle, mais pas autant les doctrines violentes, encore qu’il les défende avec habileté. Il reconnaît tout de même que ça va mal ; seulement, il estime que c’était fatal, inévitable : cette crise passée, nous serons débarrassés d’élémens qui ne doivent plus figurer dans un corps d’officiers républicains, démocrates, etc. Et quand je m’étonne, que je demande comment de telles théories peuvent se concilier avec l’égalité des droits, avec la faculté reconnue à chaque Français d’arriver, suivant son mérite, à toutes les fonctions :
— Mais enfin, commandant, s’écrie-t-il, quelle inutile générosité vous pousse à défendre ces Messieurs ? Croyez-vous qu’ils vous en sachent jamais gré ? Votre origine, votre « milieu » naturel et, à elle seule, votre indépendance d’esprit vous rendent irrémédiablement suspect à leurs yeux. »
— Je n’y contredis pas, mais c’est tout juste comme pour vous, du côté de ceux que vous soutenez. Ne comptez pas sur leur reconnaissance au moment où éclatera la crise aiguë. Vous êtes officier, vous sortez de l’École navale, vous avez du savoir, de l’expérience, du « commandement. » Bon gré, mal gré, vous êtes un aristocrate et un « clérical. » L’envie exaspérée ne se satisfait pas si aisément que vous le pensez, ni surtout la passion pervertie de l’égalité. Aujourd’hui, on feint de ne reprocher à quelques-uns d’entre nous que leur supériorité de naissance et de condition sociale ; demain, on nous reprochera à tous celle du grade et de la fonction ; et puis ce sera le tour de l’intelligence, de l’instruction… Pour ces gens-là, l’ennemi c’est toujours le monsieur, le monsieur en redingote, si râpée qu’elle soit, cette redingote. Pour le sous-officier, ce sera, c’est déjà l’officier, le « galonard, » et, le jour où l’on me massacrera, vous courrez, croyez-moi, un mauvais bord.
— C’est bien possible, commandant. Malheureusement, personne n’y peut plus rien…
— Il faudrait voir ; et je ne m’accommode point du tout de ce fatalisme… Encore si de tout ceci pouvait résulter quelque bien réel et durable ? Mais vous le savez, instruit comme vous l’êtes, les révolutions n’aboutissent qu’à des substitutions de classes ou de personnes… Les maux restent et les abus ne font que se déplacer. Sans sortir de la marine, ne voyez-vous pas que ces « fils d’archevêques » contre qui l’on a tant clabaudé descendent tout droit des officiers bleus de 1791 ? Deux ou trois générations ont suffi pour créer des dynasties. Je ne vous donne que quelques années après le triomphe de vos principes pour voir vos sous-officiers socialistes, — c’est comme cela, n’est-ce pas, qu’ils s’appellent ? — une fois devenus officiers et, du coup, conservateurs, rétablir pour eux et pour leurs enfans tous les avantages qui soulèvent aujourd’hui leur indignation.
— Soit ! Après tout, à chacun son tour.
— Hé ! cela même n’est pas sûr. On nous rebat les oreilles du Saint-Maixent maritime et, chaque année, on augmente le nombre des sous-officiers admis à l’École des élèves-officiers. Eh bien ! savez-vous ce qui arrivera ?… Beaucoup de fils de bonnes familles maritimes prendront ce chemin, plus facile que celui de l’École navale pour arriver à l’épaulette et se résigneront d’autant mieux à porter le col bleu que, si ça continue, le sort des simples mathurins sera bientôt plus agréable que celui de leurs officiers… Et votre Saint-Maixent deviendra tout doucement un Saumur. Et plus tard, par un singulier retour, des officiers issus du peuple, arrivés au Borda par les écoles primaires supérieures, vos chères écoles démocratiques !… des officiers instruits dans les sciences exactes, mais modestes, ou plutôt timides, effacés, mal dégrossis, se verront primés par de jeunes aristocrates sortis des rangs, eux, mais ayant, d’atavisme, des facultés d’homme d’action, du commandement, du débrouillage, sans parler de l’éducation et des bonnes manières. Ce sera donc comme du temps de Louis XV, quand les beaux seigneurs de Versailles venaient prendre le commandement des vaisseaux du Roy et disaient au pilote : « Conduisez-moi là, Monsieur, où l’affaire est la plus chaude… »
— Oh ! les pilotes de demain ne se laisseront pas faire !
— Qui sait ? Tout arrive. Ce ne serait pas la première fois que les profonds desseins des politiques se trouveraient déjoués par l’événement. C’est même assez la coutume…
Broustet me quitte, pas convaincu du tout, évidemment, et je continue seul vers le port. Mais le ciel s’est couvert, le vent a fraîchi et la pluie commence. N’importe, il faut que je marche. Je ne dormirais pas si je rentrais, énervé comme je suis.
Il est à peine dix heures sonnées, et tout est déjà fermé, désert, éteint ; les quelques flammes de gaz qui s’agitent dans leur prison de verre n’éclairent plus que le pavé ruisselant. Lugubre, ce soir, le quai de la vieille darse ! Sous les grosses nuées qui passent, crevant d’eau et courant vite à l’on ne sait quelle tragique aventure, les tentes des magasins, repliées, battent au vent, parcourues de frémissemens rapides, et aussi les voiles des « pointus, » dont les amarres grincent. Le Kéraudren gémit au heurt cadencé de son radeau et les petites lames clapoteuses, qui accourent de la rade, fouettent de leurs embruns les devantures closes… Partout le sombre, le bouché, avec çà et là, des traînes de fanaux lointains qui tremblotent et s’éclipsent…
C’est par une nuit sinistre comme celle-ci, le 18 décembre 1793, que des milliers de. malheureux dévalaient de toutes les petites rues du vieux Toulon. Le canon tonnait à Malbousquet ; la fusillade crépitait, se rapprochant toujours, avec des redoublemens qui déchiraient l’air… Et c’étaient alors des hurlemens, des fuites éperdues, des poussées violentes, aveugles…
Mais elle arrive trop tard, cette foule de misérables ! Déjà toutes les barques du port sont prises, déjà les canots des flottes alliées sont remplis à couler bas de fugitifs plus avisés, — les chefs, les meneurs ! — qui poussent en hâte, qui s’éloignent, sourds à toutes les supplications. Seules, les grosses chaloupes sont encore accostées au quai, tellement encombrées que les équipages ne peuvent plus manier les avirons. Les derniers venus, des femmes, des enfans, s’accrochent au plat-bord ; ils invoquent tout ce qu’il y a de sacré sur la terre et dans le ciel… Mais la peur rend féroces les marins anglais. Ils leur coupent les mains à coups de sabre, les assomment à coups de crosse et de gaffe, les jettent dans l’eau noire… Et il en arrive toujours d’autres !… D’autres qui tomberont le lendemain au champ de la Rode, sous les balles des soldats de la Convention.
Pauvres victimes, ombres innocentes dont il me semble que les gémissemens se mêlent encore aux plaintes de la nuit, comment vous oublier ! Et pourquoi ? Parce que nous jouissons des bienfaits de l’ordre de choses qui s’est élevé sur vos cadavres ?… Ah ! ah ! « l’ordre de choses… » Que durera-t-il encore, cet ordre de choses, maintenant que le peuple n’en veut plus, s’estimant dupé ? N’importe ! J’entends d’ici le clairvoyant Broustet : « Sans ces cadavres, vous ne seriez pas capitaine de frégate… » Qu’en sait-il ? Et puis, après tout, de n’être point capitaine de frégate, le grand dommage, en vérité ! En serais-je plus malheureux, ou moins utile à mon pays ? Ce n’est pas sûr. Et enfin, du train dont nous allons, sera-ce donc un sort si enviable, bientôt, d’être officier de marine ?…
11 novembre. — Le coup de vent d’Est a duré trente-six heures. Ce matin la brise tombe, les nuées s’éclaircissent, s’entrebâillent et laissent voir, par échappée, un pâle soleil. Ce n’est encore qu’un sourire, mais déjà sur le quai du port, si triste avant-hier soir, le mouvement, la vie renaissent. Les canots-majors portant leurs chambrées d’officiers doublent « l’angle Robert, » amènent les voiles et bordent les avirons… Ils accostent… Et maintenant, c’est la gaîté, c’est le bruit joyeux, les flâneurs qui s’arrêtent curieusement, les marchands de journaux qui glapissent, les bouquetières qui lancent des œillades.
Pressés de rentrer chez eux, les officiers sérieux, les lieutenans de vaisseau filent vite. Les jeunes enseignes, les aspirans restent là un moment, incertains s’ils iront à droite ou à gauche, s’ils « feront » la rue d’Alger ou la rue de l’Arsenal. Et on cause, et on rit ; on fait des projets pour le soir. Hem ! ce soir !…
J’aperçois Lucien Varois, le frère aîné du Saint-Cyrien, passé enseigne il y a un mois. Il parle raquettes et tennis dans un groupe de jeunes élégans. Ah ! parbleu !…
- Du souci qui m’oppresse il n’est point tourmenté.
Et vraiment, qui a tort, qui a raison de nous deux ? À quoi sert de prévoir des malheurs qu’on ne saurait écarter de sa route ? Ne vaut-il pas mieux laisser faire la force inconnue qui nous mène, et, chaque jour, insouciant, cueillir la fleur de la vie ?
- ↑ Le « grand corps » — avec une emphase ironique — c’est le corps des officiers de vaisseau.
- ↑ J’ai rapporté lu une tradition dont je ne garantis pas le bien fondé.
- ↑ La cade, pâtisserie populaire.
- ↑ On a essayé de fonder un cercle d’officiers de marine ici, dernièrement. Le ministère s’y est opposé tout de suite. Nos prédécesseurs d’il y a cent vingt ans avaient eu le même succès auprès de M. de Sartines.
- ↑ « Allons ! on nous l’a changé ! »
- ↑ Les aspirans de 2e classe de nos jours. Ces gardes de la marine, comme on les appelait couramment, étaient, quoique bons gentilshommes, d’affreux polissons dont la turbulence scandalisait fort les pieux et graves Toulonnais d’alors.
- ↑ En même temps que les maisons, mais un peu en retrait sur celles-ci, on devait construire une église, qui est aujourd’hui l’église Saint-Louis.
- ↑ A la même époque, trois capitaines de vaisseau, MM. Désidéry, Sacquy des Tourets et de Rochemore furent massacrés aussi, sans qu’on ait jamais pu savoir comment ils s’étaient désignés à la « justice du peuple. » On prétendit, — sans preuves, — que M. de Rochemore avait eu quelques démêlés avec un de ses fermiers des environs de Toulon, à qui il aurait dit de dures paroles. C’était un grief un peu mince, en tout cas.
- ↑ A noter ici que, dans la marine, aucun supérieur autre que le commandant du bâtiment, n’a le droit de donner directement une punition. On ne peut que signaler les infractions en les inscrivant sur un registre ad hoc. En ce moment les sous-officiers sont plutôt portés à fermer les yeux sur tout ce qui se passe d’irrégulier.
- ↑ Qualificatif d’origine un peu incertaine : « Coum’oco… » (comme ça), répètent souvent les Provençaux du côté de Toulon. Le prince de Joinville l’avait remarqué, dit-on, et de là le surnom. Sous toutes réserves.
- ↑ Colliz nigra.
- ↑ En juillet 1804, Nelson avait essayé d’intercepter deux frégates françaises qui étaient mouillées à Porquerolles, Latouche-Tréville, dont la vigilance ne se démentait jamais, fit, en un quart d’heure, appareiller huit vaisseaux et se porta rapidement sur les Anglais. Nelson n’avait que cinq bâtimens de ligne ; il battit en retraite, furieux. Quelques jours après, lisant dans les gazettes une lettre où l’amiral français constatait son avantage, il écrivait à un ami : « Je garde cette lettre de Latouche et, par le Dieu qui m’a créé, si je le rencontre, je veux la lui faire avaler. » Ce grand homme de mer n’était pas un beau caractère.
- ↑ Le terme d’officiers mariniers, qui date de l’ancien régime, s’applique aux seconds maîtres (sergens), aux maîtres (sergens-majors) et aux premiers maîtres (adjudans).