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À la Conférence de la Paix - Physionomie de séances

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À la Conférence de la Paix - Physionomie de séances
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 191-203).
Á LA
CONFÉRENCE DE LA PAIX
PHYSIONOMIE DE SÉANCES


I. — LA SOCIÉTÉ DES NATIONS

L’acte de naissance de la Société des Nations date du vendredi, 14 février 1919. Cs jour-là, les plénipotentiaires des puissances représentées à la Conférence de la Paix se sont réunis en séance plénière, sous la présidence de M. Clemenceau, premier plénipotentiaire de France… On sait que la Conférence de la Paix a pris peu à peu des habitudes académiques. C’est-à-dire qu’elle a inscrit au programme de ses travaux, non seulement des comités secrets, rigoureusement fermés aux regards des profanes, mais aussi un certain nombre d’assemblées générales, où l’on admet un auditoire de choix.

Le secrétariat général de la Conférence avait choisi, pour cette scène historique, un superbe décor. Le Salon de l’Horloge, au palais des Affaires étrangères, est remarquable par le luxe de son plafond doré, non moins que par les festons et les astragales qui ornent ses riches lambris. Sur les murs, on voit des motifs de peinture décorative, à la mode pompéienne, qu’encadrent des rectangles de baguettes moulées ou de bandeaux cannelés. Au fond, une vaste cheminée de marbre blanc dresse ses chambranles ouvragés, offrant les profondeurs de son âtre à une paire de landiers artistement ciselés, assez solides pour supporter, si c’était nécessaire, un de ces feux de grosses bûches et de troncs d’arbre, dont nos pères aimaient la braise étincelante et les tisons ardents. Une grande statue allégorique, représentant la Vérité ou- la Justice, armée d’une torche, domine ce Salon de l’Horloge où va sonner une heure importante dans l’histoire de l’humanité.

Visiblement ému, le président des États-Unis prend place à la droite de M. Clemenceau. Son fauteuil, plus élevé que le siège des autres Plénipotentiaires, a un dossier surmonté d’une sorte de couronnement en bois doré : privilège apparemment réservé aux chefs d’état par un protocole strictement respectueux des règles de la hiérarchie. A côté de lui, est assis son secrétaire d’Etat, M. Robert Lansing, celui-là même qui naguère flétrit, on sait de quelle plume énergique et vengeresse, au nom des lois qui s’imposent à la conscience des nations civilisées, les naufrageurs du Lusitania. Conseiller légiste et secrétaire d’Etat, M. Lansing est, avant tout, le jurisconsulte de la délégation où son voisin, M. Henry White, représente l’ancienneté et l’éclat d’une carrière consacrée tout entière au service public et au développement de l’amitié franco-américaine. Le colonel House siège également à la table de la Conférence, auprès du général Bliss. Figure fine et douce, volontiers effacée, un peu mystérieuse, le colonel House, qu’on a surnommé « le Sphinx du Texas, » est uni au président de la République américaine par les liens de la plus étroite amitié.

Soutenu par la chaude sympathie de ses compatriotes à laquelle s’ajoute l’unanime déférence de toute l’assemblée, le président Wilson lit d’une voix bien posée le texte de son rapport dactylographié sur les feuillets de papier, qu’il tient d’une main que l’émotion fait un peu tremblante. C’est au nom de quatorze nations, que tous les termes de ce rapport ont été choisis et pesés. Les mots détachés par une diction nette, un peu lente, très simple, tombent gravement dans le silence respectueux de la salle. Pas de gestes inutiles. Un ton de professeur de faculté, plutôt que de tribun du peuple. On dirait parfois un cours d’enseignement supérieur, ou quelque soutenance de thèse dans une Sorbonne idéale. Il y a, dans l’attitude, dans les paroles, dans les silences de cet orateur religieusement écouté, beaucoup de sagesse académique, et aussi, par instants, une sorte d’onction évangélique, presque sacerdotale, qui ne -saurait nous étonner de la part du fils d’un des plus respectables pasteurs de la Géorgie. La gravité naturelle de son visage studieux se détend quelquefois, comme s’il souriait à une vision intérieure. Un de ses gestes habituels, c’est d’étendre les deux doigts de la main droite, comme pour bénir l’avènement de la concorde universelle qui mettra d’accord tous les peuples du monde, peoples in the World. A mesure que l’orateur avance dans cette lecture du rapport sur la Société des Nations, le débit s’échauffe, le geste se précise, la tête se redresse au-dessus du buste droit et immobile. Sa main se lève, comme pour construira la cité future en linéaments visibles et palpables. Rien de plus touchant que cet enthousiasme d’un homme d’État qui est en même temps un homme d’étude.

C’est l’usage, à la Conférence de la Paix, que les discours anglais soient traduits, séance tenante, en français, de même que les discours français sont traduits en anglais. Un jeune universitaire, très distingué, M. Mantoux, agrégé des langues vivantes, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, mobilisé comme lieutenant-interprète, est chargé de ce double travail, qui exige une rare présence d’esprit et suppose une culture très étendue. Pour s’adapter, en effet, si vite, à la pensée d’hommes qui ont à traiter des questions d’une si haute gravité, il ne suffit pas de connaître les mots usuels de deux langues, ni de transposer deux vocabulaires coutumiers. Le langage adopté pour les débats d’une conférence internationale aussi extraordinaire est nécessairement exceptionnel, encyclopédique. Il faut, pour le comprendre, avoir fait des études auxquelles les simples traducteurs n’ont pas coutume de s’adonner. La traduction, dans ce cas, n’est plus une version mécaniquement littérale, c’est, au sens exact du mot, une interprétation, non seulement fidèle, mais vivante, émouvante comme le texte original. C’est ainsi que l’ingénieux et rapide travail de M. Mantoux nous permet de mieux sentir la beauté du discours du président des États-Unis.

Flétrissant l’Allemagne et ses complices, soulignant d’un geste significatif l’expression d’une indignation émue, M. Wilson a dit formellement : Cette guerre, qui a eu des résultats terribles, en a eu aussi de très grands et de très beaux. Le crime a été vaincu ; les peuples ont été une fois de plus persuadés, plus que jamais, de la majesté, de la puissance du droit. Il a dénoncé les forfaits des « nations sans conscience, » pour qui les peuples faibles ne sont qu’une proie et qu’un gibier. Il a montré « un des derniers et des plus tristes exemples » de ces déprédations et de ces carnages dans les actes récents de l’Allemagne, « aujourd’hui heureusement vaincue. « Il a constaté que le système de l’Allemagne n’est autre qu’une méthodique « extermination des populations, » comme au temps où Tacite résumait d’un mot la rapacité des envahisseurs d’outre-Rhin ; Germanos ad prædam… Il nous a fait voir, en termes saisissants, l’Allemagne cherchant à s’emparer du territoire des peuples de l’Europe « pour y établir des colonies européennes, » comme elle a fondé ses colonies africaines par le massacre et par la dévastation. M. Wilson a conclu énergiquement : « Ce système doit finir ! ».

En l’absence de M. Lloyd George, qui, dans la séance du 25 janvier, a insisté d’une façon particulièrement pathétique sur la nécessité de poursuivre les auteurs responsables de la guerre et de punir leur « sauvagerie organisée, » lord Robert Cecil recommande à l’assemblée l’observance des règles qui garantissent la souveraineté intérieure ainsi que la sécurité extérieure de chaque nation. « Nous n’avons pas cherché, dit-il, à faire un édifice complet et parfait… Nous avons voulu poser des fondations solides, sur lesquelles on puisse bâtir. » M. Orlando se lève, afin de défendre d’avance contre « les attaques des sceptiques » le « document de liberté et de vie » auquel il a eu l’honneur de collaborer. Très prévoyant, du resté, le ministre italien ne se dissimule pas les difficultés que suppose la conciliation de la souveraineté des États, — « superlatif qui ne supporte aucune comparaison ni relation, » — avec « la nécessité d’une limite supérieure imposée à la conduite de ces mêmes États. » Il voit la solution de cette antinomie dans la « coercition spontanée, » que les Anglais appellent self-contraint et dans le contrôle d’une opinion publique incessamment tenue en éveil par une diplomatie franche et loyale. M. Léon Bourgeois, se félicitant de l’unanimité qui s’est faite, dans la commission et en séance plénière, sur les principes de la future Société des Nations, observe pourtant « qu’il va de soi que nous gardons notre liberté entière d’appréciation, d’amendement au besoin sur les points qui nous paraîtraient, lors de la discussion définitive, devoir être soumis de nouveau à un examen. » Le délégué français se préoccupe de préciser un des points les plus importants du projet : « Lorsqu’un des membres de la Société des Nations si petit, si lointain qu’il soit, se trouve attaqué par une violence injuste, jugée telle, c’est la Société des Nations tout entière qui se considère comme attaquée : dès lors, l’Etat auteur de cette violence doit se considérer désormais en état de guerre non plus contre l’État vers qui est dirigée l’agression, mais en état de guerre contre le monde… » En attendant des éventualités qui ne peuvent pas toutes être prévues, le désarmement de la « barbarie scientifique » est une des plus urgentes nécessités de l’heure actuelle… « Une agression subite ne doit pouvoir se produire sur les points dangereux du monde, sans que la répression immédiate soit assurée. » La Société des Nations ne sera viable que si elle obtient la garantie nécessaire pour « prévoir et préparer les moyens militaires destinés à assurer l’exécution des obligations que la Convention impose aux États, et pour en assurer l’efficacité immédiate dans tous les cas d’urgence… »

M. Barnes, délégué anglais, s’inquiète, lui aussi, des moyens à employer pour assurer l’exécution des sentences de la Société des Nations. Il craint « qu’une nation agressive n’essaie de passer au travers de la barrière avant qu’elle soit bien fermée. » Il demande comme addition au texte proposé, « l’indication de la création d’un noyau de forces internationales, toujours prêtes à intervenir lorsqu’un pareil danger se présenterait. »

Ce même souci des précautions à prendre, des garanties à obtenir, des sécurités à garder, se manifeste dans une brève et très utile intervention de M. Venizelos. Le président du Conseil des ministres de Grèce veut qu’avant tout la dette de la civilisation soit acquittée envers ceux qui, par le sacrifice de leur sang, nous ont sauvés d’une « tentative de domination universelle » et « ont ainsi assuré la liberté du monde. » Il rend hommage aux soldats qui furent les humbles travailleurs de la bataille et les magnifiques ouvriers de la victoire.

M. Wellington Koo, représentant de la Chine, apporte l’adhésion de ses compatriotes à la charte internationale du monde nouveau.

L’article 19 de cette charte prévoit des « mandats » que la Société des Nations confierait à certaines puissances pour assurer le bien-être et le développement des peuples naguère soumis à la domination des Turcs. M. Roustem Haïdar, délégué des Arabes du Hedjaz, compatriote et ami de l’émir Faïçal, demande que l’on s’explique sur ce système des « mandats. « Il revendique en tout cas, expressément, pour les peuples en question, la liberté de « choisir la puissance à laquelle ils demanderont appui et conseil. »

En réponse à une question de M. Hughes, délégué de l’Australie, demandant si ce débat comporte des conclusions définitives, M. Clemenceau déclare que « le rapport présenté et commenté par le président Wilson est déposé sur le bureau de la Conférence en vue d’un examen ultérieur, pour être étudié et discuté par toutes les puissances ici représentées, » c’est-à-dire par vingt-quatre gouvernements. La séance est levée.

Ainsi finit cette journée mémorable, où le Projet pour rendre la paix perpétuelle, imprimé en 1712 par le bon abbé de Saint-Pierre, vient de trouver une imposante consécration.


II. — LA QUESTION SOCIALE

La séance plénière du 11 avril 1919 a lieu dans une autre salle, moins surchargée d’ornements et de fioritures, plus harmonieuse et peut-être mieux adaptée à l’ordre du jour d’une solennité quasi académique. La presse est installée plus commodément. La plupart des invités sont assis. Quelques-uns même peuvent disposer d’une table qui sépare l’auditoire de l’assemblée, mais où l’on trouve à souhait tout ce qu’il faut pour écrire. Afin que chacun puisse facilement suivre les différentes phases de la séance et en comprendre l’objet, le secrétariat général de la Conférence a fait distribuer une Note où l’on voit qu’il s’agit aujourd’hui d’un « projet de convention, créant un organisme permanent pour la réglementai ion internationale du travail. »

Tandis que les plénipotentiaires, avant de prendre place autour du tapis vert, échangent des poignées de main, des saluts, quelques mots de bienvenue, on a le loisir de lire un copieux préambule, où il est dit, en premier lieu, que « la Société des Nations a pour but d’établir la paix universelle, et que cette paix ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale, » et que, par conséquent, « les Hautes Parties Contractantes, mues par des sentiments de justice et d’humanité, aussi bien que par le désir d’assurer une paix mondiale durable, ont convenu ce qui suit. »

Ce qui suit, c’est une série de quatre chapitres et de quarante et un articles, concernant d’abord « l’injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l’harmonie universelles sont mises en danger, » réglant subséquemment la fixation de la durée maxima de la journée et de la semaine de travail, le recrutement de la main-d’œuvre, la lutte contre le chômage, l’affirmation du principe de la liberté syndicale, l’organisation de l’enseignement professionnel et technique « et autres mesures analogues. »

De tels sujets ne sauraient manquer d’éveiller toutes sortes de réflexions et de remarques dans l’esprit et sur les lèvres des honnêtes gens. En attendant l’ouverture de la séance, j’échange quelques propos avec mon voisin de droite, auquel je demande, à cause de son accent :

— Vous êtes sans doute Espagnol ?

— Non, dit-il, Péruvien.

Mon voisin de gauche est Japonais. Il lit consciencieusement la même note, traduite en anglais, et se pénètre des quarante et un articles de la convention créant un organisme permanent pour la réglementation internationale du travail, sans oublier le protocole additionnel et le projet de neuf articles supplémentaires à insérer dans les préliminaires de la paix future.

Cependant, les délégations continuent d’entrer dans la salle. On aperçoit, en passant, un buffet discrètement servi dans un salon voisin du lieu de l’assemblée générale de la Conférence. Chaque délégué amenant avec lui une assez nombreuse suite de conseillers techniques, de secrétaires ou d’attachés, il faut trouver, en séance plénière, des chaises pour tout le monde. C’est à quoi s’emploient les jeunes fonctionnaires du cabinet des Affaires Etrangères, avec cette politesse qui est une des meilleures traditions de la maison, trouvant un mot aimable pour chacun, et sachant, à l’occasion, selon le précepte et l’exemple du prince de Talleyrand, ajuster leur parole et leur geste aux qualités respectives de leurs interlocuteurs. On parle à mi-voix, comme c’est l’usage dans la bonne compagnie. Le bruit des pas est assourdi par l’épaisseur veloutée des tapis. Les serviteurs du ministère, en habit noir et cravate blanche, quelques-uns avec une chaîne d’argent au cou, vont et viennent, disposant pour le mieux les sièges et les tables, remuant sans fracas les chaises dorées, les fauteuils aux pieds ciselés.

Tout ce personnel, admirablement stylé, manœuvre avec une- irréprochable correction, sous les ordres d’un état-major de jeunes diplomates fort élégants, encore mobilisés, et dont les vareuses bleu horizon ou khaki ont traversé, avant l’armistice, des épreuves attestées par la couleur des fourragères, par les palmes et les étoiles des Croix de guerre ou par l’insigne distinctif des blessés. Si l’on n’était ramené à la méditation des terribles réalités d’hier et d’aujourd’hui par la vue de toutes ces marques de l’honneur militaire, de la gloire et de la douleur, on serait presque tenté d’oublier, dans l’atmosphère tranquille de cette séance, les péripéties de l’épouvantable drame qui a motivé la réunion de tous ces hommes d’Etat, appartenant aux pays les plus différents, aux races les plus diverses. Si le monde entier se résume, pour ainsi dire, dans l’espace des quelques mètres carrés que mesure cette salle, c’est qu’une catastrophe universelle vient d’affliger le genre humain. C’est aussi que, selon le mot d’un de nos plus grands poètes,

Une immense espérance a traversé la terre.

On se souvient des jours terribles de la guerre toute récente. On songe aux quinze cent mille croix de bois qui désignent, sur notre territoire dévasté, les tombes françaises. La vision de nos villages ravagés, de nos cités martyres, de nos populations décimées par la déportation en masse, par les massacres, par les maladies, évoque tout à coup un spectacle tragique dans le paisible et somptueux décor de cette salle richement décorée, délicatement ornée, où la jolie lumière d’un jour de printemps, entrant par les larges vitres de trois hautes fenêtres, fait miroiter les glaces encadrées d’or, luire doucement les boiseries blanches, filetées d’or, rire les couleurs fraîches des tympans et des trumeaux rehaussés d’azur, et scintiller comme des diamants à facettes, les pendeloques des lustres de cristal… Si cette salle contient aujourd’hui l’élite politique et diplomatique de toutes les nations civilisées ou qui aspirent aux bienfaits de notre culture ; si ces hommes graves, tous illustres chez leurs concitoyens, tous respectés, amicalement accueillis chez les Français, se sont réunis là, venus des points les plus reculés de l’Europe, de l’Amérique, de l’Asie, de l’Afrique et même de l’Océanie, c’est afin de mettre un terme, d’une façon définitive et complète, aux menaces de violence et de mort que faisait peser sur l’humanité tout entière l’agressive fureur de la barbarie germanique. Il s’agit d’obtenir que l’attaque brusquée de 1914, dont la Belgique et la France ont particulièrement souffert, ne puisse pas se reproduire.

Il faut par conséquent désarmer l’Allemagne et ses complices, les mettre hors d’état de nuire à leurs voisins et de prétendre à la domination de l’univers. Il est indispensable que la réparation intégrale des dommages causés par cette guerre affreuse soit supportée par ceux qui en ont encouru les responsabilités individuelles ou collectives. La justice exige la restitution de tous les biens que l’agresseur s’est appropriés par une entreprise de brigandage organisé et de pillage en bande, aux dépens des personnes attaquées et des peuples envahis. La sécurité des générations à venir veut désormais que, par de sérieuses garanties, par une barrière de frontières naturelles et solides, nos foyers, nos tombeaux, nos autels soient mis pour toujours à l’abri des carnages, des incendies, des profanations, des attentats de toutes sortes qu’ont multipliés, durant cette guerre, les destructeurs de Louvain, d’Ypres et d’Arras, les massacreurs de Dinant-sur-Meuse et de Thamines, de Nomény et de Gerbéviller, les bombardeurs de Reims.

Réparations, restitutions, garanties, telles sont évidemment les trois clauses très simples, très claires, auxquelles pense le maréchal Foch, assis là-bas, à sa place habituelle, entre M. Orlando et M. Jules Cambon. Silencieux, méditatif, singulièrement juvénile et alerte dans sa souple vareuse bleu horizon, que serre un baudrier de cuir fauve, et où brillent les sept étoiles du maréchalat, le commandant en chef des armées alliées réfléchit, se recueille en caressant d’une main un peu nerveuse sa Une moustache, tandis que les sociologues de l’assemblée se préparent à disserter, en anglais et en français, sur le lieu et la date des réunions prochaines d’un bureau international du travail, ainsi que sur les attributions futures du secrétaire général de la Société des Nations.

M. Clemenceau, assis au fond de la salle, préside, ayant à sa droite M. Wilson, à sa gauche M. Lloyd George. Auprès du président des États-Unis sont groupés Mme Robert Lansing, White, le colonel House, le général Bliss ; auprès du premier ministre du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, Mme Balfour, Bonar Law, Barnes. Les deux tables perpendiculaires à la table présidentielle sont occupées par les autres délégués, assis face à face. Devant chacun d’eux, il y a de beaux encriers, de bonnes plumes, du papier pour écrire des lettres, et des enveloppes pour les mettre à la poste.

M. Clemenceau dit :

— La parole est à M. Barnes.

Dans l’atmosphère un peu somnolente de cette salle où l’après-midi d’une journée d’avril tiède et pluvieuse entretient des effluves apaisants, l’honorable ministre travailliste parle d’un ton doux, d’une voix de tête, très claire, très distincte, bien qu’il desserre très peu les lèvres, et qu’on voie à peine remuer sa moustache blanche. Apôtre convaincu des revendications ouvrières, M. Barnes ressemble moins à un tribun débitant une harangue, qu’à un professeur faisant son cours. Les personnes qui comprennent l’anglais vont goûter un véritable plaisir à entendre jusqu’au bout la leçon de ce savant docteur ès sciences sociales. Mon voisin, l’aimable Japonais, prend des notes avec un vif empressement et une rare agilité. Mon autre voisin, le Péruvien, a disparu, cédant galamment sa place à une dame. Un photographe, autorisé à exercer son art dans cette salle habituellement close aux curiosités du reportage parisien, a dressé son appareil sur trois pieds et braque l’objectif sur M. Barnes, lequel poursuit son discours avec un flegme imperturbable, tenant d’une main quelques feuillets, scandant de l’autre main, par un geste mesuré, sobre, volontiers discret, l’exposé de la doctrine travailliste. C’est un speaker exempt d’emphase, et chez qui tout dénote une louable simplicité.

A un certain moment, on le voit tirer sa montre de son gousset et regarder l’heure qu’il est. Sarcey faisait ainsi, aux conférences de l’Odéon, et s’en trouvait bien. Le public sait toujours gré à un orateur d’abréger les délais des conclusions attendues. Celles de M. Barnes ne sauraient tarder. Pour les lire, il met un binocle, et souligne d’un doigt levé cette lecture écoutée avec déférence par tous les assistants. Un dessinateur, dont la chevelure noire et drue, le teint cuivré, les yeux bruns et les sourcils épais indiquent des origines sud-américaines, profite de cet instant pour saisir en deux ou trois coups de crayon la figure de l’orateur, sa cravate noire et son col rabattu, son expression pensive et cordiale. Après avoir lu son texte, M. Barnes se détache de son papier, ôte son lorgnon, improvise, fort aisément, une main dans sa poche, la péroraison bien sentie dont les discours du genre délibératif ne sauraient se passer, et il se rassied, au milieu des marques évidentes de la sympathie générale qu’ont méritée ses bonnes intentions.

M. Barnes ayant proposé, dans l’article 39 de son rapport, que la réunion de la première conférence internationale du Travail ait lieu à Washington, au mois d’octobre prochain, M. Wilson s’empresse de répondre qu’il approuve entièrement cette initiative, et que le meilleur accueil sera réservé aux délégués des nations représentées à cette conférence.

On applaudit. Il est donc entendu que les délégués du Travail international se réuniront à Washington, au cours de l’automne de cette année. Le gouvernement des États-Unis sera prié de convoquer la Conférence dans sa capitale fédérale. Le Comité international d’organisation sera composé de sept personnes : un Américain, un Anglais, un Français, un Italien, un Japonais, un Belge, un Suisse, désignés respectivement par les gouvernements des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie, du Japon, de la Belgique et de la Confédération helvétique. Le protocole additionnel ajoute expressément ceci : « Le Comité pourra, s’il le juge nécessaire, inviter d’autres États à se faire représenter dans son sein. » Qu’est-ce à dire ? Serait-ce déjà une porte ouverte pour préparer, dès le mois d’octobre prochain, la rentrée des Boches au bercail pacifiste où, dans les années qui ont précédé la guerre, ils furent accueillis (le mot est de M. Clemenceau) par des « bêlements » ingénus ? On voudrait être fixé, un peu plus nettement, sur cette question essentielle. Il y a des silences devant lesquels (c’est incontestable) l’opinion française s’inquiète et s’attriste, tandis que, visiblement, l’Allemagne semble oublier sa défaite et reprendre des allures d’insolence, sinon de provocation. Et puis toutes ces organisations d’internationalisme, précédant l’exposé pur et simple des conditions imposées à l’Allemagne, ont le grave défaut de retarder cruellement, pour nous Français, qui avons tant souffert de cette guerre atrocement menée contre notre nationalité, les conclusions nationales de la paix.

Quoi qu’il en soit, les textes sont là, saisis et fixés par les sténo-dactylographes, pour le procès-verbal de la séance, livrés à la presse par les imprimeurs, traduits, séance tenante, afin que nul n’en ignore, par le lieutenant-interprète Mantoux.

M. Barnes, qui représente à la Conférence de la Paix le parti travailliste anglais, nous a dit que « les ouvriers aujourd’hui se souviennent des conditions du travail telles qu’ils les ont connues avant la guerre, » et qu’« ils sont résolus à n’y pas revenir. » Ils ont le sentiment « que le travail, au lieu d’être un bienfait, est souvent une charge et une peine. Ils ont le sentiment que ce travail même, ils ne peuvent pas toujours le trouver quand ils en ont besoin pour vivre. Il y a là un facteur démoralisant pour l’individu et dangereux pour la société. » L’honorable délégué travailliste a bien voulu ajouter qu’il n’a pas l’intention de « jeter la pierre à aucune classe. » Les pauvres « bourgeois, » souvent lapidés, lui sauront gré de cette modération, comme aussi de son généreux dessein de modifier les conditions matérielles du travail « dans une atmosphère meilleure. » Mais, pour l’améliorer, cette atmosphère, suffira-t-il d’envoyer à Washington ou ailleurs, pour une session dont la durée sera indéterminée, un groupe plus ou moins nombreux de délégués et de conseillers techniques, dont les frais de voyage et de séjour, apparemment considérables, seront payés, aux termes de l’article 13 de la convention, par chacune des Hautes Parties Contractantes ? Toutes les difficultés de la situation actuelle seront-elles réglées par cette nouvelle dépense, inscrite au budget particulier des États, sans compter le budget général de la Société des Nations ?

Après une communication de M. Colliard, la parole est donnée à M. Vandervelde. Le leader du parti socialiste belge a la réputation d’un tribun populaire. Ici, dans ce cadre officiel et paisible, son aspect, son allure, les traits de toute sa personne font plutôt songer à, un professeur d’économie sociale, exposant sa doctrine devant une société savante.

Il tient à la main un papier. Sa voix est agréable. Sa phrase a plus de clarté que de chaleur. Même lorsqu’il parle, non sans redites, de la « classe ouvrière, » de l’ « État capitaliste, » de l’ « absolutisme du patronat » et de la « souveraineté du travail, » qui sera, dit-il, le « régime de demain, » il prend un ton plein d’aménité diplomatique pour introduire eu un milieu réfractaire à ce genre d’éloquence, certaines formules qui, en réunion publique, ne manquent jamais leur effet. Parlant de la prochaine conférence de Washington, qui aura lieu dans quelques mois, l’orateur socialiste y remarque d’ores et déjà « un certain nombre de sièges vides. » Or, M. Vandervelde propose que « tous les prolétariats soient représentés » bientôt à cette conférence internationale où, l’automne prochain, « il n’y aura vraisemblablement pas encore de représentants des puissances, qui sont encore des puissances ennemies. » En ce qui concerne ces « puissances ennemies, » la commission prévoit leur « incorporation aussi rapide que possible » à l’organisme projeté… Achevant sa harangue par des considérations plus personnelles, M. Vandervelde ajoute : « Je suis convaincu, pour ma part, que ce sont les nécessités de la protection du travail, de la législation industrielle, des problèmes qui vont surgir devant nous, qui seront un des facteurs les plus puissants de cette réconciliation complète des peuples, à laquelle il aspire de toutes les forces de mon âme et de mon cœur. » Et il y aurait beaucoup à dire, si c’en était ici le lieu, sur ce programme et sur l’avenir qu’il nous promet.

Le lieutenant Mantoux traduit ce discours en anglais. Ensuite, Mme Barzilaï, lord Sinah, le maharajah de Bikanir, représentant « des princes régnants en dehors de l’Inde britannique, » M. de Bustamante, délégué de Cuba, les représentants de la Bolivie, de l’Equateur, de Panama nous entretiennent, tour à tour, de la question sociale.

Finalement, sir Robert Borden, premier ministre du Canada, demande avec raison que « la convention aujourd’hui présentée se conforme au pacte de la Société des Nations. » L’ordre du jour étant épuisé, la séance est levée. Et les délégués des puissances, grandes ou petites, ayant ainsi travaillé à la paix perpétuelle, s’empressent de rejoindre, dans la cour du palais, leurs autos militaires.


GASTON DESCHAMPS.