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À la plus belle (1877)/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 157-160).


XIX

OÙ L’ON COMMENCE À TIRER LA GRENOUILLE


Si vous voulez vous amuser à tirer la grenouille, entre amis et voisins, après votre repas, cela vous fera grand bien. C’est un exercice agréable et salutaire. Marcou va vous donner une leçon.

Il faut d’abord un bâton, court et franc, juste la place de quatre larges mains. Il faut ensuite des pichets de cidre à portée, car la grenouille est un jeu où il fait chaud. Il faut une trentaine de gars en belle santé, glorieux, car ça vous donne hardiment du cœur, la gloire et qui ne regardent pas à déchirer leur chemise ou leurs chausses à l’ouvrage.

Des filles alentour, bien entendu. À quoi bon tirer la grenouille si Anne-Marie et Louison ne sont pas là pour dire en rhythmes jumeaux, comme les bergères de l’idylle antique :

— Oh la ! là ! Oh mais dame ! dame ! ça c’est vrai, vère, vraiment, pour avoir une bonne poigne, Gabillou a une bonne poigne, je ne mens pas !

— À tout coup, faut pas mentir, quoique ça, oh mais dame ! vère, vraiment, qu’il a une bonne poigne, Gabillou, tout à fait !

Otez à Gabillou Louison et Anne-Marie, les muscles de Gabillou deviendront du beurre.

À Roland le preux il faut Angélique.

Une fois que vous vous serez procuré un bâton, des pichets, trente gars, quinze Louison et autant d’Anne-Marie, choisissez une belle place au soleil. Mettez quatre gars deci, quatre gars delà et dites-leur de se prendre la main deux par deux.

Yêtes-vous ? Bien ! Couchez Gabillou à plat-ventre sur les bras tendus des quatre gars normands, Marcou sur les bras des quatre gars bretons.

— Tête à tête, digue digue-dou ! les yeux dans les yeux !

Donnez le bâton. Au bout du bâton, la main gauche de Gabillou, puis la nmin droite de Marcou, puis la main droite de Gahillou, et a l’autre bout du bâton la main gauche de Marcou.

En tout, quatre épaules de mouton.

Maintenant, dites à Jean-Pierre d’empoigner la jambe gauche de Marcou ; Petit-Louis va empoigner la jambe droite. Simon et Morissot rendront le même service aux deux jambes de Gabillou. Voilà qui est bien ! Pour que cela aille mieux, attelez cinq gars aux corps de Jean-Pierre, cinq gars au corps de Petit-Louis, cinq gars à Simon, cinq gars à Morissot.

Et hue ! hue ! hue donc ! tirez la grenouille ! Tirez ! haïdur ! haite ! hardi ! hue ! Jean-Pierre ! hue ! Morissot !

Si cela ne suffit pas, appelez les passants, prenez les marmailles et les bonnes gens, les filles, les métayères, tout le monde ! Attelez du côté de Marcou ; attelez du côté de Gabillou ; attelez, on n’est jamais trop. Et hue ! hue donc ! Tirez la grenouille ! haïte !

Quant à être sur un lit de roses, Gabillou et Marcou, non. Leurs muscles crient, leurs tempes battent. Ils sont un peu dans la position des gens qu’on écartele.

Mais c’est le plaisir ! Ils tiennent les vrais amis !

Un peu de bonne volonté ! Attelez ! attelez ! Qui pour les Normands ! qui pour les Bretons ? Ils tiennent encore !

Et voyons si le mot va bien à la chose ? Marcou et Gabillou tirés, grandis, amincis comme la courroie qui va rompre, ne ressemblent-ils pas à deux pauvres grenouilles entre les mains d’enfants bourreaux ?

Puisqu-on vous dit que c’est le plaisir ! Ils tiennent toujours !

Gabillou pour la Normandie ! Marcou pour la Bretagne !

Les voilà cinquante sur Gabillou et cinquante sur Marcou.

On nourrit l’espoir légitime que l’un des deux au moins sera disloqué ; peut-être tous les deux. Tirez la grenouille ! haïdur !

Un silence s’est fait, coupé par des clameurs brèves et pleines d’émotion.

Le pont fourmille. À chaque instant de nouveaux tourmenteurs viennent augmenter le nombre des bourreaux de Marcou et des bourreaux de Gabillou. Marcou est bleu ; Gabillou violet. Mais les héros qu’ils sont, leur bouche ue s’ouvre que pour crier

— D’autres ! d’autres ! Encore ! encore ! hue donc !

Et d’autres viennent, la queue s’allonge. On parlera de cette joute sous le chaume bien longtemps, et le pâtre, dans cinquante ans, ne connaîtra pas d’autre grenouille !

Mais la lutte ne finira pas de sitôt. Gabillou et Marcou se connaissent. Laissons leurs efforts se lasser, risquons une promenade au travers de la foule, et descendons sur la rive droite du Couesnon.

Il y avait en sortant du pont une grande vieille toile trouée, tendue entre deux mâts, représentant le mémorable enlèvement des Sabines. Un homme grave et fier, qui connaissait l’histoire ancienne imparfaitement, expliquait les détails de cette importante composition. Avant de l’écouter, souvenez-vous que nous sommes en Normandie.

— Ce qui prouve bien, disait-il, que les Bretons sont des Anglais manqués, c’est que leur premier roi, Merdoh[1] le Barbu, vint d’Angleterre sur des pataches, par Saint-Paul de Léon, port de mer. À bas les Bretons !

— À bas les Bretons répéta une portion de la foule.

— Pouille ! pouille ! cria le reste ! Un Breton pour trois Normands !

— Voilà ledit roi Merdoh à la tête de sa clique, reprenait l’homme fier en drapant ses guenilles pailletéees et en montrant Romulus, remarquez, si vous voulez, la barbe qui le fit surnommer le Barbu. Elle ressemble à une queue de vache noire. Ayant donc tué toutes les femmes du pays, jusqu’à la dernière, dont voyez les tombeaux à droite, dans le lointain, ses soldats se trouvèrent sans épouses. Alors le roi Merdoh fit publier qu’il donnerait un bœuf à qui apporterait une femme.

Mais les bœufs du roi Merdoh étaient galeux comme tout ce qui vient de Bretagne. (Applaudissements.) Personne n’en voulut. (Pouille ! pouille !) Le roi Merdoh fit publier qu’il paierait chaque femme dix écus d’or. Mais l’or de la Bretagne ne vaut pas le plomb des autres pays. Personne n’en voulut. À bas les Bretons !

Que fit le roi Merdoh ! Regardez ! le voilà sur le rivage, qui envoie son cousin Morpech, l’homme au casque, là-bas, au roi des Anglais, qui se nommait Tatius, car son nom est écrit sur sa rondache : c’était la coutume du pays.

Morpech alla audit Tatius et lui raconta le cas du roi Merdoh.

— Les Anglais ont toujours des femmes à revendre, avec des cheveux rouges et de grands pieds, comme il appert par ces portraits que vous voyez au bas de la toile.

L’homme fier montrait, du bout de sa baguette, trois cigognes qui occupaient le devant du tableau et qui représentaient, au moins en échntillon, les demoiselles anglaises de ces temps reculés.

— Les Anglais ayant toujours des jeunes personnes à revendre, reprit-il, Tatius en choisit quinze mille nobles, quarante-cinq mille de roture, ce qui faisait en tout soixante mille anglaises rousses et maigres dont il était bien aise de se débarrasser.

— Elles sont toutes la ! ajouta l’homme fier en montrant sa baraque. On les arrima à fond de cale sur six cents vaisseaux. Mais une effroyable tempête, qui se trouve figurée là, dans le coin à droite, porta les six cents vaisseaux sur la pointe de Pen-March, où sont les hommes-loups et la vache enragée. Les personnes qui voudront voir l’horrible traitement infligé aux soixante mille Anglaises à marier par les sauvages de la côte n’ont qu’à se dépêcher d’entrer. Les sauvages sont vivants, les Anglaises sont naturelles et on les égorge devant tout le monde, moyennant le quart d’un denier nantais : les Bretons payent demi-place pour rester dehors.

  1. Conan Meriadech, fondateur de la monarchie bretonne.