À la plus belle (1877)/Chapitre 21
Notre pauvre histoire se débrouillera comme elle pourra au milieu de cette foule. Si le lecteur trouve qu’elle ne se débrouille pas beaucoup, nous lui ferons observer avec calme que nos personnages sont noyés dans la cohue, qu’ils se cherchent et ne se trouvent pas, que les uns regardent les faiseurs de tours, tandis que les autres, amis de la fricassée, entourent la poêle frémissante, que d’autres tirent la grenouille, que d’autres encore essaient de marcher sur le mât horizontal et tremblant, qu’on a frotté de savon de bout en bout.
Le frère Bruno, soyez-en certains, raconte à quelqu’un quelque bonne aventure. Jeannin, le malheureux, se cassa la tête à rêver politique. Un si brave homme ! Dame Josèphe cause avec Mme Reine, qui surveille Jeannine, qui pense à Aubry, qui essaie d’écouter Berthe, qui ne sait plus ce qu’elle dit. Javotte regarde Marcou, lequel est aux trois quarts écartelé. Bonne poigne ! Ferragus et dame Loïse gambadent dans les grands jardins du Dayron. La vieille suivante de la douairière, son vieil écuyer et son vieux faucon dorment dans trois coins.
Bref, chacun est à son affaire.
La vue de la bannière rouge pailletée d’argent rabattit tout d’abord le caquet de la foule qui entourait la baraque fermée du bonhomme Rémy. La bannière était trop loin encore pour qu’il fût possible de distinguer la devise et les armoiries, mais personne n’avait tenté d’émettre un doute.
C’étaient bien les gens des îles.
Le bonhomme Rémy dut croire un instant qu’on allait le laisser en repos et qu’il en serait quitte pour la perte de sa recette mais la troupe d’hommes d’armes, après avoir caracolé un instant dans la plaine, tourna un coude de la rivière et disparut dans la direction des grevés.
Tout aussitôt la foule de retrouver courage.
— Et que nous fait l’Homme de Fer ? demanda-t-on.
— Un mécréant va-t-il empêcher des chrétiens de se divertir.
— Oh ! vrai Dieu ! le païen ne nous fait pas peur !
— Allons, Rémy, bonhomme Rémy, ouvre ta cahute, ou gare à toi !
Le bonhomme Rémy eut beau larmoyer, le Jersiâs eut beau agiter sa massue en roulant des yeux épouvantables, Fier-à-Bras eut beau se retrancher dans sa dignité de gentilhomme, il fallut obéir.
La foule se rua sur la galerie et entra de force.
— Or ça, manants, dit le nain, nous défendrez-vous, au moins, si l’on nous attaque ?
Une belliqueuse clameur lui répondit affirmativement, et la représentation commença. Ceux qui ne purent trouver place se repliérent du côté du pont et augmentèrent l’énorme masse d’amateurs, entassée autour de la grenouille.
On tirait toujours Gabillou pour les Normands, Marcou pour les Bretons.
Et c’était chose terrible à voir. Les deux attelages s’étaient allongés ; ils débordaient du pont dans la plaine.
Marcou et Gabillou, le visage en feu, les veines gonflées, les yeux hors de la tête, n’essayaient plus de cacher leur torture, mais ils ne lâchaient pas prise.
Les deux premiers tenants de Marcou étaient Pélo le bouvier et Mathelin le pasteur des gorets : tous deux du Roz. Ils supportaient juste la moitié de la traction qui pesait sur le pauvre corps du page. Et cette traction ainsi dédoublée, leur arrachait à chaque instant des cris de douleur.
Marcou, lui, ne criait pas. Il est vrai que Javotte criait mi Jésus pour lui, pour Gabillou et pour toute l’assistance. Mais aussi l’enthousiasme était au comble parmi les amateurs. De mémoire d’homme on n’avait jamais vu une grenouille si belle ! Les ménagères parlaient déjà de Josille Bénou, du bourg de la Rive, qui avait été frappé de mort subite en défendant la grenouille à cette même place, et de Julien Reynier, qui avait laissé ses deux bras après la barre, de telle sorte, disaient les ménagères, qu’il rapporta un tronc sanglant à sa pauvre femme qui l’attendait au logis.
— Et faites donc les blés noirs sans bras, ma Jeannette !
— Et vannez donc les orges, la Suzon !
— Ah ! les hommes ! dire qu’ils sont tous les mêmes !
— Tous les mêmes ! jamais ils ne pensent aux pauvres femmes !
C’était pourtant Josille Bénou qui était mort et Julien Reynier qui avait perdu ses deux bras ; mais les ménagères plaignaient les pauvres femmes.
— Oh là là ! cria la petite Jouanne, voilà Gabillou qui tire la langue, pas moins ! La vilaine langue qu’il a, et qu’il la tire longue, mon Dieu donc !
— Hardi, Gabillou ! clamèrent les Normands une fois encore.
C’était la fin. Gabillou et Marcou étaient littéralement prêts à rendre l’âme. Les deux attelages firent un suprême effort ; le sang partit sous les poignets crispés de Gabillou.
— Tu n’es qu’un failli merle ! dit Marcou d’une voix hâletante ton sang ne tient pas dans ta peau !
— Tirez, hâlez ! haïdur ? hie donc ! haïte !
La tête de Gabillou tomba sur ses bras tendus.
Le blanc de ses yeux était pourpre.
En ce moment, Berthe de Maurever, Mme Reine et Jeannine se montrèrent sur la terrasse du Dayron.
— Bretagne ! Bretagne ! cria Marcou épuisé.
Tiens tiens dit un manant dans la foule, voilà la belle Maurever que l’homme de Fer a juré qu’elle serait sa femme !
La tête de Marcou se releva. Il chercha des yeux le parleur.
… Après ! répliqua un Normand, ce n’est qu’une Bretonne… l’homme à la barbe bleue en a épousé de plus nobles et de plus belles !
— Tu en as menti, toi ! râla Marcou furieux.
Par une secousse désespérée, il arracha la barre des mains de Gabillou. Les deux camps rivaux, comme cela arrive invariablement, saisis à l’improviste par le contre-coup, tombèrent pêle-mêle dans la poussière.
Marcou seul se dressa sur ses pieds. Un démon ! Il brandit la lourde barre qui s’échappa de sa main en sifflant, et alla fracasser le crâne du Normand qui avait dit : l’Homme à la barbe bleue en a épousé de plus nobles et de plus belles.
Partie nulle ! grenouille manquée ! il faut en effet tenir la barre à la main jusqu’à ce que les deux camps se soient relevés. C’est la règle. La raison ? Les règles se moquent toutes de la raison. Elles n’ont pas tort. On emporta le Normand à la tête cassée, on emporta Gabillou qui était sans connaissance. Marcou alla boire et l’on recommença une nouvelle grenouille.
Haïdur !
La plaine, cependant, des deux côtés du Couesnon, s’emplissait de cavaliers. C’était l’heure de la fête noble. Français et Bretons venaient étaler leurs belles armures aux rayons du soleil couchant. Autre façon de lutter.
Entre voisins on ne fait que cela.
Parmi les cavalcades qui manœuvraient à droite et à gauche de la rivière, trois surtout étaient fort remarquables. Deux sur la rive droite : en Normandie ; une sur la rive gauche : en Bretagne.
La première se composait de chevaliers français. Par tous pays, elle eût été illustre et brillante. Les noms y resplendissaient bien plus encore que les armures.
C’étaient, du reste, presque tous les nouveaux titulaires de l’ordre de Saint-Michel : le duc de Guyenne, le duc de Bourbon, le connétable de France, comte de Saint-Paul ; Sancerre, Beaumont Châtillon, Estouteville, Lohéac et Chabannes ; le sire de Bourbon, amiral de France ; Dammartin, Comminges, Crussol, Bouillon, la Trémoille, et d’autres.
La seconde cavalcade était formée, disait-on, des hommes d’armes des îles Chaussey. C’était elle qui portait cette bannière écarlate pailletée d’argent, dont la seule vue avait effrayé les pratiques du bonhomme Rémy, la bannière du comte Otto Béringhem.
La troisème le disputait assurément à la première, car les chevaliers de Bretagne valaient bien les chevaliers de France.
Noble et fière contrée qui n’a plus de nom que dans l’histoire ! Terre royale et ducale qui fut conquise par les tabellions de cour et les recors d’antichambre, parce que la lance s’était brisée, parce que l’épée s’était tordue en touchant sa cuirasse de fer ! Pays des saints, des poètes, des soldats ! Patrie du dévouement héroïque et de la sacrée fidélité ! Ils étaient là, autour de l’écusson d’hermine, Clisson, Rohan, Dreux, Coulaine, Plœuc, Coëtlogon, Châteaubriant, Tanneguy du Chastel, Rteux, Porhoët et Dunois, vieillard qui avait trouvé un asile à la cour de François II. Ils étaient là, Montauban, Coëtivy, Guébriant, Saint-Luc, Penthièvre et Beaumanoir ; Avaugour et Vertus, les fils des ducs ; Blois et Laval, les cousins du roi ; Montbourcher, Malestroit, Matignon, Léon, Rochefort.
Les deux troupes n’étaient guère séparées que par le canal large et plat qui pourrait contenir un grand fleuve, mais où le Couesnon a grand’peine à couvrir les cailloux de son lit. Elles semblaient s’observeret se défier.
Jeannin, toujours seul, appuyé contre le parapet du pont, les suivait de l’œil, enfoncé qu’il restait dans sa méditation laborieuse. Il regardait tantôt les chevaliers des fleurs de lis, tantôt les chevaliers de l’hermine, et une pensée voulait se faire jour dans son esprit.
Comme elle allait naître, enfin, cette pensée, une rude main s’appesantit sur son épauie, et la voix du frère Bruno, qui n’avait pas parlé depuis une grande minute, s’éleva toute joyeuse.
— À la bonne heure ! disait l’excellent frère, je te trouve à la fin des fins, petit Jeannin, mon ami ! Ce n’est pas malheureux ! Je croyais que j’allais faire le pied de grue aussi longtemps que l’écuyer Hobin de la Ville-Gille, lequel chercha sa fiancée trois heures durant pour aller a l’église et finit par trouver l’archer Bellebon, en trente-neuf ou trente-huit plutôt… mais c’était sûrement avant l’an quarante… Et l’archer Bellebon n’en eut pas meilleurc chance, car il fuL marié et enterré dans l’année.
— Eh bien ! s’écria le frère en voyant Jeannin tressaillir comme un homme qu’on éveille, te voilà touL ébaudi, mon fils ! Tu regardes l’eau couler, ma parole… Et je me souviens qu’ici, à la même plâce je rencontrai un soir Baudran de Pacé, auprès de Rennes, qui regardait aussi l’eau couler. Je lui dis « Baudran, mon ami… »
— Combien de temps le roi doit-il rester encore au Mont ? demanda Jeannin brusquement.
— Ah ! oh ! fit Bruno, le voilà qui m’interromps comme tout le monde, petit Jeannin ! J’ai vu le temps ou l’on n’appelait point cela une politesse… Le roi ? Eh ! tu as donc des afFaires avec le roi, toi ? Tiens ! regarde, si tu as de bons yeux… et je crois que tu as de bons jeux, oui !… Le voilà qui chevauche au milieu de ses barons, là-bas !
— J’avais bien cru le reconnaître ! pensa tout haut Jeannin.
— Quant à savoir le temps qu’il restera chez nous, ma foi, non. Mais je parie que je vais t’apprendre les nouvelles. Parmi ces autrcs chevaliers qui sont là sur la terre bretonne, vois-tu un casque sans panache, à visière baissée ?
— Oui.
— C’est le duc François.
Jeannin tressaillit une seconde fois, et ce mouvement répondait aux pensées qui l’absorbaient naguère. Il se fit de la main un abat-jour et regarda attentivement.
— Sur ma foi ! dit-il, je crois que vous avez raison ! C’est le duc ! Il ne devait pourtant venir qu’après-demain en sa ville de Dol !
Il baissa la voix et ajouta en se parlant à lui-même :
— Ce hasard qui avance son voyage est-il un avertissement du ciel ?
— De quoi ? fit Bruno ; si tu parles entre tes dents, petit Jeannin, je ne t’entendrai pas, car je commence à durcir des oreilles… la gauche surtout, pour un coup de masse d’armes que j’y reçus en l’an quarante au siège de Cesson-sur-Vilaine.
— Le duc ici, pensait Jeannin ; le roi là : un filet d’eau entre deux !
— Mais, Dieu merci ! reprit Bruno, ce n’est pas pour bavarder à l’aventure que je te cherchais, petit Jeannin. Dis-moi bien vite ce qui est advenu de ton entretien avec mon compère Gillot de Tours en Touraine, un brave homme ! et qui a du crédit, car il lui a sufli d’un mot pour me faire donner la place de frère-portier, que je désirais, à cause de mes jambes qui ne veulent plus monter.
— Ah ! dit Jeannin qui le regarda en face, vous êtes portier du monastère, à présent, mon frère ?
— Depuis huit jours. Et figure toi que pendant tout ce temps-là, je n’ai pas pu mettre la main sur mon compère Gillot, pour le remercier de ses bons offices.
— Connaissez-vous le roi ? demanda Jeannin,
Bruno baissa l’oreille. Il lui en coutait gros d’avouer qu’il ne connaissait pas le roi de France.
— Écoute, petit Jeannin, dit-il, je connais tout le monde, on sait bien cela. Mais le roi… c’est comme un guignon ! je ne l’ai jamais aperçu.
Il se rapprocha et prit l’homme d’armes par le bras.
— Voyons ! voyons ! continua-t-il ; va-t-on faire des mystères avec le vieux Bruno ? Le mariage avance-t-il ?
— Quel mariage ? Bon bon c’est une affaire d’État, je le sais bien, puisque c’est moi qui t’ai envoyé le compère Gillot. Je suis au fait tu peux tout me dire.
— Mais, je veux mourir !… commença Jeannin.
— Nous mourrons tous, mon ami ; ne blasphème pas ! Je par le du mariage du dauphin Charles avec Mme Anne de Bretagne.
Jeannin tombait de son haut. Il n’avait jamais entendu parler de ce prince ni de cette princesse.
— À l’occasion de quoi, acheva Bruno, tu seras fait chevalier, mon fillot ! C’est moi qui t’aurai valu cela. Et tu t’en souviendras, car tu es un digne cœur !
— Mon frère Bruno, dit Jeannin, je crois que ce Gillot, de Tours en Touraine, s’est cruellement moqué de vous.
— Hein ? moqué de moi ! Est-ce qu’on ne marie pas le dauphin Charles avec Mme Anne, fille du duc François ?
— On verra cela dans vingt ans, si madame la reine accouche d’un garçon et la duchesse de Bretagne d’une fille, cette présente année, mon frère.
— Misérère ! petit Jeannin, s’écria Bruno, si je pouvais penser que ce vilain râpé de Pierre Gillot…
— Chut ! fit l’homme d’armes ; c’est moi qui vous vengerai, mon frère. Le Pierre Gillot est un personnage. Dites-moi, êtes-vous toujours bon compagnon avec Guy Legriel, premier sergent des archers de Saint-Michel ?
— Nous sommes les deux doigts de la main !
Jeannin jeta un regard vers la terrasse de l’hôtel du Dayron.
— Eh bien ! mon frère Bruno, dit-il, je suis forcé de retourner présentement vers madame Reine, qui m’attend. Revenez ici à dix heures de nuit, nous causerons.
— Dix heures ! y penses-tu ? Est-ce que tu ne peux pas m’apprendre tout de suite ?…
— Ce soir, ce soir !
Jeannin salua du geste et se dirigea vers le portail du Dayron.
Son front s’était éclairci. Une idée qu’il jugeait merveilleuse avait surgi dans son cerveau.
Bruno se disait :
Le fait est que le dauphin Charles et Mme Anne de Bretagne sont encore bien jeunes… mais en l’an vingt-huit, à Martigné-Fer-Chaud, Joël Douarain et Chariot de la Coustre, qui étaient compagnons, se jurèrent le jour de leurs noces de marier leurs enfants, et j’ai vu ces épousailles-là au mois d’août de l’an quarante-six le fils de Joël, la fille de Charlot ; un joli couple. Attendons quand on vit, on voit.
À l’hôtel du Dayron, la terrasse regorgeait de nobles dames et de seigneurs. On s’y occupait beaucoup aussi des trois cavalcades. Berthe de Maurever et Jeannine s’étaient rapprochées. Elles suivaient de l’œil avec une curiosité inquiète, la troupe des gens de Chaussey qui remontait en ce moment le cours du Couesnon et s’avançait vers la terrasse.
En un certain moment, le vent déroula les plis de la bannière écarlate, pailletée d’argent. Le soleil couchant faisait briller les lettres de la devise.
On put lire ces quatre mots qui semblaient écrits en caractères de feu :
Berthe et Jeannine échangèrent un rapide regard.
Ce regard fut intercepté par un beau jeune homme au visage pâle et fier, qui s’accoudait au balcon de la terrasse et qui fixait depuis longtemps sur les deux jeunes filles ses yeux noirs, ardents et hardis.
Il eut un étrange sourire.