À la plus belle (1877)/Chapitre 22

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 177-184).


XXII

MESSIRE OLIVIER


Le beau jeune homme, appuyé contre la galerie de la terrasse, avait nom le baron d’Harmoy.

Il faut que le lecteur nous pardonne de lui présenter si tard un si important personnage. Notre récit, jusqu’à présent, manque, à proprement parler, de héros, car messire Aubry, Jeannin et Fier-à-Bras l’Araignoire ne sont pas roman. Peut-être ce brun et pâle Olivier, à défaut d’autre, nous servira-t-il de héros.

Il paraissait avoir vingt-cinq ans, tout au plus, bien qu’en l’examinant de près, on découvrît sur son visage quelques plis précoces et des traces de fatigue. Il était grand et portait avec une merveilleuse grâce sa riche livrée de chevalier.

Le dessin de sa figure offrait tout l’opposé du type breton. Les pommettes s’effaçaient pour laisser l’angle frontal saillir hardiment, selon le modèle germanique ; le nez était droit et fin ; le menton se relevait en bosse, donnant a cette phvsionomie un peu molle une force soudaine et une expression de volonté résolue. Sa bouche et ses yeux se chargeaient d’adoucir ce que le bas de son visage pouvait avoir de trop rude. Sa bouche souriait comme la plus jolie bouche de femme Ses yeux noirs, au regard ardent et profond, rêvaient et donnaient, hélas ! à rêver.

Il portait la barbe découpée à la manière des gens de l’est, et ses cheveux d’un noir de jais, tombaient en boucles sur son front. C’était déjà faire preuve d’esprit que d’éviter ces deux lourdes, roides et sottes masses de cheveux roux que les peintres collent à la joue de tous les malheureux qui vivaient en ce temps-là : les peintres de la couleur locale.

Messire Olivier avait, en conscience, bien d’autres mérites ! Il tenait la lance à miracle ; il était à cheval comme un dieu. Pour tout dire en un mot, les charmantes et nobles dames qui abondaient à l’hôtel du Dayron n’avaient de regards que pour messire Olivier, baron d’Harmoy.

Or, les dames ne se trompent point. Celui qu’elles daignent remarquer est assurément remarquable. Il faut avoir cela pour dit.

D’où venait-il, cependant, ce beau chevalier ? On ne savait trop. Le quinzième siècle n’était pas, à beaucoup près, si curieux que les siècles suivants. À une bonne épée on ne demandait guère : D’où sors-tu ? Il n’y avait point d’intendants royaux pour éplucher les quartiers de noblesse, et d’Hosier était à naître.

Il est possible, d’ailleurs, que le baron d’Harmoy n’eût pas admis volontiers le droit d’indiscrétion. Il était gentilhomme ; il se mêlait à la cour du roi de France. Le motif de son séjour à Avranches, où il demeurait, était sans nul doute sa dévotion à l’archange saint Michel.

Nous disons qu’il demeurait à Avranches. Il y avait, en effet, sous le château, un magnifique hôtel loué par lui et très richement équipé. Mais les fenêtres en étaient ordinairement closes. Le baron d’Harmoy allait, venait. Personne n’aurait su dire au juste ce qu’il faisait ou ne faisait point.

Nous n’affirmerions pas que ce grain de mystère ne fût pas pour un peu dans la vogue dont il jouissait.

Quoi qu’il en soit, cette vogue était complète. Tous les hommes étaient à sa suite ; toutes les dames se disputaient son sourire.

Madame Reint se disait, à le voir si parfait cavalier :

— Ah ! si seulement mon fils Auhry savait ainsi se porter avec grâce et plaire à tous.

Et messire Aubry était un peu comme sa mère : il ne voyait point de plus brillant modèle à imiter que ce bel Olivier, baron d’Harmoy.

Vers cinq heures après midi, les mille jeux qui animaient la plaine, au-dessous de la terrasse du Dayron, firent trêve. En revanche, les cuisines foraines poussèrent leurs fourneaux avec violence. Des flots de vapeur noire et grasse s’élevèrent de toutes parts. C’était l’instant de la réfection. Les belles dames rassemblées sur la terrasse, n’ayant point de flacons de sels pour combattre l’effrayante odeur de marmite qui se répandit dans les airs, furent obligées de lâcher pied et de se réfugier à l’intérieur des appartements.

On fit cercle. La collation fut servie.

Le baron d’Harmoy était resté seul sur la terrasse. Il songeait. Ses yeux demi-fermés noyaient leurs regards à l’horizon. Des paroles confuses venaient mourir sur ces lèvres, mais personne n’était là pour l’entendre murmurer.

— Berthe est plus belle ; Jeannine est plus jolie ; laquelle est la plus charmante ?

Autour de la collation, l’entretien allait au hasard et revenait toujours à ces mystères impénétrables des îles Chaussey. La troupe de l’Homme de Fer, avec sa bannière étincelante et sa devise si heureusement trouvée selon les règles de la galanterie chevaleresque, occupait tous les esprits. Chacun disait ce qu’il savait sur l’Ogre des Îles. Les légendes les plus singulières se croisaient.

Le jour baissait. Le crépuscule qui tombait produisait sur l’auditoire son effet ordinaire et mettait dans les poitrines une émotion vague. À mesure que l’obscurité augmentait, le cercle se serrait ; les voix devenaient plus sourdes. On frissonnait déjà, ce qui est bien aussi un plaisir.

Il y a quelqu’un ici, dit le seigneur du Dayron à demi-voix, quelqu’un qui en sait plus long que personne sur la retraite du comte Otto Béringhem.

— Qui donc ? qui donc ?

Berthe et Jeannine toutes seules parmi les dames ne formulèrent point cette question. Elles savaient peut-être de qui parlait le sire du Dayron.

Le sire du Dayron promena son regard autour de la salle. Au lieu de répondre, il dit

— Où donc est messire Olivier ?

Les dames n’avaient pas attendu cela pour s’apercevoir de son absence. On chercha des yeux, mais en vain.

— Est-ce que messire Olivier connaît le comte Otto, demandèrent plusieurs voix de femmes.

— On le dit, répliqua le seigneur du Dayron.

— On dit vrai, prononça une voix grave et douce qui fit sauter sur leurs sièges Berthe de Maurever et Jeannine.

Le baron d’Harmoy était entre elles deux. Chacun le regardait désormais avec une sorte d’effroi et le silence régnait dans la salle.

— On dit vrai, prononça une seconde fois messire Olivier qui parlait bas et avec lenteur ; je connais le comte Otto Béringhem.

Dame Josèphe de la Croix Mauduit recula son siège.

— Est-il possible ! fit-on à la ronde.

— Vous plaît-il, mesdames, de savoir comment je l’ai connu ? demanda le baron d’Harmoy.

— Certes, certes !

Le cercle entier frémissait de curiosité.

— Je vais donc vous le dire : C’était une nuit du printemps dernier ; je chevauchais tout seul dans les grèves, courbé sous cette tristesse des gens qui ont été trop tôt jusqu’au fond de la vie, et qui n’espèrent plus, parce qu’ils sont las de désirer. C’était grande marée. J’entendis la mer au lointain, elle venait ; mon cheval souffla et voulut fuir : je lui brisai les dents sous le mors. Il resta. J’attendis la mer. La mer vint, grande et sombre, comme je l’attendais. Je fus content. Je me sentais vivre, maintenant que j’étais si près de la mort.

— Je comprends cela s’écria Aubry.

— Pas moi ! pensa dame Josèphe.

Olivier poursuivit :

— Mon cheval se mit à la nage. Moi, je contemplais l’Océan sourd, uni comme une glace, sans vagues, sans écume, et je pensais à tous les trépassés qui dorment sous cet immense linceul.

On ne meurt, qu’une fois, dit-on. Moi, j’ai vingt-cinq ans, et je sais déjà comment on meurt par l’eau, par le fer et par le feu.

J’ai été poignardé ; j’ai été incendié ; j’ai été noyé.

Il fit un silence et l’on entendit le bruit des respirations pressées. À droite et à gauche, Jeannine et Berthe s’étaient éloignées de lui.

Aubry se sentait attiré invinciblement vers cet homme. Il se disait

— Je serai son ami !

Madame Reine admirait aussi. C’est une chose curieuse l’admiration arrachée aux gens trop sages par la folie ! Madame Reine, avait bien un peu de frayeur, mais, moins elle comprenait les excentricités de ce mystérieux personnage, plus elle était subjuguée.

Il n’y avait que la douairière de la Croix-Mauduit pour regarder le conteur avec froideur et défiance.

Dans tout le reste de la salle l’attention était vivement excitée. Parmi cette lumière sombre et vague que rendaient encore les grandes croisées ouvertes, la tête de messire Olivier apparaissait plus pâle et plus belle.

Mais ce n’est pas de moi que je veux vous parler, reprit-il. La nuit était calme. Les nuages qui couvraient la lune en tamisaient les rayons et rendaient l’obscurité visible. Mon cheval s’épuisait. Nous étions au nord du mont Tombelène, à mille pas du rivage.

Tout à coup, et je crois rêver encore quand j’y songe, le silence se remplit de sons harmonieux. Des voix fraîches et douces, se mariaient aux accords voilés des luths. Moi, qui étais là pour mourir, je me demandai si ma dernière heure avait passé inaperçue et si j’avais franchi, sans le savoir, le seuil du monde inconnu. Les nuages glissaient au ciel, variant leurs bordures irisées.

La lune se montra dans un petit lac d’azur, et je vis à cent pas de moi, une barque pavoisée qui nageait comme un cygne, sur l’eau tranquille. Mon cheval qui n’avait plus de force, rendit un gémissement ; il se débattit ; la mer passa sur sa tête, puis sur la mienne…

Je m’éveillai dans cette barque pavoisée, dernier objet qui avait frappé mes regards. C’était la galère de plaisir du comte Otto Bélinghem, seigneur des Îles. On avait allumé des flambeaux. Tout autour de moi c’étaient de jeunes et charmants sourires…

Messire Olivier s’arrêta encore. Il passa la main sur son front où ses cheveux noirs ruisselaient. Sa voix vibra comme un chant, quand il poursuivit, sans prendre la peine de chercher une transition :

Parmi les chênes énormes, derniers débris de la forêt druidique, anéantie par l’Océan, un palais s’élève blanc comme la neige. L’œil se fatigue à compter les innombrables colonnes qui soutiennent les arcades de ses portiques, et quand le soleil de midi, perçant le feuillage jaloux, vient jouer dans cette forêt de marbre, on croit aux enchantements des poètes.

Est-ce une relique des merveilles d’Hélion, la ville décédée ?

Si vous voulez y aller voir, demandez aux matelots ce géant de granit, ce roc noir, dont le front sourcilleux apparaît, quand on passe au nord de Chaussey. Les matelots appelaient ce roc l’Homme de Fer bien avant la venue du comte Otto dans nos contrées. C’est là, au pied de ce roc dont la tête sévère ment, car sa base est enfouie dans les fleurs ; c’est là que la barque pavoisée prit terre. Il n’est point au monde de lieu plus charmant. La mousse y est épaisse, le jour timide, l’air embaumé. Les flancs du rocher s’ouvrent à la cascade qui va chantant sur l’albâtre des cailloux, parmi les blanches anémones et les iris azurés. Le vent y souffle, tour à tour tiède et frais, toujours parfumé comme l’haleine même d’Enta…

Enta, la beauté deux fois divine ! Enta, la déesse des immortels caprices, à qui nos pères, les guerriers du Nord, offraient le sang des colombes. Enta, brune après le crépuscule du soir, blonde au jour, dès que le soleil vient baiser ses cheveux…

En disant cela, messire Olivier regarda tour à tour Berthe et Jeannine. Puis il reprit :

Quand la lumière se voile, vers l’heure où nous sommes justement, quand souffle la brise tiède des nuits d’été, la base du roc devient un autel. Je l’ai vu. Et j’ai vu les prêtresses de ce temple : Alma, la perle de Florence, Virgen, la topaze de Castille, Haydé, dont le front est de bronze ; toutes, elles viennent célébrer dans le sanctuaire mystique l’éternelle fête de la déesse Enta.

Messire Olivier reprit haleine. Dans la nuit qui était tout à fait venue, certains voyaient briller étrangement la prunelle de ses yeux. D’autres croyaient ouïr un conte de fée.

— Voire ! dit cependant dame Josèphe de la Croix-Mauduit ce qui se rapporte est donc vrai ? Et ce comte Otto Béringhem n’est pas un chrétien, puisqu’il entretient, sur son domaine, pareille idolâtrie ?

— Non, répliqua le baron sans hésitation ; ce n’est pas un chrétien.

— Alors, reprit la vieille douairière, pourquoi l’épée des chevaliers reste-t-elle au fourreau ?

— Parce que les chevaliers ont peur, répondit encore messire Olivier.

Il y eut un long murmure dans les ténèbres. Et pourtant pas une voix ne s’éleva pour crier à messire Olivier qu’il en avait menti. On savait bien que l’Homme de Fer était protégé par Satan.

— Et… demanda la douairière en hésitant un peu, est-il beau cavalier, ce païen-là ?

Les prêtresses, répliqua le baron d’Harmoy, qui composent le vivant collier de la déesse Enta, disent que jamais homme ne leva si haut un front mortel. Quant à moi, je n’ai point aperçu son visage. Son casque ne relève sa visière que devant la prière d’une dame. Mais qui sait ? d’ici à peu de jours, quelque noble demoiselle du pays breton ou du pays normand saura peut-être faire mieux que moi le portait du comte Otto en revenant des Îles !

Cette fois une voix s’éleva pour protester, une douce voix qui ne tremblait pas.

— Les nobles demoiselles du paya breton, dit Berthe avec tant de calme que messire Olivier se mordit les lèvres de dépit, ne reviennent pas de si loin que cela. Elles savent mourir en route, messire.

Madame Reine se leva et alla embrasser Berthe. Aubry ne bougea pas ; il avait dix-huit ans. C’est l’âge heureux et dangereux. Le mot, pour les yeux de dix-huit ans, brille comme ces miroirs avec lesquels on prend les alouettes. Aubry était peut-être du parti de la Déesse Inconnue, contre sa mère, sa fiancée et Dieu.

Messire Olivier se tourna du côté de Berthe et salua courtoisement sans répondre.

— Voici maintenant, poursuivit-il, comment les bardes des Îles racontent l’histoire du comte Otto Beringhem.