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À propos d’alliance russe

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À propos d’alliance russe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 602-617).
À PROPOS
D’ALLIANCE RUSSE[1]

On ne saurait se plaindre que l’alliance de la Russie et de la France soit stérile. Elle nous vaut un livre de Tolstoï. En voici le début :

« Parce qu’il y a deux ans une escadre française vint à Cronstadt et que ses officiers, descendus à terre, burent et mangèrent beaucoup, tout en écoutant et en prononçant des paroles mensongères et sottes, et parce que, en 1893, une escadre russe à son tour se présente à Toulon, et que ses officiers, venus à Paris, burent et mangèrent beaucoup, tout en écoutant et en prononçant des paroles encore plus mensongères et sottes, pour cette double raison voici ce qui arrive : non seulement les gens qui avaient bu, mangé et discouru, mais encore tous ceux qui avaient été présens à ces fêtes, tous ceux même qui n’y avaient pas été, mais en avaient entendu parler, ou en avaient lu des comptes rendus, des millions de Russes et de Français, en un mot, se prirent à penser tout à coup qu’ils s’aimaient d’une affection toute particulière, que tous les Russes adoraient tous les Français et que tous les Français adoraient tous les Russes. »

La « sottise » est la duperie de ces manifestations ; car les Français sont indifférons aux Russes, comme les Russes aux Français. Le « mensonge » est la promesse de paix faite au monde durant ces fêtes, car elles préparent la guerre : Tolstoï, par une belle expression, y sent et y dénonce « je ne sais quel amour qui hait ».

Cet amour qui hait est le patriotisme : sa logique conduira les deux peuples à la rupture avec l’Allemagne.

« Et de nouveau les hommes s’endurciront, se mettront en fureur, deviendront semblables à des bêtes, et l’amour diminuera durant la paix, et la christianisation des peuples, qui déjà nous gagnait, sera retardée de nouveau de plusieurs dizaines, de plusieurs centaines d’années. »

À l’amplitude de ce regard jeté sur l’avenir, vous pressentez que l’incident de Toulon et de Cronstadt est pour l’apôtre slave un prétexte, l’occasion au cheveu ténu de laquelle il va attacher un système de philosophie. Le titre de son œuvre indique d’ailleurs son but : montrer l’antinomie de l’esprit patriotique et de l’esprit chrétien. Le patriotisme est, selon Tolstoï, une orgueilleuse préférence qui pousse un peuple à poursuivre sans scrupule, au détriment de tous les autres, tous les avantages dont son caprice a flatté son envie. Le patriotisme est un legs de la société antique. Chaque nation païenne se croyait supérieure à toutes les autres, et, de par la protection de ses dieux indigènes, appelée à l’empire. Ses dieux, ses lois, ses besoins lui affirmaient sa propriété sur les terres, sur les femmes, sur les esclaves de ses voisins, sur ses voisins eux-mêmes. La guerre était pour un Romain le moyen légitime d’exercer sur les races inférieures sa souveraineté naturelle, et tous les droits qu’il pouvait prendre, son patriotisme consistait à s’en emparer.

Le christianisme a créé un ordre nouveau et tout contraire, en révélant aux hommes de toute race l’unité de leur origine et la noblesse égale d’une destinée immortelle. L’antiquité avait dit : « L’homme est un loup pour l’homme ; » l’Evangile a dit : « Que l’homme soit pour l’homme un frère ! » Depuis, se poursuit l’histoire de contradictions où, partagés entre leurs vieux instincts et leurs nouveaux devoirs, les hommes sont tantôt frères et tantôt loups. Mais au milieu même des violences quelque douceur, tombée de l’Evangile, dure, gagne, et grandit. Les droits de la force se sont peu à peu restreints. Le vainqueur depuis longtemps n’ose plus disperser les familles, ravir la liberté, prendre même la propriété du vaincu. Les luttes ne déplacent plus que les bornes des États et la prépondérance des peuples : elles respectent les droits essentiels de l’homme.

Ce changement, selon Tolstoï, doit détruire, a déjà détruit le patriotisme, c’est-à-dire le désir de la guerre. Depuis qu’il n’a plus à craindre pour soi, pour son foyer, pour son champ, chacun des hommes qui composent un peuple ne redoute plus l’étranger et par suite ne le hait plus. « La population laborieuse est trop occupée par le soin d’assurer son existence, soin qui absorbe toute son attention, pour s’intéresser aux questions politiques qui sont au fond du patriotisme. » Ces querelles de frontières, ces conflits de prépondérance n’ont d’intérêt que pour une infime minorité d’hommes : les militaires avides de dotations ou d’avancement ; les diplomates qui mêlent les cartes pour les forcer ; les princes ambitieux d’agrandir leur domaine ou leur prestige ; bref la poignée de parasites qu’on nomme les gouvernemens.

Mais la guerre, voulue par les gouvernemens seuls, ne peut être faite sans les peuples, qui ne la veulent pas, et nous sommes à une époque où partout les gouvernemens dépendent de l’opinion. Il faut donc qu’ils l’abusent et la corrompent. Ils ne disposent que de trop de forces pour y réussir, trop efficaces et trop nombreuses : l’église, l’école, la presse, les fonctionnaires. Par toutes ces bouches ils soufflent les fausses craintes, prêchent un faux honneur, propagent de fausses colères, font si bien que le simple s’imagine entendre la voix de la nation même, et y mêle sa propre voix. Et épuisant l’amertume de son cœur dans la rigueur de la sentence, Tolstoï conclut :

« Le patriotisme, sous sa forme la plus simple et la plus claire, n’est pas autre chose pour les gouvernans qu’une arme qui leur permet d’atteindre leurs buts ambitieux et égoïstes ; pour les gouvernés, au contraire, c’est la perte de toute dignité humaine, de toute raison, de toute conscience, et la servile soumission aux puissans. Voilà le patriotisme partout où on le prêche. Le patriotisme c’est l’esclavage. »

Pour la vie de la société il doit donc périr, et, de fait il s’affaiblit chaque jour par la vie même de la société. Il est la dure enveloppe dans laquelle les familles humaines, comme de jeunes fruits, ont abrité leur formation, mais qui éclate par leur croissance, et tombe à leur maturité. Non seulement, malgré les efforts des gouvernemens, les haines meurent, mais les différences s’effacent entre les nations. Avec leurs rapports grandit leur ressemblance, et, des emprunts qu’elles se font sans cesse les unes aux autres, se forme un fonds commun et chaque jour plus étendu de lois et de mœurs. L’avenir est inévitable : elles ne pourront plus être ennemies, parce qu’elles auront cessé de se sentir distinctes. Elles se seront fondues en une société unique où la différence de race ne séparera pas plus les hommes que ne fait aujourd’hui la différence de teint, et alors, le patriotisme ayant perdu son sens, la paix perpétuelle aura commencé.

Cette paix appartiendra aux peuples qui seront soustraits à la domination des gouvernemens. « Car les peuples qui obéissent aux gouvernemens ne peuvent être des peuples sages, puisque leur obéissance est un signe irrémédiable de folie. » Et cette folie durera autant que le patriotisme, puisqu’il enseigne « qu’il est beau et qu’il est nécessaire de reconnaître au-dessus de soi-même l’autorité des gouvernemens et de s’y soumettre ; qu’il est beau et qu’il est nécessaire de faire son service militaire et de se soumettre à la discipline, de donner au gouvernement le fruit de ses épargnes, de se soumettre à la décision des tribunaux, et enfin de croire sans preuve ce que des personnages officiels nous donnent pour la vérité divine. » Toutes les réformes sont donc contenues dans une seule : supprimer les gouvernemens, et, à leur pouvoir, « qui nous lasse et nous torture », substituer « de nouvelles formes de vie qui répondent à notre conscience. »

Et la force capable d’accomplir cette délivrance est en chaque homme capable de délivrer lui-même la vérité captive en lui, et de dire sans crainte à ses frères ce qu’il sait être leur bien. Ici quelques pages d’un beau souffle sur la vertu de l’amour servi par le courage, sur l’impérieux devoir de l’apostolat et ses victoires. On sent à sa véhémence et à son audace que Tolstoï accomplit ce devoir par son livre, et qu’il aime, mais lui aussi de « je ne sais quel amour qui hait. » Il dénonce avec tendresse à ses frères tous les égoïsmes, toutes les fourberies, tous les crimes des gouvernemens, il supplie qu’on cesse « de respecter la puissance, de lui donner son travail et de lui obéir, à elle qui n’est fondée sur rien, que sur le patriotisme. » Après quoi, ne voyant plus d’institutions à détruire, et arrivé au moment d’exposer enfin ces « nouvelles formes de vie qui conviennent à la conscience », — il clôt son livre.


I

Les esprits les plus redoutables sont peut-être ceux qui, de quelques vérités qu’ils empruntent au fonds commun de la sagesse humaine et de quelques erreurs qu’ils tirent de leur propre fonds, ne faisant qu’une seule doctrine, nous exposent ainsi, soit à nous duper du faux par attrait pour l’évidence, soit à rejeter le certain par crainte du hasardeux, et nous contraignent à séparer, par un travail toujours pénible, l’ivraie et le bon grain qu’ils ont, — parlassent-ils comme Tolstoï au nom de l’Évangile, — jeté pêle-mêle dans les greniers.

Faisons ce travail : les idées en valent la peine ; aussi l’homme ; et dans aucune œuvre encore n’avait été si visible le vice qui donne à une intelligence si haute et si généreuse son irrémédiable insécurité.

Ce vice est l’habitude d’acquérir par l’imagination des certitudes, et d’appliquer la logique et l’observation non à éprouver mais à défendre des systèmes conçus sans elles : tel un mathématicien qui demanderait à son algèbre la preuve de ses songes. Tolstoï est un « voyant », et ce qui lui apparaît devient d’abord, comme il l’a dit lui-même, dans l’orgueil inconscient de son infaillibilité, « sa religion ». C’est seulement ensuite qu’il songe aux moyens de convaincre non lui-même, mais les autres. Alors, dans l’immensité des faits, ou des apparences, il va cherchant, non des témoins, mais des complices ; les interroge avec la ruse d’un vieux procureur, appelle ceux qui lui conviennent ; n’en veut tirer que ce qui lui donne raison ; les ajuste, les mutile et les brise au besoin comme des matériaux qu’il taille à la mesure exacte de son dessein.

Cet état d’âme, et la forme de talent qu’il doit produire se déclarent assez dès le début du livre. M. de Vogué s’est spirituellement plaint des trente pages qu’occupe dans Guerre et Paix une chasse à courre, et des trente-trois où s’embourbe, dans Anna Karénine, une chasse au marais. Avec la même minutie abondante, et cette fois goguenarde, Tolstoï détaille, en vingt-neuf pages, les pompes de Toulon et de Paris. Il est toujours l’homme qui fait des fresques avec des pinceaux à miniature. Mais tandis qu’en d’autres tableaux, il atteignait à la puissance par l’accumulation des petits traits, ici, où l’événement, le lieu, la durée, la foule, tout est grandeur, il ne donne que l’impression de la petitesse ; et là encore est son art. Il a sur l’avenir des peuples et sur leurs sentimens des certitudes que les faits semblent démentir, et il sait d’avance que les faits, s’ils le contredisent, ont tort. Il ne songe pas même à voir ce qu’il va juger, mais dans sa solitude de Toula, il lit, note, retient et raconte les détails qui lui prouvent que les choses se sont passées comme elles devaient.

Et quels indices lui deviennent des preuves ! Les Compagnies de chemins de fer ont organisé des trains à prix réduits : donc les manifestations étaient organisées d’avance par le gouvernement. Un matelot russe s’est jeté à la mer ayant fait vœu de faire à la nage le tour de son navire en l’honneur de la France : donc les manœuvres du gouvernement ont répandu une épidémie de folie, et si forte qu’elle pouvait conduire aux actes les plus coupables. Un journaliste, qui le tenait d’un Russe, qui le tenait d’un Français, n’a-t-il pas écrit : « On trouverait difficilement à Paris une femme qui ne fût pas prête à oublier ses devoirs pour satisfaire les désirs d’un marin russe. » Voilà la méthode. Tandis que les canons tonnent, que les drapeaux flottent, que des milliers d’hommes se découvrent, sentant planer au-dessus d’eux quelque chose d’auguste, elle permet à Tolstoï d’observer et de dire le ridicule des « attitudes passionnelles » ; les télégrammes échangés entre des invalides russes et des douairières françaises ; les adresses d’écoliers qui peuvent tout juste épeler leur patriotisme ; et les effusions internationales des épiciers, qui jusque-là n’avaient jamais échangé ni une idée ni un pruneau. Pauvre grand homme, de ne pas sentir que, chacune de ces manifestations fût-elle en soi ridicule, les considérer une par une, comme si elles étaient isolées, c’est ne pas les voir ! Précisément parce qu’elles ont été accomplies à la fois par des multitudes et sans que personne eut la crainte du ridicule, le ridicule s’est évanoui, tout comme la laideur du soldat se transfigure dans la beauté de l’armée ! comme la fausseté de chaque cri se résout en harmonie dans la grande voix de la foule ! Voilà la transformation qui méritait de fixer le regard de Tolstoï. Il a traité par l’analyse l’enthousiasme, qui est synthèse. Dans la grande vague qui portait les navires il a trempé sa main pour recueillir quelques gouttes d’eau, et, les voyant s’évaporer au bout de ses doigts, il a nié que si peu de chose pût former la mer.

Aussi ne sommes-nous pas émus quand il nie que les deux peuples s’aiment. Il y aurait mauvaise grâce à débattre avec lui si la volonté de l’empereur seul a mis dans notre main la main indifférente de la Russie. Mais quand il affirme que notre amitié pour la Russie est un artifice conçu et préparé par notre gouvernement, il donne une preuve nouvelle de courage contre l’évidence et perd sa peine à nous apprendre de si loin ce qui s’est passé chez nous et en nous.

Jusqu’à Cronstadt notre gouvernement avait, sans s’engager à fond nulle part, oscillé entre bien des politiques. Tour à tour l’alliance avec l’Italie, avec l’Angleterre, avec l’Autriche, avec l’Allemagne avait eu ses partisans ; la seule des grandes puissances avec laquelle aucun accord n’eût été sérieusement préparé par nos hommes d’État est la Russie. Dans le peuple seul survivait la sympathie née d’une guerre, aux pays lointains de Crimée. Nos ouvriers et nos paysans, ces hommes uniquement soucieux, à en croire Tolstoï, de moissonner leur champ et de toucher leur salaire, avaient hérité de nos soldats ce souvenir ; et quand, il y a quelques années, la Russie fit entendre son cri de famine, leur pauvreté avait été généreuse pour sa misère. Mais nul parmi les puissans ne prévoyait que du cœur, et du cœur des humbles, pût sortir une politique. Seuls, quelques hommes, qui ne s’étaient jamais assis au quai d’Orsay sur le fauteuil de Talleyrand, quelques orateurs sans mandat, quelques journalistes indépendans songeaient à l’entente. Et le monde officiel raillait ces commis-voyageurs en alliance jusqu’au jour où la volonté nationale, consacrant par son acclamation leur faible effort, s’imposa à l’attention, puis à l’obéissance du gouvernement. L’avenir dira si cet élan de la France fut une confiance décevante, ou l’instinct mystérieux qui révèle parfois aux multitudes les secrets de vie cachés aux hommes d’État. Mais ce passé d’hier est certain ; l’amitié de la France pour la Russie n’est pas l’œuvre de nos diplomates, mais de la nation. Le peuple avait commencé : le peuple a achevé : et c’est la fête de son cœur qu’il célébrait à Paris comme à Toulon.


II

Les faits sur lesquels Tolstoï appuie sa thèse sont donc faux. La thèse elle-même est-elle vraie ? Et d’abord, le patriotisme n’est-il qu’un instrument de conquête ? Toujours étranger à la raison des peuples, n’est-il qu’une ivresse versée à leur ignorance par la ruse des gouvernemens ? Si un homme semblait désigné pour soutenir cette thèse, ce n’était pas celui qui, dans Guerre et Pair, a écrit l’épopée de son peuple en armes. Pour se réfuter il lui suffirait de se relire. Rappelons-lui l’histoire qu’il a oubliée après nous l’avoir apprise, pénétrons dans le domaine même de la guerre, à cette heure des plus vastes mêlées qu’ait vues le monde chrétien.

Napoléon a fini par atteindre les deux extrémités de l’Europe, l’Espagne et la Russie. On ne peut dire que sa marche menace dans leurs intérêts personnels les hommes qui peuplent ces deux pays. L’Espagne est passée en nos mains par une convention qui garantit aux Espagnols leurs droits ; le roi Joseph a l’âme d’un préfet pacifique ; et le nouveau régime apporte la richesse, car des routes, des ports, des travaux publics vont transformer l’Espagne tirée du sépulcre et rattachée à la vie de la France. En Russie, Napoléon ne prétend conquérir ni les terres des seigneurs, ni les moissons des paysans, ni les magasins des marchands, mais la dépendance politique d’Alexandre, c’est-à-dire un de ces avantages que Tolstoï dit indifférons à la pensée toute matérielle des multitudes. La loi française leur apporterait même ces biens qu’elles aiment : elle émanciperait une population encore victime du servage ; l’administration française substituerait sa probité et son ordre à la vénalité et à la paresse que l’autocratie traîne après soi.

Pourtant, en Russie comme en Espagne, un soulèvement universel unit contre nous toutes les classes de la nation. Qui leur en fait un devoir ? Leur gouvernement ? Dans la Péninsule, les gouvernemens nationaux dont le peuple relève les droits ne sont même plus là pour les défendre. La famille de Bragance a fui, celle de Bourbon abdiqué. Tous les moyens d’influence que le pouvoir possède sont aux mains du monarque français et travaillent à maintenir le peuple dans la paix, qui est d’ordinaire son intérêt et son désir. Le peuple n’a pu prendre conseil que de lui-même ; et la certitude de sa volonté se révèle par l’allure insolite et terrible qu’il donne à la guerre. La même et furieuse face de la guerre apparut en Russie. Là, le gouvernement était resté debout, il avait une armée vaillante, il ne songeait qu’à soutenir avec l’ennemi une lutte régulière. Le peuple des serfs et des ouvriers intervenant, sans être appelé, dans ce duel, abolit tous les usages qui, mêlant de la civilisation aux barbaries de la guerre, gênaient sa haine et retardaient son œuvre. Il ne connut ni trêves, ni parlementaires, ni prisonniers ; et le Tolstoï d’autrefois l’en loua : « Malgré la honte qu’éprouvaient peut-être certains hauts personnages à voir le pays se battre de cette façon, la massue nationale se leva menaçante, et sans s’inquiéter du bon goût et des règles, frappa et écrasa les Français… Heureux le peuple qui au lieu de présenter son épée par la poignée à son généreux vainqueur, prend en main la première massue venue, sans s’inquiéter de ce que feraient les autres en pareille circonstance et ne la dépose que lorsque la colère et la vengeance ont fait place dans son cœur au mépris et à la compassion[2]. »

Ces peuples se proposaient-ils enfin ce qui, — selon le Tolstoï d’aujourd’hui, — est l’unique fin du patriotisme : la conquête du territoire, les vanités de la gloire, la prépondérance sur d’autres races ? Ils voulaient délivrer leur sol de l’étranger et vivre sous des chefs de leur nation. Dès que le dernier Français eut repassé leur frontière, cette grande flamme de colère n’eut plus d’aliment et s’éteignit. Les Espagnols ne franchirent pas les Pyrénées. Le peuple russe retourna au travail, le reste ne lui important plus. La guerre nationale était finie ; seule, la guerre de l’empereur continua, et seule, l’armée, régulière porta à son tour l’invasion à la France jusque dans Paris.

Et cette France elle-même n’avait-elle, durant les vingt ans de combats qui se terminent par sa défaite, connu que le patriotisme criminel des conquêtes ? Au début de la Révolution, ce sont les monarchies voisines qui avaient envahi son territoire, et prétendaient à la fois condamner ses libertés et réduire ses frontières. C’est contre ce péril qu’elle devint en un jour un peuple de soldats ; et ses volontaires, apportant à nos vieilles troupes le nombre, et recevant d’elles la discipline, soutinrent, puis brisèrent l’effort de l’Europe par d’inoubliables victoires. Qui les soutenait eux-mêmes ? Était-ce le souci des grades que nombre d’entre eux refusaient ? des titres qu’ils avaient abolis ? Ou l’ambition d’ajouter à la France d’autres provinces ? Ils voulaient rester maîtres de leurs institutions et de leur sol. Quand la France fut vide d’envahisseurs et la Révolution reconnue par l’Europe, ce peuple de héros obscurs retourne à la charrue. Et quand l’esprit de conquête s’éveille par représailles, ce ne sont plus des soldats volontaires, malgré les prestiges du génie et de la gloire, ce sont des soldats de métier, appelés et retenus sous les armes par des lois de plus en plus dures, que Napoléon pousse sur les routes de toutes les capitales.

Il y a donc deux sortes de patriotisme. L’un, le seul que Tolstoï semble voir, est le patriotisme de conquête. Celui-là ne germe en effet que dans les passions de ceux qui gouvernent, est imposé par ruse et violence aux peuples. Les guerres qu’il provoque sont vaines dans leurs causes, dans leurs prétextes, dans leurs résultats, dans leurs gloires, et leurs maux seuls durent : or c’est l’histoire de presque toutes. À la fois criminels et stupides, ces sacrifices humains, accomplis sur elles-mêmes par des nations qui détestent leurs propres actes, sont la honte de ce que nous osons nommer notre civilisation.

Mais il y a un autre patriotisme, celui qui résiste à la conquête. C’est la volonté armée de rester libre. Celui-là naît de lui-même dans les peuples quand l’étranger menace ; il s’élève dans le cœur des simples, des ignorans, aussi spontané, aussi fort, aussi constant, plus désintéressé que dans le cœur des savans, des politiques, des puissans du monde. Et, de l’histoire, se dégage cette loi qui distingue les deux patriotismes et les juge : les nations ne se lèvent jamais d’elles-mêmes que pour se défendre. Ce patriotisme spontané et général ne survit pas dès qu’il s’agit de conquérir.

L’affirmation de Tolstoï se contredit donc elle-même, car comment la guerre pourrait-elle être conquérante pour les uns sans être défensive pour les autres ? Si la tentative de conquérir est criminelle, comment la résistance à ces ambitions illégitimes ne serait-elle pas légitime ?


III

Si Tolstoï a incomplètement jugé le caractère du patriotisme, on a-t-il prévu l’avenir avec plus de certitude ? Est-il certain que le patriotisme disparaîtra, détruit par la civilisation, et que l’individualité des peuples soit destinée à se perdre dans l’unité de l’espèce humaine ?

Oui, quand on considère la société de son origine à son état présent, on constate que tous les changemens apportés dans la vie des peuples ont eu pour conséquence une transformation du patriotisme. Dans la cité antique, le travail était en mépris, la source de la richesse était la conquête ; entre les peuples, vivant de guerre comme les fauves de chasse, il s’agissait de savoir lesquels seraient la proie des autres ; enfin la faiblesse de l’État entraînait pour le citoyen la ruine et l’esclavage. Le bonheur de chaque homme était attaché à la prépondérance de sa nation. L’homme aimait donc sa patrie. Il devait donc l’aimer non seulement avec sa fierté et son dévouement, mais avec toutes ses ambitions, toutes ses tendresses, toutes ses cupidités personnelles. Elle était l’enceinte où tous les biens trouvaient leur asile, et qui, forcée, les livrait tous.

Entre les peuples modernes l’état naturel n’est plus la guerre, mais la société. Le christianisme a fondé cette société sur deux lois : une loi d’ordre moral, qui a rendu l’homme partout respectable à l’homme ; et une loi d’ordre matériel qui, montrant dans le travail et l’échange la source de la richesse, a rendu l’homme partout utile à l’homme. Ces deux lois affirment leur empire jusque devant les trop fréquentes colères qui troublent l’amitié naturelle des peuples ; et c’est pourquoi les guerres elles-mêmes ne menacent plus, hors des champs de bataille, ni la famille, ni la propriété, ni la liberté, ni la vie. Par cela seul que les biens les plus proches, les plus essentiels de l’homme sont devenus inviolables, la fonction principale du patriotisme, qui était de les défendre, a disparu. La patrie, n’ayant plus charge de tout le trésor qu’elle gardait autrefois, n’a pu rester l’objet d’une sollicitude aussi inquiète, d’un amour aussi exclusif. Et cette transformation du patriotisme n’est pas seulement inévitable, elle est heureuse. Car c’est un grand progrès de la civilisation que les biens les plus essentiels de l’homme, au lieu d’avoir pour garantie la force inconstante de chaque nation, trouvent leur sûreté permanente dans un respect universel. Grâce à cette sûreté, une vie de plus en plus commune déborde par-dessus les frontières et unit les peuples. Les plus hautes et les plus puissantes des forces qui gouvernent les hommes, au lieu de les tenir séparés en races ennemies, ignorent les différences de races. La foi, la pensée, la science, le crédit ne sont pas des puissances nationales, mais humaines, et poussent le monde à l’unité.

Mais ces faits incontestables autorisent-ils à conclure que cette unité anéantira la patrie, et que l’anéantissement de la patrie assurera la paix ?

Je suppose toute la prophétie accomplie, les hommes de toute race assemblés en une société unique. Tolstoï dit que la guerre serait supprimée ; est-il sûr qu’elle ne serait pas étendue ? Oh l’étrange philosophie de croire que la race est l’unique cause des discordes, et que le loup survivant dans l’homme ne saura pas se glisser au combat par d’autres chemins ! Tolstoï n’a-t-il pas relevé une de ces traces nouvelles quand il nous montre la multitude de plus en plus indifférente aux questions politiques, mais de plus en plus passionnée pour les questions sociales. Ces questions sont-elles autre chose que des conflits ? Pour les soulever, pour les aigrir, n’y a-t-il pas là aussi des chefs qui ont intérêt à la lutte, et qui par des manœuvres, des mensonges, et un faux point d’honneur, entretiennent une discipline aveugle dans les masses ? Ces chefs ne disent-ils pas avec Tolstoï que le patriotisme est l’ennemi ? Mais tandis que lui prétend le détruire pour fonder la paix, eux le veulent supprimer pour faire plus efficacement la guerre. Les séparations que la patrie maintient encore entre les races mettent obstacle à l’unité de vues, de gouvernement et d’action qui doit, dans le monde entier, conduire la lutte du prolétariat contre le capital. Sous les haines vieillies du patriotisme poussent de jeunes haines plus vigoureuses, et des formes nouvelles de division ont hâte de remplacer les formes mortes. Que servirait pour la paix qu’il n’y eût plus d’Allemands, de Français, de Russes, d’Anglais, mais seulement des hommes, si, à la place des anciennes armées, deux armées restent, celle des riches et celle des pauvres ? La guerre serait-elle plus rare, quand au lieu de diviser de loin en loin, pour des causes passagères et sur un faible partie du monde, quelques-unes des familles humaines, elle régnerait dans tout l’univers, perpétuelle comme la faim ? Serait-elle plus douce, lorsque, s’agissant de déplacer non des bornes sur une frontière, mais la richesse et tous les avantages de la vie, elle nous ramènerait presque aux bénéfices des guerres antiques et à leur férocité ?

Et pas plus que la suppression des patries n’assurerait la paix, pas plus il n’est probable que les patries doivent disparaître. Etablir dans le monde l’unité n’est pas une idée nouvelle dont Tolstoï nous apporte le bienfait, c’est l’entreprise la plus ancienne, la plus persévéramment suivie, et la plus infructueuse de l’histoire.

Elle tenta d’abord le génie de Rome, et ce premier essai eut le plus long succès. Durant des siècles la Ville, s’étendant toujours plus loin, conquit par les armes et les lois l’univers connu, et, n’ayant plus rien à soumettre, imposa son nom à la paix même, qui devint Romaine. Mais cette unité était faite par la force seule ; et quand cette force dégénérée eut livré la maîtresse du monde à la honteuse couche des Césars, les chaînes de l’univers se trouvèrent trop lourdes pour une seule main. Elle les laissa tomber ; et, dès qu’ils furent libres, les peuples se retrouvèrent divers, parce que la violence, indifférente à leurs intérêts, à leurs traditions, à leurs volontés, n’avait pas tué ces forces ; et que dans les corps, seuls domptés, les âmes étaient restées rebelles.

Au moment où périssait l’œuvre de Rome, un autre principe d’unité se développait avec le christianisme, le christianisme, vainqueur des âmes et qui leur apportant la foi à une origine commune et à une destinée immortelle, semblait mettre à néant toutes les différences devant la grandeur de cette similitude. Il se trouva, pour édifier sur l’unité des croyances l’unité de société, le génie et la force d’un Charlemagne. Et l’empire franc succéda à l’empire romain, avec un principe de vie qui avait manqué au paganisme ; avec une ambition désintéressée, qui à l’aide de la conquête cherchait à vaincre la barbarie, se sentait débitrice de l’ordre, de la justice, du savoir, de la vertu envers tous les hommes, et se montra rude de main, mais douce de cœur et magnifique de bienfaits. Et pourtant, comme si cette unité était contre la nature, il fallut pour la soutenir un homme qui semblait au-dessus de la nature, et, à la fin de sa vie, lui-même maître de la terre, aperçut à l’horizon de la mer inaccessible les premières barques des Normands : image des infimes obstacles qui se moquent de nos trop vastes espoirs ! Dès sa mort en effet l’unité se brisa ; et en tant de débris que les nations semblèrent finir dans la poussière des fiefs.

L’Église alors songea que cette ruine des grandes puissances matérielles rendrait plus facile l’établissement de l’unité dans le monde, que ces faibles autorités auraient besoin d’une direction et d’un centre : où les trouveraient-elles mieux qu’en l’Église même ? La papauté s’offrit, avec l’autorité que lui donnait une foi alors générale. Son intervention n’était faite pour humilier aucune race, puisque toutes formaient à titre égal le clergé. Elle ouvrit à tous le bienfait d’une législation uniforme et sage, le droit canonique. Elle seule par sa hiérarchie et ses ordres religieux était présente partout, elle y était le défenseur de la paix ; enfin elle semblait de tous les pouvoirs humains le plus éclairé, le plus impartial, le moins corruptible. Et pourtant la tentative échoua ! les peuples se reconstituèrent, et le sentiment national, excité par les ambitions des princes, mais d’accord avec eux, repoussa, avec le magistère des souverains pontifes, l’unité.

La Renaissance entraînant le monde antique acheva d’opposer à l’idée du gouvernement par les forces morales le pontife du gouvernement par la force matérielle, et se fiant à cette force, chaque nation tour à tour eut des successeurs de César, des prétendans à l’Empire universel. Comme eux, tour à tour l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, enfin la France, tentèrent de faire l’unité parmi les hommes. Ces tentatives se sont poursuivies avec des forces chaque fois plus vastes, et des chefs qui, des Frédéric aux Charles-Quint et aux Napoléon, forment comme une ascension du génie. La fin commune a été la défaite, et la prépondérance du plus grand a été la plus courte. Enfin la Révolution française a voulu mettre au service de l’unité une puissance plus durable que la force, plus universelle que la foi, la raison ; et sous son influence s’accroît chaque jour la ressemblance des gouvernemens, des lois et des mœurs entre les hommes. Et pourtant, loin qu’une seule des familles humaines soit devenue indifférente à ses origines, jamais l’autonomie des races n’avait fait entendre des revendications aussi ardentes ; et les droits de l’homme ont eu pour conséquence immédiate les droits des nationalités.

Pour qui interroge l’histoire, non avec l’arrogant dessein de lui dicter des réponses, mais avec le désir de comprendre et d’accepter ses leçons, n’y a-t-il pas là matière à réfléchir ? Une diversité si tenace et qui a mis en échec toutes les puissances occupées à la détruire, ne serait-elle pas une des lois permanentes de l’ordre dans l’humanité ? N’est-il pas aussi facile de découvrir des raisons à cette loi que de se révolter contre elle ? Chaque race n’a-t-elle pas reçu en partage certaines aptitudes et certaines vertus où elle excelle et ne les aurait-elle pas reçues avec surabondance, afin d’en demeurer l’expression et la dispensatrice dans le monde ? Et s’il est vrai que chacune de ces aptitudes ou de ces vertus soit utile à tous les hommes, que chaque peuple en propageant les siennes serve tous les autres, le meilleur état de société n’est-il pas celui où toutes se peuvent le plus aisément répandre ? Or si les nations étaient détruites et tous les hommes assemblés en une société unique, cela n’empêcherait pas que ces hommes fussent de races, et par suite de traditions et de génies différens. L’unité de gouvernement, de lois, de mœurs, ne serait que la subordination et l’effacement de certaines races. Tentée par la conquête, elle était la soumission des plus faibles aux plus fortes. Réalisée et perpétuée par le consentement et le vote, elle serait la prépondérance des races les plus nombreuses sur les moins fécondes. Ainsi, les ressources intellectuelles et morales, l’originalité d’un certain nombre de familles humaines risqueraient d’être inactives, méconnues, subalternisées, détruites ; et de là l’appauvrissement de la société elle-même.

L’autonomie de chaque race lui permet au contraire de se développer sans déformation ni contrainte, et de travailler par toutes ses forces particulières à accroître le trésor commun de l’humanité. Et loin que l’incontestable affaiblissement du sentiment patriotique ait détruit dans chaque race l’aptitude à ce rôle distinct, il l’a préparée à la mieux remplir.

De quoi donc en réalité s’est appauvri le patriotisme ? Du double excès qui rendait chaque peuple menaçant et insociable ; l’esprit de haine et l’esprit de solitude. Par suite a disparu le double obstacle à l’influence que les nations doivent exercer les unes sur les autres. Ni le sang, ni le passé, ni la langue, ni la religion, ni l’art, qui forment la matière et l’âme des races, n’ont été changés, confondus, ni abolis. Le génie national demeure ; il n’a été dépouillé que de ce qui l’empêchait de se répandre ; et plus chacun d’eux sera libre, plus sera fécond l’avenir et plus belle la parure du monde.


IV

Est-il nécessaire enfin de nier que la plus urgente et la plus pacifique des réformes soit la destruction de tout gouvernement ? Il y a des utopies trop importunes et tenaces, que la réfutation ne les chasse pas plus que l’aumône les mendiantes ; et l’envie prend de leur dire : « Passez, la vieille : on vous a déjà donné. » Vieille connaissance en effet que cette haine de l’ordre social, et sous son masque slave revoici la figure de Rousseau ! La différence est que Rousseau admet comme unique loi l’instinct, et Tolstoï l’Evangile ; que l’un fonde la société sur l’état de nature et l’autre sur l’état de grâce. Mais la grâce n’est pas plus rassurante que la nature dans les hommes à qui leurs instincts enseignent le mal et auxquels l’Evangile ne le désapprend pas. Dans toute société, ils existent, et partout où ils existent, que devient la paix si contre eux rien ne défend la morale de la nature et de l’Evangile ? Tant que Tolstoï n’aura pas révélé ses « nouvelles formes de vie », l’expérience des formes anciennes lui répondra que l’absence du gouvernement dans une société, loin d’y amener la paix, y donne licence à la forme la plus perpétuelle et anarchique de la discuter : aux guerres privées. Dans la dissolution de l’empire romain et de l’empire franc, tout gouvernement avait péri ; ce fut partout la lutte de village à village, de famille à famille, d’homme à homme. Elle dura jusqu’à ce qu’une autorité publique se formant dans la cité, dans la province, enfin dans l’État, les passions désordonnées fussent contenues par le mandataire armé de la volonté générale. Et si à l’heure présente, dans chaque nation, il n’y a pas plus de violences, ce n’est pas que le goût de les commettre manque, c’est que les mauvais jugent entre leur force et la force sociale la partie trop inégale. L’existence d’un pouvoir équitable et fort préserve seule de leurs agressions la sécurité des pacifiques.

Quand on voudra rendre cette paix plus complète, le moyen ne sera pas de détruire, mais de compléter les droits du gouvernement. Pourquoi la guerre menace-t-elle encore les nations ? Parce que les nations sont demeurées, les unes en face des autres, dans la condition où étaient les hommes autrefois, sans autre juge entre elles que la force. Il leur manque un pouvoir reconnu par toutes, qui prononce sur leurs conflits et mette en mouvement leur force commune contre les perturbateurs de l’ordre international. Les confédérations formées aux différens siècles par divers peuples ont rendu, partout où elles existent, les conflits infiniment rares ; et s’ils ont quelquefois éclaté, c’est que l’autorité arbitrale n’avait pas reçu assez de puissance matérielle. Cette autorité s’établira plus générale et plus forte le jour où le lien des intérêts, des idées et des sympathies sera lui-même plus fort entre les peuples.

Le meilleur moyen de la préparer est pour chaque peuple de nouer des alliances avec ceux en qui il a le plus de foi. Tout peuple qui cesse d’être seul est à la fois moins menacé parce qu’il est plus fort, et moins menaçant parce qu’il lui faut soumettre à une autre volonté ses désirs, et obtenir pour ses résolutions belliqueuses, outre l’aveu de sa colère ou de son ambition, celui de ses alliés. Les alliés manquaient en 1870 à la France et à l’Allemagne : il a suffi pour déchaîner la guerre qu’on fût trop habile à Berlin et trop confiant à Paris. Depuis que la Triple Alliance s’est formée, elle n’a, malgré la supériorité de sa force, entamé la lutte contre personne : diverses d’intérêts, l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche, en mettant chacune sa sagesse où n’étaient pas ses ambitions, se sont immobilisées l’une par l’autre. Néanmoins cette supériorité de forces était une tentation permanente. La Russie et la France qu’elles menaçaient ont, par leur entente, rétabli l’équilibre. Si cette entente était belliqueuse, elles l’auraient tenue secrète, afin d’attirer plus sûrement à la guerre l’ennemi qui les aurait crues isolées. Elles ont rendu leur accord public. Désormais la Triple Alliance, pour être sûre de vaincre, a besoin de s’adjoindre une autre nation et la cherche. Si elle la trouve, d’autres nations, menacées à leur tour, se joindront à la France et à la Russie. Plus s’accroîtra chacun des groupes, plus se fortifieront les chances de paix, parce que plus il y a d’alliés, plus il est difficile qu’ils s’accordent à vouloir pour une même cause et au même moment la guerre, et parce que la vision des maux déchaînés par un conflit général fait hésiter même les plus résolus. Tandis qu’on cherche à accroître ses forces, on ne les emploie pas ; le temps s’écoule ; chacune des nations qui se concertent s’accoutume à accepter pour règle de sa conduite l’opinion des autres ; et il devient moins improbable que de grandes injustices se réparent par la sagesse des hommes, et non par leur égorgement. Bref, les vastes alliances contiennent les caprices individuels des peuples, les longues alliances sont le commencement des fédérations, et les fédérations la plus sûre garantie de la paix.

Ainsi travaillaient pour la paix, à Cronstadt et à Toulon, les Russes et les Français que Tolstoï accuse d’y avoir préparé la guerre. Et lui-même a entrevu la grandeur de l’acte qu’il calomnie. Elle l’émut un instant : « Je sentis, écrit-il, que j’étais prêt à pleurer, et je dus faire un effort pour résister à cette émotion. » Pourquoi cette guerre à lui-même ? Dans une seule larme il y a plus de vérité que dans tout son livre, et de son livre il restera, pour sa justification et notre espérance, cet aveu. Rien n’est perdu tant qu’un homme a encore à se vaincre pour se tromper.


ETIENNE LAMY.

  1. L’esprit chrétien et le patriotisme, par le comte Léon Tolstoï. 1 vol. in-12, Perrin.
  2. Tolstoï, Guerre et Paix, t. III, p. 287, in-12 ; Hachette.