Actes et paroles/Pendant l’exil/1868

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1868



Manin au tombeau.
Flourens en prison. — La liberté, comprimée en Crète,
reparaît en Espagne. — Après le devoir envers les hommes,
le devoir envers les enfants.

I

MANIN

Victor Hugo, invité par les patriotes vénitiens à venir assister à la cérémonie de la translation des cendres de Manin à Venise, répondit par la lettre suivante :

Hauteville-House, 16 mars 1868.

On m’écrit de Venise, et l’on me demande si j’ai une parole à dire dans cette illustre journée du 22 mars.

Oui. Et cette parole, la voici :

Venise a été arrachée à Manin comme Rome à Garibaldi.

Manin mort reprend possession de Venise. Garibaldi vivant rentrera à Rome.

La France n’a pas plus le droit de peser sur Rome que l’Autriche n’a eu le droit de peser sur Venise.

Même usurpation, qui aura le même dénoûment.

Ce dénoûment, qui accroîtra l’Italie, grandira la France.

Car toutes les choses justes que fait un peuple sont des choses grandes.

La France libre tendra la main à l’Italie complète.

Et les deux nations s’aimeront. Je dis ceci avec une joie profonde, moi qui suis fils de la France et petit-fils de l’Italie.

Le triomphe de Manin aujourd’hui prédit le triomphe de Garibaldi demain.

Ce jour du 22 mars est un jour précurseur.

De tels sépulcres sont pleins de promesses. Manin fut un combattant et un proscrit du droit ; il a lutté pour les principes ; il a tenu haut l’épée de lumière. Il a eu, comme Garibaldi, la douceur héroïque. La liberté de l’Italie, visible, quoique voilée, est debout derrière son cercueil. Elle ôtera son voile.

Et alors elle deviendra la paix tout en restant la liberté.

Voilà ce qu’annonce Manin rentrant à Venise.

Dans un mort comme Manin il y a de l’espérance.

Victor Hugo.

II

GUSTAVE FLOURENS

En présence de certains faits, un cri d’indignation échappe.

M. Gustave Flourens est un jeune écrivain de talent. Fils d’un père dévoué à la science, il est dévoué au progrès. Quand l’insurrection de Crète a éclaté, il est allé en Crète. La nature l’avait fait penseur, la liberté l’a fait soldat. Il a épousé la cause crétoise, il a lutté pour la réunion de la Crète à la Grèce ; il a finalement adopté cette Candie héroïque ; il a saigné et souffert sur cette terre infortunée, il y a eu chaud et froid, faim et soif ; il a guerroyé, ce parisien, dans les monts Blancs de Sphakia, il a subi les durs étés et les rudes hivers, il a connu les sombres champs de bataille, et plus d’une fois, après le combat, il a dormi dans la neige à côté de ceux qui dormaient dans la mort. Il a donné son sang, il a donné son argent. Détail touchant, il lui est arrivé de prêter trois cents francs à ce gouvernement de Crète, dédaigné, on le comprend, des gouvernements qui s’endettent de treize milliards[1]. Après des années d’un opiniâtre dévouement, ce français a été fait crétois. L’assemblée nationale candiote s’est adjoint M. Gustave Flourens ; elle l’a envoyé en Grèce faire acte de fraternité, et l’a chargé d’introduire les députés crétois au parlement hellénique. À Athènes, M. Gustave Flourens a voulu voir Georges de Danemark, qui est roi de Grèce, à ce qu’il paraît. M. Gustave Flourens a été arrêté.

Français, il avait un droit ; crétois, il avait un devoir. Devoir et droit ont été méconnus. Le gouvernement grec et le gouvernement français, deux complices, l’ont embarqué sur un paquebot de passage, et il a été apporté de force à Marseille. Là, il était difficile de ne pas le laisser libre ; on a dû le lâcher. Mis en liberté, M. Gustave Flourens est immédiatement reparti pour la Grèce. Moins de huit jours après avoir été expulsé d’Athènes, il y rentrait. C’était son devoir. M. Gustave Flourens a accepté une mission sacrée, il est le député d’un peuple qui expire, il est porteur d’un cri d’agonie, il est dépositaire du plus auguste des fidéicommis, du droit d’une nation ; ce fidéicommis, il veut y faire honneur ; cette mission, il veut la remplir. De là son obstination intrépide. Or, sous de certains règnes, qui fait son devoir, fait un crime. À cette heure, M. Gustave Flourens est hors la loi. Le gouvernement grec le traque, le gouvernement français le livre, et voici ce que ce lutteur stoïque m’écrit d’Athènes, où il est caché : Si je suis pris, je m’attends au poison dans quelque cachot.

Dans une autre lettre, qu’on nous écrit de Grèce, nous lisons : Gustave Flourens est abandonné.

Non, il n’est pas abandonné. Que les gouvernements le sachent, ceux qui se croient forts comme la Russie, et ceux qui se sentent faibles comme la Grèce, ceux qui torturent la Pologne, comme ceux qui trahissent la Crète, qu’ils le sachent, et qu’ils y songent, la France est une immense force inconnue. La France n’est pas un empire, la France n’est pas une armée, la France n’est pas une circonscription géographique, la France n’est pas même une masse de trente-huit millions d’hommes plus ou moins distraits du droit par la fatigue ; la France est une âme. Où est-elle ? Partout. Peut-être même en ce moment est-elle plutôt ailleurs qu’en France. Il arrive quelquefois à une patrie d’être exilée. Une nation comme la France est un principe, et son vrai territoire c’est le droit. C’est là qu’elle se réfugie, laissant la terre, devenue glèbe, au joug, et le domaine matériel à l’oppression matérielle. Non, la Crète, qu’on met hors les nations, n’est pas abandonnée. Non, son député et son soldat, Gustave Flourens, qu’on met hors la loi, n’est pas abandonné. La vérité, cette grande menace, est là, et veille. Les gouvernements dorment ou font semblant, mais il y a quelque part des yeux ouverts. Ces yeux voient et jugent. Ces yeux fixes sont redoutables. Une prunelle où est la lumière est une attaque continue à tout ce qui est faux, inique et nocturne. Sait-on pourquoi les césars, les sultans, les vieux rois, les vieux codes et les vieux dogmes se sont écroulés ? C’est parce qu’ils avaient sur eux cette lumière. Sait-on pourquoi Napoléon est tombé ? C’est parce que la justice, debout dans l’ombre, le regardait.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 9 juillet 1868.

Trois semaines après la publication de cette lettre, Victor Hugo reçut le billet que voici :

Naples, 25 juillet 1868.
« Maître,

« Grâce à vous je suis hors de prison et de danger. Les gouvernements ont été forcés, par la conscience publique, de lâcher l’homme réclamé par Victor Hugo. Barbès vous a dû la vie ; je vous dois la liberté.

« Gustave Flourens. »

III

L’ESPAGNE

En 1868, l’homme exilé fut frappé deux fois ; il perdit coup sur coup sa femme et son petit-fils, le premier-né de son fils Charles. L’enfant mourut en mars et Mme Victor Hugo en août. Victor Hugo put garder l’enfant près de lui ; on l’enterra dans la terre d’exil ; mais Mme Victor Hugo rentra en France. La mère avait exprimé le vœu de dormir près de sa fille ; on l’enterra au cimetière de Villequier. Le proscrit ne put suivre la morte. De loin, et debout sur la frontière, il vit le cercueil disparaître à l’horizon. L’adieu suprême fut dit en son nom sur la tombe de Villequier par une noble voix. Voici les hautes et grandes paroles que prononça Paul Meurice :

« Je voudrais seulement lui dire adieu pour nous tous.

« Vous savez bien, vous qui l’entourez, — pour la dernière fois ! ce qu’était, ce qu’est cette âme si belle et si douce, cet adorable esprit, ce grand cœur.

« Ah ! ce grand cœur surtout ! Comme elle aimait aimer ! comme elle aimait à être aimée ! comme elle savait souffrir avec ceux qu’elle aimait !

« Elle était la femme de l’homme le plus grand qui soit, et, par le cœur, elle se haussait à ce génie. Elle l’égalait presque à force de le comprendre.

« Et il faut qu’elle nous quitte ! il faut que nous la quittions !

« Elle a déjà, elle, retrouvé à aimer. Elle a retrouvé ses deux enfants, ici (montrant la fosse) — et là (montrant le ciel).

« Victor Hugo m’a dit à la frontière, hier soir : « Dites à ma fille qu’en attendant je lui envoie sa mère. » C’est dit, et je crois que c’est entendu.

« Et maintenant, adieu donc ! adieu pour les présents ! adieu pour les absents ! adieu, notre amie ; adieu, notre sœur !

« Adieu, mais au revoir !

Mais le devoir ne lâche pas prise. Il a d’impérieuses urgences. Mme Victor Hugo, on vient de le voir, était morte en août. En octobre, l’écroulement de la royauté en Espagne redonnait la parole à Victor Hugo. Mis en demeure par de si décisifs événements, il dut, quel que fût son deuil, rompre le silence.


À L’ESPAGNE

Un peuple a été pendant mille ans, du sixième au seizième siècle, le premier peuple de l’Europe, égal à la Grèce par l’épopée, à l’Italie par l’art, à la France par la philosophie ; ce peuple a eu Léonidas sous le nom de Pélage, et Achille sous le nom de Cid ; ce peuple a commencé par Viriate et a fini par Riego ; il a eu Lépante, comme les grecs ont eu Salamine ; sans lui Corneille n’aurait pas créé la tragédie et Christophe Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique ; ce peuple est le peuple indomptable du Fuero-Juzgo ; presque aussi défendu que la Suisse par son relief géologique, car le Mulhacen est au mont Blanc comme 18 est à 24, il a eu son assemblée de la forêt, contemporaine du forum de Rome, meeting des bois où le peuple régnait deux fois par mois, à la nouvelle lune et à la pleine lune ; il a eu les cortès à Léon soixante-dix-sept ans avant que les anglais eussent le parlement à Londres ; il a eu son serment du Jeu de Paume à Médina del Campo, sous Don Sanche ; dès 1133, aux cortès de Borja, il a eu le tiers état prépondérant, et l’on a vu dans l’assemblée de cette nation une seule ville, comme Saragosse, envoyer quinze députés ; dès 1307, sous Alphonse III, il a proclamé le droit et le ded’insurrection ; en Aragon il a institué l’homme appelé Justice, supérieur à l’homme appelé Roi ; il a dressé en face du trône le redoutable sino no ; il a refusé l’impôt à Charles-Quint. Naissant, ce peuple a tenu en échec Charlemagne, et, mourant, Napoléon. Ce peuple a eu des maladies et subi des vermines, mais, en somme, n’a pas été plus déshonoré par les moines que les lions par les poux. Il n’a manqué à ce peuple que deux choses, savoir se passer du pape, et savoir se passer du roi. Par la navigation, par l’aventure, par l’industrie, par le commerce, par l’invention appliquée au globe, par la création des itinéraires inconnus, par l’initiative, par la colonisation universelle, il a été une Angleterre, avec l’isolement de moins et le soleil de plus. Il a eu des capitaines, des docteurs, des poëtes, des prophètes, des héros, des sages. Ce peuple a l’Alhambra, comme Athènes a le Parthénon, et a Cervantes, comme nous avons Voltaire. L’âme immense de ce peuple a jeté sur la terre tant de lumière que pour l’étouffer il a fallu Torquemada ; sur ce flambeau, les papes ont posé la tiare, éteignoir énorme. Le papisme et l’absolutisme se sont ligués pour venir à bout de cette nation. Puis toute sa lumière, ils la lui ont rendue en flamme, et l’on a vu l’Espagne liée au bûcher. Ce quemadero démesuré a couvert le monde, sa fumée a été pendant trois siècles le nuage hideux de la civilisation, et, le supplice fini, le brûlement achevé, on a pu dire : Cette cendre, c’est ce peuple.

Aujourd’hui, de cette cendre cette nation renaît. Ce qui est faux du phénix est vrai du peuple.

Ce peuple renaît. Renaîtra-t-il petit ? Renaîtra-t-il grand ? Telle est la question.

Reprendre son rang, l’Espagne le peut. Redevenir l’égale de la France et de l’Angleterre. Offre immense de la providence. L’occasion est unique. L’Espagne la laissera-t-elle échapper ?

Une monarchie de plus sur le continent, à quoi bon ? L’Espagne sujette d’un roi sujet des puissances, quel amoindrissement ! D’ailleurs établir à cette heure une monarchie, c’est prendre de la peine pour peu de temps. Le décor va changer.

Une république en Espagne, ce serait le holà en Europe ; et le holà dit aux rois, c’est la paix ; ce serait la France et la Prusse neutralisées, la guerre entre les monarchies militaires impossible par le seul fait de la révolution présente, la muselière mise à Sadowa comme à Austerlitz, la perspective des tueries remplacée par la perspective du travail et de la fécondité, Chassepot destitué au profit de Jacquart ; ce serait l’équilibre du continent brusquement fait aux dépens des fictions par ce poids dans la balance, la vérité ; ce serait cette vieille puissance, l’Espagne, régénérée par cette jeune force, le peuple ; ce serait, au point de vue de la marine et du commerce, la vie rendue à ce double littoral qui a régné sur la Méditerranée avant Venise et sur l’Océan avant l’Angleterre ; ce serait l’industrie fourmillant là où croupit la misère ; ce serait Cadix égale à Southampton, Barcelone égale à Liverpool, Madrid égale à Paris. Ce serait le Portugal, à un moment donné, faisant retour à l’Espagne, par la seule attraction de la lumière et de la prospérité ; la liberté est l’aimant des annexions. Une république en Espagne, ce serait la constatation pure et simple de la souveraineté de l’homme sur lui-même, souveraineté indiscutable, souveraineté qui ne se met pas aux voix ; ce serait la production sans tarif, la consommation sans douane, la circulation sans ligature, l’atelier sans prolétariat, la richesse sans parasitisme, la conscience sans préjugés, la parole sans bâillon, la loi sans mensonge, la force sans armée, la fraternité sans Caïn ; ce serait le travail pour tous, l’instruction pour tous, la justice pour tous, l’échafaud pour personne ; ce serait l’idéal devenu palpable, et, de même qu’il y a l’hirondelle-guide, il y aurait la nation-exemple. De péril point. L’Espagne citoyenne, c’est l’Espagne forte ; l’Espagne démocratie, c’est l’Espagne citadelle. La république en Espagne, ce serait la probité administrant, la vérité gouvernant, la liberté régnant ; ce serait la souveraine réalité inexpugnable ; la liberté est tranquille parce qu’elle est invincible, et invincible parce qu’elle est contagieuse. Qui l’attaque la gagne. L’armée envoyée contre elle ricoche sur le despote. C’est pourquoi on la laisse en paix. La république en Espagne, ce serait, à l’horizon, l’irradiation du vrai, promesse pour tous, menace pour le mal seulement ; ce serait ce géant, le droit, debout en Europe, derrière cette barricade, les Pyrénées.

Si l’Espagne renaît monarchie, elle est petite.

Si elle renaît république, elle est grande.

Qu’elle choisisse.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 22 octobre 1868.

IV

SECONDE LETTRE À L’ESPAGNE

De plusieurs points de l’Espagne, de la Corogne, par l’organe du comité démocratique, d’Oviédo, de Séville, de Barcelone, de Saragosse, la ville patriote, de Cadix, la ville révolutionnaire, de Madrid, par la généreuse voix d’Emilio Castelar, un deuxième appel m’est fait. On m’interroge. Je réponds.

De quoi s’agit-il ? De l’esclavage.

L’Espagne, qui d’une seule secousse vient de rejeter tous les vieux opprobres, fanatisme, absolutisme, échafaud, droit divin, gardera-t-elle de tout ce passé ce qu’il y a de plus odieux, l’esclavage ? Je dis : Non !

Abolition, et abolition immédiate. Tel est le devoir.

Est-ce qu’il y a lieu d’hésiter ? Est-ce que c’est possible ? Quoi ! ce que l’Angleterre a fait en 1838, ce que la France a fait en 1848, en 1868 l’Espagne ne le ferait pas ! Quoi ! être une nation affranchie, et avoir sous ses pieds une race asservie et garrottée ! Quoi ! ce contre-sens ! être chez soi la lumière, et hors de chez soi la nuit ! être chez soi la justice, et hors de chez soi l’iniquité ! citoyen ici, négrier là ! faire une révolution qui aurait un côté de gloire et un côté d’ignominie ! Quoi ! après la royauté chassée, l’esclavage resterait ! il y aurait près de vous un homme qui serait à vous, un homme qui serait votre chose ! vous auriez sur la tête un bonnet de liberté pour vous et à la main une chaîne pour lui ! Qu’est-ce que le fouet du planteur ? c’est le sceptre du roi, naïf et dédoré. L’un brisé, l’autre tombe.

Une monarchie à esclaves est logique. Une république à esclaves est cynique. Ce qui rehausse la monarchie déshonore la république. La république est une virginité.

Or, dès à présent, et sans attendre aucun vote, vous êtes république. Pourquoi ? parce que vous êtes la grande Espagne. Vous êtes république ; l’Europe démocratique en a pris acte. Ô espagnols ! vous ne pouvez rester fiers qu’à la condition de rester libres. Déchoir vous est impossible. Croître est dans la nature ; se rapetisser, non.

Vous resterez libres. Or la liberté est entière. Elle a la sombre jalousie de sa grandeur et de sa pureté. Aucun compromis. Aucune concession. Aucune diminution. Elle exclut en haut la royauté et en bas l’esclavage.

Avoir des esclaves, c’est mériter d’être esclave. L’esclave au-dessous de vous justifie le tyran au-dessus de vous.

Il y a dans l’histoire de la traite une année hideuse, 1768. Cette année-là le maximum du crime fut atteint ; l’Europe vola à l’Afrique cent quatre mille noirs, qu’elle vendit à l’Amérique. Cent quatre mille ! jamais si effroyable chiffre de vente de chair humaine ne s’était vu. Il y a de cela juste cent ans. Eh bien ! célébrez ce centenaire par l’abolition de l’esclavage ; qu’à une année infâme une année auguste réponde ; et montrez qu’entre l’Espagne de 1768 et l’Espagne de 1868 il y a plus qu’un siècle, il y a un abîme, il y a l’infranchissable profondeur qui sépare le faux du vrai, le mal du bien, l’injuste du juste, l’abjection de la gloire, la monarchie de la république, la servitude de la liberté. Précipice toujours ouvert derrière le progrès ; qui recule y tombe.

Un peuple s’augmente de tous les hommes qu’il affranchit. Soyez la grande Espagne complète. Ce qu’il vous faut, c’est Gibraltar de plus et Cuba de moins.

Un dernier mot. Dans la profondeur du mal, despotisme et esclavage se rencontrent et produisent le même effet. Pas d’identité plus saisissante. Le joug de l’esclavage est plus encore peut-être sur le maître que sur l’esclave. Lequel des deux possède l’autre ? question. C’est une erreur de croire qu’on est le propriétaire de l’homme qu’on achète ou qu’on vend ; on est son prisonnier. Il vous tient. Sa rudesse, sa grossièreté, son ignorance, sa sauvagerie, vous devez les partager ; sinon, vous vous feriez horreur à vous-même. Ce noir, vous le croyez à vous ; c’est vous qui êtes à lui. Vous lui avez pris son corps, il vous prend votre intelligence et votre honneur. Il s’établit entre vous et lui un mystérieux niveau. L’esclave vous châtie d’être son maître. Tristes et justes représailles, d’autant plus terribles que l’esclave, votre sombre dominateur, n’en a pas conscience. Ses vices sont vos crimes ; ses malheurs deviendront vos catastrophes. Un esclave dans une maison, c’est une âme farouche qui est chez vous, et qui est en vous. Elle vous pénètre et vous obscurcit, lugubre empoisonnement. Ah ! l’on ne commet pas impunément ce grand crime, l’esclavage ! La fraternité méconnue devient fatalité. Si vous êtes un peuple éclatant et illustre, l’esclavage, accepté comme institution, vous fait abominable. La couronne au front du despote, le carcan au cou de l’esclave, c’est le même cercle, et votre âme de peuple y est enfermée. Toutes vos splendeurs ont cette tache, le nègre. L’esclave vous impose ses ténèbres. Vous ne lui communiquez pas la civilisation, et il vous communique la barbarie. Par l’esclave, l’Europe s’inocule l’Afrique.

Ô noble peuple espagnol ! c’est là, pour vous, la deuxième libération. Vous vous êtes délivré du despote ; maintenant délivrez-vous de l’esclave.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 22 novembre 1868.

V

LES ENFANTS PAUVRES

Noël 1868.

Les deuils qui nous éprouvent n’empêchent pas qu’il y ait des pauvres. Si nous pouvions oublier ce que souffrent les autres, ce que nous souffrons nous-mêmes nous en ferait souvenir ; le deuil est un appel au devoir.

La petite institution d’assistance pour l’enfance, que j’ai fondée il y a sept ans, à Guernesey, dans ma maison, fructifie, et vous, mesdames, qui m’écoutez avec tant de grâce, vous serez sensibles à cette bonne nouvelle.

Ce n’est pas de ce que je fais ici qu’il est question, mais de ce qui se fait au dehors. Ce que je fais n’est rien, et ne vaut pas la peine d’en parler.

Cette fondation du Dîner des Enfants pauvres n’a qu’une chose pour elle, c’est d’être une idée simple. Aussi a-t-elle été tout de suite comprise, surtout dans les pays de liberté, en Angleterre, en Suisse et en Amérique ; là elle est appliquée sur une grande échelle. — Je note le fait sans y insister, mais je crois qu’il y a une certaine affinité entre les idées simples et les pays libres.

Pour que vous jugiez du progrès que fait l’idée du Dîner des Enfants pauvres, je vous citerai seulement deux ou trois chiffres. Ces chiffres, je les prends en Angleterre, je les prends à Londres, c’est-à-dire chez vous.

Vous avez pu lire dans les journaux la lettre que m’a adressée l’honorable lady Thompson. Dans la seule paroisse de Marylebone, en l’année 1868, le nombre des enfants assistés s’est élevé de 5,000 à 7,850. Une société d’assistance, intitulée Childrens’ Provident Society, vient de se fonder, Maddox street, Regent’s street, au capital de vingt mille livres sterling. Enfin, troisième fait, vous vous rappelez que l’an dernier, à pareil jour, je me félicitais de lire dans les journaux anglais que l’idée de Hauteville-House avait fructifié à Londres, au point qu’on y secourait trente mille enfants. Eh bien, lisez aujourd’hui l’excellent journal l’Express du 17 décembre, vous y constaterez une progression magnifique. En 1866, il y avait à Londres six mille enfants secourus de la façon que j’ai indiquée ; en 1867, trente mille ; en 1868, il y en a cent quinze mille.

À ces 115,000 ajoutez les 7,850 de Marylebone, société distincte, et vous aurez un total de 122,850 enfants secourus.

Ce que c’est qu’un grain mis dans le sillon, quand Dieu consent à le féconder ! Combien voyez-vous ici d’enfants ? Quarante. C’est bien peu. Ce n’est rien. Eh bien, chacun de ces quarante enfants en produit au dehors trois mille, et les quarante enfants de Hauteville-House deviennent à Londres cent vingt mille.

Je pourrais citer d’autres faits encore, je m’arrête. Je parle de moi, mais c’est malgré moi. Dans tout ceci aucun honneur ne me revient, et mon mérite est nul. Toutes les actions de grâces doivent être adressées à mes admirables coopérateurs d’Angleterre et d’Amérique.

Un mot pour terminer.

Je trouve l’exil bon. D’abord, il m’a fait connaître cette île hospitalière ; ensuite, il m’a donné le loisir de réaliser cette idée que j’avais depuis longtemps, un essai pratique d’amélioration immédiate du sort des enfants — des pauvres enfants — au point de vue de la double hygiène, c’est-à-dire de la santé physique et de la santé intellectuelle. L’idée a réussi. C’est pourquoi je remercie l’exil.

Ah ! je ne me lasserai jamais de le dire : — Songeons aux enfants !

La société des hommes est toujours, plus ou moins, une société coupable. Dans cette faute collective que nous commettons tous, et qui s’appelle tantôt la loi, tantôt les mœurs, nous ne sommes sûrs que d’une innocence, l’innocence des enfants.

Eh bien, aimons-la, nourrissons-la, vêtissons-la, donnons-lui du pain et des souliers, guérissons-la, éclairons-la, vénérons-la.

Quant à moi, — êtes-vous curieux de savoir mon opinion politique ? — je vais vous la dire. Je suis du parti de l’innocence. Surtout du parti de l’innocence punie — pourquoi, mon Dieu ? — par la misère.

Quelles que soient les douleurs de cette vie, je ne m’en plaindrai pas, s’il m’est donné de réaliser les deux plus hautes ambitions qu’un homme puisse avoir sur la terre. Ces deux ambitions, les voici : être esclave, et être serviteur. Esclave de la conscience, et serviteur des pauvres.


  1. C’était à cette époque la dette de la France sous l’empire. Depuis, Sedan et ses suites ont accru cette dette de dix milliards. Grâce à l’aventure finale de l’empire, la France doit dix milliards de plus ; il est vrai qu’elle a deux provinces de moins.