Adorable Clio/Adieu à la guerre

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Emile-Paul frères (p. 225-237).
ADIEU À LA GUERRE


Voici que les Allemands ont signé la paix, sur de petites croix qu’on m’a fait tracer d’avance au crayon, signatures crucifiées, et M. William-Martin m’arrache ma gomme pour effacer les croix lui-même. Voici que dans les tramways de Suisse et de Hollande, chaque Prussien lit les clauses et se plaint au conducteur qu’on lui prenne Togo. Voici qu’en Thuringe et en Souabe chaque père de famille rentre en retard pour le repas et jette le livre du traité sur la table devant ses enfants silencieux.

Voici que les Autrichiens, debout en ligne sur la terrasse de Saint-Germain, lèvent tous la tête vers un dirigeable, la baissent tous ensemble pour suivre dans la Seine l’ombre du ballon et répètent, sans se lasser, face à Paris, ce geste de consentement.

Voici que je ne tuerai plus de Bulgares, que j’ai le droit d’aimer les Turcs ; voici que, pour la première fois depuis cinq ans, — car j’ai rendu ce matin mon revolver et mes jumelles à mon dépôt — je me retrouve sans arme et sans rien qui double ou aiguise mes sens, devant les arbres, les passants et les tramways pleins de malice. Voici que mon plus grand ennemi au monde, peu acharné, mais le seul que j’aurai désormais à épier le soir dans les forêts, à surprendre à l’aube près des promontoires, celui que dès maintenant je surveille dans ce miroir de poche comme au périscope, c’est ce Français, c’est moi-même… Guerre, tu es finie !


Comment la guerre commença ? Nous dansions au sous-sol, dans un casino : on annonça la guerre. Toutes les danseuses se précipitèrent sans manteau sur la terrasse, tous les faux couples se désunirent, les vrais couples se reformèrent, comme dans le paquebot qui heurte une banquise ; les maris couvraient leurs femmes de leur pardessus et les lançaient dans la nuit avec ces ceintures de sauvetage ; des groupes faits par le hasard devenaient immuables comme dans un canot et partaient compacts vers les hôtels. Naufrage sans enfants… Je dis adieu à l’inconnue qui était dans mes bras, toute couleur de grenadine, à la seconde où éclata la guerre. À pied, à travers la campagne, je partis vers la petite ville où étaient mes parents. La lune étincelait. Une eau pure s’amassait dans les écluses. La terre était unie et miroitait comme un tableau sous une vitre. Jolie besogne, pour un messager de la guerre, de traverser une Auvergne nocturne ! Tous les oiseaux de nuit volaient pour cette dernière nuit. À la hauteur des maisons, j’entendais le tic-tac des horloges… De grandes hordes de chevaux s’assemblaient silencieusement auprès des bourgs, de grands troupeaux de moutons et de bœufs… Pas un homme. Les animaux semblaient fuir d’eux-mêmes ce pays qui allait sombrer. Seule, l’auto d’un médecin courait essoufflée vers chaque nouveau malade comme vers un nouveau point qui lâche dans une couture ; il se hâtait ; mais tout effort désormais était inutile… tout déjà craquait ! J’allais, hypocritement tendre, dissimulant jusqu’au bout ma mission, caressant un paisible bœuf comme un dernier îlot de paix, frappant d’une canne amicale un arbre, comme une barrique au passage, un arbre qui était plein, qui résonnait à peine, un cher arbre… J’arrivai, je cognai à la porte ; une bougie s’alluma, vacilla, première petite flamme allumée au sinistre flambeau… Jolie besogne pour un fils d’annoncer la guerre à ses parents… Ils se penchèrent à la fenêtre, ils descendirent : la guerre ? Ils m’assurèrent que je me trompais. Savais-je ce qu’était la guerre ? Ils la combattaient en moi comme un projet ; ils m’offraient une boisson chaude, ils cherchaient des biscuits, ils voulaient me séduire… Qu’avais-je donc à ne pas vouloir leur dire oui, leur dire peut-être… étais-je amoureux de la guerre ? Mais, déjà, j’étais inflexible. À mon réveil, ils m’entourèrent… Mais, déjà, j’étais leur aîné, j’étais plus près qu’eux de la mort… Du chocolat ? oui, j’en prenais… Mais déjà, j’étais impitoyable et tendre, austère et gai, obstiné et facile. J’étendis les bras nus hors du lit en bâillant… Ils frémirent… Leur fils, une seconde, avait ressemblé à cet être qui écarte les bras, qui ouvre, ouvre la bouche,… à la guerre !


Comment la guerre se passa ? En réveils, en réveils incessants. Tous mes souvenirs de guerre ne sont que des souvenirs de réveil. Pas un jour où la nuit nous ait enfantés sans douleur… L’aube, quand nos yeux ouverts depuis une minute, à la place des constellations immuables, du moins, et douces à la pensée, voyaient soudain deux avions en combat monter et descendre par saccades, s’agiter autour de notre pauvre regard rigide, comme les plateaux d’une balance folle ! Le petit jour, quand le sergent professeur de piano, agitant ses doigts pour les garder déliés, tapotait sur son bidon à droite, sur sa musette à gauche, de petits coups furtifs qui étaient les études en mineur. — C’est la pluie, pensaient ses voisins, sale pluie ! Et le matin, quand Laurent, à peine debout, pour se rendre un peu plus brave, comme on frappe fort le baromètre pour qu’il fasse un peu plus beau, se battait lui-même à coups de poings ! Et le réveil avant le réveil, quand on ne pouvait détacher son regard de toutes ces places violettes et ridées, dans les autres visages, qui, tout à l’heure, allaient être des yeux ! Et minuit, aux environs d’un clocher, quand nous comptions les douze coups, marches de notre seul escalier ! Et la fusée éclairante, avant l’attaque, qui nous montrait tous assis en ligne devant nos sacs comme devant des pupitres, occupés à des jeux d’écoliers en classe ; et si l’on bavardait, l’officier claquait de la langue, comme un pion ! Et la fin de la nuit, quand nous nous retrouvions étendus au pied du jour comme des traîtres fusillés, remuant encore, geignant ; et l’adjudant-sommeil passait, nous tirait en pleine tempe, nous achevait !


La guerre est finie. Voici que je ne m’endormirai plus sur l’épaule d’un bourrelier, sur le cœur d’un menuisier ; mes jambes ne se prendront plus le soir — qu’il était ardu de les démêler seules le matin — dans les jambes d’un charretier, d’un plongeur. La tête de Chinard, le sabotier, ne retombera pas toute la nuit sur mes genoux, durement, comme une coque tombée d’un arbre et je n’aurai plus à la reposer près de moi, doucement, en y mettant les deux mains. Mon tambour le jardinier ne ronflera plus à mon oreille, et je ne taperai plus, pour le réveiller, d’une main de plus en plus nerveuse, sur son tambour. Me voici seul, et ce filet qu’ont depuis cinq ans tendu au-dessous de moi tous les métiers, qui m’a sauvé, j’ai passé pour toujours au travers. Boulangers et charbonniers sans couleurs, teinturiers et peintres aux mains blanches, adieu ! Mon brusque réveil ne fera plus trembler, comme le voyageur qui tire une liane au matin remue toute la forêt, une file entrelacée de coiffeurs, de typographes… Mon réveil, tous ces réveils ! L’aube, où l’on se décidait enfin à dégrafer son ceinturon, gonflé par la nuit autant que par une mort… L’aube, sur cette ligne où deux soldats seulement, celui qui touchait la mer, celui qui touchait la Suisse, avaient un côté libre… L’aube, où le ciel souillé s’élevait comme un pauvre linge qu’on appuya, humide du moins, sur la terre, avec la lune au centre, son empreinte livide… Et cette aube dans un moulin, quand un Allemand appuyait de tout son corps contre ma porte, quand je résistais, quand je faiblissais, quand je sentis s’ouvrir la porte de la France ! Guerre, tu es finie !

Voilà que je reprends ma vraie distance de la mort, d’une pensée si vive qu’il me semble partir à reculons dans ma chambre même, et que les objets, commodes, pendules, tableaux, s’éloignent de moi aussi vite que les amis âgés et les parents ! Souci que nous avions de la mort, plutôt que crainte ; elle nous gênait juste comme un oiseau que nous aurions eu à porter cinq années dans notre main gauche. Est-ce la mort, est-ce trois millions de moineaux qui s’envolent soudain de nous ?… Voilà que nous ne vivrons plus auprès des femmes comme auprès d’une race immortelle… Voilà que nous ne frotterons plus nos regards aux femmes comme à une race, comme à un phosphore divins ! Qu’elles sont débiles, les deux que je vois d’ici, de rouge et de jaune vêtues… visages de poudre et de cher plâtre, cheveux oxygénés, tendre argile que le premier matin de paix décolore et effrite, comme ces statuettes, en Orient, quand nous les tirions au jour. Pauvres femmes soudain millénaires ! Guerre, tu es finie !

Ma section s’est rompue comme un collier. Tous mes camarades ont roulé selon la pente vers les villes et disparu sous les beaux meubles de la France ; sous Chenonceaux, je ne sais où, mon ordonnance ; il me faudra déplacer tout Chenonceaux pour le retrouver ; sous Toulouse, et dans un sous-sol, mon cuisinier. Les mains se pressent, les visages se touchent. Le toucher est rendu aux Français… Ce grand corps inerte de la France, tendu pour séparer d’aussi loin que possible les plaies, les pieds cloués, les mains clouées, le visage décharné, les époux des épouses, les frères des sœurs, a fondu soudain par son centre. Il n’y a plus toute la France comme un tampon incompressible entre l’homme et la femme qui aiment, toute la France comme une rallonge entre le fiancé et la fiancée qui déjeunent. Les jaloux peuvent se toucher, les indifférents s’effleurer, les inconnus se prendre les mains et n’être inconnus qu’à un mètre ! Guerre, tu es finie !

Ce que je suis maintenant ? Ce que je fais ?

C’est dimanche. Il est midi. L’air est tout bourdonnant d’aéroplanes qui travaillent comme des batteuses. Le printemps, d’une heureuse, bienheureuse pente, nous déverse à l’été. La lune tourne vers nous son côté argent, le soleil son côté or ; la France — et chaque Français — fait face à tout ce qui brille, comme un jeune taureau. C’est aujourd’hui que les Allemands nous cèdent leurs câbles, nous donnent surveillance sur leurs avions ; de grands chemins s’ouvrent pour nous dans l’air et sous les eaux. Le soleil flamboie. Chaque écrivain, au bout d’un rayon, ne pose sur sa page que des mots dorés. Chacun au bout d’un rayon, les Parisiens, dans le Luxembourg, effleurent les pelouses de pieds victorieux, donnent à travers les grilles du Jardin des Plantes, aux caribous, aux zébus, aux antilopes, des caresses de vainqueurs ; les commis content des mensonges aux commises qui les adorent, menteurs victorieux. Tout le peuple mange aux terrasses, — et pas un plat, de la cuisine à la table, et pas une brique, dans cette maison qu’on achève, du tombereau à la toiture, et pas une paperasse dans ce ministère, de l’huissier au chef de bureau, qu’ait effleurés une main vaincue… De moi, malgré moi, tous les héros tristes et vaincus, nos frères et sœurs d’hier, s’écartent un peu, s’écartent : Andromaque et son éternelle plainte, Pandore et son éternelle espérance, et Annibal, et Vercingétorix ; notre intimité, pauvres vaincus, est finie ; notre parent commun est mort.

Il est midi. La rue est coupée en deux parties inégales par l’ombre et le soleil ; du côté étroit de l’ombre, les enfants qui mangent pour la première fois des gâteaux, reviennent de Saint-Sulpice, où tous leurs saints depuis hier sont victorieux, à la main de leur grand-père, qui mange à nouveau des bonbons ; du côté du soleil, les animaux, chiens et chats, dorment et courent, vivent au large. C’est sur leur trottoir que je vais ; à chaque minute, un des trois millions de moineaux part sous mes pas…

Il est midi. Un vent léger remue les platanes ; en appuyant du doigt sur son œil, on voit toutes choses avec un contour doré ; le vin est rose dans les carafes ; la nappe est blanche sous l’argent et sous les cerises…

Ce que je fais ? Ce que je suis ?

Je suis un vainqueur, le dimanche à midi.



Juillet 1919.