Agésilas
AGÉSILAS,
AU LECTEUR.
Il ne faut que parcourir les vies d’Agésilas et de LysanDer chez Plutarque, pour démêler ce qu’il y a d’historique dans cette tragédie. La manière dont je l’ai traitée n’a point d’exemple parmi nos Français, ni dans ces précieux restes de l’antiquité qui sont venus jusqu’à nous ; et c’est ce qui me l’a fait choisir. Les premiers qui ont travaillé pour le théâtre, ont travaillé sans exemple ; et ceux qui les ont suivis y ont fait voir quelques nouveautés de temps en temps. Nous n’avons pas moins de privilège. Aussi notre Horace, qui nous recommande tant la lecture des poètes grecs par ces paroles,
Vos exemplaria græca
Noclurnà versate manu, versatediurnà,
ne laisse pas de louer hautement les Romains d’avoir osé quitter les traces de ces mêmes Grecs, et pris d’autres routes :
Nil intenta tum nostri liquére poëlæ ;
Nec minimum meruere decus, vesligia græca
Ausi deserere.
Leurs règles sont bonnes ; mais leur méthode n’est pas de notre siècle : et qui s’attacherait à ne marcher que sur leurs pas, ferait sans doute peu de progrès, et divertirait mal son auditoire. On court, à la vérité, quelque risque de s’égarer, et même on s’égare assez souvent, quand on s’écarte du chemin battu ; mais on ne s’égare pas toutes les fois qu’on s’en écarte : quelques-uns en arrivent plus tôt où ils prétendent, et chacun peut hasarder à ses périls.
Agésilas n’est guère connu dans le monde que par le mot de Despréaux :
Il eut tort sans doute de faire imprimer dans ses ouvrages ce mot qui n’en valait pas la peine ; mais il n’eut pas tort de le dire. Le lecteur doit trouver bon qu’on ne fasse aucun commentaire sur une pièce qu’on ne devrait pas même imprimer. Il serait mieux sans doute qu’on ne publiât que les bons ouvrages des bons auteurs ; mais le public veut tout avoir, soit par une vaine curiosité, soit par une malignité secrète, qui aime à repaître ses youx des fautes des grands hommes. (V.)
Agésilas, roi de Sparte.
Lysander, fameux capitaine de Sparte.
Cotys, roi de Paphlagonie.
Spitridate, grand Seigneur persan.
Mandane, sœur de Spitridate.
Elpinice, fille de Lysander.
Aglatide, fille de Lysander.
Xenocles, lieutenant d’Agésilas.
Cléon, orateur grec, natif d’Halicarnasse.
ACTE I
Scène I
Ma sœur, depuis un mois nous voilà dans Éphèse,
Prêtes à recevoir ces illustres époux
Que Lysander, mon père, a su choisir pour nous ;
Et ce choix bienheureux n’a rien qui ne vous plaise.
Dites-moi toutefois, et parlons librement,
Vous semble-t-il que votre amant
Cherche avec grande ardeur votre chère présence ?
Et trouvez-vous qu’il montre, attendant ce grand jour,
Cette obligeante impatience
Que donne, à ce qu’on dit, le véritable amour ?
Cotys est roi, ma sœur ; et comme sa couronne
Parle suffisamment pour lui,
Assuré de mon cœur, que son trône lui donne,
De le trop demander il s’épargne l’ennui.
Ce me doit être assez qu’en secret il soupire,
Que je puis deviner ce qu’il craint de trop dire,
Et que moins son amour a d’importunité,
Plus il a de sincérité.
Mais vous ne dites rien de votre Spitridate :
Prend-il autant de peine à mériter vos feux
Que l’autre à retenir mes vœux ?
C’est environ ainsi que son amour éclate :
Il m’obsède à peu près comme l’autre vous sert.
On dirait que tous deux agissent de concert,
Qu’ils ont juré de n’être importuns l’un ni l’autre :
Ils en font grand scrupule ; et la sincérité
Dont mon amant se pique, à l’exemple du vôtre,
Ne met pas son bonheur en l’assiduité.
Ce n’est pas qu’à vrai dire il ne soit excusable :
Je préparai pour lui, dès Sparte, une froideur
Qui, dès l’abord, était capable
D’éteindre la plus vive ardeur ;
Et j’avoue entre nous qu’alors qu’il me néglige,
Qu’il se montre à son tour si froid, si retenu,
Loin de m’offenser, il m’oblige,
Et me remet un cœur qu’il n’eût pas obtenu.
J’admire cette antipathie
Qui vous l’a fait haïr avant que de le voir,
Et croirais que sa vue aurait eu le pouvoir
D’en dissiper une partie ;
Car enfin Spitridate a l’entretien charmant,
L’œil vif, l’esprit aisé, le cœur bon, l’âme belle.
À tant de qualités s’il joignait un vrai zèle…
Ma sœur, il n’est pas roi, comme l’est votre amant.
Mais au parti des Grecs il unit deux provinces ;
Et ce Perse vaut bien la plupart de nos princes.
Il n’est pas roi, vous dis-je, et c’est un grand défaut.
Ce n’est point avec vous que je le dissimule,
J’ai peut-être le cœur trop haut ;
Mais aussi bien que vous je sors du sang d’Hercule ;
Et lorsqu’on vous destine un roi pour votre époux,
J’en veux un aussi bien que vous.
J’aurais quelque chagrin à vous traiter de reine,
À vous voir dans un trône assise en souveraine,
S’il me fallait ramper dans un degré plus bas ;
Et je porte une âme assez vaine
Pour vouloir jusque-là vous suivre pas à pas.
Vous êtes mon aînée, et c’est un avantage
Qui me fait vous devoir grande civilité ;
Aussi veux-je céder le pas devant à l’âge,
Mais je ne puis souffrir autre inégalité.
Vous êtes donc jalouse, et ce trône vous gêne
Où la main de Cotys a droit de me placer !
Mais si je renonçais au rang de souveraine,
Voudriez-vous y renoncer ?
Non, pas sitôt : j’ai quelque vue
Qui me peut encore amuser.
Mariez-vous, ma sœur ; quand vous serez pourvue,
On trouvera peut-être un roi pour m’épouser.
J’en aurais un déjà, n’était ce rang d’aînée
Qui demandait pour vous ce qu’il voulait m’offrir,
Ou s’il eût reconnu qu’un père eût pu souffrir
Qu’à l’hymen avant vous on me vît destinée.
Si ce roi jusqu’ici ne s’est point déclaré,
Peut-être qu’après tout il n’a que différé,
Qu’il attend votre hymen pour rompre son silence.
Je pense avoir encor ce qui le sut charmer ;
Et s’il faut vous en faire entière confidence,
Agésilas m’aimait, et peut encor m’aimer.
Que dites-vous, ma sœur ? Agésilas vous aime !
Je vous dis qu’il m’aimait, et que sa passion
Pourrait bien être encor la même ;
Mais cet amusement de mon ambition
Peut n’être qu’une illusion.
Ce prince tient son trône et sa haute puissance
De ce même héros dont nous tenons le jour ;
Et si ce n’était lors que par reconnaissance
Qu’il me témoignait de l’amour,
Puis-je être sans inquiétude
Quand il n’a plus pour lui que de l’ingratitude,
Qu’il n’écoute plus rien qui vienne de sa part ?
Je ne sais si sa flamme est pour moi faible ou forte ;
Mais la reconnaissance morte,
L’amour doit courir grand hasard.
Ah ! S’il n’avait voulu que par reconnaissance
Être gendre de Lysander,
Son choix aurait suivi l’ordre de la naissance,
Et Sparte, au lieu de vous, l’eût vu me demander ;
Mais pour mettre chez nous l’éclat de sa couronne
Attendre que l’hymen m’ait engagée ailleurs,
C’est montrer que le cœur s’attache à la personne.
Ayez, ayez pour lui des sentiments meilleurs.
Ce cœur qu’il vous donna, ce choix qui considère
Autant et plus encor la fille que le père,
Feront que le devoir aura bientôt son tour ;
Et pour vous faire seoir où vos désirs aspirent,
Vous verrez, et dans peu, comme pour vous conspirent
La reconnaissance et l’amour.
Vous voyez cependant qu’à peine il me regarde :
Depuis notre arrivée il ne m’a point parlé ;
Et quand ses yeux vers moi se tournent par mégarde…
Comme avec lui mon père a quelque démêlé,
Cette petite négligence,
Qui vous fait douter de sa foi,
Vient de leur mésintelligence,
Et dans le fond de l’âme il vit sous votre loi.
À tous hasards, ma sœur, comme j’en suis mal sûre,
Si vous me pouviez faire un don de votre amant,
Je crois que je pourrais l’accepter sans murmure.
Vous venez de parler du mien si dignement…
Aimeriez-vous Cotys, ma sœur ?
Moi ? Nullement.
Pourquoi donc vouloir qu’il vous aime ?
Les hommages qu’Agésilas
Daigna rendre en secret au peu que j’ai d’appas,
M’ont si bien imprimé l’amour du diadème,
Que pourvu qu’un amant soit roi,
Il est trop aimable pour moi.
Mais sans trône on perd temps : c’est la première idée
Qu’à l’amour en mon cœur il ait plu de tracer ;
Il l’a fidèlement gardée,
Et rien ne peut plus l’effacer.
Chacune a son humeur : la grandeur souveraine,
Quelque main qui vous l’offre, est digne de vos feux ;
Et vous ne ferez point d’heureux
Qui de vous ne fasse une reine.
Moi, je m’éblouis moins de la splendeur du rang ;
Son éclat au respect plus qu’à l’amour m’invite :
Cet heureux avantage ou du sort ou du sang
Ne tombe pas toujours sur le plus de mérite.
Si mon cœur, si mes yeux en étaient consultés,
Leur choix irait à la personne,
Et les hautes vertus, les rares qualités
L’emporteraient sur la couronne.
Avouez tout, ma sœur : Spitridate vous plaît.
Un peu plus que Cotys ; et si votre intérêt
Vous pouvait résoudre à l’échange…
Qu’en pouvons-nous ici résoudre vous et moi ?
En l’état où le ciel nous range,
Il faut l’ordre d’un père, il faut l’aveu d’un roi,
Que je plaise à Cotys, et vous à Spitridate.
Pour l’un je ne sais quoi m’en flatte,
Pour l’autre je n’en réponds pas ;
Et je craindrais fort que Mandane,
Cette incomparable Persane,
N’eût pour lui des attraits plus forts que vos appas.
Ma sœur, Spitridate est son frère,
Et si jamais sur lui vous aviez du pouvoir…
Le voilà qui nous considère.
Est-ce vous ou moi qu’il vient voir ?
Voulez-vous que je vous le laisse ?
Ma sœur, auparavant engagez l’entretien ;
Et s’il s’en offre lieu, jouez d’un peu d’adresse,
Pour votre intérêt et le mien.
Il est juste en effet, puisqu’il n’a su me plaire,
Que je vous aide à m’en défaire.
Scène II
Seigneur, je me retire : entre les vrais amants
Leur amour seul a droit d’être de confidence,
Et l’on ne peut mêler d’agréable présence
A de si précieux moments.
Un vertueux amour n’a rien d’incompatible
Avec les regards d’une sœur.
Ne m’enviez point la douceur
De pouvoir à vos yeux convaincre une insensible :
Soyez juge et témoin de l’indigne succès
Qui se prépare pour ma flamme ;
Voyez jusqu’au fond de mon âme
D’une si pure ardeur où va le digne excès ;
Voyez tout mon espoir au bord du précipice ;
Voyez des maux sans nombre et hors de guérison ;
Et quand vous aurez vu toute cette injustice,
Faites m’en un peu de raison.
Si vous me permettez, Seigneur, de vous entendre,
De l’air dont votre amour commence à m’accuser,
Je crains que pour en bien user
Je ne me doive mal défendre.
Je sais bien que j’ai tort, j’avoue et hautement
Que ma froideur doit vous déplaire ;
Mais en cette froideur un heureux changement
Pourrait-il fort vous satisfaire ?
En doutez-vous, Madame, et peut-on concevoir… ?
Je vous entends, Seigneur, et vois ce qu’il faut voir :
Un aveu plus précis est d’une conséquence
Qui pourrait vous embarrasser ;
Et même à notre sexe il est de bienséance
De ne pas trop vous en presser.
À
Lysander mon père il vous plut de promettre
D’unir par notre hymen votre sang et le sien ;
La raison, à peu près, Seigneur, je la pénètre,
Bien qu’aux raisons d’état je ne connaisse rien.
Vous ne m’aviez point vue, et facile ou cruelle,
Petite ou grande, laide ou belle,
Qu’à votre humeur ou non je pusse m’accorder,
La chose était égale à votre ardeur nouvelle,
Pourvu que vous fussiez gendre de Lysander.
Ma sœur vous aurait plu s’il vous l’eût proposée ;
J’eusse agréé Cotys s’il me l’eût proposé.
Vous trouvâtes tous deux la politique aisée ;
Nous crûmes toutes deux notre devoir aisé.
Comme à traiter cette alliance
Les tendresses des cœurs n’eurent aucune part,
Le vôtre avec le mien a peu d’intelligence,
Et l’amour en tous deux pourra naître un peu tard.
Quand il faudra que je vous aime,
Que je l’aurai promis à la face des dieux,
Vous deviendrez cher à mes yeux ;
Et j’espère de vous le même.
Jusque-là votre amour assez mal se fait voir ;
Celui que je vous garde encor plus mal s’explique :
Vous attendez le temps de votre politique,
Et moi celui de mon devoir.
Voilà, Seigneur, quel est mon crime ;
Vous m’en vouliez convaincre, il n’en est plus besoin ;
J’en ai fait, comme vous, ma sœur juge et témoin :
Que ma froideur lui semble injuste ou légitime,
La raison que vous peut en faire sa bonté
Je consens qu’elle vous la fasse ;
Et pour vous en laisser tous deux en liberté,
Je veux bien lui quitter la place.
Scène III
Elle ne s’y fait pas, Madame, un grand effort,
Et ferait grâce entière à mon peu de mérite,
Si vôtre âme avec elle était assez d’accord
Pour se vouloir saisir de ce qu’elle vous quitte.
Pour peu que vous daigniez écouter la raison,
Vous me devez cette justice,
Et prendre autant de part à voir ma guérison,
Qu’en ont eu vos attraits à faire mon supplice.
Quoi ? Seigneur, j’aurais part…
C’est trop dissimuler
La cause et la grandeur du mal qui me possède ;
Et je me dois, Madame, au défaut du remède,
La vaine douceur d’en parler.
Oui, vos yeux ont part à ma peine,
Ils en font plus de la moitié ;
Et s’il n’est point d’amour pour en finir la gêne,
Il est pour l’adoucir des regards de pitié.
Quand je quittai la Perse, et brisai l’esclavage
Où, m’envoyant au jour, le ciel m’avait soumis,
Je crus qu’il me fallait parmi ses ennemis
D’un protecteur puissant assurer l’avantage.
Cotys eut, comme moi, besoin de Lysander ;
Et quand pour l’attacher lui-même à nos familles,
Nous demandâmes ses deux filles,
Ce fut les obtenir que de les demander.
Par déférence au trône il lui promit l’aînée ;
La jeune me fut destinée.
Comme nous ne cherchions tous deux que son appui,
Nous acceptâmes tout sans regarder que lui.
J’avais su qu’Aglatide était des plus aimables,
On m’avait dit qu’à Sparte elle savait charmer ;
Et sur des bruits si favorables
Je me répondais de l’aimer.
Que l’amour aime peu ces folles confiances !
Et que pour affermir son empire en tous lieux,
Il laisse choir souvent de cruelles vengeances
Sur qui promet son cœur sans l’aveu de ses yeux !
Ce sont les conseillers fidèles
Dont il prend les avis pour ajuster ses coups ;
Leur rapport inégal vous fait plus ou moins belles,
Et les plus beaux objets ne le sont pas pour tous.
À ce moment fatal qui nous permit la vue
Et de vous et de cette sœur,
Mon âme devint toute émue,
Et le trouble aussitôt s’empara de mon cœur ;
Je le sentis pour elle tout de glace,
Je le sentis tout de flamme pour vous ;
Vous y régnâtes en sa place,
Et ses regards aux miens n’offrirent rien de doux.
Il faut pourtant l’aimer, du moins il faut le feindre ;
Il faut vous voir aimer ailleurs :
Voyez s’il fut jamais un amant plus à plaindre,
Un cœur plus accablé de mortelles douleurs.
C’est un malheur sans doute égal au trépas même
Que d’attacher sa vie à ce qu’on n’aime pas ;
Et voir en d’autres mains passer tout ce qu’on aime,
C’est un malheur encor plus grand que le trépas.
Je vous en plains, Seigneur, et ne puis davantage,
Je ne sais aimer ni haïr ;
Mais dès qu’un père parle, il porte en mon courage
Toute l’impression qu’il faut pour obéir.
Voyez avec Cotys si ses vœux les plus tendres
Voudraient rendre à ma sœur l’hommage qu’il me rend.
Tout doit être à mon père assez indifférent,
Pourvu que vous et lui vous demeuriez ses gendres.
Mais à vous dire tout, je crains qu’Agésilas
N’y refuse l’aveu qui vous est nécessaire :
C’est
notre souverain.
S’il en dédit un père,
Peut-être ai-je une sœur qu’il n’en dédira pas.
Ce grand prince pour elle a tant de complaisance,
Qu’à sa moindre prière il ne refuse rien ;
Et si son cœur voulait s’entendre avec le mien…
Reposez-vous, Seigneur, sur mon obéissance,
Et contentez-vous de savoir
Qu’aussi bien que ma sœur j’écoute mon devoir.
Allez trouver Cotys, et sans aucun scrupule…
Perdriez-vous pour moi son trône sans ennui ?
Le voilà qui paraît. Quelque ardeur qui vous brûle,
Mettez d’accord mon père, Agésilas et lui.
Scène IV
Vous voyez de quel air Elpinice me traite,
Comme elle disparaît, Seigneur, à mon abord.
Si votre âme, Seigneur, en est mal satisfaite,
Mon sort est bien à plaindre autant que votre sort.
Ah ! S’il n’était honteux de manquer de promesse !
Si la foi sans rougir pouvait se dégager !
Qu’une autre de mon cœur serait bientôt maîtresse !
Que je serais ravi, comme vous, de changer !
Elpinice pour moi montre une telle glace,
Que je me tiendrais sûr de son consentement.
Aglatide verrait qu’une autre prît sa place
Sans en murmurer un moment.
Que nous sert qu’en secret l’une et l’autre engagée
Peut-être ainsi que nous porte son cœur ailleurs ?
Pour voir notre infortune entre elles partagée,
Nos destins n’en sont pas meilleurs.
Elles aiment ailleurs, ces belles dédaigneuses ;
Et peut-être, en dépit du sort,
Il serait un moyen et de les rendre heureuses,
Et de nous rendre heureux par un commun accord.
Souffrez donc qu’avec vous tout mon cœur se déploie.
Ah ! Si vous le vouliez, que mon sort serait doux !
Vous seul me pouvez mettre au comble de ma joie.
Et ma félicité dépend toute de vous.
Vous me pouvez donner l’objet qui me possède.
Vous me pouvez donner celui de tous mes vœux :
Elpinice me charme.
Et si je vous la cède ?
Je céderai de même Aglatide à vos feux.
Aglatide, Seigneur ! Ce n’est pas là m’entendre,
Et vous ne feriez rien pour moi.
Ne vous devez-vous pas à Lysander pour gendre ?
Oui ; mais l’amour ici me fait une autre loi.
L’amour ! Il n’en faut point écouter qui le blesse,
Et qui nous ôte son appui.
L’échange des deux sœurs n’a rien qui l’intéresse,
Nous n’en serons pas moins à lui ;
Mais de porter ailleurs sa main, qui leur est due,
Seigneur, au dernier point ce sera l’irriter,
Et sa protection perdue,
N’avons-nous rien à redouter ?
Si je n’en juge mal, sa faveur n’est pas grande,
Seigneur, auprès d’Agésilas ;
Il n’obtient presque rien de quoi qu’il lui demande.
Je vois qu’assez souvent il ne l’écoute pas ;
Mais pour un différend frivole,
Dont nous ignorons le secret,
Ce prince avouerait-il un amour indiscret,
D’un tel manquement de parole ?
Lui qui lui doit son trône, et cet illustre rang
D’unique général des troupes de la Grèce,
Pourrait-il le haïr avec tant de bassesse,
Qu’il pût autoriser ce mépris de son sang ?
Si nous manquons de foi, qu’aura-t-il lieu de croire ?
En aurions-nous pour lui plus que pour Lysander ?
Pensez-y bien, Seigneur, avant qu’y hasarder
Nos sûretés et votre gloire.
Et si ce différend, que vous craignez si peu,
Lui fait pour notre hymen refuser un aveu ?
Ma sœur n’a qu’à parler, je m’en tiens sûr par elle.
Seigneur, l’aimerait-il ?
Il la trouve assez belle,
Il en parle avec joie, et se plaît à la voir.
Je tâche d’affermir ces douces apparences ;
Et si vous voulez tout savoir,
Je pense avoir de quoi flatter mes espérances.
Prenez-y part, Seigneur, pour l’intérêt commun.
Quand nous aurons tous deux Lysander pour beau-père,
Ce roi s’allie à vous, s’il devient mon beau-frère ;
Et nous aurons ainsi deux appuis au lieu d’un.
Et Mandane y consent ?
Mandane est trop bien née
Pour dédire un devoir qui la met sous ma loi.
Et vous avez donné pour elle votre foi ?
Non ; mais à dire vrai, je la tiens pour donnée.
Ah ! Ne la donnez point, Seigneur, si vous m’aimez,
Ou si vous aimez Elpinice.
Mandane a tout mon cœur, mes yeux en sont charmés ;
Et ce n’est qu’à ce prix que je vous rends justice.
Elpinice ne rend votre foi qu’à sa sœur,
Et ce n’est qu’à ce prix qu’elle-même se donne.
Hélas ! Et si l’amour autrement en ordonne,
Le moyen d’y forcer mon cœur ?
Rendez-vous-en le maître.
Et l’êtes-vous du vôtre ?
J’y ferai mon effort, si je vous parle en vain ;
Et du moins, si ma sœur vous dérobe à toute autre,
Je serai maître de ma main.
Je ne le puis celer, qui que l’on me propose,
Toute autre que Mandane est pour moi même chose.
Il vous est donc facile, et doit même être doux,
Puisqu’enfin Elpinice aime un autre que vous,
De lui préférer qui vous aime ;
Et du moins vous auriez l’honneur,
Par un peu d’effort sur vous-même,
De faire le commun bonheur.
Je ferais trois heureux qui m’empêchent de l’être !
J’ose, j’ose vous faire une plus juste loi :
Ou faites mon bonheur dont vous êtes le maître,
Ou demeurez tous trois malheureux comme moi.
Eh bien ! épousez Elpinice :
Je renonce à tout mon bonheur,
Plutôt que de me voir complice
D’un manquement de foi qui vous perdrait d’honneur.
Rendez-vous à votre Aglatide,
Puisque votre cœur endurci
Veut suivre obstinément un faux devoir pour guide :
Je serai malheureux, vous le serez aussi.
ACTE II
Scène I
Que nous avons, ma sœur, brisé de rudes chaînes !
En Perse il n’est point de sujets ;
Ce ne sont qu’esclaves abjects,
Qu’écrasent d’un coup d’œil les têtes souveraines :
Le monarque, ou plutôt le tyran général,
N’y suit pour loi que son caprice,
N’y veut point d’autre règle et point d’autre justice,
Et souvent même impute à crime capital
Le plus rare mérite et le plus grand service ;
Il abat à ses pieds les plus hautes vertus,
S’immole insolemment les plus illustres vies,
Et ne laisse aujourd’hui que les cœurs abattus
À couvert de ses tyrannies.
Vous autres, s’il vous daigne honorer de son lit,
Ce sont indignités égales :
La gloire s’en partage entre tant de rivales,
Qu’elle est moins un honneur qu’un sujet de dépit.
Toutes n’ont pas le nom de reines,
Mais toutes portent mêmes chaînes,
Et toutes, à parler sans fard,
Servent à ses plaisirs sans part à son empire ;
Et même en ses plaisirs elles n’ont autre part
Que celle qu’à son cœur brutalement inspire
Ou ce caprice, ou le hasard.
Voilà, ma sœur, à quoi vous avait destinée,
À quel infâme honneur vous avait condamnée
Pharnabaze, son lieutenant :
Il aurait fait de vous un présent à son prince,
Si pour nous affranchir mon soin le prévenant
N’eût à sa tyrannie arraché ma province.
La Grèce a de plus saintes lois,
Elle a des peuples et des rois
Qui gouvernent avec justice :
La raison y préside, et la sage équité ;
Le pouvoir souverain par elles limité,
N’y laisse aucun droit de caprice.
L’hymen de ses rois même y donne cœur pour cœur ;
Et si vous aviez le bonheur
Que l’un d’eux vous offrît son trône avec son âme,
Vous seriez, par ce nœud charmant,
Et reine véritablement,
Et véritablement sa femme.
Je veux bien l’espérer : tout est facile aux dieux ;
Et peut-être que de bons yeux
En auraient déjà vu quelque flatteuse marque ;
Mais il en faut de bons pour faire un si grand choix.
Si le roi dans la Perse est un peu trop monarque,
En Grèce il est des rois qui ne sont pas trop rois :
Il en est dont le peuple est le suprême arbitre ;
Il en est d’attachés aux ordres d’un sénat ;
Il en est qui ne sont enfin, sous ce grand titre,
Que premiers sujets de l’état.
Je ne sais si le ciel pour régner m’a fait naître,
Et quoi qu’en ma faveur j’aie encor vu paraître,
Je doute si l’on m’aime ou non ;
Mais je pourrais être assez vaine
Pour dédaigner le nom de reine
Que m’offrirait un roi qui n’en eût que le nom.
Vous en savez beaucoup, ma sœur, et vos mérites
Vous ouvrent fort les yeux sur ce que vous valez.
Je réponds simplement à ce que vous me dites,
Et parle en général comme vous me parlez.
Cependant et des rois et de leur différence
Je vous trouve en effet plus instruite que moi.
Puisque vous m’ordonnez qu’ici j’espère un roi,
Il est juste, Seigneur, que quelquefois j’y pense.
N’y pensez-vous point trop ?
Je sais que c’est à vous
À régler mes désirs sur le choix d’un époux :
Mon devoir n’en fera point d’autre ;
Mais quand vous daignerez choisir pour une sœur,
Daignez songer, de grâce, à faire son bonheur
Mieux que vous n’avez fait le vôtre.
D’un choix que vous m’aviez vous-même tant loué,
Votre cœur et vos yeux vous ont désavoué ;
Et si j’ai, comme vous, quelques pentes secrètes,
Seigneur, si c’est ainsi que vous les rencontrez,
Jugez, par le trouble où vous êtes,
De l’état où vous me mettrez.
Je le vois bien, ma sœur, il faut vous laisser faire :
Qui choisit mal pour soi choisit mal pour autrui ;
Et votre cœur, instruit par le malheur d’un frère,
A déjà fait son choix sans lui.
Peut-être ; mais enfin vous suis-je nécessaire ?
Parlez : il n’est désirs ni tendres sentiments
Que je ne sacrifie à vos contentements.
Faut-il donner ma main pour celle d’Elpinice ?
Que sert de m’en offrir un entier sacrifice,
Si je n’ose et ne puis même déterminer
À qui pour mon bonheur vous devez la donner ?
Cotys me la demande, Agésilas l’espère.
Agésilas, Seigneur ! Et le savez-vous bien ?
Parler de vous sans cesse, aimer votre entretien,
Vous donner tout crédit, ne chercher qu’à vous plaire…
Ce sont civilités envers une étrangère,
Qui font beaucoup d’éclat, et ne produisent rien.
Il jette par là des amorces
À ceux qui, comme nous, voudront grossir ses forces ;
Mais quelque haut crédit qu’il me donne en sa cour,
De toute sa conduite il est si bien le maître,
Qu’au simple nom d’hymen vous verriez disparaître
Tout ce qu’en ses faveurs vous prenez pour amour.
Vous penchez vers Cotys, et savez qu’Elpinice
Ne veut point être à moi qu’il ne soit à sa sœur !
Je vous réponds de tout, si vous avez son cœur.
Et Lysander pourra souffrir cette injustice ?
Lysander est si mal auprès d’Agésilas,
Que ce sera beaucoup s’il en obtient un gendre ;
Et peut-être sans moi ne l’a-t-il pas :
Pour deux, il aurait tort, s’il osait y prétendre.
Mais, Seigneur, le voici ; tâchez de pressentir
Ce qu’en votre faveur il pourrait consentir.
Ma sœur, vous êtes plus adroite ;
Souffrez que je ménage un moment de retraite :
J’aurais trop à rougir, pour peu que devant moi
Vous fissiez deviner de ce manque de foi.
Scène II
Quoique en matière d’hyménées
L’importune langueur des affaires traînées
Attire assez souvent de fâcheux embarras,
J’ai voulu qu’à loisir vous pussiez voir mes filles,
Avant que demander l’aveu d’Agésilas
Sur l’union de nos familles.
Dites-moi donc, Seigneur, ce qu’en jugent vos yeux,
S’ils laissent votre cœur d’accord de vos promesses,
Et si vous y sentez plus d’aimables tendresses
Que de justes désirs de pouvoir choisir mieux.
Parlez avec franchise, avant que je m’expose
À des refus presque assurés,
Que j’estimerai peu de chose
Quand vous serez plus déclarés ;
Et n’appréhendez point l’emportement d’un père :
Je sais trop que l’amour de ses droits est jaloux,
Qu’il dispose de nous sans nous,
Que les plus beaux objets ne sont pas sûrs de plaire.
L’aveugle sympathie est ce qui fait agir
La plupart des feux qu’il excite ;
Il ne l’attache pas toujours au vrai mérite :
Et quand il la dénie, on n’a point à rougir.
Puisque vous le voulez, je ne puis me défendre,
Seigneur, de vous parler avec sincérité :
Ma seule ambition est d’être votre gendre ;
Mais apprenez, de grâce, une autre vérité :
Ce bonheur que j’attends, cette gloire où j’aspire,
Et qui rendrait mon sort égal au sort des dieux,
N’a pour objet… Seigneur, je tremble à vous le dire ;
Ma sœur vous l’expliquera mieux.
Scène III
Que veut dire, Madame, une telle retraite ?
Se plaint-il d’Aglatide, et la jeune indiscrète
Répondrait-elle mal aux honneurs qu’il lui fait ?
Elle y répond, Seigneur, ainsi qu’il le souhaite,
Et je l’en vois fort satisfait ;
Mais je ne vois pas bien que par les sympathies
Dont vous venez de nous parler,
Leurs âmes soient fort assorties,
Ni que l’amour encore ait daigné s’en mêler.
Ce n’est pas qu’il n’aspire à se voir votre gendre,
Qu’il n’y mette sa gloire, et borne ses plaisirs ;
Mais puisque par son ordre il me faut vous l’apprendre,
Elpinice est l’objet de ses plus chers désirs.
Elpinice ! Et sa main n’est plus en ma puissance !
Je sais qu’il n’est plus temps de vous la demander ;
Mais je vous répondrais de son obéissance,
Si Cotys la voulait céder.
Que sait-on si l’amour, dont la bizarrerie
Se joue assez souvent du fond de notre cœur,
N’aura point fait au sien même supercherie ?
S’il n’y préfère point Aglatide à sa sœur ?
Cet échange, Seigneur, pourrait-il vous déplaire,
S’il les rendait tous quatre heureux ?
Madame, doutez-vous de la bonté d’un père ?
Voyez donc si Cotys sera plus rigoureux :
Je vous laisse avec lui, de peur que ma présence
N’empêche une sincère et pleine confiance.
À Cotys.
Seigneur, ne cachez plus le véritable amour
Dont l’idée en secret vous flatte.
J’ai dit à Lysander celui de Spitridate ;
Dites le vôtre à votre tour.
Scène IV
Puisqu’elle vous l’a dit, pourrais-je vous le taire ?
Jugez, Seigneur, de mes ennuis :
Une autre qu’Elpinice à mes yeux a su plaire ;
Et l’aimer est un crime en l’état où je suis.
Ne traitez point, Seigneur, ce nouveau feu de crime :
Le choix que font les yeux est le plus légitime ;
Et comme un beau désir ne peut bien s’allumer
S’ils n’instruisent le cœur de ce qu’il doit aimer,
C’est ôter à l’amour tout ce qu’il a d’aimable,
Que les tenir captifs sous une aveugle foi ;
Et le don le plus favorable
Que ce cœur sans leur ordre ose faire de soi
Ne fut jamais irrévocable.
Seigneur, ce n’est point par mépris,
Ce n’est point qu’Elpinice aux miens n’ait paru belle ;
Mais enfin (le dirai-je ?) oui, Seigneur, on m’a pris,
On m’a volé ce cœur que j’apportais pour elle :
D’autres yeux, malgré moi, s’en sont faits les tyrans,
Et ma foi s’est armée en vain pour ma défense ;
Ce lâche, qui s’est mis de leur intelligence,
Les a soudain reçus en justes conquérants.
Laissez-leur garder leur conquête.
Peut-être qu’Elpinice avec plaisir s’apprête
À vous laisser ailleurs trouver un sort plus doux,
Quand un autre pour elle a d’autres yeux que vous,
Qu’elle cède ce cœur à celle qui le vole,
Et qu’en ce même instant qu’on vous le surprenait,
Un pareil attentat sur sa propre parole
Lui dérobait celui qu’elle vous destinait.
Surtout ne craignez rien du côté d’Aglatide :
Je puis répondre d’elle, et quand j’aurai parlé,
Vous verrez tout son cœur, où mon vouloir préside,
Vous payer de celui qu’elle vous a volé.
Ah ! Seigneur, pour ce vol je ne me plains pas d’elle.
Et de qui donc ?
L’amour s’y sert d’une autre main.
L’amour !
Oui, cet amour qui me rend infidèle…
Seigneur, du nom d’amour n’abusez point en vain,
Dites d’Agésilas la haine insatiable :
C’est elle dont l’aigreur auprès de vous m’accable,
Et qui de jour en jour s’animant contre moi,
Pour me perdre d’honneur m’enlève votre foi.
Ah ! S’il y va de votre gloire,
Ma parole est donnée, et dussé-je en mourir,
Je la tiendrai, Seigneur, jusqu’au dernier soupir ;
Mais quoi que la surprise ait pu vous faire croire,
N’accusez point Agésilas
D’un crime de mon cœur, que même il ne sait pas.
Mandane, qui m’ordonne à vos yeux de le dire,
Vous montre assez par là quel souverain empire
L’amour lui donne sur ce cœur.
Ne considérez point si j’aime ou si l’on m’aime ;
En matière d’honneur ne voyez que vous-même,
Et disposez de moi comme veut cet honneur.
L’amour le fera mieux ; ce que j’en viens d’apprendre
M’offre un sujet de joie où j’en voyais d’ennui :
Épouser la sœur de mon gendre,
C’est le devenir comme lui.
Aglatide d’ailleurs n’est pas si délaissée
Que votre exemple n’aide à lui trouver un roi ;
Et pour peu que le ciel réponde à ma pensée,
Ce sera plus de gloire et plus d’appui pour moi.
Aussi ferai-je plus : je veux que de moi-même
Vous teniez cet objet qui vous fait soupirer ;
Et Spitridate, à moins que de m’en assurer,
N’obtiendra jamais ce qu’il aime.
Je veux dès aujourd’hui savoir d’Agésilas
S’il pourra consentir à ce double hyménée,
Dont ma parole était donnée.
Sa haine apparemment ne m’en avouera pas :
Si pourtant par bonheur il m’en laisse le maître,
J’en userai, Seigneur, comme je le promets ;
Sinon, vous lui ferez connaître
Vous-même quels sont vos souhaits.
Ah ! Que Mandane et moi n’avons-nous mille vies,
Seigneur, pour vous les immoler !
Car je ne saurais plus vous le dissimuler,
Nos âmes en seront également ravies.
Souffrez-lui donc sa part en ces ravissements ;
Et pardonnez, de grâce, à mon impatience…
Allez : on m’a vu jeune, et par expérience
Je sais ce qui se passe au cœur des vrais amants.
Scène V
Seigneur, n’êtes-vous point d’une humeur bien facile
D’applaudir à Cotys sur son manque de foi ?
Je prends pour l’attacher à moi
Ce qui s’offre de plus utile.
D’un emportement indiscret
Je ne voyais rien à prétendre :
Vouloir par force en faire un gendre,
Ce n’est qu’en vouloir faire un ennemi secret.
Je veux me l’acquérir : je veux, s’il m’est possible,
À force d’amitiés si bien le ménager,
Que quand je voudrai me venger,
J’en tire un secours infaillible.
Ainsi je flatte ses désirs,
J’applaudis, je défère à ses nouveaux soupirs,
Je me fais l’auteur de sa joie,
Je sers sa passion, et sous cette couleur
Je m’ouvre dans son âme une infaillible voie
À m’en faire à mon tour servir avec chaleur.
Oui, mais Agésilas, Seigneur, aime Mandane :
Du moins toute sa cour ose le deviner ;
Et promettre à Cotys cette illustre Persane,
C’est lui promettre tout pour ne lui rien donner.
Qu’à ses vœux mon tyran l’accorde ou la refuse,
De la manière dont j’en use,
Il ne peut m’ôter son appui ;
Et de quelque façon que la chose se passe,
Ou je fais la première grâce,
Ou j’aigris puissamment ce rival contre lui.
J’ai même à souhaiter que son feu se déclare.
Comme de notre Sparte il choquera les lois,
C’est une occasion que lui-même il prépare,
Et qui peut la résoudre à mieux choisir ses rois.
Nous avons trop longtemps asservi sa couronne
À la vaine splendeur du sang ;
Il est juste à son tour que la vertu la donne,
Et que le seul mérite ait droit à ce haut rang.
Ma ligue est déjà forte, et ta harangue est prête
À faire éclater la tempête,
Sitôt qu’il aura mis ma patience à bout.
Si pourtant je voyais sa haine enfin bornée
Ne mettre aucun obstacle à ce double hyménée,
Je crois que je pourrais encore oublier tout.
En perdant cet ingrat, je détruis mon ouvrage ;
Je vois dans sa grandeur le prix de mon courage,
Le fruit de mes travaux, l’effet de mon crédit.
Un reste d’amitié tient mon âme en balance :
Quand je veux le haïr je me fais violence,
Et me force à regret à ce que je t’ai dit.
Il faut, il faut enfin qu’avec lui je m’explique,
Que j’en sache qui peut causer
Cette haine si lâche, et qu’il rend si publique,
Et fasse un digne effort à le désabuser.
Il n’appartient qu’à vous de former ces pensées ;
Mais vous ne songez point avec quels sentiments
Vos deux filles intéressées
Apprendront de tels changements.
Aglatide est d’humeur à rire de sa perte :
Son esprit enjoué ne s’ébranle de rien.
Pour l’autre, elle a, de vrai, l’âme un peu moins ouverte,
Mais elle n’eut jamais de vouloir que le mien.
Ainsi je me tiens sûr de leur obéissance.
Quand cette obéissance a fait un digne choix,
Le cœur, tombé par là sous une autre puissance,
N’obéit pas toujours une seconde fois.
Les voici : laisse-nous, afin qu’avec franchise
Leurs âmes s’en ouvrent à moi.
Scène VI
J’apprends avec quelque surprise,
Mes filles, qu’on vous manque à toutes deux de foi :
Cotys aime en secret une autre qu’Elpinice,
Spitridate n’en fait pas moins.
Si l’on nous fait quelque injustice,
Seigneur, notre devoir s’en remet à vos soins.
Je ne sais qu’obéir.
J’en sais donc davantage :
Je sais que Spitridate adore d’autres yeux ;
Je sais que c’est ma sœur à qui va cet hommage,
Et quelque chose encor qu’elle vous dirait mieux.
Ma sœur, qu’aurais-je à dire ?
À quoi bon ce mystère ?
Dites ce qu’à ce nom le cœur vous dit tout bas,
Ou je dirai tout haut qu’il ne vous déplaît pas.
Moi, je pourrais l’aimer, et sans l’ordre d’un père !
Vous ne savez que c’est d’aimer ou de haïr,
Mais vous seriez pour lui fort aise d’obéir.
Qu’il faut souffrir de vous, ma sœur !
Le grand supplice
De voir qu’en dépit d’elle on lui rend du service !
Rendez-lui la pareille. Aime-t-elle Cotys ?
Et s’il fallait changer entre vous de partis…
Je n’ai pas besoin d’interprète,
Et vous en dirai plus, Seigneur, qu’elle n’en sait.
Cotys pourrait me plaire, et plairait en effet,
Si pour toucher son cœur j’étais assez bien faite ;
Mais je suis fort trompée, ou cet illustre cœur
N’est pas plus à moi qu’à ma sœur.
Peut-être ce malheur d’assez près te menace.
J’en connais plus de vingt qui mourraient en ma place,
Ou qui sauraient du moins hautement quereller
L’injustice de la fortune ;
Mais pour moi, qui n’ai pas une âme si commune,
Je sais l’art de m’en consoler.
Il est d’autres rois dans l’Asie
Qui seront trop heureux de prendre votre appui ;
Et déjà, je ne sais par quelle fantaisie,
J’en crois voir à mes pieds de plus puissants que lui.
Donc à moins que d’un roi tu ne veux plus te rendre ?
Je crois pour Spitridate avoir déjà fait voir
Que ma sœur n’a rien à m’apprendre
Sur le chapitre du devoir.
Elle sait obéir, et je le sais comme elle :
C’est l’ordre ; et je lui garde un cœur assez fidèle
Pour en subir toutes les lois ;
Mais pour régler ma destinée,
Si vous vous abaissiez jusqu’à prendre ma voix,
Vous arrêteriez votre choix
Sur une tête couronnée,
Et ne m’offririez que des rois.
C’est mettre un peu haut ta conquête.
La couronne, Seigneur, orne bien une tête.
Je me la figurais sur celle de ma sœur,
Lorsque Cotys devait l’y mettre ;
Et quand j’en contemplais la gloire et la douceur,
Que je ne pouvais me promettre,
Un peu de jalousie et de confusion
Mutinait mes désirs et me soulevait l’âme ;
Et comme en cette occasion
Mon devoir pour agir n’attendait point ma flamme…
La gloire d’obéir à votre grand regret
Vous faisait pester en secret :
C’est l’ordre ; et du devoir la scrupuleuse idée…
Que dites-vous, ma sœur ? Qu’osez-vous hasarder,
Vous qui tantôt… ?
Ma sœur, laissez-moi vous aider,
Ainsi que vous m’avez aidée.
Pour bien m’aider à dire ici mes sentiments,
Vous vous prenez trop mal aux vôtres ;
Et si je suis jamais réduite aux truchements,
Il m’en faudra bien chercher d’autres.
Seigneur, quoi qu’il en soit, voilà quelle je suis.
J’acceptais Spitridate avec quelques ennuis ;
De ce petit chagrin le ciel m’a dégagée,
Sans que mon âme soit changée.
Mon devoir règne encor sur mon ambition :
Quoi que vous m’ordonniez, j’obéirai sans peine ;
Mais de mon inclination,
Je mourrai fille, ou vivrai reine.
Achevez donc, ma sœur : dites qu’Agésilas…
Ah ! Seigneur, ne l’écoutez pas :
Ce qu’elle vous veut dire est une bagatelle ;
Et même, s’il le faut, je la dirai mieux qu’elle.
Dis donc. Agésilas…
M’aimait jadis un peu.
Du moins lui-même à Sparte il m’en fit confidence ;
Et s’il me disait vrai, sa noble impatience
De vous en demander l’aveu
N’attendait qu’après l’hyménée
De cette aimable et chère aînée.
Mais s’il attendait là que mon tour arrivé
Autorisât à ma conquête
La flamme qu’en réserve il tenait toute prête,
Son amour est encore ici plus réservé ;
Et soit que dans Éphèse un autre objet me passe,
Soit que par complaisance il cède à son rival,
Il me fait à présent la grâce
De ne m’en dire bien ni mal.
D’un pareil changement ne cherche point la cause :
Sa haine pour ton père à cet amour s’oppose ;
Mais n’importe, il est bon que j’en sois averti.
J’agirai d’autre sorte avec cette lumière ;
Et suivant qu’aujourd’hui nous l’aurons plus entière,
Nous verrons à prendre parti.
Scène VII
Ma sœur, je vous admire, et ne saurais comprendre
Cet inépuisable enjouement,
Qui d’un chagrin trop juste a de quoi vous défendre,
Quand vous êtes si près de vous voir sans amant.
Il est aisé pourtant d’en deviner les causes.
Je sais comme il faut vivre, et m’en trouve fort bien.
La joie est bonne à mille choses,
Mais le chagrin n’est bon à rien.
Ne perds-je pas assez, sans doubler l’infortune,
Et perdre encor le bien d’avoir l’esprit égal ?
Perte sur perte est importune,
Et je m’aime un peu trop pour me traiter si mal.
Soupirer quand le sort nous rend une injustice,
C’est lui prêter une aide à nous faire un supplice.
Pour moi, qui ne lui puis souffrir tant de pouvoir,
Le bien que je me veux met sa haine à pis faire.
Mais allons rejoindre mon père :
J’ai quelque chose encore à lui faire savoir.
ACTE III
Scène I
Je ne suis point surpris qu’à ces deux hyménées
Vous refusiez, Seigneur, votre consentement :
J’aurais eu tort d’attendre un meilleur traitement
Pour le sang odieux dont mes filles sont nées.
Il est le sang d’Hercule en elles comme en vous,
Et méritait par là quelque destin plus doux ;
Mais s’il vous peut donner un titre légitime,
Pour être leur maître et leur roi,
C’est pour l’une et pour l’autre une espèce de crime
Que de l’avoir reçu de moi.
J’avais cru toutefois que l’exil volontaire
Où l’amour paternel près d’elles m’eût réduit,
Moi qui de mes travaux ne vois plus autre fruit
Que le malheur de vous déplaire,
Comme il délivrerait vos yeux
D’une insupportable présence,
À mes jours presque usés obtiendrait la licence
D’aller finir sous d’autres cieux.
C’était là mon dessein ; mais cette même envie,
Qui me fait près de vous un si malheureux sort,
Ne saurait endurer ni l’éclat de ma vie,
Ni l’obscurité de ma mort.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’envie et la haine
Ont persécuté les héros.
Hercule en sert d’exemple, et l’histoire en est pleine,
Nous ne pouvons souffrir qu’ils meurent en repos.
Cependant cet exil, ces retraites paisibles,
Cet unique souhait d’y terminer leurs jours,
Sont des mots bien choisis à remplir leurs discours :
Ils ont toujours leur grâce, ils sont toujours plausibles ;
Mais ils ne sont pas vrais toujours ;
Et souvent des périls, ou cachés ou visibles,
Forcent notre prudence à nous mieux assurer
Qu’ils ne veulent se figurer.
Je ne m’étonne point qu’avec tant de lumières
Vous ayez prévu mes refus ;
Mais je m’étonne fort que les ayant prévus,
Vous n’en ayez pu voir les raisons bien entières.
Vous êtes un grand homme, et de plus mécontent :
J’avouerai plus encor, vous avez lieu de l’être.
Ainsi de ce repos où votre ennui prétend
Je dois prévoir en roi quel désordre peut naître,
Et regarde en quels lieux il vous plaît de porter
Des chagrins qu’en leur temps on peut voir éclater.
Ceux que prend pour exil ou choisit pour asile
Ce dessein d’une mort tranquille,
Des Perses et des Grecs séparent les états.
L’assiette en est heureuse, et l’accès difficile ;
Leurs maîtres ont du cœur, leurs peuples ont des bras ;
Ils viennent de nous joindre avec une puissance
À beaucoup espérer, à craindre beaucoup d’eux ;
Et c’est mettre en leurs mains une étrange balance,
Que de mettre à leur tête un guerrier si fameux.
C’est vous qui les donnez l’un et l’autre à la Grèce :
L’un fut ami du Perse, et l’autre son sujet.
Le service est bien grand, mais aussi je confesse
Qu’on peut ne pas bien voir tout le fond du projet.
Votre intérêt s’y mêle en les prenant pour gendres ;
Et si par des liens et si forts et si tendres
Vous pouvez aujourd’hui les attacher à vous,
Vous vous les donnez plus qu’à nous.
Si malgré le secours, si malgré les services
Qu’un ami doit à l’autre, un sujet à son roi,
Vous les avez tous deux arrachés à leur foi,
Sans aucun droit sur eux, sans aucuns bons offices,
Avec quelle facilité
N’immoleront-ils point une amitié nouvelle
À votre courage irrité,
Quand vous ferez agir toute l’autorité
De l’amour conjugale et de la paternelle,
Et que l’occasion aura d’heureux moments
Qui flattent vos ressentiments ?
Vous ne nous laissez aucun gage :
Votre sang tout entier passe avec vous chez eux.
Voyez donc ce projet comme je l’envisage,
Et dites si pour nous il n’a rien de douteux.
Vous avez jusqu’ici fait paraître un vrai zèle,
Un cœur si généreux, une âme si fidèle,
Que par toute la Grèce on vous loue à l’envi ;
Mais le temps quelquefois inspire une autre envie.
Comme vous, Thémistocle avait fort bien servi,
Et dans la cour de Perse il a fini sa vie.
Si c’est avec raison que je suis mécontent,
Si vous-même avouez que j’ai lieu de me plaindre,
Et si jusqu’à ce point on me croit important
Que mes ressentiments puissent vous être à craindre,
Oserais-je vous demander
Ce que vous a fait Lysander
Pour leur donner ici chaque jour de quoi naître,
Seigneur ? Et s’il est vrai qu’un homme tel que moi,
Quand il est mécontent, peut desservir son roi,
Pourquoi me forcez-vous à l’être ?
Quelque avis que je donne, il n’est point écouté ;
Quelque emploi que j’embrasse, il m’est soudain ôté :
Me choisir pour appui, c’est courir à sa perte.
Vous changez en tous lieux les ordres que j’ai mis ;
Et comme s’il fallait agir à guerre ouverte,
Vous détruisez tous mes amis,
Ces amis dont pour vous je gagnai les suffrages
Quand il fallut aux Grecs élire un général,
Eux qui vous ont soumis les plus nobles courages,
Et fait ce haut pouvoir qui leur est si fatal :
Leur seul amour pour moi les livre à leur ruine ;
Il leur coûte l’honneur, l’autorité, le bien ;
Cependant plus j’y songe, et plus je m’examine,
Moins je trouve, Seigneur, à me reprocher rien.
Dites tout : vous avez la mémoire trop bonne
Pour avoir oublié que vous me fîtes roi,
Lorsqu’on balança ma couronne
Entre Léotychide et moi.
Peut-être n’osez-vous me vanter un service
Qui ne me rendit que justice,
Puisque nos lois voulaient ce qu’il sut maintenir ;
Mais moi qui l’ai reçu, je veux m’en souvenir.
Vous m’avez donc fait roi, vous m’avez de la Grèce
Contre celui de Perse établi général ;
Et quand je sens dans l’âme une ardeur qui me presse
De ne m’en revancher pas mal,
À peine sommes-nous arrivés dans Éphèse,
Où de nos alliés j’ai mis le rendez-vous,
Que sans considérer si j’en serai jaloux,
Ou s’il se peut que je m’en taise,
Vous vous saisissez par vos mains
De plus que votre récompense ;
Et tirant toute à vous la suprême puissance,
Vous me laissez des titres vains.
On s’empresse à vous voir, on s’efforce à vous plaire ;
On croit lire en vos yeux ce qu’il faut qu’on espère ;
On pense avoir tout fait quand on vous a parlé.
Mon palais près du vôtre est un lieu désolé ;
Et le généralat comme le diadème
M’érige sous votre ordre en fantôme éclatant,
En colosse d’état qui de vous seul attend
L’âme qu’il n’a pas de lui-même,
Et que vous seul faites aller
Où pour vos intérêts il le faut étaler.
Général en idée, et monarque en peinture,
De ces illustres noms pourrais-je faire cas
S’il les fallait porter moins comme Agésilas
Que comme votre créature,
Et montrer avec pompe au reste des humains
En ma propre grandeur l’ouvrage de vos mains ?
Si vous m’avez fait roi, Lysander, je veux l’être.
Soyez-moi bon sujet, je vous serai bon maître ;
Mais ne prétendez plus partager avec moi
Ni la puissance ni l’emploi.
Si vous croyez qu’un sceptre accable qui le porte,
À moins qu’il prenne une aide à soutenir son poids,
Laissez discerner à mon choix
Quelle main à m’aider pourrait être assez forte.
Vous aurez bonne part à des emplois si doux,
Quand vous pourrez m’en laisser faire ;
Mais soyez sûr aussi d’un succès tout contraire,
Tant que vous ne voudrez les tenir que de vous.
Je passe à vos amis qu’il m’a fallu détruire.
Si dans votre vrai rang je voulais vous réduire,
Et d’un pouvoir surpris saper les fondements,
Ils étaient tout à vous ; et par reconnaissance
D’en avoir reçu leur puissance,
Ils ne considéraient que vos commandements.
Vous seul les aviez faits souverains dans leurs villes,
Et j’y verrais encor mes ordres inutiles,
À moins que d’avoir mis leur tyrannie à bas,
Et changé comme vous la face des états.
Chez tous nos Grecs asiatiques
Votre pouvoir naissant trouva des républiques,
Que sous votre cabale il vous plut asservir :
La vieille liberté, si chère à leurs ancêtres,
Y fut partout forcée à recevoir dix maîtres ;
Et dès qu’on murmurait de se la voir ravir,
On voyait par votre ordre immoler les plus braves
À l’empire de vos esclaves.
J’ai tiré de ce joug les peuples opprimés :
En leur premier état j’ai remis toutes choses ;
Et la gloire d’agir par de plus justes causes
A produit des effets plus doux et plus aimés.
J’ai fait, à votre exemple, ici des créatures,
Mais sans verser de sang, sans causer de murmures ;
Et comme vos tyrans prenaient de vous la loi,
Comme ils étaient à vous, les peuples sont à moi.
Voilà quelles raisons ôtent à vos services
Ce qu’ils vous semblent mériter,
Et colorent ces injustices
Dont vous avez raison de vous mécontenter.
Si d’abord elles ont quelque chose d’étrange,
Repassez-les deux fois au fond de votre cœur ;
Changez, si vous pouvez, de conduite et d’humeur ;
Mais n’espérez pas que je change.
S’il ne m’est pas permis d’espérer rien de tel,
Du moins, grâces aux dieux, je ne vois dans vos plaintes
Que des raisons d’état et de jalouses craintes,
Qui me font malheureux, et non pas criminel.
Non, Seigneur, que je veuille être assez téméraire
Pour oser d’injustice accuser mes malheurs :
L’action la plus belle a diverses couleurs ;
Et lorsqu’un roi prononce, un sujet doit se taire.
Je voudrais seulement vous faire souvenir
Que j’ai près de trente ans commandé nos armées
Sans avoir amassé que ces nobles fumées
Qui gardent les noms de finir.
Sparte, pour qui j’allais de victoire en victoire,
M’a toujours vu pour fruit n’en vouloir que la gloire,
Et faire en son épargne entrer tous les trésors
Des peuples subjugués par mes heureux efforts.
Vous-même le savez, que quoi qu’on m’ait vu faire,
Mes filles n’ont pour dot que le nom de leur père ;
Tant il est vrai, Seigneur, qu’en un si long emploi
J’ai tout fait pour l’état, et n’ai rien fait pour moi.
Dans ce manque de bien Cotys et Spitridate,
L’un roi, l’autre en pouvoir égal peut-être aux rois,
M’ont assez estimé pour y borner leur choix ;
Et quand de les pourvoir un doux espoir me flatte,
Vous semblez m’envier un bien
Qui fait ma récompense, et ne vous coûte rien.
Il nous serait honteux que des mains étrangères
Vous payassent pour nous de ce qui vous est dû.
Tôt ou tard le mérite a ses justes salaires,
Et son prix croît souvent, plus il est attendu.
D’ailleurs n’aurait-on pas quelque lieu de vous dire,
Si je vous permettais d’accepter ces partis,
Qu’amenant avec nous Spitridate et Cotys,
Vous auriez fait pour vous plus que pour notre empire ?
Que vos seuls intérêts vous auraient fait agir ?
Et pourriez-vous enfin l’entendre sans rougir ?
Vos filles sont d’un sang que Sparte aime et révère
Assez pour les payer des services d’un père.
Je veux bien en répondre, et moi-même au besoin
J’en ferai mon affaire, et prendrai tout le soin.
Je n’attendais, Seigneur, qu’un mot si favorable
Pour finir envers vous mes importunités ;
Et je ne craindrai plus qu’aucun malheur m’accable,
Puisque vous avez ces bontés.
Aglatide surtout aura l’âme ravie
De perdre un époux à ce prix ;
Et moi, pour me venger de vos plus durs mépris,
Je veux tout de nouveau vous consacrer ma vie.
Scène II
D’un peu d’amour que j’eus Aglatide a parlé :
Son père qui l’a su dans son âme s’en flatte ;
Et sur ce vain espoir il part tout consolé
Du refus que j’en fais aux vœux de Spitridate :
Tu l’as vu, Xénoclès, tout d’un coup s’adoucir.
Oui ; mais enfin, Seigneur, il est temps de le dire,
Tout soumis qu’il paraît, apprenez qu’il conspire,
Et par où sa vengeance espère y réussir.
Ce confident choisi, Cléon d’Halicarnasse,
Dont l’éloquence a tant d’éclat,
Lui vend une harangue à renverser l’état,
Et le mettre bientôt lui-même en votre place.
En voici la copie, et je la viens d’avoir
D’un des siens sur qui l’or me donne tout pouvoir,
De l’esclave Damis, qui sert de secrétaire
À cet orateur mercenaire,
Et plus mercenaire que lui,
Pour être mieux payé vous les livre aujourd’hui.
On y soutient, Seigneur, que notre république
Va bientôt voir ses rois devenir ses tyrans,
À moins que d’en choisir de trois ans en trois ans,
Et non plus suivant l’ordre antique
Qui règle ce choix par le sang ;
Mais qu’indifféremment elle doit à ce rang
Élever le mérite et les rares services.
J’ignore quels sont les complices ;
Mais il pourra d’Éphèse écrire à ses amis ;
Et soudain le paquet entre vos mains remis
Vous instruira de toutes choses.
Cependant j’ai fait mon devoir.
Vous voyez le dessein, vous en savez les causes ;
Votre perte en dépend : c’est à vous d’y pourvoir.
A te dire le vrai, l’affaire m’embarrasse ;
J’ai peine à démêler ce qu’il faut que je fasse,
Tant la confusion de mes raisonnements
Étonne mes ressentiments.
Lysander m’a servi : j’aurais une âme ingrate
Si je méconnaissais ce que je tiens de lui ;
Il a servi l’état, et si son crime éclate,
Il y trouvera de l’appui.
Je sens que ma reconnaissance
Ne cherche qu’un moyen de le mettre à couvert ;
Mais enfin il y va de toute ma puissance :
Si je ne le perds, il me perd.
Ce que veut l’intérêt, la prudence ne l’ose ;
Tu peux juger par là du désordre où je suis.
Je vois qu’il faut le perdre ; et plus je m’y dispose,
Plus je doute si je le puis.
Sparte est un état populaire,
Qui ne donne à ses rois qu’un pouvoir limité :
On peut y tout dire et tout faire
Sous ce grand nom de liberté.
Si je suis souverain en tête d’une armée,
Je n’ai que ma voix au sénat ;
Il faut y rendre compte ; et tant de renommée
Y peut avoir déjà quelque ligue formée
Pour autoriser l’attentat.
Ce prétexte flatteur de la cause publique,
Dont il le couvrira, si je le mets au jour,
Tournera bien des yeux vers cette politique
Qui met chacun en droit de régner à son tour.
Cet espoir y pourra toucher plus d’un courage ;
Et quand sur Lysander j’aurai fait choir l’orage,
Mille autres, comme lui jaloux ou mécontents,
Se promettront plus d’heur à mieux choisir leur temps.
Ainsi de toutes parts le péril m’environne :
Si je veux le punir, j’expose ma couronne ;
Et si je lui fais grâce, ou veux dissimuler,
Je dois craindre…
Cotys, Seigneur, vous veut parler.
Voyons quelle est sa flamme, avant que de résoudre
S’il nous faudra lancer ou retenir la foudre.
Scène III
Si vous n’êtes, Seigneur, plus mon ami qu’amant,
Vous me voudrez du mal avec quelque justice ;
Mais vous m’êtes trop cher, pour souffrir aisément
Que vous vous attachiez au père d’Elpinice :
Non qu’entre un si grand homme et moi
Ce qu’on voit de froideur prépare aucune haine ;
Mais c’est assez pour voir cet hymen avec peine
Qu’un sujet déplaise à son roi.
D’ailleurs je n’ai pas cru votre âme fort éprise :
Sans l’avoir jamais vue, elle vous fut promise ;
Et la foi qui ne tient qu’à la raison d’état
Souvent n’est qu’un devoir qui gêne, tyrannise,
Et fait sur tout le cœur un secret attentat.
Seigneur, la personne est aimable :
Je promis de l’aimer avant que de la voir,
Et sentis à sa vue un accord agréable
Entre mon cœur et mon devoir.
La froideur toutefois que vous montrez au père
M’en donne un peu pour elle, et me la rend moins chère :
Non que j’ose après vos refus
Vous assurer encor que je ne l’aime plus.
Comme avec ma parole il nous fallait la vôtre,
Vous dégagez ma foi, mon devoir, mon honneur ;
Mais si vous en voulez dégager tout mon cœur,
Il faut l’engager à quelque autre.
Choisissez, choisissez, et s’il est quelque objet
À Sparte, ou dans toute la Grèce,
Qui puisse de ce cœur mériter la tendresse,
Tenez-vous sûr d’un prompt effet.
En est-il qui vous touche ? En est-il qui vous plaise ?
Il en est, oui, Seigneur, il en est dans Éphèse ;
Et pour faire en ce cœur naître un nouvel amour,
Il ne faut point aller plus loin que votre cour :
L’éclat et les vertus de l’illustre Mandane…
Que dites-vous, Seigneur ? Et quel est ce désir ?
Quand par toute la Grèce on vous donne à choisir,
Vous choisissez une Persane !
Pensez-y bien, de grâce, et ne nous forcez pas,
Nous qui vous aimons, à connaître
Que pressé d’un amour, qui ne vient pas de naître,
Vous ne venez à moi que pour suivre ses pas.
Mon amour en ces lieux ne cherchait qu’Elpinice ;
Mes yeux ont rencontré Mandane par hasard ;
Et quand ce même amour, de vos froideurs complice,
S’est voulu pour vous plaire attacher autre part,
Les siens ont attiré toute la déférence
Que j’ai cru devoir rendre à votre aversion ;
Et je l’ai regardée, après votre alliance,
Bien moins Persane de naissance
Que Grecque par adoption.
Ce sont subtilités que l’amour vous suggère,
Dont nous voyons pour nous les succès incertains.
Ne pourriez-vous, Seigneur, d’une amitié si chère
Mettre le grand dépôt en de plus sûres mains ?
Pausanias et moi nous avons des parentes ;
Et jamais un vrai roi ne fait un digne choix
S’il ne s’allie au sang des rois.
Quand on aime, on se fait des règles différentes.
Spitridate a du nom et de la qualité ;
Sans trône, il a d’un roi le pouvoir en partage ;
Votre Grèce en reçoit un pareil avantage ;
Et le sang n’y met pas tant d’inégalité,
Que l’amour où sa sœur m’engage
Ravale fort ma dignité.
Se peut-il qu’en l’aimant ma gloire se hasarde
Après l’exemple d’un grand roi,
Qui, tout grand roi qu’il est, l’estime et la regarde
Avec les mêmes yeux que moi ?
Si ce bruit n’est point faux, mon mal est sans remède ;
Car enfin c’est un roi dont il me faut l’appui.
Adieu, Seigneur : je la lui cède,
Mais je ne la cède qu’à lui.
Scène IV
D’où sait-il, Xénoclès, d’où sait-il que je l’aime ?
Je ne l’ai dit qu’à toi : m’aurais-tu découvert ?
Si j’ose vous parler, Seigneur, à cœur ouvert,
Il ne le sait que de vous-même.
L’éclat de ces faveurs dont vous enveloppez
De votre faux secret le chatouilleux mystère,
Dit si haut, malgré vous, ce que vous pensez taire,
Que vous êtes ici le seul que vous trompez.
De si brillants dehors font un grand jour dans l’âme ;
Et quelque illusion qui puisse vous flatter,
Plus ils déguisent votre flamme,
Plus au travers du voile ils la font éclater.
Quoi ? La civilité, l’accueil, la déférence,
Ce que pour le beau sexe on a de complaisance,
Ce qu’on lui rend d’honneur, tout passe pour amour ?
Il est bien malaisé qu’aux yeux de votre cour
Il passe pour indifférence ;
Et c’est l’en avouer assez ouvertement
Que refuser Mandane aux vœux d’un autre amant.
Mais qu’importe après tout ? Si du plus grand courage
Le vrai mérite a droit d’attendre un plein hommage,
Serait-il honteux de l’aimer ?
Non, et même avec gloire on s’en laisse charmer ;
Mais un roi, que son trône à d’autres soins engage,
Doit n’aimer qu’autant qu’il lui plaît
Et que de sa grandeur y consent l’intérêt.
Vois donc si ma peine est légère :
Sparte ne permet point aux fils d’une étrangère
De porter son sceptre en leur main ;
Cependant à mes yeux Mandane a su trop plaire ;
Je veux cacher ma flamme, et je le veux en vain.
Empêcher son hymen, c’est lui faire injustice ;
L’épouser, c’est blesser nos lois ;
Et même il n’est pas sûr que j’emporte son choix.
La donner à Cotys, c’est me faire un supplice ;
M’opposer à ses vœux, c’est le joindre au parti
Que déjà contre moi Lysander a pu faire ;
Et s’il a le bonheur de ne lui pas déplaire,
J’en recevrai peut-être un honteux démenti.
Que ma confusion, que mon trouble est extrême !
Je me défends d’aimer, et j’aime ;
Et je sens tout mon cœur balancé nuit et jour
Entre l’orgueil du diadème
Et les doux espoirs de l’amour.
En qualité de roi, j’ai pour ma gloire à craindre ;
En qualité d’amant, je vois mon sort à plaindre :
Mon trône avec mes vœux ne souffre aucun accord,
Et ce que je me dois me reproche sans cesse
Que je ne suis pas assez fort
Pour triompher de ma faiblesse.
Toutefois il est temps ou de vous déclarer,
Ou de céder l’objet qui vous fait soupirer.
Le plus sûr, Xénoclès, n’est pas le plus facile.
Cherche-moi Spitridate, et l’amène en ce lieu ;
Et nous verrons après s’il n’est point de milieu
Entre le charmant et l’utile.
ACTE IV
Scène I
Agésilas me mande ; il est temps d’éclater.
Que me permettez-vous, Madame, de lui dire ?
M’en désavouerez-vous si j’ose me vanter
Que c’est pour vous que je soupire,
Que je crois mes soupirs assez bien écoutés
Pour vous fermer le cœur et l’oreille à tous autres,
Et que dans vos regards je vois quelques bontés
Qui semblent m’assurer des vôtres ?
Que servirait, Seigneur, de vous y hasarder ?
Suis-je moins que ma sœur fille de Lysander ?
Et la raison d’état qui rompt votre hyménée
Regarde-t-elle plus la jeune que l’aînée ?
S’il n’eût point à Cotys refusé votre sœur,
J’eusse osé présumer qu’il eût aimé la mienne ;
Et m’aurais dit moi-même, avec quelque douceur :
« Il se l’est réservée, et veut bien qu’on m’obtienne. »
Mais il aime Mandane ; et ce prince, jaloux
De ce que peut ici le grand nom de mon père,
N’a pour lui qu’une haine obstinée et sévère
Qui ne lui peut souffrir de gendres tels que vous.
Puisqu’il aime ma sœur, cet amour est un gage
Qui me répond de son suffrage :
Ses désirs prendront loi de mes propres désirs ;
Et son feu pour les satisfaire
N’a pas moins besoin de me plaire,
Que j’en ai de lui voir approuver mes soupirs.
Madame, on est bien fort quand on parle soi-même,
Et qu’on peut dire au souverain :
" J’aime et je suis aimé, vous aimez comme j’aime ;
Achevez mon bonheur, j’ai le vôtre en ma main. "
Vous ne songez qu’à vous, et dans votre âme éprise
Vos vœux se tiennent sûrs d’un prompt et plein effet.
Mais que fera Cotys, à qui je suis promise ?
Me rendra-t-il ma foi s’il n’est point satisfait ?
La perte de ma sœur lui servira de guide
À tourner ses désirs du côté d’Aglatide.
D’ailleurs que pourra-t-il, si contre Agésilas
Ce grand homme ni moi nous ne le servons pas ?
Il a parole de mon père
Que vous n’obtiendrez rien à moins qu’il soit content ;
Et mon père n’est pas un esprit inconstant
Qui donne une parole incertaine et légère.
Je vous le dis encor, Seigneur, pensez-y bien:
Cotys aura Mandane, ou vous n’obtiendrez rien.
Dites, dites un mot, et ma flamme enhardie…
Que voulez-vous que je vous dise ?
Je suis sujette et fille, et j’ai promis ma foi;
Je dépends d’un amant, et d’un père, et d’un roi.
N’importe, ce grand mot produirait des miracles.
Un amant avoué renverse tous obstacles :
Tout lui devient possible, il fléchit les parents,
Triomphe des rivaux, et brave les tyrans.
Dites donc, m’aimez-vous ?
Que ma sœur est heureuse.
Quand mon amour pour vous la laisse sans amant.
Son destin est-il si charmant
Que vous en soyez envieuse ?
Elle est indifférente, et ne s’attache à rien.
Et vous ?
Que n’ai-je un cœur qui soit comme le sien !
Le vôtre est-il moins insensible ?
S’il ne tenait qu’à lui que tout vous fût possible,
Le devoir et l’amour…
Ah ! Madame, achevez :
Le devoir et l’amour, que vous feraient-ils faire ?
Voyez le roi, voyez Cotys, voyez mon père :
Fléchissez, triomphez, bravez,
Seigneur, mais laissez-moi me taire.
Venez, ma sœur, venez aider mes tristes feux
À combattre un injuste et rigoureux silence.
Hélas ! Il est si bien de leur intelligence,
Qu’il vous dit plus que je ne veux.
J’en dois rougir. Adieu : voyez avec Madame
Le moyen le plus propre à servir votre flamme.
Des trois dont je dépens elle peut tout sur deux :
L’un hautement l’adore, et l’autre au fond de l’âme ;
Et son destin lui-même, ainsi que notre sort,
Dépend de les mettre d’accord.
Scène II
Il est temps de résoudre avec quel artifice
Vous pourrez en venir à bout,
Vous, ma sœur, qui tantôt me répondiez de tout,
Si j’avais le cœur d’Elpinice.
Il est à moi ce cœur, son silence le dit,
Son adieu le fait voir, sa fuite le proteste ;
Et si je n’obtiens pas le reste,
Vous manquez de parole, ou du moins de crédit.
Si le don de ma main vous peut donner la sienne,
Je vous sacrifierai tout ce que j’ai promis ;
Mais vous, répondez-vous que ce don vous l’obtienne,
Et qu’il mette d’accord de si fiers ennemis ?
Le roi, qui vous refuse à Lysander pour gendre,
Y consentira-t-il si vous m’offrez à lui ?
Et s’il peut à ce prix le permettre aujourd’hui,
Lysander voudra-t-il se rendre ?
Lui qui ne vous remet votre première foi
Qu’en faveur de l’amour que Cotys fait paraître,
Ne vous fait-il pas cette loi
Que sans le rendre heureux vous ne le sauriez être ?
Cotys de cet espoir ose en vain se flatter :
L’amour d’Agésilas à son amour s’oppose.
Et si vous ne pensez à le mieux écouter,
Lysander d’Elpinice en sa faveur dispose.
Ne me cachez rien, vous l’aimez.
Comme vous aimez Elpinice.
Mais vous m’avez promis un entier sacrifice.
Oui, s’il peut être utile aux vœux que vous formez.
Que ne peut point un roi ?
Quels droits n’a point un père ?
Inexorable sœur !
Impitoyable frère,
Qui voulez que j’éteigne un feu digne de moi,
Et ne sauriez vous faire une pareille loi !
Hélas ! Considérez…
Considérez vous-même…
Que j’aime, et que je suis aimé.
Que je suis aimée, et que j’aime.
N’égalez point au mien un feu mal allumé :
Le sexe vous apprend à régner sur vos âmes.
Dites qu’il nous apprend à renfermer nos flammes ;
Dites que votre ardeur, à force d’éclater,
S’exhale, se dissipe, ou du moins s’exténue,
Quand la nôtre grossit sous cette retenue,
Dont le joug odieux ne sert qu’à l’irriter.
Je vous parle, Seigneur, avec une âme ouverte ;
Et si je vous voyais capable de raison,
Si quand l’amour domine, elle était de saison…
Ah ! Si quelque lumière enfin vous est offerte,
Expliquez-vous, de grâce, et pour le commun bien,
Vous ni moi ne négligeons rien.
Notre amour à tous deux ne rencontre qu’obstacles
Presque impossibles à forcer ;
Et si pour nous le ciel n’est prodigue en miracles,
Nous espérons en vain nous en débarrasser.
Tirons-nous une fois de cette servitude
Qui nous fait un destin si rude.
Bravons Agésilas, Cotys et Lysander :
Qu’ils s’accordent sans nous, s’ils peuvent s’accorder.
Dirai-je tout ? Cessons d’aimer et de prétendre,
Et nous cesserons d’en dépendre.
N’aimer plus ! Ah ! Ma sœur !
J’en soupire à mon tour ;
Mais un grand cœur doit être au-dessus de l’amour.
Quel qu’en soit le pouvoir, quelle qu’en soit l’atteinte,
Deux ou trois soupirs étouffés,
Un moment de murmure, une heure de contrainte,
Un orgueil noble et ferme, et vous en triomphez.
N’avons-nous secoué le joug de notre prince
Que pour choisir des fers dans une autre province ?
Ne cherchons-nous ici que d’illustres tyrans,
Dont les chaînes plus glorieuses
Soumettent nos destins aux obscurs différends
De leurs haines mystérieuses ?
Ne cherchons-nous ici que les occasions
De fournir de matière à leurs divisions,
Et de nous imposer un plus rude esclavage
Par la nécessité d’obtenir leur suffrage ?
Puisque nous y cherchons tous deux la liberté,
Tâchons de la goûter, Seigneur, en sûreté :
Réduisons nos souhaits à la cause publique,
N’aimons plus que par politique,
Et dans la conjoncture où le ciel nous a mis,
Faisons des protecteurs, sans faire d’ennemis.
À quel propos aimer, quand ce n’est que déplaire
À qui nous peut nuire ou servir ?
S’il nous en faut l’appui, pourquoi nous le ravir ?
Pourquoi nous attirer sa haine et sa colère ?
Oui, ma sœur, et j’en suis d’accord :
Agésilas, ici maître de notre sort,
Peut nous abandonner à la Perse irritée,
Et nous laisser rentrer, malgré tout notre effort,
Sous la captivité que nous avons quittée.
Cotys ni Lysander ne nous soutiendront pas,
S’il faut que sa colère à nous perdre s’applique.
Aimez, aimez-le donc, du moins par politique,
Ce redoutable Agésilas.
Voulez-vous que je le prévienne,
Et qu’en dépit de la pudeur
D’un amour commandé l’obéissante ardeur
Fasse éclater ma flamme auparavant la sienne ?
On dit que je lui plais, qu’il soupire en secret,
Qu’il retient, qu’il combat ses désirs à regret ;
Et cette vanité qui nous est naturelle
Veut croire ainsi que vous qu’on en juge assez bien ;
Mais enfin c’est un feu sans aucune étincelle :
J’en crois ce qu’on en dit, et n’en sais encor rien.
S’il m’aime, un tel silence est la marque certaine
Qu’il craint Sparte et ses dures lois ;
Qu’il voit qu’en m’épousant, s’il peut m’y faire reine,
Il ne peut lui donner des rois ;
Que sa gloire…
Ma sœur, l’amour vaincra sans doute :
Ce héros est à vous, quelques lois qu’il redoute ;
Et si par la prière il ne les peut fléchir,
Ses victoires auront de quoi l’en affranchir.
Ces lois, ces mêmes lois s’imposeront silence
À l’aspect de tant de vertus ;
Ou Sparte l’avouera d’un peu de violence,
Après tant d’ennemis à ses pieds abattus.
C’est vous flatter beaucoup en faveur d’Elpinice,
Que ce prince après tout ne vous peut accorder
Sans une éclatante injustice,
À moins que vous ayez l’aveu de Lysander.
D’ailleurs en exiger un hymen qui le gêne,
Et lui faire des lois au milieu de sa cour,
N’est-ce point hautement lui demander sa haine,
Quand vous lui promettez l’objet de son amour ?
Si vous saviez, ma sœur, aimer autant que j’aime…
Si vous saviez, mon frère, aimer comme je fais,
Vous sauriez ce que c’est que s’immoler soi-même,
Et faire violence à de si doux souhaits.
Je vous en parle en vain. Allez, frère barbare,
Voir à quoi Lysander se résoudra pour vous ;
Et si d’Agésilas la flamme se déclare,
J’en mourrai, mais je m’y résous.
Scène III
Vous me quittez, Seigneur ; mais vous croyez-vous quitte,
Et que ce soit assez que de me rendre à moi ?
Après tant de froideurs pour mon peu de mérite,
Est-ce vous mal servir que reprendre ma foi ?
Non ; mais le pouvez-vous, à moins que je la rende ?
Et si je vous la rends, savez-vous à quel prix ?
Je ne crois pas pour vous cette perte si grande,
Que vous en souhaitiez d’autre que vos mépris.
Moi, des mépris pour vous !
C’est ainsi que j’appelle
Un feu si bien promis, et si mal allumé.
Si je ne vous aimais, je vous aurais aimé,
Mon devoir m’en était un garant trop fidèle.
Il ne vous répondait que d’agir un peu tard,
Et laissait beaucoup au hasard.
Votre ordre cependant vers une autre me chasse,
Et vous avez quitté la place à votre sœur.
Si je vous ai donné de quoi remplir la place,
Ne me devez-vous point de quoi remplir mon cœur ?
J’en suis au désespoir ; mais je n’ai point de frère
Que je puisse à mon tour vous prier d’accepter.
Si vous n’en avez point par qui me satisfaire,
Vous avez une sœur qui vous peut acquitter :
Elle a trop d’un amant ; et si sa flamme heureuse
Me renvoyait celui dont elle ne veut plus,
Je ne suis point d’humeur fâcheuse,
Et m’accommoderais bientôt de ses refus.
De tout mon cœur je l’en conjure :
Envoyez-lui Cotys, ou même Agésilas,
Ma sœur, et prenez soin d’apaiser ce murmure,
Qui cherche à m’imputer des sentiments ingrats.
Je vous laisse entre vous faire ce grand partage,
Et vais chez Lysander voir quel sera le mien.
Madame, vous voyez, je ne puis davantage ;
Et qui fait ce qu’il peut n’est plus garant de rien.
Scène IV
Vous pourrez-vous résoudre à payer pour ce frère,
Madame, et de deux rois daignant en choisir un,
Me donner en sa place, ou le plus importun,
Ou le moins digne de vous plaire ?
Hélas !
Je n’entends pas des mieux
Comme il faut qu’un hélas s’explique ;
Et lorsqu’on se retranche au langage des yeux,
Je suis muette à la réplique.
Pourquoi mieux expliquer quel est mon déplaisir ?
Il ne se fait que trop entendre.
Si j’avais comme vous de deux rois à choisir,
Mes déplaisirs auraient peu de chose à prétendre.
Parlez donc, et de bonne foi :
Acquittez par ce choix Spitridate envers moi.
Ils sont tous deux à vous.
Je n’y suis pas moi-même.
Qui des deux est l’aimé ?
Qu’importe lequel j’aime,
Si le plus digne amour, de quoi qu’il soit d’accord,
Ne peut décider de mon sort ?
Ainsi je dois perdre espérance
D’obtenir de vous aucun d’eux ?
Donnez-moi votre indifférence,
Et je vous les donne tous deux.
C’en serait un peu trop : leur mérite est si rare,
Qu’il en faut être plus avare.
Il est grand, mais bien moins que la félicité
De votre insensibilité.
Ne me prenez point tant pour une âme insensible :
Je l’ai tendre, et qui souffre aisément de beaux feux ;
Mais je sais ne vouloir que ce qui m’est possible,
Quand je ne puis ce que je veux.
Laissez donc faire au ciel, au temps, à la fortune :
Ne voulez que ce qu’ils voudront ;
Et sans prendre d’attache, ou d’idée importune,
Attendez en repos les cœurs qui se rendront.
Il m’en pourrait coûter mes plus belles années
Avant qu’ainsi deux rois en devinssent le prix ;
Et j’aime mieux borner mes bonnes destinées
Au plus digne de vos mépris.
Donnez-moi donc, Madame, un cœur comme le vôtre,
Et je vous les redonne une seconde fois ;
Ou si c’est trop de l’un et l’autre,
Laissez-m’en le rebut, et prenez-en le choix.
Si vous leur ordonniez à tous deux de m’en croire,
Et que l’obéissance eût pour eux quelque appas,
Peut-être que mon choix satisferait ma gloire,
Et qu’enfin mon rebut ne vous déplairait pas.
Qui peut vous assurer de cette obéissance ?
Les rois, même en amour, savent mal obéir ;
Et les plus enflammés s’efforcent de haïr
Sitôt qu’on prend sur eux un peu trop de puissance.
Je vois bien ce que c’est, vous voulez tout garder :
Il est honteux de rendre une de vos conquêtes,
Et quoi qu’au plus heureux le cœur veuille accorder,
L’œil règne avec plaisir sur deux si grandes têtes ;
Mais craignez que je n’use aussi de tous mes droits.
Peut-être en ai-je encor de garder quelque empire
Sur l’un et l’autre de ces rois,
Bien qu’à l’envi pour vous l’un et l’autre soupire,
Et si j’en laisse faire à mon esprit jaloux,
Quoique la jalousie assez peu m’inquiète,
Je ne sais s’ils pourront l’un ni l’autre pour vous
Tout ce que votre cœur souhaite.
À Cotys.
Seigneur, vous le savez, ma sœur a votre foi,
Et ne vous la rend que pour moi.
Usez-en comme bon vous semble ;
Mais sachez que je me promets
De ne vous la rendre jamais,
À moins d’un roi qui vous ressemble.
Scène V
L’étrange contre-temps que prend sa belle humeur !
Et la froide galanterie
D’affecter par bravade à tourner son malheur
En importune raillerie !
Son cœur l’en désavoue, et murmurant tout bas…
Que cette belle humeur soit véritable ou feinte,
Tout ce qu’elle en prétend ne m’alarmerait pas,
Si le pouvoir d’Agésilas
Ne me portait dans l’âme une plus juste crainte.
Pourrez-vous l’aimer ?
Non.
Pourrez-vous l’épouser ?
Vous-même, dites-moi, puis-je m’en excuser ?
Et quel bras, quel secours appeler à mon aide,
Lorsqu’un frère me donne, et qu’un amant me cède ?
N’imputez point à crime une civilité
Qu’ici de général voulait l’autorité.
Souffrez-moi donc, Seigneur, la même déférence
Qu’ici de nos destins demande l’assurance.
Vous céder par dépit, et d’un ton menaçant
Faire voir qu’on pénètre au cœur du plus puissant,
Qu’on sait de ses refus la plus secrète cause,
Ce n’est pas tant céder l’objet de son amour,
Que presser un rival de paraître en plein jour,
Et montrer qu’à ses vœux hautement on s’oppose.
Que sert de s’opposer aux vœux d’un tel rival,
Qui n’a qu’à nous protéger mal
Pour nous livrer à notre perte ?
Serait-il d’un grand cœur de chercher à périr,
Quand il voit une porte ouverte
À régner avec gloire aux dépens d’un soupir ?
Ah ! Le change vous plaît.
Non, Seigneur, je vous aime ;
Mais je dois à mon frère, à ma gloire, à vous-même.
D’un rival si puissant si nous perdons l’appui,
Pourrons-nous du Persan nous défendre sans lui ?
L’espoir d’un renouement de la vieille alliance
Flatte en vain votre amour et vos nouveaux desseins.
Si vous ne remettez sa proie entre ses mains,
Oserez-vous y prendre aucune confiance ?
Quant à mon frère et moi, si les dieux irrités
Nous font jamais rentrer dessous sa tyrannie,
Comme il nous traitera d’esclaves révoltés,
Le supplice l’attend, et moi l’ignominie.
C’est ce que je saurai prévenir par ma mort ;
Mais jusque-là, Seigneur, permettez-moi de vivre,
Et que par un illustre et rigoureux effort,
Acceptant les malheurs où mon destin me livre,
Un sacrifice entier de mes vœux les plus doux
Cette sûreté malheureuse
À qui vous immolez votre amour et le mien
Peut-elle être si précieuse
Qu’il faille l’acheter de mon unique bien ?
Et faut-il que l’amour garde tant de mesure
Avec des intérêts qui lui font tant d’injure ?
Laissez, laissez périr ce déplorable roi,
À qui ces intérêts dérobent votre foi.
Que sert que vous l’aimiez ? Et que fait votre flamme
Qu’augmenter son ardeur pour croître ses malheurs,
Si malgré le don de votre âme
Votre raison vous livre ailleurs ?
Armez-vous de dédains ; rendez, s’il est possible,
Votre perte pour lui moins grande ou moins sensible ;
Et par pitié d’un cœur trop ardemment épris,
Éteignez-en la flamme à force de mépris.
L’éteindre ! Ah ! Se peut-il que vous m’ayez aimée ?
Jamais si digne flamme en un cœur allumée…
Non, non ; vous m’en feriez des serments superflus :
Vouloir ne plus aimer, c’est déjà n’aimer plus ;
Et qui peut n’aimer plus ne fut jamais capable
D’une passion véritable.
L’amour au désespoir peut-il encor charmer ?
L’amour au désespoir fait gloire encor d’aimer ;
Il en fait de souffrir et souffre avec constance,
Voyant l’objet aimé partager la souffrance ;
Il regarde ses maux comme un doux souvenir
De l’union des cœurs qui ne saurait finir ;
Et comme n’aimer plus quand l’espoir abandonne,
C’est aimer ses plaisirs et non pas la personne,
Il fuit cette bassesse, et s’affermit si bien,
Que toute sa douleur ne se reproche rien.
Quel indigne tourment, quel injuste supplice
Succède au doux espoir qui m’osait tout offrir !
Et moi, Seigneur, et moi, n’ai-je rien à souffrir ?
Ou m’y condamne-t-on avec plus de justice ?
Si vous perdez l’objet de votre passion,
Épousez-vous celui de votre aversion ?
Attache-t-on vos jours à d’aussi rudes chaînes ?
Et souffrez-vous enfin la moitié de mes peines ?
Cependant mon amour aura tout son éclat
En dépit du supplice où je suis condamnée ;
Et si notre tyran par maxime d’état
Ne s’interdit mon hyménée,
Je veux qu’il ait la joie, en recevant ma main,
D’entendre que du cœur vous êtes souverain,
Et que les déplaisirs dont ma flamme est suivie
Ne cesseront qu’avec ma vie.
Allez, Seigneur, défendre aux vôtres de durer :
Ennuyez-vous de soupirer,
Craignez de trop souffrir, et trouvez en vous-même
L’art de ne plus aimer dès qu’on perd ce qu’on aime.
Je souffrirai pour vous, et ce nouveau malheur,
De tous mes maux le plus funeste,
D’un trait assez perçant armera ma douleur
Pour trancher de mes jours le déplorable reste.
Que dites-vous, Madame ? Et par quel sentiment…
Spitridate, Seigneur, et Lysander vous prient
De vouloir avec eux conférer un moment.
Allez, Seigneur, allez, puisqu’ils vous en convient.
Aimez, cédez, souffrez, ou voyez si les dieux
Voudront vous inspirer quelque chose de mieux.
ACTE V
Scène I
Je remets en vos mains et l’une et l’autre lettre
Que l’esclave Damis aux miennes vient de mettre.
Vous y verrez, Seigneur, quels sont les attentats…
Au sénateur Cratès, à l’éphore Arsidas.
Spitridate et Cotys sont de l’intelligence ?
Non ; il s’est caché d’eux en cette conférence ;
Il a plaint leur malheur, et de tout son pouvoir ;
Mais sa prudence enfin tous deux vous les renvoie,
Sans leur donner aucun espoir
D’obtenir que de vous ce qui ferait leur joie.
Par cette déférence il croit les mieux aigrir ;
Et rejetant sur moi ce qu’ils ont à souffrir…
Vous avez mandé Spitridate,
Il entre ici.
Gardons qu’à ses yeux rien n’éclate.
Scène II
Aglatide, Seigneur, a-t-elle encore vos vœux ?
Non, Seigneur ; mais enfin ils ne vont pas loin d’elle,
Et sa sœur a fait naître une flamme nouvelle
En la place des premiers feux.
Elpinice ?
Elle-même.
Ainsi toujours pour gendre
Vous vous donnez à Lysander ?
Seigneur, contre l’amour peut-on bien se défendre ?
À peine attaque-t-il qu’on brûle de se rendre :
Le plus ferme courage est ravi de céder ;
Et j’ai trouvé ma foi plus facile à reprendre
Que mon cœur à redemander.
Si vous considériez…
Seigneur, que considère
Un cœur d’un vrai mérite heureusement charmé ?
L’amour n’est plus amour sitôt qu’il délibère,
Et vous le sauriez trop si vous aviez aimé.
Seigneur, j’aimais à Sparte et j’aime dans Éphèse.
L’un et l’autre objet est charmant ;
Mais bien que l’un m’ait plu, bien que l’autre me plaise,
Ma raison m’en a su défendre également.
La mienne suivrait mieux un plus commun exemple.
Si vous aimez, Seigneur, ne vous refusez rien,
Ou souffrez que je vous contemple
Comme un cœur au-dessus du mien.
Des climats différents la nature est diverse :
La Grèce a des vertus qu’on ne voit point en Perse.
Permettez qu’un Persan n’ose vous imiter,
Que sur votre partage il craigne d’attenter,
Qu’il se contente à moins de gloire,
Et trouve en sa faiblesse un destin assez doux
Pour ne point envier cette haute victoire,
Que vous seul avez droit de remporter sur vous.
Mais de mon ennemi rechercher l’alliance !
De votre ennemi !
Non, Lysander ne l’est pas ;
Mais s’il faut vous le dire, il y court à grands pas.
C’en est assez : je dois me faire violence
Et renonce à plus croire ou mes yeux, ou mon cœur.
Ne m’ordonnez-vous rien sur l’hymen de ma sœur ?
Cotys l’aime.
Il est roi, je ne suis pas son maître ;
Et Mandane ni vous n’êtes pas mes sujets.
L’aime-t-elle ?
Il se peut. Lui ferai-je connaître
Que vous auriez d’autres projets ?
C’est me connaître mal ; je ne contrains personne.
Peut-être qu’elle n’aime encor que sa couronne ;
Et je ne sais pas bien où pencherait son choix,
Si le ciel lui donnait à choisir de deux rois.
Vous l’avez jusqu’ici de tant d’honneurs comblée,
De tant de faveurs accablée,
Qu’à vos ordres ses vœux sans peine assujettis…
L’ingrate !
Je réponds de sa reconnaissance,
Et qu’elle ne consent à l’espoir de Cotys
Que pour le maintenir dans votre dépendance.
Pourrait-elle, Seigneur, davantage pour vous ?
Non ; mais qui la pressait de choisir un époux ?
L’occasion d’un roi, Seigneur, est bien pressante.
Les plus dignes objets ne l’ont pas chaque jour ;
Elle échappe à la moindre attente
Dont on veut éprouver l’amour.
À moins que de la prendre au moment qu’elle arrive,
On s’expose aux périls de l’accepter trop tard,
Et l’asile est si beau pour une fugitive,
Qu’elle ne peut sans crime en rien mettre au hasard.
Elle eût peu hasardé peut-être pour attendre.
Voyait-elle en ces lieux un plus illustre espoir ?
Comme l’amour n’entend que ce qu’il veut entendre,
Il ne voit que ce qu’il veut voir.
Si je l’ai jusqu’ici de tant d’honneurs comblée,
De tant de faveurs accablée,
Ces faveurs, ces honneurs ne lui disaient-ils rien ?
Elle les entendait trop bien en dépit d’elle :
Mais l’ingrate ! Mais la cruelle !…
Seigneur, à votre tour vous m’entendez trop bien.
Qu’elle aille chez Cotys partager sa couronne ;
Je n’y mets point d’obstacle, et n’en veux rien savoir :
Soit que l’ambition, soit que l’amour la donne,
Vous avez tous deux tout pouvoir.
Si pourtant vous m’aimiez…
Soyez sûr de mon zèle.
Ma parole à Cotys est encore à donner.
Mais si cet hyménée a de quoi vous gêner,
Mandane que deviendra-t-elle ?
Allez, encore un coup, allez en d’autres lieux
Épargner par pitié cette gêne à mes yeux ;
Sauvez-moi du chagrin de montrer que je l’aime.
Elle vient recevoir vos ordres elle-même.
Scène III
Ô vue ! ô sur mon cœur regards trop absolus !
Que vous allez troubler mes vœux irrésolus !
Ne partez pas, Madame. Ô ciel ! J’en vais trop dire.
Je conçois mal, Seigneur, de quoi vous me parlez.
Moi partir ?
Oui, partez, encor que j’en soupire.
Que ce mot ne peut-il suffire !
Je conçois encor moins pourquoi vous m’exilez.
J’aime trop à vous voir et je vous ai trop vue :
C’est, Madame, ce qui me tue.
Partez, partez, de grâce.
Où me bannissez-vous ?
Nommez-vous un exil le trône d’un époux ?
Quel trône, et quel époux ?
Cotys…
Je crois qu’il m’aime ;
Mais si je vous regarde ici comme mon roi
Et comme un protecteur que j’ai choisi moi-même,
Puis-je sans votre aveu l’assurer de ma foi ?
Après tant de bontés et de marques d’estime,
À vous moins déférer je croirais faire un crime ;
Et mon âme…
Ah ! C’est trop déférer, et trop peu.
Quoi ? Pour cet hyménée exiger mon aveu !
Jusque-là mon bonheur n’aura qu’incertitude ;
Et bien qu’une couronne éblouisse aisément…
Ma sœur, il faut parler un peu plus clairement :
Le roi s’est plaint à moi de votre ingratitude.
Et je me plains à lui des inégalités
Qu’il me force de voir lui-même en ses bontés.
Tout ce que pour un autre a voulu ma prière,
Vous me l’avez, Seigneur, et sur l’heure accordé ;
Et pour mes intérêts ce qu’on a demandé
Prête à de prompts refus une digne matière !
Si vous vouliez avoir des yeux
Pour voir de ces refus la véritable cause…
N’est-ce pas assez dire, et faut-il autre chose ?
Voyez mieux sa pensée, ou répondez-y mieux.
Ces refus obligeants veulent qu’on les entende :
Ils sont de ses faveurs le comble, et la plus grande.
Tout roi qu’est votre amant, perdez-le sans ennui,
Lorsqu’on vous en destine un plus puissant que lui.
M’en désavouerez-vous, Seigneur ?
Non, Spitridate.
C’est inutilement que ma raison me flatte :
Comme vous j’ai mon faible ; et j’avoue à mon tour
Qu’un si triste secours défend mal de l’amour.
Je vois par mon épreuve avec quelle injustice
Je vous refusais Elpinice :
Je cesse de vous faire une si dure loi.
Allez ; elle est à vous, si Mandane est à moi.
Ce que pour Lysander je semble avoir de haine
Fera place aux douceurs de cette double chaîne,
Dont vous serez le nœud commun ;
Et cet heureux hymen, accompagné du vôtre,
Nous rendant entre nous garant de l’un vers l’autre,
Réduira nos trois cœurs en un.
Madame, parlez donc.
Seigneur, l’obéissance
S’exprime assez par le silence.
Trouvez bon que je puisse apprendre à Lysander
La grâce qu’à ma flamme il vous plaît d’accorder.
Scène IV
En puis-je pour la mienne espérer une égale,
Madame ? Ou ne sera-ce en effet qu’obéir ?
Seigneur, je croirais vous trahir
Et n’avoir pas pour vous une âme assez royale,
Si je vous cachais rien des justes sentiments
Que m’inspire le ciel pour deux rois mes amants.
J’ai vu que vous m’aimiez ; et sans autre interprète
J’en ai cru vos faveurs qui m’ont si peu coûté ;
J’en ai cru vos bontés, et l’assiduité
Qu’apporte à me chercher votre ardeur inquiète.
Ma gloire y voulait consentir ;
Mais ma reconnaissance a pris soin de la vôtre.
Vos feux la hasardaient, et pour les amortir
J’ai réduit mes désirs à pencher vers un autre.
Pour m’épouser, vous le pouvez,
Je ne saurais former de vœux plus élevés ;
Mais avant que juger ma conquête assez haute,
De l’œil dont il faut voir ce que vous vous devez,
Voyez ce qu’elle donne, ou plutôt ce qu’elle ôte.
Votre Sparte si haut porte sa royauté,
Que tout sang étranger la souille et la profane :
Jalouse de ce trône où vous êtes monté,
Y faire seoir une Persane,
C’est pour elle une étrange et dure nouveauté ;
Et tout votre pouvoir ne peut m’y donner place,
Que vous n’y renonciez pour toute votre race.
Vos éphores peut-être oseront encor plus ;
Et si votre sénat avec eux se soulève,
Si de me voir leur reine indignés et confus,
Ils m’arrachent d’un trône où votre choix m’élève…
Pensez bien à la suite avant que d’achever,
Et si ce sont périls que vous deviez braver.
Vous les voyez si bien que j’ai mauvaise grâce
De vous en faire souvenir ;
Mais mon zèle a voulu cette indiscrète audace,
Et moi je n’ai pas cru devoir la retenir.
Que la suite, après tout, vous flatte ou vous traverse,
Ma gloire est sans pareille aux yeux de l’univers,
S’il voit qu’une Persane au vainqueur de la Perse
Donne à son tour des lois, et l’arrête en ses fers.
Comme votre intérêt m’est plus considérable,
Je tâche de vous rendre à des destins meilleurs.
Mon amour peut vous perdre, et je m’attache ailleurs,
Pour être pour vous moins aimable.
Voilà ce que devait un cœur reconnaissant.
Quant au reste, parlez en maître,
Vous êtes ici tout-puissant.
Quand peut-on être ingrat, si c’est là reconnaître ?
Et que puis-je sur vous si le cœur n’y consent ?
Seigneur, il est donné ; la main n’est pas donnée ;
Et l’inclination ne fait pas l’hyménée.
Au défaut de ce cœur, je vous offre une foi
Sincère, inviolable, et digne enfin de moi.
Voyez si ce partage aura pour vous des charmes.
Contre l’amour d’un roi c’est assez raisonner.
J’aime, et vais toutefois attendre sans alarmes
Ce qu’il lui plaira m’ordonner.
Je fais un sacrifice assez noble, assez ample,
S’il en veut un en ce grand jour ;
Et s’il peut se résoudre à vaincre son amour,
J’en donne à son grand cœur un assez haut exemple.
Qu’il écoute sa gloire ou suive son désir,
Qu’il se fasse grâce ou justice,
Je me tiens prête à tout, et lui laisse à choisir
De l’exemple ou du sacrifice.
Scène V
Qu’une Persane m’ose offrir un si grand choix !
Parmi nous qui traitons la Perse de barbare,
Et méprisons jusqu’à ses rois,
Est-il plus haut mérite ? Est-il vertu plus rare ?
Cependant mon destin à ce point est amer,
Que plus elle mérite, et moins je dois l’aimer ;
Et que plus ses vertus sont dignes de l’hommage
Que rend toute mon âme à cet illustre objet,
Plus je la dois fermer à tout autre projet
Qu’à celui d’égaler sa grandeur de courage.
Du moins vous rendre heureux, ce n’est plus hasarder.
Puisqu’un si digne amour fait grâce à Lysander,
Il n’a plus lieu de se contraindre :
Vous devenez par là maître de tout l’état ;
Et ce grand homme à vous, vous n’avez plus à craindre
Ni d’éphores ni de sénat.
Je n’en suis pas encor d’accord avec moi-même.
J’aime ; mais, après tout, je hais autant que j’aime ;
Et ces deux passions qui règnent tour à tour
Ont au fond de mon cœur si peu d’intelligence,
Qu’à peine immole-t-il la vengeance à l’amour,
Qu’il voudrait immoler l’amour à la vengeance.
Entre ce digne objet et ce digne ennemi,
Mon âme incertaine et flottante,
Quoi que l’un me promette, et quoi que l’autre attente,
Ne se peut ni dompter, ni croire qu’à demi :
Et plus des deux côtés je la sens balancée,
Plus je vois clairement que si je veux régner,
Moi qui de Lysander vois toute la pensée,
Il le faut tout à fait ou perdre ou regagner ;
Qu’il est temps de choisir.
Qu’il serait magnanime
De vaincre et la vengeance et l’amour à la fois !
Il faudrait, Xénoclès, une âme plus sublime.
Il ne faut que vouloir : tout est possible aux rois.
Ah ! Si je pouvais tout, dans l’ardeur qui me presse
Pour ces deux passions qui partagent mes vœux,
Peut-être aurais-je la faiblesse
D’obéir à toutes les deux.
Scène VI
Seigneur, il vous a plu disposer d’Elpinice ;
Nous devons, elle et moi, beaucoup à vos bontés ;
Et je serai ravi qu’elle vous obéisse,
Pourvu que de Cotys les vœux soient acceptés.
J’en ai donné parole, il y va de ma gloire.
Spitridate, sans lui, ne saurait être heureux ;
Et donner mon aveu, s’ils ne le sont tous deux,
C’est faire à mon honneur une tache trop noire.
Vous pouvez nous parler en roi.
Ma fille vous doit plus qu’à moi :
Commandez, elle est prête, et je saurai me taire.
N’exigez rien de plus d’un père.
Il a tenu toujours vos ordres à bonheur ;
Mais rendez-lui cette justice
De souffrir qu’il emporte au tombeau cet honneur,
Qui fait l’unique prix de trente ans de service.
Oui, vous l’y porterez, et du moins de ma part
Ce précieux honneur ne court aucun hasard.
On a votre parole, et j’ai donné la mienne ;
Et pour faire aujourd’hui que l’une et l’autre tienne,
Il faut vaincre un amour qui m’était aussi doux
Que votre gloire l’est pour vous,
Un amour dont l’espoir ne voyait plus d’obstacle.
Mais enfin il est beau de triompher de soi,
Et de s’accorder ce miracle,
Quand on peut hautement donner à tous la loi,
Et que le juste soin de combler notre gloire
Demande notre cœur pour dernière victoire.
Un roi né pour l’éclat des grandes actions
Dompte jusqu’à ses passions,
Et ne se croit point roi, s’il ne fait sur lui-même
Le plus illustre essai de son pouvoir suprême.
À Cotys.
Allez dire à Cotys que Mandane est à lui ;
Que si mes feux aux siens ne l’ont pas accordée,
Pour venger son amour de ce moment d’ennui,
Je veux la lui céder comme il me l’a cédée.
Oyez de plus…
Il parle à l’oreille de Xénoclès qui s’en va.
Scène VII
Eh bien ! Vos mécontentements
Me seront-ils encore à craindre ?
Et vous souviendrez-vous des mauvais traitements
Qui vous avaient donné tant de lieu de vous plaindre ?
Je vous ai dit, Seigneur, que j’étais tout à vous ;
Et j’y suis d’autant plus, que malgré l’apparence,
Je trouve des bontés qui passent l’espérance,
Où je n’avais cru voir que des soupçons jaloux.
Et que va devenir cette docte harangue
Qui du fameux Cléon doit ennoblir la langue ?
Seigneur…
Nous sommes seuls, j’ai chassé Xénoclès :
Parlons confidemment. Que venez-vous d’écrire
À l’éphore Arsidas, au sénateur Cratès ?
Je vous défère assez pour n’en vouloir rien lire ;
Tout est encor fermé. Voyez.
Je suis coupable,
Parce qu’on me trahit, que l’on vous sert trop bien,
Et que par un effort de prudence admirable,
Vous avez su prévoir de quoi serait capable,
Après tant de mépris, un cœur comme le mien.
Ce dessein toutefois ne passera pour crime
Que parce qu’il est sans effet ;
Et ce qu’on va nommer forfait
N’a rien qu’un plein succès n’eût rendu légitime.
Tout devient glorieux pour qui peut l’obtenir,
Et qui le manque est à punir.
Non, non ; j’aurais plus fait peut-être en votre place :
Il est naturel aux grands cœurs
De sentir vivement de pareilles rigueurs ;
Et vous m’offenseriez de douter de ma grâce.
Comme roi, je la donne, et comme ami discret
Je vous assure du secret.
Je remets en vos mains tout ce qui vous peut nuire.
Vous m’avez trop servi pour m’en trouver ingrat ;
Et d’un trop grand soutien je priverais l’état
Pour des ressentiments où j’ai su vous réduire.
Ma puissance établie et mes droits conservés
Ne me laissent point d’yeux pour voir votre entreprise.
Dites-moi seulement avec même franchise,
Vous dois-je encore bien plus que vous ne me devez ?
Avez-vous pu, Seigneur, me devoir quelque chose ?
Qui sert le mieux son roi ne fait que son devoir.
En vous de tout l’état j’ai défendu la cause,
Quand je l’ai fait tomber dessous votre pouvoir.
Le zèle est tout de feu quand ce grand devoir presse ;
Et comme à le moins suivre on s’en acquitte mal,
Le mien vous servit moins qu’il ne servit la Grèce,
Quand j’en sus ménager les cœurs avec adresse
Pour vous en faire général.
Je vous dois cependant et la vie et ma gloire ;
Et lorsqu’un dessein malheureux
Peut me coûter le jour et souiller ma mémoire,
La magnanimité de ce cœur généreux…
Reprochez-moi plutôt toutes mes injustices,
Que de plus ravaler de si rares services.
Elles ont fait le crime, et j’en tire ce bien,
Que j’ai pu m’acquitter et ne vous dois plus rien.
À présent que la gratitude
Ne peut passer pour dette en qui s’est acquitté,
Vos services, payés d’un traitement si rude,
Vont recevoir de moi ce qu’ils ont mérité.
S’ils ont su conserver un trône en ma famille,
J’y veux par mon hymen faire seoir votre fille :
C’est ainsi qu’avec vous je puis le partager.
Seigneur, à ces bontés, que je n’osais attendre,
Que puis-je…
Jugez-en comme il en faut juger,
Et surtout commencez d’apprendre
Que les rois sont jaloux du souverain pouvoir,
Qu’ils aiment qu’on leur doive, et ne peuvent devoir,
Que rien à leurs sujets n’acquiert l’indépendance,
Qu’ils règlent à leur choix l’emploi des plus grands cœurs ;
Qu’ils ont pour qui les sert des grâces, des faveurs,
Et qu’on n’a jamais droit sur leur reconnaissance.
Prenons dorénavant, vous et moi, pour objet,
Les devoirs qu’il faudra l’un à l’autre nous rendre :
N’oubliez pas ceux d’un sujet,
Et j’aurai soin de ceux d’un gendre.
Scène VIII
Sur un ordre, Seigneur, reçu de votre part,
Je viens, étonnée et surprise
De voir que tout d’un coup un roi m’en favorise,
Qui me daignait à peine honorer d’un regard.
Sortez d’étonnement. Les temps changent, Madame,
Et l’on n’a pas toujours mêmes yeux ni même âme.
Pourriez-vous de ma main accepter un époux ?
Si mon père y consent, mon devoir me l’ordonne ;
Ce me sera trop d’heur de le tenir de vous.
Mais avant que savoir quelle en est la personne,
Pourrais-je vous parler avec la liberté
Que me souffrait à Sparte un feu trop écouté,
Alors qu’il vous plaisait, ou m’aimer, ou me dire
Qu’en votre cœur mes yeux s’étaient fait un empire ?
Non que j’y pense encor ; j’apprends de vous, Seigneur,
Qu’on change avec le temps, d’âme, d’yeux et de cœur.
Rappelez ces beaux jours pour me parler sans feindre ;
Mais si vous le pouvez, Madame, épargnez-moi.
Ce serait sans raison que j’oserais m’en plaindre :
L’amour doit être libre, et vous êtes mon roi.
Mais puisque jusqu’à vous vous m’avez fait prétendre,
N’obligez point, Seigneur, cet espoir à descendre,
Et ne me faites point de lois
Qui profanent l’honneur de votre premier choix.
J’y trouvais pour moi tant de gloire,
J’en chéris à tel point la flatteuse mémoire,
Que je regarderais comme un indigne époux
Quiconque m’offrirait un moindre rang que vous.
Si cet orgueil a quelque crime,
Il n’en faut accuser que votre trop d’estime :
Ce sont des sentiments que je ne puis trahir.
Après cela, parlez ; c’est à moi d’obéir.
Je parlerai, Madame, avec même franchise.
J’aime à voir cet orgueil que mon choix autorise
À dédaigner les vœux de tout autre qu’un roi :
J’aime cette hauteur en un jeune courage ;
Et vous n’aurez point lieu de vous plaindre de moi,
Si votre heureux destin dépend de mon suffrage.
Scène IX
Seigneur, à vos bontés nous venons consacrer,
Et Mandane et moi, notre vie.
De pareilles faveurs, Seigneur, nous font rentrer
Pour vous faire voir même envie.
Je vous ai fait justice à tous,
Et je crois que ce jour vous doit être assez doux,
Qui de tous vos souhaits à votre gré décide ;
Mais pour le rendre encor plus doux et plus charmant,
Sachez que Sparte voit sa reine en Aglatide,
À qui le ciel en moi rend son premier amant.
C’est me faire, Seigneur, des surprises nouvelles.
Rendons nos cœurs, Madame, à des flammes si belles ;
Et tous ensemble allons préparer ce beau jour
Qui par un triple hymen couronnera l’amour !