Agésilas (Trad. Talbot)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Agésilas (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 433-458).


AGÉSILAS[1].


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.


Famille d’Agésilas ; sa patrie, ses exploits en Asie, ses vertus.


Je sais qu’il n’est pas facile de louer dignement les vertus et la gloire d’Agésilas ; cependant j’essayerai. En effet, parce qu’il fut un homme accompli, il ne serait pas bien que, pour cela, il n’obtînt pas des éloges, même au-dessous de son mérite.

En ce qui regarde sa noblesse, qu’a-t-on à dire de plus grand et de plus beau, sinon que, parmi ceux qui actuellement encore sont appelés progones[2], on peut citer son rang de descendance depuis Hercule, famille non de particuliers, mais de rois enfants de rois ? Et l’on ne pourra leur adresser ce reproche que, tout rois qu’ils étaient, leur ville fut obscure ; mais, de même que leur race était la plus illustre de leur patrie, ainsi leur ville était la plus renommée de la Grèce. Aussi ne sont-ils point les premiers des seconds, mais les chefs des chefs. Un commun éloge doit unir la patrie d’Agésilas avec sa famille : car si sa ville natale, éloignée de tout sentiment jaloux de la souveraine autorité de ses rois, n’entreprit jamais de les en dépouiller, ces rois, à leur tour, n’aspirèrent jamais à une royauté plus étendue que leur premier pouvoir. Aussi, tandis qu’on n’a vu nulle autre part aucun gouvernement, démocratie, oligarchie, tyrannie ou royauté, subsister sans interruption, chez eux la royauté est restée permanente.

Ce n’est pas tout : Agésilas fut jugé digne du pouvoir avant de commander, et en voici la preuve. Après la mort du roi Agis, des prétentions au pouvoir s’étant élevées entre Léotychide, fils d’Agis, et Agésilas, fils d’Archidamus[3], les citoyens décidèrent que l’héritier le plus méritant était Agésilas, en raison de sa naissance et de sa vertu, et on le choisit pour roi[4]. Quand on voit le choix d’une république puissante, dont les premiers citoyens jugent un homme digne de la plus haute fonction, quel témoignage faut-il encore pour prouver que sa vertu le rendait digne du pouvoir avant de l’exercer ?

Passons maintenant à ce qu’il fit pendant son règne : en voici le récit. Ses actes, à mon avis, mettront son caractère dans le jour le plus vif. Agésilas, disons-nous, fut élu roi tout jeune encore. Il venait d’entrer en fonctions, quand on annonce que je roi de Perse réunit une nombreuse armée de mer et de terre contre les Grecs. Une délibération s’étant ouverte entre les Lacédémoniens et leurs alliés, Agésilas promet que, si on lui donne trois cents Spartiates, deux mille Néodamodes[5], et un bataillon d’à peu près six mille alliés, il passera en Asie, contraindra le Barbare à faire la paix, ou, s’il veut absolument la guerre, lui donnera assez d’occupation pour ne point marcher contre les Grecs. Tout le monde est enchanté du désir exprimé d’attaquer chez lui le Perse qui, jusque-là, était passé en Grèce, de le provoquer sur son territoire au lieu de l’attendre pour le combattre, de songer à vivre de son bien plutôt qu’à défendre seulement celui des Grecs ; enfin l’on regarde comme un fait des plus glorieux de lutter non plus en faveur de la Grèce, mais pour l’empire de l’Asie. Agésilas réunit ses troupes[6] et met à la voile ; mais comment faire mieux apprécier son talent de général qu’en racontant ce qu’il fit ? Or, voici son début en Asie.

Tissapherne avait juré à Agésilas que, s’il acceptait une trêve jusqu’au retour des messagers qu’il avait envoyés au roi, il lui accorderait la liberté des villes grecques d’Asie, et, de son côté, Agésilas s’était engagé par serment à observer loyalement la trêve, en accordant un délai de trois mois. Tissapherne manqua aussitôt à son serment. Au lieu de la paix, il sollicita du roi l’envoi de nouveaux renforts. Agésilas, s’en étant aperçu, respecta cependant la trêve.

Or, c’est, selon moi, un trait fort remarquable d’avoir, d’une part, en montrant Tissapherne parjure, rendu la foi de celui-ci suspecte aux yeux de tous ; d’autre part, en se montrant lui-même constant dans sa parole et fidèle observateur des traités, d’avoir amené les Grecs et les Barbares à se fier à lui pour toutes les transactions qu’il eût pu souhaiter[7].

Cependant Tissapherne, fier de ses nouvelles troupes, déclare la guerre à Agésilas, s’il ne sort à l’instant de l’Asie : les alliés et ceux des Lacédémoniens qui étaient présents paraissaient effrayés, croyant que les forces inférieures d’Agésilas ne pourraient pas tenir contre les troupes nombreuses du roi ; mais Agésilas, d’un visage serein, charge les envoyés de Tissapherne de le remercier vivement de ce que, par son parjure, il a rendu les dieux ennemis des Perses et alliés des Grecs. Sur-le-champ, il ordonne aux soldats de se préparer à la campagne ; enjoint aux villes, par où il doit passer pour se rendre en Carie, de lui préparer des vivres, et fait avertir les Ioniens, les Éoliens et les Hellespontins de lui envoyer des renforts à Éphèse.

Cependant Tissapherne, sachant qu’Agésilas n’avait point de cavalerie, la Carie ne se prêtant point aux manœuvres hippiques, sentant du reste qu’il leur garde rancune de sa perfidie, et ne doutant pas qu’il ne se jetât dans la Carie, sa résidence, y fait passer toute son infanterie, et entoure de sa cavalerie les plaines du Méandre, persuadé qu’il écrasera les Grecs tous ses chevaux, avant qu’ils arrivent au pays où les chevaux ne pouvaient agir. Mais, au lieu d’aller en Carie, Agésilas, faisant un détour soudain, s’avance vers la Phrygie, recueille, dans sa marche, les troupes à mesure qu’elles arrivent, prend les villes de force, et, grâce à cette invasion imprévue, fait un immense butin. Son talent de général se révéla surtout au moment où la guerre étant déclarée, et la ruse, par cela même, devenant juste et autorisée[8], il montra que Tissapherne n’était qu’un enfant en fait de ruses, tandis que lui profitait sagement de l’occasion pour enrichir les villes alliées. On avait fait des prises si considérables, que tout se vendait à vil prix : il avertit donc ses alliés de venir acheter, les prévenant qu’il ne tarderait pas à conduire son armée vers la mer ; en même temps il recommanda aux vendeurs d’inscrire sur leurs registres le prix de chaque effet vendu et de le livrer ensuite ; de sorte que les alliés, n’ayant rien déboursé jusqu’alors, réalisèrent de grands profits, sans nuire au trésor public. De plus, chaque fois que des transfuges, suivant l’habitude, en passant aux troupes du roi, s’offraient à guider les convois d’argent, il disposait tout pour les faire enlever par ses alliés, qui trouvaient là tout ensemble profit et gloire ; et cette conduite ne tarda pas à lui faire beaucoup d’amis[9].

Convaincu de plus qu’une armée ne saurait tenir longtemps dans un pays ruiné et désert, tandis qu’elle trouve toujours de quoi vivre dans une région peuplée et cultivée, il ne cherchait pas seulement à soumettre les ennemis par les armes, mais à les gagner par sa modération. Aussi recommandait-il souvent à ses soldats de ne pas traiter les prisonniers en criminels, mais de les ménager comme des hommes. Parfois même, lorsqu’il levait le camp, s’il s’apercevait que les marchands y laissaient de petits enfants, que beaucoup vendaient dans l’embarras de les porter et de les nourrir, il veillait à ce qu’on les conduisît en lieu sûr[10]. Quant à ceux que la vieillesse faisait garder comme prisonniers, il donnait ordre qu’on eût soin d’eux, et qu’on les mît à l’abri des chiens et des loups. Ceux donc qui appréciaient ces traits d’humanité, et les prisonniers mêmes, s’affectionnaient à lui. Toutes les villes qu’il avait conquises, il les dispensait des devoirs des esclaves envers les maîtres ; il n’exigeait que l’hommage de l’homme libre envers le magistrat ; en sorte que les places imprenables par la force de leurs murailles, on les soumettait par la douceur.

Comme dans les plaines de la Phrygie il ne pouvait tenir la campagne contre la cavalerie de Pharnabaze, il résolut de se procurer cette espèce de troupes, afin de n’être pas obligé de faire la guerre en fuyant. Il charge donc les plus riches de toutes les villes du pays de nourrir des chevaux, et il déclare que quiconque fournira un cheval, un équipement et un bon soldat, sera exempt de service. Aussitôt tous s’empressent de répondre à ses désirs avec la même ardeur que s’ils eussent cherché quelqu’un pour mourir à leur place. Il désigne les villes d’où l’on tirerait les cavaliers, convaincu que les cités qui élèveraient des chevaux en auraient bientôt la passion et donneraient une bonne cavalerie. Or, c’est un trait digne d’admiration d’avoir su se créer sur-le-champ une cavalerie forte et en mesure d’agir.

Le printemps venu, il rassemble toute son armée à Éphèse[11] ; et, dans le dessein de l’exercer, il propose des prix aux troupes de cavalerie qui manœuvreront le mieux, aux hoplites qui auront le corps le plus robuste, aux peltastes et aux archers qui montreront le plus d’adresse. Il fallait voir les gymnases remplis d’hommes qui s’exerçaient ; l’hippodrome couvert de cavaliers occupés d’évolutions, tandis que les archers et les gens de trait tiraient à la cible. La ville tout entière, où il se trouvait, présentait un spectacle intéressant. L’agora était pleine d’armes de toute espèce et de chevaux à vendre ; ouvriers en airain, en bois, en fer, en cuir, en peinture, tous travaillaient à la fabrication des armes : on eût pris Éphèse pour un atelier de guerre. Rien surtout n’inspirait plus de confiance que de voir Agésilas lui-même et ses soldats couronnés de fleurs, aller, à leur sortie des gymnases, consacrer leurs couronnes à Diane. Car, où l’on voit les hommes respecter les dieux, s’exercer à la guerre et ne songer qu’à obéir aux chefs, comment ne pas trouver là matière à boa espoir ? Persuadé de plus que le mépris de l’ennemi donne du cœur à combattre, il ordonne aux crieurs de vendre nus les Barbares pris par les maraudeurs. Les soldats, en voyant ces corps blancs parce qu’ils ne se déshabillaient jamais, mous et chargés d’obésité parce qu’ils étaient toujours sur des chars, comprenaient bien que pour eux ce ne serait qu’un combat contre des femmes.

Il déclare encore à ses soldats qu’il va les mener par le plus court dans la partie la plus fortifiée du pays, afin qu’ils s’y préparent l’esprit et le corps pour combattre avant peu. Cependant Tissapherne croit à une seconde ruse d’Agésilas, et que son dessein est réellement de fondre sur la Carie. Il fait donc passer son infanterie en Carie, comme la première fois, et place de même sa cavalerie dans la plaine du Méandre. Agésilas, qui n’avait point menti, se dirige immédiatement, suivant sa parole, vers la province de Sardes[12], marche trois jours à travers le désert, sans rencontrer l’ennemi, et procure à son armée des vivres en abondance. À la quatrième journée, paraissent les cavaliers ennemis. Le commandant[13] donne ordre au chef des skeuophores de passer le Pactole et d’asseoir un camp ; et là, ceux-ci, voyant quelques valets des Grecs s’écarter pour piller, en tuent un grand nombre. Mais Agésilas, qui s’en aperçoit, envoie sa cavalerie pour les secourir. De leur côté, les Perses, voyant arriver ce renfort, rassemblent la leur et la font avancer en ordre de bataille. Alors Agésilas, remarquant que les ennemis n’ont pas d’infanterie, tandis qu’il ne lui manquait à lui pas une de ses forces, juge que c’est le moment d’engager l’action s’il peut. Les victimes immolées, il fait avancer sa phalange contre la cavalerie ennemie ; il ordonne aux hoplites, qui ont dix ans de service, d’arriver au pas de course, et aux peltastes de précéder en courant : il recommande aux cavaliers de charger, tandis qu’il suivrait en personne avec le reste de l’armée.

La cavalerie est reçue par les meilleurs soldats des Perses ; mais bientôt tout le danger venant à peser sur eux, ils fuient, et les uns tombent à l’instant dans le fleuve, les autres sont mis en déroute. Les Grecs les poursuivent et s’emparent de leur camp : les peltastes, selon leur habitude, se mettent à piller. Agésilas enveloppe tout de son armée, ne fait qu’un camp de celui des ennemis et du sien ; puis, apprenant le trouble des ennemis qui s’accusent les uns les autres de l’échec, il marche aussitôt sur Sardes. Là, tandis qu’il brûle et ravage les maisons de la ville, il fait annoncer aux habitants que quiconque désire la liberté peut se joindre à lui, et que, s’il en est qui veulent asservir l’Asie, ils viennent en armes se mesurer contre ses libérateurs. Personne n’osant paraître, il se porte librement partout ; voyant les Grecs, qui jusqu’alors avaient été forcés de ramper, honorés par ceux mêmes qui les outrageaient ; réduisant ceux qui exigeaient les honneurs divins à n’oser plus même regarder les Grecs ; protégeant contre la dévastation le territoire de ses alliés, et dévastant celui des ennemis au point d’envoyer en deux ans plus de deux cents talents comme dîme au dieu de Delphes.

Cependant le roi de Perse, regardant Tissapherne comme la cause de ces désordres, envoie Tithraustès lui couper la tête, exécution qui rend les affaires des Barbares encore plus désespérées et celles d’Agésilas plus florissantes[14]. Tous les peuples envoient des députations lui demander son amitié ; plusieurs même passent de son côté, dans l’espoir d’être libres, an sorte qu’Agésilas se trouve chef non-seulement des Grecs, mais d’un grand nombre de Barbares.

Toutefois, ce qui mérite surtout notre admiration, c’est qu’après s’être assuré la possession d’un grand nombre de villes sur le continent, et de plusieurs îles, après que sa ville natale lui eut envoyé une flotte[15], après avoir conquis tant de gloire et de puissance, lorsqu’il pouvait profiter à son gré de ces nombreux et brillants avantages, au moment où il nourrissait le projet et l’espoir de renverser un empire dont les forces furent souvent tournées contre la Grèce, il ne se laissa dominer par aucune de ces considérations. Dès qu’il lui vient des magistrats de son pays l’ordre de venir au secours de la patrie, il obéit avec autant de docilité que s’il se fût trouvé seul contre cinq dans le conseil des éphores ; faisant voir par là que toute la terre n’était rien à ses yeux en comparaison de la patrie, qu’il ne préférait pas de nouveaux amis aux anciens, ni des profits sans gloire et sans dangers à des périls où l’appelaient l’honneur et la justice.

Tout le temps, du reste, qu’il garda le commandement, il tint la conduite d’un roi digne d’éloges. En effet, dans toutes les villes vers lesquelles il navigua pour y imposer son autorité, et qu’il trouva en proie à l’anarchie, depuis la chute de la puissance d’Athènes, il fit si bien que, sans exil, sans peine de mort, il rétablit la concorde entre les citoyens et une prospérité durable. Aussi tous les Grecs d’Asie, comme si on leur eût enlevé, non pas un chef, mais un père, un ami, furent-ils désolés de son départ : ils montrèrent, d’ailleurs, qu’ils n’avaient point pour lui une amitié fardée ; ils vinrent spontanément avec lui au secours de Lacédémone, et cela, avec la conviction qu’ils auraient à combattre aussi forts qu’eux. Telle fut la fin de ses exploits en Asie[16].



CHAPITRE II.


Exploits en Europe ; bataille de Coronée ; Agésilas à Sparte ; relations avec l’Égypte.


Après avoir passé l’Hellespont, il fit route à travers les mêmes peuples que le roi de Perse, suivi d’une armée innombrable ; mais ce chemin, que le barbare avait fait en un an, Agésilas le parcourut en moins d’un mois, vu son désir de ne point arriver trop tard pour la patrie.

À peine a-t-il laissé la Macédoine pour entrer en Thessalie, que les habitants de Larisse, de Granone, de Scotusse et de Pharsale, alliés des Béotiens, tous les Thessaliens, en un mot, excepté ceux qui étaient alors en exil, vinrent inquiéter ses derrières. Jusque-là, il avait conduit son armée en bataillon carré, ayant une moitié de sa cavalerie en tête et l’autre moitié en queue : mais les Thessaliens l’ayant arrêté dans sa marche, en fondant sur son arrière-garde, il met en queue une partie des troupes de tête, excepté les cavaliers rangés autour de sa personne. Quand les deux années sont en présence, les Thessaliens, jugeant imprudent à des cavaliers de charger des hoplites, font volte-face et se retirent au pas ; le reste suit avec réserve. Agésilas, voyant la faute des uns et des autres, détache ses meilleurs cavaliers, avec ordre de prescrire aux autres la même manœuvre, c’est-à-dire de serrer l’ennemi d’assez près pour l’empêcher de se retourner. Les Thessaliens, se voyant poursuivis, contre leur attente, continuent leur retraite, tandis qu’une partie d’entre eux, essayant de faire volte-face, sont pris au moment de faire obliquer leurs chevaux. L’hipparque Polycharme, de Pharsale, se retourne ainsi et périt avec ses compagnons d’armes. Dès lors la défaite devient générale : les uns sont taillés en pièces, les autres faits prisonniers, et le reste ne s’arrête qu’arrivé au mont Narthace. Agésilas érige un trophée entre les monts Pras et Narthace, où il séjourne quelque temps, satisfait d’avoir vaincu des ennemis fiers de leur cavalerie, avec une troupe qu’il avait formée lui-même.

Le lendemain, il franchit les montagnes de Phthie, et poursuit sa route à travers des pays alliés jusqu’aux confins de la Béotie. Là, ayant trouvé en bataille l’armée ennemie, composée de Thébains, d’Athéniens, d’Argiens, de Corinthiens, d’Énians, de Locriens des deux pays[17], et d’Eubéens, il n’hésite pas, et range aussitôt son armée. Il n’avait qu’une more et demie de Lacédémoniens, et, parmi les alliés du pays, les Phocéens seulement et les Orchoméniens, avec les troupes qu’il avait lui-même amenées. Dire qu’il engagea l’action contre une armée bien supérieure en nombre et en courage, ce serait présenter, selon moi, Agésilas comme un insensé, et moi comme un fou, en louant un général qui laisse au hasard les plus graves intérêts ; mais je l’admire pour avoir su se créer une armée aussi forte que celle de l’ennemi, et si bien armée qu’on l’eût dite toute d’airain, toute de pourpre ; pour avoir mis les soldats en état de supporter les fatigues ; pour avoir rempli leur âme d’un tel courage qu’ils étaient prêts à combattre contre n’importe quel ennemi ; pour leur avoir inspiré tant d’émulation qu’ils cherchaient à se surpasser les uns les autres ; pour leur avoir donné l’espérance que tout irait bien, s’ils se montraient hommes de cœur. Convaincu qu’avec de tels hommes il pouvait attaquer résolument l’ennemi, il ne fut pas déçu dans son attente.

Je vais retracer ce combat : c’est l’un des plus remarquables de notre époque. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine voisine de Coronée, celle d’Agésilas venant du Céphise, et celle des Thébains de l’Hélicon. On voyait[18] les phalanges parfaitement égales de part et d’autre, et la cavalerie à peu près aussi nombreuse. Agésilas commandait l’aile droite ; les Orchoméniens étaient placés à l’extrémité de son aile gauche : de leur côté, les Thébains étaient à la droite, et à la gauche les Argiens. Les deux armées s’ébranlent dans le plus grand silence ; mais, arrivées à la distance d’un stade, les Thébains jettent un cri et s’élancent tous en avant. Il restait encore un intervalle, de trois plèthres, lorsque la phalange mercenaire d’Agésilas, commandée par Hérippidas, se détache et s’élance au pas de course. Ce corps se composait de nationaux[19], d’un débris de l’armée de Cyrus, d’Ioniens, d’Italiens et d’Hellespontins. Or, ce détachement, arrivé à une portée de pique, met en déroute ceux qui lui font face. Cependant les Argiens, ne tenant pas contre les soldats d’Agésilas, s’enfuient vers l’Hélicon. En ce moment quelques soldats étrangers couronnaient déjà Agésilas, quand on lui annonce que les Thébains ont rompu les Orchoméniens jusqu’aux skeuophores : par une brusque évolution il déploie sa phalange, court sur eux ; et les Thébains, voyant que leurs alliés se sont enfuis vers l’Hélicon, doublent le pas pour les rejoindre. C’est alors qu’Agésilas montra, sans contredit, la plus grande valeur. Cependant le parti qu’il prit était des plus dangereux. Il pouvait laisser passer l’ennemi qui battait en retraite, puis tomber sur ses derrières et faire main-basse ; mais il n’en fit rien, et rompit en visière avec les Thébains ; les boucliers s’entre-choquent : on se bat, on tue, on meurt : pas de cris, ni pourtant de silence, mais ce murmure que produisent la colère et la mêlée[20]. À la fin, une partie des Thébains s’échappe vers l’Hélicon ; un grand nombre périt dans la déroute. Après que la victoire est assurée à Agésilas, et qu’on l’a rapporté blessé lui-même à sa phalange, quelques cavaliers accourent pour lui dire que quatre-vingts des ennemis sont dans le temple[21] avec leurs armes, et demander ce qu’il faut faire. Et lui, couvert des blessures qu’il a reçues de toutes armes, mais n’oubliant pas ce qu’il doit à la sainteté du lieu, il ordonne de les laisser aller où ils voudront ; et, loin de permettre qu’on leur fasse aucun mal, il les fait escorter par des cavaliers de sa garde, et conduire en lieu sûr.

Le combat fini, l’on put voir, où la mêlée avait eu lieu, la terre rouge de sang, les cadavres gisants pêle-mêle, amis et ennemis, des boucliers percés, des piques brisées, des épées nues, les unes à terre, d’autres dans les corps, d’autres restées aux mains des combattante[22]. Comme il était déjà tard, les soldats d’Agésilas, après avoir seulement séparé de la phalange les morts des ennemis, prennent un léger repas et se livrent au sommeil. Le lendemain, Agésilas commande au polémarque Gylis de mettre les troupes sous les armes et d’ériger un trophée ; aux soldats de se couronner de fleurs en l’honneur du dieu, et aux Auteurs de jouer de leurs instruments. Cependant les Thébains envoient un héraut demander une trêve pour ensevelir leurs morts. Agésilas la leur accorde, et il part à l’instant pour sa patrie, désirant moins être souverain en Asie que de gouverner et d’obéir dans son pays selon les lois.

Dans le même moment, s’apercevant que les Argiens, bien qu’heureux chez eux et maîtres de Corinthe, se plaisent à faire la guerre, il la leur déclare, ravage tout leur territoire, franchit les défilés qui mènent à Corinthe, s’empare des murs qui descendent au Léchée[23] ; force les barrières du Péloponèse, revient dans sa ville natale pour les Hyacinthies[24], et à la place qui lui est assignée par le chef des chœurs, chante le péan en l’honneur du Dieu.

Il apprend alors que les Corinthiens avaient mis leurs troupeaux à l’abri dans le Pirée[25] qu’ils avaient ensemencé le Pirée même et qu’ils y faisaient récolte : jugeant donc ce poste très-important, parce que les Béotiens pouvaient par là, de Creusis[26], se joindre aisément aux Corinthiens, il se met en campagne contre le Pirée.

Mais le voyant défendu par une forte garnison, il feint qu’on va lui rendre la ville et campe le soir sous les murs. Il s’aperçoit, durant la nuit, que la garnison du Pirée se rend en masse à la ville ; il retourne donc sur ses pas, dès la pointe du jour, s’empare du Pirée, qu’il trouve dégarni de troupes, fait main-basse sur tout ce qu’il y trouve, et se rend maître des fortifications qu’on y avait construites.

Cela fait, il revient chez lui. Bientôt, sollicité par les Achéens, qui lui demandent du secours contre l’Acarnanie, dont les soldats les serrent de près dans les défilés, il s’empare, avec des troupes légères, des hauteurs qui dominent l’ennemi, livre un combat, en tue un grand nombre, érige un trophée et ne se retire qu’après avoir procuré aux Achéens l’amitié des Acarnaniens, des Étoliens et des Argiens, et à lui leur alliance. Cependant les ennemis, désirant la paix, envoient des députés : Agésilas s’oppose à la paix, jusqu’à ce qu’il ait forcé les villes de Corinthe et de Thèbes à rappeler ceux qu’ils avaient exilés à cause des Lacédémoniens. Marchant ensuite lui-même sur Phlionte, il ramène les Phliontins exilés pour le même motif. Et si l’on trouve d’ailleurs à reprendre dans cette conduite, on conviendra, toutefois, qu’elle provenait d’une affection sincère. Par exemple, à Thèbes, la garnison lacédémonienne ayant été tuée par la faction ennemie, il marcha sur Thèbes pour la venger. Trouvant les chemins retranchés et garnis de palissades, il franchit les Cynoscéphales[27], ravage le pays jusqu’aux portes de la ville, et présente le combat aux Thébains, en leur laissant le choix de la plaine ou des hauteurs. L’année suivante, il fait une nouvelle expédition contre Thèbes, et franchissant les palis et les fossés auprès de Scole[28], il ravage le reste de la Béotie.

Jusque-là, il avait joui, ainsi que sa patrie, d’un bonheur commun : quant aux échecs qui survinrent, on ne saurait les imputer au commandement d’Agésilas[29]. Après le désastre de Leuctres, les Thébains, de concert avec les Mantinéens, avaient fait mourir à Tégée les amis et les hôtes d’Agésilas. Bien que tous les Béotiens, les Arcadiens et les Éléens, fussent ligués ensemble, il se met en campagne avec les seules forces de Lacédémone, contre l’opinion du grand nombre que les Lacédémoniens ne sortiraient pas de longtemps, ravage le pays de ceux qui avaient tué ses alliés, et ne rentre qu’ensuite dans sa patrie. Bientôt après, Lacédémone est attaquée par tous les Arcadiens, aidés des Argiens, des Éléens, des Béotiens, des Phocéens, des habitants des deux Locrides, des Thessaliens, des Énians, des Acarnaniens et des Eubéens[30] ; les esclaves s’étaient soulevés, ainsi que plusieurs villes voisines, et une foule de Spartiates avaient péri ou étaient restés à Leuctres ; il n’en défendit pas moins la ville, quoique dégarnie de murailles, ne se montrant point aux endroits où les ennemis pouvaient avoir l’avantage, mais rangeant résolument ses troupes où il comptait sur le succès de ses concitoyens : il pensait bien qu’en sortant dans la plaine il serait investi de toutes parts, tandis qu’en restant dans les défilés ou sur les hauteurs, il était sûr de la victoire.

Lorsque enfin l’armée ennemie se fut retirée, le moyen de ne pas rendre hommage à son bon sens ? Comme son grand âge ne lui permettait plus de combattre soit dans l’infanterie, soit dans la cavalerie, et qu’il voyait sa patrie à court d’argent, pour trouver quelques alliés, il se chargea de lui en procurer. Tout ce qu’il peut faire, il le met en œuvre dans le pays même, puis, le moment venu, il n’hésite point à partir, et ne rougit pas de servir, comme député, sa patrie, à laquelle il n’est plus bon comme soldat. Cependant, il fit encore dans son ambassade les actes d’un grand général. Autophradate[31], qui assiégeait dans Assus[32] Ariobarzane, allié de Sparte, craignant Agésilas, prend la fuite. Cotys[33], qui assiégeait Sestos, ville de la dépendance d’Ariobarzane, lève aussi le siège et se retire. Aussi l’on eut raison de lui ériger un trophée pour son triomphe sur l’ennemi durant son ambassade. Mausole[34] du côté de la mer, tenait assiégées, avec cent vaisseaux, les deux places déjà nommées ; à défaut de la crainte, la persuasion le fit retourner dans son pays. Et voici un fait qui est digne d’admiration ; c’est que ceux qui pensaient lui avoir des obligations, aussi bien que ceux qui avaient fui devant lui, lui donnèrent de l’argent. Mausole[35], en considération de leur ancienne hospitalité, lui remit sur-le-champ des fonds pour Lacédémone ; après quoi, tous lui firent cortège jusque dans sa patrie, en lui donnant une magnifique escorte.

Il avait alors près de quatre-vingts ans[36]. Instruit crue le roi d’Égypte[37] veut faire la guerre à celui de Perse, qu’il a une nombreuse infanterie, beaucoup de cavaliers et de l’argent à discrétion, il apprend avec plaisir que ce prince le mande et lui promet le commandement. Il espérait par cette expédition s’acquitter envers l’Égypte des services rendus à Lacédémone, remettre en liberté les Grecs d’Asie, et se venger du Perse, qui, outre d’anciens griefs, venait récemment, en se disant allié de Sparte, de l’obliger à abandonner Messène. Cependant le roi, qui avait fait venir Agésilas, ne lui donne pas le commandement. Celui-ci, tout à fait désappointé, réfléchit à ce qu’il doit faire. Sur ce point, quelques soldats de l’armée égyptienne se révoltent contre le roi, bientôt leur exemple entraîne tous les autres ; le roi effrayé s’enfuit à Sidon de Phénicie : les Égyptiens divisés élisent deux rois. Agésilas voit bien que, s’il reste neutre, ni l’un ni l’autre de ces rois ne payera les Grecs, ni l’un ni l’autre ne leur donnera de vivres, que celui des deux qui l’emportera, deviendra un ennemi, tandis qu’en s’attachant à l’un d’eux, celui-là du moins, pour prix de ce service, deviendra sans doute son ami. Il se joint donc à celui des deux qu’il juge le mieux disposé pour les Grecs, marche avec lui contre l’ennemi des Grecs, le défait, le prend et maintient l’autre ; puis, après avoir assuré à Lacédémone un ami, dont il tire de fortes sommes, il s’embarque pour son pays, quoique au cœur de l’hiver, et fait diligence, afin que sa ville n’hésite pas à se tenir prête contre l’ennemi, au retour du printemps.



CHAPITRE III.


Vertus d’Agésilas ; sa piété, sa justice, sa continence, son courage, sa sagesse.


Jusqu’ici nous avons raconté les actions qu’Agésilas a faites devant de nombreux témoins : de tels actes n’ont pas besoin de preuves ; il suffit de les raconter, et aussitôt on les croit. Maintenant j’essayerai de montrer les vertus essentielles de son âme, mobile de toutes ses actions, source de son amour pour le bien et de sa haine pour le mal. Agésilas avait un si grand respect de la Divinité que les ennemis regardaient ses serments et ses armistices comme plus sûrs que leur amitié mutuelle[38]Ceux qui craignaient d’entrer en pourparlers s’en remettaient à Agésilas. Si l’on en doutait, je pourrais citer les personnages les plus distingués qui se sont confiés à lui. Le Perse Spithridate, sachant que Pharnabaze faisait tout pour épouser la fille du roi, et qu’il voulait prendre la sienne pour maîtresse, indigné de cet outrage, se mit entièrement à la discrétion d’Agésilas, lui, sa femme, ses enfants[39] et toute sa fortune. Cotys, souverain de Paphlagonie, avait refusé de traiter avec le roi qui lui tendait la main : il craignait, une fois pris, d’être obligé de payer une forte somme, sous peine de la mort. Mais plein de confiance dans Agésilas, il se rend à son camp, devient son allié, et lui amène mille cavaliers et deux mille peltophores. Pharnabaze eut aussi une entrevue avec lui, et lui avoua que, s’il n’était nommé général de toute l’armée, il abandonnerait le roi. « Seulement, si je deviens général, ajoute-t-il, je te ferai la guerre, Agésilas, avec autant de vigueur que je pourrai. » Et en disant cela, il était sûr de n’avoir rien à craindre de contraire aux traités. Tant c’est une chose belle pour tous, et notamment pour un général, d’être reconnu comme religieux et probe. Telle était la piété d’Agésilas.



CHAPITRE IV.


Suite du précédent.


Quant à son désintéressement, comment en donner une meilleure preuve que celle-ci ? Jamais personne ne se plaignit qu’Agésilas lui eût rien enlevé, et nombre de gens avouèrent qu’ils avaient reçu de lui mille bons offices. Or, celui qui se plaît à sacrifier son bien à l’intérêt des autres, peut-il vouloir priver les autres de leur bien pour se faire décrier ? Si, en effet, il aime l’argent, il lui en coûte moins de garder ce qu’il a que de chercher à prendre ce qu’il n’a pas. D’ailleurs celui qui ne veut pas manquer de reconnaissance, quoiqu’il n’y ait point de tribunal pour l’ingratitude, comment voudrait-il manquer à ce que la loi défend ? Mais Agésilas croyait qu’il y avait injustice, non-seulement à ne pas témoigner de reconnaissance, mais encore à n’en pas montrer autant qu’on le pouvait. Qui serait aussi fondé à l’accuser d’avoir volé l’État, lui qui abandonnait à la patrie les récompenses mêmes qui lui étaient dues ? Avoir été contraint, quand il voulait faire du bien à sa ville natale ou à ses amis, de recourir à des emprunts, n’est-ce pas une preuve convaincante de son désintéressement ? S’il eût trafiqué de ses services et vendu ses bienfaits, personne n’aurait cru rien lui devoir. Il n’y a qu’un service gratuit qui attache de bon cœur à celui qui le rend, et cela, en raison du service même, puis de la confiance où l’on est que le bienfaiteur croit à la reconnaissance. Un homme qui préférait avoir moins, pour se montrer généreux, qu’avoir plus pour être injuste, pouvait-il, je le demande, ne pas se montrer éloigné d’une cupidité honteuse ? Or, quand la cité lui eut adjugé la succession entière d’Agis, il en abandonna la moitié à ses parents maternels, qu’il voyait dans l’indigence. J’en prends à témoin toute la ville de Lacédémone. Tithraustès lui fit des présents considérables, s’il voulait se retirer du pays. « Tithraustès, répondit Agésilas, on croit chez nous qu’il est plus beau pour un général d’enrichir son armée que de s’enrichir lui-même, et de s’emparer des dépouilles des ennemis que de recevoir leurs présents. »



CHAPITRE V.


Suite.


Du reste, parmi toutes les passions dont les hommes sont esclaves, en est-il une seule qui ait triomphé d’Agésilas ? Il avait pour principe de s’éloigner de l’ivresse autant que de la folie, des excès de la table autant que de l’oisiveté. Dans les repas en commun, il ne prenait jamais ses deux portions ; il se contentait d’une seule et laissait l’autre : il croyait que, si l’on donne plus au roi, ce n’est pas pour qu’il mange davantage, mais pour qu’il marque de la considération à ceux qu’il en juge dignes. Maître du sommeil et jamais son esclave, il le subordonnait aux affaires. Il eût évidemment rougi de n’avoir pas le plus mauvais lit parmi tous ses compagnons. Il avait pour principe qu’un chef doit se distinguer des particuliers, non par une vie plus molle, mais par un régime plus sévère. Il se faisait honneur de supporter plus longtemps qu’un autre, en été le soleil, en hiver le froid. S’il survenait à son armée des travaux pénibles, il s’astreignait à travailler plus que tous les autres, convaincu que l’exemple du général soulage le soldat. En un mot, Agésilas se plaisait au travail, et détestait cordialement la paresse.

Que dire de sa continence, sinon qu’on doit la mentionner, ne fût-ce que comme un sujet d’étonnement ? S’il ne se fût abstenu que des plaisirs, pour lesquels il n’avait point de goût, ce serait une vertu commune. Mais, qu’épris de Mégabate, fils de Spithridate, autant qu’un tempérament très-ardent peut aimer la beauté, et que, dans ce temps même, où, suivant l’usage pratiqué par les Perses à l’égard de ceux qu’ils veulent honorer, Mégabate voulant donner un baiser à Agésilas, Agésilas y ait résisté de toutes ses forces, n’est-ce pas là un acte plein de sagesse et d’excessive réserve[40] ? Voyant ensuite que Mégabate, qui regardait ce refus comme un affront, ne lui témoignait plus la même tendresse, Agésilas pria l’un des amis de Mégabate d’engager celui-ci à lui rendre son affection. L’ami lui ayant demandé si, Mégabate se laissant convaincre, Agésilas consentirait au baiser ; celui-ci, après un instant de silence : « Non, dit-il, dussé-je devenir le plus beau, le plus fort, le plus agile des hommes, j’atteste ici tous les dieux que j’aimerais mieux opposer la même résistance, que de voir changés en or tous les objets placés sous mes yeux. » Je n’ignore pas que bien des gens tiendront ce témoignage pour suspect ; je sais qu’il y a plus d’hommes capables de triompher des ennemis que de vaincre une semblable passion. Mais, si bien des gens se refusent à croire les faits peu connus, tout le monde conviendra que les hommes placés en évidence ne peuvent dissimuler rien de ce qu’ils font. Or, personne ne peut dire avoir vu Agésilas faisant quelque action déshonnête, personne ne peut produire contre lui un soupçon fondé. En effet, ce n’était jamais dans une maison particulière qu’il logeait en voyage ; il demeurait toujours soit dans un temple, où il est impossible de rien faire de semblable, soit dans un lieu public, où l’on a tous les regards pour témoins de la sagesse de sa conduite. Si j’alléguais des mensonges contraires à ce que sait la Grèce, ce ne serait pas un éloge pour Agésilas, mais un blâme pour moi-même.


CHAPITRE VI.


Suite.


Son courage s’est produit, selon moi, par d’éclatants témoignages, en se présentant toujours pour combattre les plus puissants ennemis de sa patrie et de la Grèce, et en se plaçant en tête dans ces sortes de combats. Chaque fois que les ennemis voulurent l’attendre, il ne voulut point d’un succès dû à la peur et à la fuite, mais, sortant victorieux d’une lutte d’égal à égal, il érigea des trophées, monuments immortels de sa vertu, et témoignages évidents de son courage à combattre. Ainsi, ce n’est point par la renommée, mais par les yeux, que nous pouvons juger de son âme ; et l’on ne doit point compter ses succès par ses trophées, mais par ses campagnes, puisqu’il n’a pas moins vaincu les ennemis quand ils refusaient de combattre, et que sa victoire offrait moins de périls et plus d’avantages à sa patrie et à ses alliés. C’est ainsi que, dans les jeux, on ne couronne pas moins ceux qui triomphent sans combattre, que ceux qui sont vainqueurs après avoir combattu.

Quelle est celle de ses actions qui n’atteste point sa sagesse ? Dans ses rapports avec sa patrie, il se montra toujours docile[41]… plein de bienveillance envers ses compagnons d’armes, dont il se fit des amis à toute épreuve. Pour les soldats, tous étaient aussi obéissants que dévoués. Et comment une phalange ne serait-elle pas invincible, quand elle observe la discipline par obéissance, et que son amour pour son chef est le mobile de son dévouement ? Les ennemis mêmes ne pouvaient lui refuser leur estime, quand ils étaient contraints de le haïr. En effet, il mettait tout en œuvre pour les traiter autrement que les alliés, les trompant dans l’occasion, les prévenant de vitesse lorsqu’il le fallait, leur dérobant ses démarches quand son intérêt l’exigeait, tenant enfin à l’égard des ennemis une conduite toute différente de ses façons d’agir avec les alliés. Il agissait la nuit comme le jour, et le jour comme la nuit[42], disparaissant parfois, et laissant ignorer où il était, où il allait, ce qu’il faisait. De la sorte, il rendait inutiles les plus forts retranchements de ses ennemis, soit en les évitant, soit en les franchissant, soit en les surprenant. Chaque fois qu’il était en marche, sachant bien qu’il pouvait être assailli par les ennemis, s’ils le voulaient, il conduisait toujours son armée en bon ordre, de manière à ce qu’elle fût en état de servir, et la faisant avancer avec la réserve d’une vierge pleine de modestie. Il savait que c’est l’unique moyen d’être exempt d’inquiétudes, sans aucune espèce de terreur, de trouble, de fautes et d’embûches. Aussi, en agissant de la sorte, il était redoutable aux ennemis, et savait inspirer à ses amis de la confiance et de la force : par là il se garda du mépris de ses adversaires, des amendes de ses concitoyens, du blâme de ses amis, constamment aimé, constamment loué de tous les hommes.



CHAPITRE VII.


Patriotisme d’Agésilas ; sa haine des Barbares.


Son patriotisme, à le raconter en détail, demanderait trop de temps. Je crois qu’il n’y a aucune de ses actions qui n’ait été dirigée vers ce but. Bref, nous savons tous qu’Agésilas, quand il croyait une chose utile à sa patrie, ne s’épargnait aucune peine, n’évitait aucun danger, ne ménageait point sa fortune, n’alléguait ni son corps[43], ni son grand âge ; il pensait que le devoir d’un bon roi est de faire le plus de bien possible à ses sujets. Mais je place parmi les plus grands services rendus à sa patrie, qu’étant le plus puissant dans sa ville natale, il se montra le plus soumis aux lois. Qui donc eût refusé d’obéir, en voyant le roi se soumettre ? Qui donc, se croyant déclassé, eût entrepris d’innover, en sachant que le roi, docile aux lois, en accepterait l’empire, lui qui traitait ses adversaires politiques comme un père ses enfants ? Il les reprenait de leurs fautes, les récompensait quand ils faisaient bien, les secourait s’il leur arrivait malheur, ne considérait aucun citoyen comme un ennemi, était disposé à les louer tous, à regarder leur conservation comme un avantage, et comme un dommage la perte du dernier d’entre eux. Rester constant et fidèle aux lois, c’était, ainsi qu’il le disait hautement, le moyen que sa patrie fût toujours heureuse et qu’elle devînt puissante, quand les Grecs seraient sages.

S’il est beau pour un Grec d’aimer son pays, vit-on jamais un autre général ou refuser de prendre une ville, dans la crainte qu’elle ne fût saccagée, ou regarder comme un malheur une victoire gagnée dans une guerre contre les Grecs ? Quand on lui apporta la nouvelle que, dans un combat près de Corinthe, il était mort huit Lacédémoniens et près de dix mille ennemis, on ne le vit pas se réjouir, mais il s’écria : « Malheureuse Grèce, qui viens de perdre des hommes dont la vie nous eût assuré la victoire dans nos combats contre les Barbares ! » Les exilés de Corinthe lui disant que la ville allait se rendre, et lui montrant les machines à l’aide desquelles ils espéraient renverser les murs, il ne voulut point attaquer, disant qu’il ne fallait pas asservir les villes grecques, mais les rendre sages. « Si nous exterminions, ajouta-t-il, tous ceux de nous qui sont en faute, dites-moi où nous trouverions des hommes pour vaincre les Barbares. »

S’il est beau de haïr les Perses, puisque jadis l’un d’eux[44] a marché contre la Grèce pour la rendre esclave, et que leur roi actuel[45] fait alliance avec ceux qu’il croit le plus en état de nous nuire, ou paye ceux qu’il sait capables de faire le plus de mal aux Grecs, ou ne nous propose la paix que comme un moyen sûr d’allumer entre nous la guerre, conduite qui n’échappe aux regards de personne, qui donc fit jamais plus qu’Agésilas, pour soulever quelques provinces des Perses, les appuyer dans leur révolte, en un mot, pour nuire au roi de manière à ce qu’il ne pût inquiéter les Grecs ? Quoique sa patrie fût en guerre avec les Grecs, cependant il ne négligea pas le bien commun de la Grèce, mais il s’embarqua pour faire le plus de mal possible au barbare.



CHAPITRE VIII.


Bonté d’Agésilas, son âme vraiment royale, sa modération.


Toutefois l’aménité de son caractère ne doit pas être passée sous silence : comblé d’honneurs, maître du pouvoir, d’une autorité royale, à l’abri des atteintes et entouré d’affection, jamais on ne le vit montrer d’orgueil, et l’on devinait, sans chercher, sa bienveillance et son zèle pour ses amis. Il aimait à prendre part à leurs devis amoureux, et quand il le fallait, il s’occupait sérieusement de leurs affaires. Toujours plein d’espérance, d’entrain et de gaieté[46], il se faisait rechercher par bien des gens, non dans une vue d’intérêt, mais à cause du charme de sa société. Incapable de se vanter, il écoutait avec bonté ceux qui se louaient eux-mêmes, pensant qu’ils ne faisaient tort à personne et qu’ils prenaient l’engagement de devenir hommes de bien.

Il ne faut pas oublier non plus la noble fierté qu’il sut montrer à propos. Il lui vint un jour une lettre du roi, apportée par un Perse, qu’accompagnait le Lacédémonien Callias[47], et dans laquelle le prince lui offrait son hospitalité et son amitié. Agésilas n’accepta point cette lettre, et dit au porteur de répondre au roi qu’il était inutile de lui envoyer, à lui, des lettres personnelles ; que, s’il se montre ami de Lacédémone et porté pour la Grèce, Agésilas sera son ami, sans réserve. « Mais, ajoute-t-il, s’il est pris à former de mauvais desseins, qu’il sache que toutes les lettres possibles ne me feront point son ami. » Je loue donc Agésilas d’avoir dédaigné l’hospitalité du roi, par attachement pour les Grecs. Je l’admire encore d’avoir cru que ce n’est pas celui qui a la plus grande somme de richesses et le plus grand nombre de sujets, qui doit être le plus fier, mais celui qui, meilleur lui-même, commande à des hommes meilleurs. Je le loue également de sa prévoyance. Convaincu qu’il importait à la Grèce de soulever contre le roi le plus grand nombre de satrapes, il ne se laissa point amener, par les vives instances du roi, à vouloir devenir son hôte, mais il se tint sur ses gardes pour ne point devenir suspect à ceux qui voulaient se révolter. Qui n’admirerait sa conduite ? Le Perse, se figurant qu’avec d’immenses trésors il mettrait la terre sous ses pieds, s’efforçait, dans cette vue, d’arracher tout ce qu’il y a d’or, d’argent et d’objets précieux. Agésilas réglait si bien sa maison, qu’il n’avait besoin de rien de tout cela. Si l’on en doute, qu’on voie de quelle maison il se contentait, que l’on en considère les portes : on croira voir encore celles-là mêmes qu’Aristodème, fils d’Hercule, y plaça de retour dans sa patrie[48]. Qu’on essaye d’en voir l’ameublement ; qu’on songe à ses repas dans les sacrifices, qu’on se rappelle comment sa fille se rendait d’Amyclées dans un chariot public[49]. En subordonnant ainsi sa dépense à son revenu, il n’était pas contraint de se faire de l’argent par des injustices. On croit beau d’avoir des murailles imprenables aux ennemis ; moi, j’estime bien plus beau de rendre son âme imprenable à la richesse, au plaisir et à la crainte.



CHAPITRE IX.


Parallèle entre Agésilas et le roi de Perse.


Maintenant je vais dire comment sa manière de vivre était l’opposé du faste du roi de Perse. Et d’abord, celui-ci affectait de se montrer rarement ; Agésilas aimait à se produire sans cesse, persuadé que, s’il convient à l’infamie de se cacher, le grand jour prête un nouveau lustre à une belle vie. L’un se faisait une gloire d’être inaccessible ; l’autre, une joie d’être accessible à tous. L’un se targuait de sa lenteur en affaires, l’autre était heureux de satisfaire vite ceux qui avaient besoin de lui. Pour leurs plaisirs, combien Agésilas, si l’on veut y songer, excellait à se les donner plus faciles et plus parfaits ! On court toute la terre, pour procurer au roi de Perse des breuvages agréables ; des millions d’hommes s’ingénient à lui préparer des mets exquis ; et pour qu’il repose, que de soins indicibles ! Agésilas, grâce à son amour du travail, buvait avec plaisir ce qui lui tombait sous la main, mangeait avec plaisir la première chose venue ; et, pour dormir commodément, toute place lui était bonne. Et non-seulement il trouvait là son bonheur, mais encore il était transporté de joie, en pensant qu’il avait toutes ces jouissances à sa portée, tandis qu’il voyait le barbare vivre tristement, si des extrémités de la terre on ne lui rassemblait des plaisirs. Une chose qui le charmait encore, c’était de pouvoir s’accommoder sans peine aux saisons réglées par les dieux, tandis qu’il voyait le Perse évitant le chaud, évitant le froid, par faiblesse d’âme, et menant la vie non des hommes de cœur, mais des animaux craintifs.

N’est-ce pas encore une belle chose, et qui prouve son grand sens, qu’il ait pris soin de faire briller sa maison d’exercices et d’objets virils, nourrissant quantité de chiens de chasse et de chevaux de guerre ; engageant Cynisca, sa sœur, à élever des attelages de char, et faisant remarquer, quand elle était victorieuse, que cet entretien était moins une preuve de courage que d’opulence ? N’était-ce pas une marque de son grand cœur de penser que pour avoir vaincu des particuliers, il n’en serait pas plus célèbre ; mais que, s’il avait une ville chérie de tous, s’il se faisait de nombreux et excellents amis par toute la terre, s’il se plaçait au-dessus de sa patrie et de ses amis par ses bienfaits, de ses ennemis par ses victoires, il serait réellement vainqueur dans la plus belle et la plus honorable de toutes les luttes, et se ferait un nom durant sa vie et après sa mort ?



CHAPITRE X.


Agésilas est le modèle de toutes les vertus.


Voilà pourquoi je loue Agésilas. Ce n’est pas ici un homme qui a trouvé un trésor, et qui devient plus riche, sans être plus économe[50], qui a vaincu ses ennemis affaiblis par une contagion, et qui est plus heureux, sans être meilleur général. Mais le premier par la patience quand il faut travailler, le plus énergique quand il s’agit de combattre, le plus prudent quand il faut délibérer, voilà celui que j’appelle avec raison un grand homme, voilà celui que j’estime un héros accompli ! Si c’est une belle invention pour les hommes que la règle et le niveau pour diriger les bons ouvrages, la vertu d’Agésilas me paraît un beau modèle pour ceux qui veulent s’exercer à l’honnêteté. Le moyen, en effet, de devenir impie, quand on a devant soi le modèle de la piété ; injuste, celui de la justice ; insolent, celui de la modération ; débauché, celui de la tempérance ? Car il était moins fier de régner sur les autres que de se commander à lui-même ; de mener ses concitoyens contre les ennemis que vers toute vertu.

Au reste, parce que je le loue après sa mort, qu’on ne regarde pas ce discours comme une plainte funèbre[51] mais plutôt comme un éloge : ce qu’il pouvait entendre vivant, je ne fais que le répéter ici ; Et d’ailleurs, quoi de moins fait pour une plainte funèbre qu’une vie glorieuse et une mort qui vient à son heure ? Quoi de plus digne d’éloges que de belles victoires et d’importants exploits ? On aura donc raison de le proclamer heureux, lui qui, brûlant, dès sa jeunesse, de se faire un nom, s’est rendu plus illustre qu’aucun de ses contemporains ; lui qui, naturellement avide de gloire, ne fut jamais vaincu, du moment qu’il fut roi ; lui qui enfin, parvenu au plus grand âge accordé à l’homme, est mort irréprochable aux yeux de ses sujets et de ceux qu’il avait combattus.



CHAPITRE XI.

Résumé et conclusion.


Je veux reprendre sommairement tout ce que j’ai dit de sa vertu, pour que cet éloge se grave mieux dans la mémoire. Agésilas respectait les temples, même sur le territoire ennemi, convaincu que l’aide des dieux n’est pas moins désirable sur le terrain de la guerre que sur celui de la paix. Il ne voulait donc pas qu’on fît violence aux ennemis réfugiés auprès des dieux, regardant comme absurde d’appeler sacrilèges les voleurs des temples, et de croire pieux quiconque arrache les suppliants des autels[52]. Une maxime qu’il ne cessait de répéter, c’est que, selon lui, les dieux n’aiment pas moins les bonnes actions que les victimes pures. Dans la prospérité, il ne méprisait pas les hommes, mais il remerciait les dieux. Hors du péril, il faisait plus de sacrifices qu’il n’en avait promis dans le danger. Il avait coutume, dans les moments critiques, de paraître gai, et modeste dans les occasions favorables. Entre ses amis, ce n’étaient pas les plus puissants, mais les plus aimants qu’il chérissait davantage. Il haïssait, non l’homme qui se vengeait d’une injure, mais celui qui, après un bienfait, se montrait ingrat. Il aimait à voir pauvres ceux qui recherchent les profits honteux, enrichissait les justes, et voulait que la probité rapportât plus que l’injustice. Il conversait d’ordinaire avec tout le monde ; mais il ne se liait qu’avec les gens de bien. Quand il entendait dire du bien ou du mal, il voyait là un moyen de connaître également le caractère de celui qui parlait et de celui dont il était question. Il ne faisait pas de reproches à ceux qui se laissaient duper par des amis, mais il n’excusait pas ceux qui se laissaient tromper par les ennemis. Tromper l’homme méfiant lui semblait une finesse, mais l’homme confiant, un crime. Flatté des éloges de ceux qui blâment hardiment ce qui leur déplaît, il n’était point blessé de la franchise : mais les gens dissimulés, il s’en gardait comme d’un piège. Il détestait plus les calomniateurs que les voleurs, regardant comme un plus grand dommage la perte d’un ami que celle de l’argent. Il excusait aisément les fautes des particuliers ; celles des hommes publics lui paraissaient impardonnables : les unes, à son avis, faisaient peu de mal ; les autres avaient de graves conséquences. La royauté, selon lui, ne demandait pas de l’estime, mais de la probité. Il s’opposa toujours à ce qu’on lui érigeât des statues à l’image de son corps, malgré les offres instantes qu’on lui fit, mais il travailla sans relâche à laisser des monuments de son âme, persuadé que les statues sont une œuvre d’art, et la gloire une œuvre personnelle ; que les unes sont le prix de la richesse, et l’autre de la vertu.

Il usa des richesses, non-seulement avec équité, mais avec générosité, pensant que, s’il suffit, pour être juste, de ne pas toucher au bien d’autrui, c’est le devoir d’un homme généreux de donner du sien. Il craignait toujours les revers, convaincu qu’on ne saurait se dire heureux même durant une belle vie, et que le bonheur ne vient qu’après une mort glorieuse. Il regardait comme un plus grand malheur de négliger le bien sciemment que par ignorance. Il n’aimait d’autre gloire que celle qu’il avait acquise par ses propres labeurs. Il est bien peu d’hommes qui pensent, comme lui, que la vertu n’est pas une peine, mais un plaisir. Il aimait mieux obtenir des louanges qu’entasser des richesses. Il s’applaudissait plus d’une valeur prudente qu’avide de dangers, et il faisait paraître sa sagesse plutôt dans ses actions que dans ses paroles. Très-doux pour ses amis, il était très-redoutable pour ses ennemis. Résistant aux plus pénibles travaux ; cédant avec plaisir à l’amitié ; plus sensible à la beauté morale qu’à la beauté physique ; modéré dans les succès ; ferme dans le péril ; cherchant à plaire, non par ses bons mots, mais par son humeur ; grand par réflexion et non par fierté, il dédaignait l’orgueilleux et se plaçait au-dessous du modeste. Il mettait sa gloire à la simplicité de sa personne et à la magnificence de son armée. Travaillant à diminuer le nombre de ses besoins, il rendait le plus de services possible à ses amis. Redoutable adversaire, il était humain après la victoire ; incapable de se laisser duper par ses ennemis, il croyait facilement à ses amis, et s’appliquait autant à conserver la fortune des uns qu’à renverser celle des autres. Ses parents l’appelaient l’ami de la famille ; ses amis, l’homme du dévouement ; ceux qui l’obligeaient, l’homme du souvenir ; les opprimés, leur vengeur ; ceux dont il partageait les dangers, leur sauveur après leurs dieux.

Il me semble qu’il est aussi le seul de tous les hommes qui ait montré que, si la vigueur du corps s’affaiblit, la force de l’âme chez les hommes de bien ne vieillit jamais. Pour lui, du moins, il ne se lassa point de chercher une gloire grande et belle, même quand son corps ne put plus seconder l’énergie de son âme. Aussi à quelle jeunesse sa vieillesse ne se montra-t-elle pas supérieure ? Quel homme, à la fleur de l’âge, fut aussi redoutable aux ennemis qu’Agésilas, aux dernières extrémités de l’âge ? De qui les ennemis furent-ils heureux d’être délivrés plus que d’Agésilas mourant plein de jours ? Quel homme inspirait plus de confiance aux alliés qu’Agésilas, parvenu aux limites mêmes de la vie ? Quel homme jeune encore fut plus regretté de ses amis qu’Agésilas, terminant sa longue carrière ? Ce grand prince fut toujours si parfaitement utile à sa patrie que, même depuis qu’il n’est plus, il lui rend encore d’immenses services : il est descendu aux demeures éternelles, laissant dans toute la terre des monuments de sa vertu, et partageant dans sa patrie la sépulture des rois[53].


_____________



  1. Plusieurs savants, particulièrement Walkenaër, Lennep, Wyttenbach, Wolf, Bernhardy et Sievers, ont mis en doute l’authenticité de cet opuscule. Cette opinion a été combattue par Zeun, Weiske, Schneider, Dindorf, Delbrück, Manson, Kühn et Baumgarten. Les lecteurs studieux trouveront les éléments de cette discussion dans les éditions respectives que ces philologues ont données de Xénophon. Mais on recourra surtout avec fruit au livre spécial de Charles-Gustave Heiland : Xenophontis Agesilaus, cum adnotatione et prolegomenis de auctore et indole libri, edit. nova, Leipsig, 1867, ou l’on trouvera le résumé de ce débat, avec une conclusion favorable à l’authenticité de l’ouvrage. C’est cette édition que nous avons eue sous les yeux pour le texte et pour les notes de notre traduction. — Cf. les biographies spéciales d’Agésilas dans Plutarque et dans Cornélius Nepos.
  2. C’est-à-dire ancêtres, descendants d’Hercule, chef de la dynastie des rois de Sparte. — Cf. Cornélius Nepos, Agés. I, et plus loin, Gouv. des Lacéd., chap. XV.
  3. Voy. Hist. gr. t III, III. — Cf. Plutarque, Agésil., III, et Cornelius Nepos, Agés., I.
  4. Il avait alors quarante-trois ans.
  5. Ceux des Hilotes qui avaient été rendus à la liberté
  6. À la ville de Géreste.
  7. Cf. Élien, Hist. div., XIV, 2, et Cornélien Nepos, Agésil., II.
  8. De Pauw, dans ses Recherches historiques sur les Grecs, n’admet point, et avec raison, selon nous, cet emploi de la ruse dans les transactions, ni même dans les hostilités. Son jugement sur Agésilas se ressent de cette exclusion formelle de toute espèce de procédé entaché de dol et de fourberie. Voici, du reste, ce qu’il dit du roi de Sparte. C’est un contre-poids à ce que l’éloge de Xénophon peut offrir, en quelques passages, de louange enthousiaste et excessive ; « On distingue ordinairement parmi le vulgaire des Spartiates, le roi Agésilas, parce que Xénophon, entraîné alors dans le parti de Lacédémone, a fait un éloge très-fastidieux de ce prétendu héros, qui ne fût jamais dans la réalité qu’un brigand insigne Toutes ses expéditions en Asie et en Égypte n’eurent, de l’aveu même de ses panégyristes, d’autre but que d’amasser de l’argent par le pillage et la déprédation. Il rapporta de la Lydie, de la Phrygie et de l’Égypte douze cent vingt talents, c’est-à-dire près de six millions de livres, sans compter la solde et l’entretien de ses troupes, qui vécurent partout à discrétion sur le territoire des ennemis ou de ceux qu’un appelait ainsi. »
  9. Passage difficile et controversé.
  10. Variété de leçons et passage controversé.
  11. Cf. Hist. Gr. III, IV. Plutarque, Agésil., IX.
  12. Dans les plaines de l’Hermus, fleuve qui descend dans la mer Égée, et reçoit le Pactole.
  13. Tissapherne.
  14. Tithraustès conclut avec Agésilas une trêve de six mois.
  15. Agésilas mit à la tête de cette flotte Pisandre, son beau-frère.
  16. Il y laissa Euxène comme harmoste, avec quatre mille soldats.
  17. C’est-à-dire des Locriens Ozoles et Opuntiens.
  18. Xénophon assistait à ce combat. — Cf. Hist. grec, IV, III ; Plutarque, Agésilas, XVIII.
  19. Spartiates.
  20. Voy. l’éloge que fait Longin de ce passage, Traité du Sublime, sect. XIX. Page 404 de l’édition de L. Vaucher, Genève et Paris, 1854.
  21. Le temple de Minerve Itonie. — Cf. Cornel. Nep., Agésil., IV.
  22. Nos Chansons de gestes sont pleines de descriptions semblables. Il est curieux de les rapprocher de Xénophon.
  23. Port de Corinthe.
  24. Voy. ce mot dans le Dict. de Jacobi.
  25. Il ne faut pas confondre le Pirée de Corinthe avec celui d’Athènes. En cet endroit, le texte de L. Dindorf diffère un peu de celui de C. Heiland. C’est ce dernier que j’ai suivi pour la traduction.
  26. Comptoir des Thespiens dans le fond du golfe de Corinthe. Voy. Tite-Live, XXXVI, XXXI
  27. Montagnes entre Thespies et Thèbes.
  28. Bourg de la Parasopie, au pied du Cithéron.
  29. À cause de sa maladie. — Cf. Hist. Gr. V, IV ; Plutarque, Agésil., XXVII,
  30. Épaminondas était à la tête de ces troupes alliées.
  31. Satrape de Lydie.
  32. Ville de la Troade.
  33. Roi des Paphlagoniens.
  34. Seigneur de Carie. Cf. Diodore de Sicile, XV, 90.
  35. Le texte de ce passage est fort controversé. J’ai suivi Weiske et Heiland.
  36. Cf. Cornélius Nepos, Agésil., VIII, et Plutarque, Agésil., XXXVI.
  37. Il y a controverse sur le nom de ce roi d’Égypte. Les uns prétendent que c’est Tachius, d’autres affirment que c’est Néphrée. Voy. les éléments de la discussion dans C. Heiland, p. 42, 43 et 44.
  38. C. Heiland signale ici une lacune d’environ une ligne dans le manuscrit de Wolfenbuttel, le plus autorisé de tous. Schneider a proposé d’y suppléer par un commencement de phrase, dont voici le sens : « Ceux qui, après avoir essayé d’un accommodement, craignaient, etc. »
  39. Son fils Mégabate et sa fille, mariée ensuite à Cotys.
  40. Je lis γεννικόν avec Schœfεr et L. Dindorf, au lieu de μανικόν, avec C Heiland.
  41. Lacune de quelques mots. — Voy. Plutarque, Agésilas., IV.
  42. Cf. Hist. Gr. VI, I ; Gouvern, des Lacéd., V.
  43. « Il avait, dit Cornélius Népos, une petite taille, un corps grêle, et boitait d’un pied ; ce dernier défaut était même assez choquant. »
  44. Xercès.
  45. Artaxercès.
  46. Voy., pour la charmante anecdote d’Agésilas chevauchant sur un bâton, Plutarque, Agésil., II, Elien, Hist. div., ΧII, 15.
  47. D’autres lisent Calléas.
  48. Cf. Plutarque, Agésil., XIX ; Cornélius Népos, Agésil., VII.
  49. Pour la célébration des Hyacinthies. Cf. Plutarque, Agésil, III — Agésilas avait deux filles, Eupolia et Prolyta, de sa femme Cléora.
  50. Allusion à quelque anecdote ou à quelque personnage de fable ou de comédie.
  51. Littéralement un thrène, espèce de chant funèbre.
  52. Voy. plus haut, chap. II, le récit de la bataille de Coronée, à la fin. — Cf. Cornélius Népos, Agésil., IV
  53. « Il quitta l’Égypte, dit Cornélius Népos, emportant avec lui deux cent vingt talents, dont le roi Nettanabis lui avait fait don pour les besoins de son peuple ; mais, en abordant au port de Ménélas, situé entre Cyrène et l’Égypte, il tomba malade et mourut. Ses amis, pour transporter plus facilement son corps à Sparte, l’enduisirent de cire, faute de miel, et le ramenèrent ainsi dans sa patrie. »