Alaric, ou Rome vaincue/Livre X

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Augustin Courbé (p. 419-476).

 
Il n’est rien de si doux, pour des cœurs pleins de gloire,
Que la paisible nuit qui suit une victoire :
Dormir sur un trophée, est un charmant repos,
Et le champ de bataille est le lict d’un heros.
L’image de ses faits en son ame est tracée :
C’est proprement le fruit de sa peine passée :
Et c’est dans son grand cœur, apres ses grands combats,
Que se fait son triomphe, et qu’il en parle bas.
Le prix de la vertu se trouve en elle mesme :
Sans bruit et sans esclat, son plaisir est extrême :

La volupté secrete, est celle d’un vainqueur :
Et ses plus doux momens se passent dans son cœur.
Tels les eut Alaric dans une heure si sombre :
Sans pompe et sans tesmoins, il triompha dans l’ombre :
Et lors que le soleil fit revoir sa clarté,
L’aurore le trouva dans cette volupté.
Mais à peine en ses lieux l’ombre fut dissipée,
Que l’invincible roy fut voir Parthenopée :
Ou pour mieux dire encore, il fut se faire voir,
A ce peuple nombreux qui le vint recevoir.
Alors pour contenter le desir qui l’ameine,
Des vestiges pompeux de la grandeur romaine,
Par un des magistrats ce grand prince est instruit,
Qui dans tous ces beaux lieux, luy parle et le conduit.
Il luy montre Caprée, où s’enfermoit Tibere :
Prochite des pescheurs la retraite ordinaire :
Ischie aux hauts rochers ; et le sage vieillard,
Sur de plus beaux objets tourne apres son regard.
Il luy montre de loin eslevez sur la plaine,
Et le cap de Minerve, et celuy de Missene :
Et pres de ces grands monts dont les yeux sont bornez,
Les murs de Lavinie à demy ruinez :
Murs bastis par Enée, et qui malgré leur âge,
Sont encore debout dans un fameux ouvrage.
De là, suivant tousjours son desir curieux,
La ville de Laurente aparoist à ses yeux :
Et ce vieux senateur luy montre encor Ardée,
Par le pere de Turne autresfois possedée.

De là, vers Antium, cét homme le conduit,
Où du grand Ciceron la mort fit tant de bruit :
Il luy fait remarquer la ville de Minturne ;
La ville de Capouë, et le fleuve Vulturne ;
Le beau fleuve Lyris, et l’isle de Circé ;
Isle abondante en fruits au vieux siecle passé.
Il luy fait voir apres des thermes magnifiques ;
Des temples démolis ; de superbes portiques ;
De larges aqueducs, artistement conduits ;
Des theatres pompeux, et des palais destruits.
De là, pour rendre encor son ame satisfaite
Avec peu de travail il luy fait voir Gayete :
Et ce vase fameux doctement achevé,
Où sur du marbre blanc Mercure est veu gravé ;
Où Lucothoé dance avecques les bacchantes ;
Où les satyres sont meslez aux coribantes ;
Où l’on croit presqu’oüir le son des instrumens ;
Et dont l’or enrichit les rares ornemens.
Il guide apres ses pas, assez loin de la ville,
Au celebre tombeau du celebre Virgile :
Qui pres du Pousilipe autrefois eslevé,
De l’injure des ans est encor conservé.
O prince, luy dit-il, aussi vaillant que juste,
Puisse un jour vostre gloire avoir le sort d’Auguste :
Puisse un autre escrivain par la fatalité,
Consacrer vostre nom à l’immortalité.
A ces mots il passe outre, et fait voir au monarque,
Du temple de Castor l’illustre et belle marque :

La haute piramide, et dans ces mesmes lieux,
En marbre fort luisant, l’image de trois dieux.
L’on connoist Apollon à son trepied delphique :
Cibele a dans ses mains la corne magnifique
Où la riche abondance a mis du fruit nouveau ;
Et le fleuve Sebethe y tient un grand roseau :
Apuyé sur son urne, où l’adroite sculpture
Fait boüillonner son onde autant que la nature.
Apres il luy fait voir, mais en esloignement,
Du Vesuve flambant le rare embrazement :
Vesuve merveilleux, montagne renommée,
Qui pousse à gros flots noirs l’eternelle fumée :
Mont qui vomit la flâme, et le souphre escumeux ;
Mont que la mort de Pline a rendu si fameux.
Vers le plus bel endroit de toute la province,
Vers Baye et vers Poussole, il conduit ce grand prince :
Et luy fait remarquer sous les monts d’alentour,
La merveilleuse voûte où penetre le jour.
Il luy montre un objet dont l’œil est idolastre :
Un cercle de rochers fait en amphitheatre :
Où le lac d’Anian, tranquile et transparent,
De l’argent le plus pur n’est gueres different.
Pres des lieux enchantez où sont ces eaux dormantes,
Il fait voir au heros des cavernes fumantes,
Où l’on brusle en hyver aussi bien qu’en esté,
Et qui par la chaleur redonnent la santé.
Le lac qui ressuscite, et la grote qui tuë,
Font alors qu’Alaric semble estre sa statuë :

Ce prodige l’estonne, et le surprend si fort,
Voyant ainsi passer de la vie à la mort ;
Et repasser apres de la mort à la vie ;
Qu’il ne sçait que penser dans son ame ravie ;
Qu’il ne sçait que juger d’un miracle estonnant ;
Aussi rare en effet, comme il est surprenant.
Deux temples eslevez sur les sablons humides,
Le premier à Neptune, et l’autre aux Nereïdes,
Temples où l’art des Grecs paroist de toutes parts,
Du vaillant roy des Goths arrestent les regards.
On luy fait voir encor vers le bout de la plaine,
Comme une autre merveille, une rare fontaine,
Qui dans un element qui n’a rien que d’amer,
Conserve sa douceur au milieu de la mer.
Il est apres conduit aux ruines superbes,
De Cumes que l’on voit gisante entre les herbes :
Et le vieux magistrat luy montre en cét endroit,
L’antre que la Sybille autrefois habitoit.
Ce prince curieux voulant voir ce bel antre,
Traverse les buissons ; monte au rocher ; puis entre :
Et comme on le veut suivre, un grand et fier serpent,
A longs plis ondoyans sur la roche rampant,
Montre d’azur et d’or, sa belle peau couverte ;
Ses yeux rouges de feu sous une escaille verte ;
Et comme l’arc d’Iris, où tel qu’on voit les fleurs,
D’un esclat variant il fait voir cent couleurs.
Il siffle horriblement contre ceux qu’il regarde :
Et d’une triple langue à tous momens il darde :

Il occupe l’entrée, et deffend le rocher,
D’où les plus resolus n’oseroient aprocher.
Le heros cependant s’enfonce dans la grotte :
Il la voit spacieuse, et superbement haute :
L’art comme la nature en a fait la beauté,
Et ce prince est surpris de cette nouveauté.
Sa voûte mosaïque, et de lapis formée,
De mille estoiles d’or en tous lieux est semée :
Et ses murs marquetez de nacre et de coral,
Meslent la cornaline, et le jaspe au cristal
Alaric estonné de sa magnificence,
Toujours plus curieux, la regarde et s’avance :
Et comme il cherche à voir les beaur-tez de ces lieux,
La Sibylle elle mesme aparoist à ses yeux
D’une mante à la grecque à l’espaule attachée
La beauté de sa taille est à demy cachée :
Et ses cheveux espars tombent à flots d’argent,
Negligemment serrez d’un bandeau negligent.
Les rides qu’on luy voit, marquent bien son grand âge,
Mais la majesté regne encor sur son visage :
On voit qu’elle fut belle ; et ses traits effacez,
Conservent quelque esclat de leurs attraits passez.
Le roy, sans s’estonner, la regarde ; l’admire ;
Se souvient qu’un hermite a sceu la luy predire ;
Et la chaste Sybille aprochant du heros,
Fait retentir la grote, et luy tient ces propos.
Prince l’honneur du Nord, et sa plus grande gloire,
Ta couronne s’aproche ainsi que ta victoire :

Apres tant de travaux, apres tant de combats,
Rome s’en va tomber sous l’effort de ton bras.
Oüy, la reyne du monde, ô prince heureux et brave,
Pour la seconde fois va devenir esclave :
Et l’amour et l’honneur, invincible guerrier,
Vont couronner ton front de mirthe et de laurier.
Ta victoire est certaine, et sa prise infaillible :
Le dieu de l’univers, à qui tout est possible ;
A qui tout obeït, du couchant au matin ;
En a determiné l’immuable destin :
Il va recompenser ta vertu sans seconde :
Et le grand nom des Goths va remplir tout le monde.
Je voy, je voy desja le brave Genseric ;
Je voy, je voy desja le grand Theodoric ;
Enchaisner de nouveau le Tibre sur sa rive,
Et donner d’autres fers à ta grande captive.
Je voy desja ton fils, Adolphe glorieux,
Eslever comme toy son renom jusqu’aux cieux :
Regner en Italie, et par plus d’une guerre,
Et par ses grands exploits faire trembler la terre.
Preste, preste l’oreille attentive à ma voix :
Elle te va montrer une suite de rois,
(Invincible heros que la gloire environne)
Qui tous doivent porter ton sceptre et ta couronne ;
Paroistre sur ton thrône ; et bien loin dans les temps,
Renouveler le bruit de tes faits esclatans.
Je ne te parleray que de ceux dont la gloire,
Leur fera meriter une place en l’histoire :

Et qui dans les travaux rencontrant leurs douceurs,
Seront dignes un jour d’estre tes successeurs.
Biorne vient le premier, ce prince magnanime,
Qui de Charles Le Grand meritera l’estime :
De ce grand empereur, le heros des François :
Peuple allié des Goths pour la premiere fois.
Ce brave et sage roy, par sa haute prudence,
Mettra dans ses estats, la paix et l’abondance :
Et ce grand politique, en aspirant aux cieux,
Vivra tousjours paisible, et mourra glorieux.
A travers l’advenir, caché dans les tenebres,
J’aperçoy de Sivard les conquestes celebres :
Et je voy par la mort des plus fameux guerriers,
Ce vainqueur de Norvege acquerir cent lauriers.
Je voy Charles apres, ces lauriers sur la teste,
De ses propres estats faire enfin la conqueste :
Et tantost rigoureux, et tantost plus humain,
Avoir tousjours l’espée, ou le sceptre à la main :
Punir, ou pardonner, et domptant le rebelle,
Rendre son thrône ferme, et sa gloire immortelle.
Ingeval qui le suit, par ses rares vertus,
Fera voir sous ses pieds les vices abattus :
Et mourant dans un feu qu’allumera l’envie,
Rendra sa mort brillante aussi bien que sa vie.
Je voy le digne fils d’un si genereux roy,
Olaüs des Danois la terreur et l’effroy ;
Repousser vers leurs bords leurs armes tyranniques ;
S’eslever un trophée aux rivages baltiques ;

Et fonder une paix pour se mieux signaler,
Que tous ses ennemis ne pourront esbranler.
Je voy son fils Ingo l’esgaler en merite ;
Vaincre le Russien ; vaincre le Moscovite ;
Triompher glorieux, dans cent et cent combats ;
Et jusqu’au Tanaïs faire sentir son bras.
Je voy le grand Erric, ce foudre de la guerre,
Des fiers peuples du Nord plus craint que le tonnerre,
Soustenir les efforts de leur choq furieux ;
Et meritant le nom de roy victorieux,
Vaincre le Filandois, le Prusse, et le Curete ;
Adjouster terre à terre, et défaite à défaite ;
Et par les grands exploits de sa vaillante main,
Devenir l’allié de l’empire romain.
Erric son successeur, prince pieux et sage,
Les delices des Goths, et l’honneur de son age,
Par les soins qu’il aura de cette region,
Affermira la paix, et la religion.
Le second Olaüs en imitant son zele,
Brillera d’une gloire, et plus grande, et plus belle :
Et recevant partout des honneurs immortels,
Il acquerra le nom de l’appuy des autels.
Hacquin, nommé le roux, dans les mesmes provinces,
Paroistra quelque jour le plus juste des princes :
Et sans avoir besoin de ses braves exploits,
Sa force luy viendra de la force des loix.
Stenchil, dont la vertu sera bien secondée,
Conservera la paix que l’autre aura fondée :
Et son

regne tranquile, et remply de bonheur,
Remplira ses estats de richesse et d’honneur.
Ingo suivant sa trace, obtiendra mesme gloire ;
Fera benir aux siens son illustre memoire ;
Et par sa pieté, ce roy devotieux,
Passant d’un regne à l’autre, ira regner aux cieux.
Tout bien de sa nature estant communicable,
De la vertu d’Ingo, ce prince remarquable,
Viendra celle d’Halstan qui luy succedera ;
Qui remplira sa place ; et qui l’imitera.
Ce roy fera des loix, si justes et si bonnes,
Qu’elles seront l’esclat et l’appuy des couronnes :
Et les princes bannis de leur propre sejour,
Trouveront un azyle au milieu de sa cour.
Le prince des Danois poursuivy par son frere,
N’aura plus en ce lieu la fortune contraire :
Et la bonté d’un roy qui sera son suport,
Sauvera ses debris, et deviendra son port.
De Philipe son fils la haute renommée,
Sera dans l’univers en tous endroits semée :
Bien avec ses sujets ; bien avec ses voisins ;
Dans un profond repos couleront ses destins :
Et ce monarque sage autant que magnifique,
Fondera puissamment la fortune publique.
En suite un autre Ingo, fils d’un si prudent roy,
Sera l’amour des bons, et des meschans l’effroy :
Et suivant en tous lieux la vertu paternelle,
On le verra briller d’une gloire eternelle.

Encore un autre Erric se fera voir fameux,
Imitera ces roys, et sera grand comme eux :
Et loin de s’enrichir en commettant des crimes,
Il n’exigera point des tributs legitimes ;
Il n’accablera point son estat oprimé ;
Se croyant assez riche, estant assez aymé.
Charles qui le suivra, de despoüilles conquises,
Ornera richement les superbes eglises :
D’Alvastre et de Saba les sacrez bastimens,
Seront de sa vertu d’eternels monumens :
Et leur magnificence, et leur belle structure,
Porteront sa memoire à la race future.
Erric prince paisible, Erric prince clement,
Sera veu sans colere, et sans ressentiment :
Et sa rare bonté, l’amour de ses provinces,
Luy fera tenir rang entre les meilleurs princes.
De Jean son successeur le naturel pieux,
De la terre dans peu le mettra dans les cieux :
Et sa grande splendeur à peu d’autres seconde,
Ne sera qu’un esclair sur la face du monde.
Aprés, un autre Erric, triomphant, abattu ;
Heureux, et malheureux, fera voir sa vertu :
Et par cette vertu, si grande et peu commune,
Il sçaura mesnager l’une et l’autre fortune :
Et tousjours resistant aux caprices du sort,
Apres divers combats il sera le plus fort.
On le verra passer de l’exil à la gloire ;
De la couronne aux fers ; et puis à la victoire :
Et par cent grands exploits signalant son pouvoir,

Ses rebelles sujets rentrer dans leur devoir.
Birger apres Erric possedant le royaume,
Ira bastir un lieu qu’il nommera Stokolme :
Et transferant de Birch, et son thrône, et sa cour,
En accroistra l’esclat en changeant de sejour :
Et fera renommer par mille voix publiques,
Et le lac de Meler, et les ondes balthiques.
Je voy, je voy d’icy, l’orgueilleuse Albion,
Insolente, superbe, et fiere nation,
Sous l’invincible bras de Chrystofle abattuë ;
Prince digne par là de plus d’une statuë :
Prince qui domptera son indomptable orgueil ;
Qui luy fera des flots un humide cercueil ;
Qui battra sur la mer sa flotte espouventée ;
Et chassera bien loin son audace affrontée.
Stenon, prince modeste, à son tour regnera :
En refusant le sceptre il le meritera :
Et d’une academie à peu d’autres esgale,
Il ornera son regne, et la ville d’Upsale ;
Aymera les beaux-arts ; domptera les Danois ;
Et trouvera sa place entre les sages rois.
Quatre regnes apres, le genereux Gustave,
Montera sur le thrône ; et prudent comme brave,
Abattra des tyrans le pouvoir orgueilleux ;
Aura par sa valeur des succés merveilleux ;
Des princes electifs abolira l’usage ;
Et d’un plus grand Gustave, estant le grand presage,

Apres avoir dompté cent et cent combatans,
Regnera plein de gloire, et regnera long-temps.
Par Erric apres luy la Suede regie,
Verra ce docte roy sçavoir l’astrologie :
Heureux si par cét art on luy voyoit prevoir,
Qu’il perdra quelque jour son thrône et son pouvoir.
Jean son frere à son tour, portera la couronne :
Je voy que des sçavans la troupe l’environne :
Qu’il est sçavant luy-mesme, et que par les beaux-arts,
Son renom glorieux volle de toutes parts.
Il affermit par là sa grandeur souveraine ;
Des doctes de son temps je le voy le mecene ;
Et le divin rayon qui m’esclaire aujourd’huy,
M’aprend que peu de roys seront plus grands que luy.
De Sigismond son fils je prevoy l’avanture :
Le ciel dans mon esprit en trace la peinture :
Enfin je voy quitter à ce prince craintif,
Le sceptre paternel pour un sceptre electif ;
Preferer la Pologne aux provinces gothiques ;
Et perdre un thrône apres, par ses fautes publiques.
Je voy Charles son oncle eslevé dans son rang,
Autant par ses vertus, que par les droits du sang :
Prince digne en effet, de la grandeur royale ;
Prince qui dans son temps n’aura nul qui l’esgale ;
Prince pour qui le sceptre est un indigne prix ;
Et le plus grand des roys, s’il n’avoit point de fils.
Mais comme le soleil par sa clarté premiere,
Obscurcit tout esclat, et toute autre lumiere ;

De Gustave Le Grand, les merveilleux exploits,
Effaceront un jour l’honneur de tous les rois.
Ce Phœnix glorieux qui viendra de ta cendre,
Passera de bien loin les hauts faits d’Alexandre :
Et lors que le destin le mettra sur les rangs,
Il destruira le bruit de tous les conquerans.
Je le voy, je le voy, d’une course subite,
Passer du fier Danois au plus fier Moscovite :
Contre les Polonnois faire divers combats ;
Les attaquer, les battre, et signaler son bras.
Je voy plus d’une reyne, et confuse, et jalouse,
Par le choix qu’il fera de son illustre espouse :
Du sang de Brandebourg la sage Eleonor,
Tirera des bontez dignes du siecle d’or :
Le monde luy devra le plus beau de sa gloire ;
L’objet de l’univers ; l’ornement de l’histoire ;
La vertu triomphante, et le vice abattu,
Et le vivant portrait de la haute vertu.
Invincible Alaric, je parle de Christine,
Fille d’un grand esclat, que le ciel luy destine :
Princesse incomparable en rares qualitez,
Et le plus haut degré de tes felicitez.
D’un prince palatin j’aperçoy la naissance ;
J’aperçoy sa conduite esgale à sa puissance ;
Et je voy de ses fils le courage et la foy,
Servir utilement la fille de ce roy ;
Signaler leur merite ; acquerir de l’estime ;
Faire briller leurs noms d’un esclat legitime ;
Et par mille vertus esgales

à leur rang,
De ce vainqueur de l’aigle estre le digne sang.
Je voy son connestable imiter sa vaillance ;
La garde, grand en cœur aussi bien qu’en prudence ;
Digne fils d’un François illustre et genereux ;
Fils digne de sa charge, et d’estre autant heureux ;
Digne d’avoir tousjours la fortune prospere ;
Digne fils en un mot d’un fort excellent pere ;
Et pere encor apres d’un plus excellent fils,
Esclatant d’un merite, et sans pair, et sans prix.
Je le voy, je le voy mary d’une princesse,
Illustre en ses vertus ainsi qu’en sa noblesse :
Et son frere allié du noble sang de Spar,
Qui de la belle Ebba veut suivre le beau char.
Je voy, je voy Gustave, allié de la France,
Tenir par ses desseins l’univers en balence :
Et malgré tout l’empire, et cent peuples armez,
Estre le protecteur des peuples oprimez.
Je voy le grand Loüis, je voy le grand Gustave ;
L’un monarque puissant ; et l’autre heureux et brave ;
Mesler leurs bataillons comme leurs interests ;
Et couvrir de leurs camps, l’Ardenne et ses forests.
D’un ministre françois le merveilleux genie,
De ces deux conquerans formera l’harmonie :
Et le grand Richelieu joindra tousjours le sort,
Du heros de la France, et de celuy du Nord.
Je voy, je voy Gustave, arbitre de la terre,
Plus aymé que le jour ; plus craint que le tonnerre ;

Fier aux peuples armez ; doux aux peuples soûmis ;
Et reveré de tous, jusqu’à ses ennemis.
Je le voy, je le voy par sa valeur vantée,
Faire trembler le Tibre, et l’aigle espouventée :
Et je voy Rome encore au bruit de ses exploits,
Croire voir Alaric une seconde fois.
Je voy, je voy desja, sous le bras d’un Hercule,
Le Danube, le Rhein, la rapide Vistule,
Trembler comme le Tibre, et plongeant sous leurs eaux,
Aller cacher leur honte au milieu des roseaux.
Je voy du fort Volgast tresbucher les murailles,
Sous un bras animé par le dieu des batailles :
Et le fleuve Suvein, apres cent maux souffers,
De la main du vainqueur prendre ses premiers fers.
Apres, poussant plus loin sa valeur infinie,
Je le voy triompher de la Pomeranie :
Vollin, Camin, Stetin, en recevoir la loy ;
Et leur duc Bogislaus aux pieds de ce grand roy.
En suite vers Stagart, je luy voy tourner teste ;
Augmenter de ce fort, son illustre conqueste ;
Et par l’adroit mineur faisant sauter sa tour,
Imprimer de la crainte aux villes d’alentour.
De là, poussant plus loin les guerrieres alarmes,
Dambgarten et Rubnis, tomberont sous ses armes :
Et par une escalade emportant ce dernier,
Son brave gouverneur sera fait prisonnier.
En suite un chef romain, qu’on nommera Savelle,
Osant luy disputer une palme si belle,
Il deffera sa troupe, et

le comblant deffroy,
Fera marcher apres la terreur devant soy.
De là passant l’Oder, et suivant sa victoire,
Le fort Griffenhagen le couvrira de gloire :
Et la place emportée avec un si grand cœur,
Fera voller bien loin le renom du vainqueur.
De là faisant marcher les troupes si vaillantes,
Neubrandebourg verra ses enseignes volantes :
Ouvrira ses portaux, et recevra le char,
Triomphant et pompeux de ce nouveau Cesar.
De là poussant tousjours ses hautes destinées,
Damin verra briller ses armes fortunées :
Et Savelle vaincu pour la seconde fois,
En luy rendant la place en recevra des loix.
Furstenvald, Zedenic, auront mesme avanture :
Et pour porter son nom à la race future,
Ce vaillant roy des Goths, aussi brave que fort,
Ira prendre d’assaut le celebre Francfort.
Je voy, je voy d’icy les troupes estonnées,
S’esloigner en fuyant des tours abandonnées :
Et pour n’attendre point ce demon des combats,
Se jetter dans le fleuve, et d’un haut pont en bas.
Je voy tomber dans l’eau ces troupes pesle-mesle ;
Pleuvoir parmy les flots une funeste gresle ;
Et je voy la riviere estaler sur ses bords,
Entassez l’un sur l’autre, hommes et chevaux morts ;
Machines, chariots, armes, drapeaux, bagages,
Spectacle espouventable aux plus fermes courages.

En suite vers Lansberg ce fameux conquerant,
Tel qu’un fleuve irrité qui triomphe en courant,
Traversant des marets jugez inaccessibles,
Fera voir sur ses murs ses armes invincibles :
Et dans les camps de Rep battant ses ennemis,
Ne trouvera plus rien qui ne luy soit permis.
De là vers Brandebourg faisant filer l’armée,
Et voller devant luy sa haute renommée,
Cette importante ville, au haut de ses ramparts,
Fera voir du vainqueur les fameux estandarts.
En suite vers Berlin faisant fondre l’orage,
Un des sept electeurs viendra luy rendre hommage :
Et dans Grisevald pris, confesser à genoux,
Qu’il n’est rien d’impossible à l’effort de ses coups.
Apres, par le secours de ce foudre de guerre,
Les ducs de Meklebourg rentreront dans leur terre :
Et par ses grands exploits leur valeur eschauffant,
Gustrau le recevra pompeux et triomphant.
De là traversant l’Elbe, et campant sur la rive,
On verra Tangermund sa premiere captive :
Ville qu’imiteront, et Verben, et Stendel,
Luy couronnant le front d’un laurier immortel.
De là dans une nuit esclatante de gloire,
Il aura sur Tilly sa premiere victoire :
Tilly vieux et grand chef, qui dans mille combats,
Aura pû signaler, et sa teste, et son bras :
Et l’invincible roy, dés la premiere atteinte,
Enlevant six quartiers le remplira de crainte :

Puis retournant au camp tout chargé de butin,
Il luy fera prevoir quel sera son destin.
Cependant ce vieux chef, honteux de sa disgrace,
D’un genereux despit ranimant son audace,
Viendra teste baissée avec ses bataillons,
Attaquer son vainqueur jusqu’en ses pavillons.
Je voy, je voy d’icy la sanglante meslée ;
Je voy de ce guerrier la valeur signalée ;
Valeur opiniastre, et pleine de chaleur ;
Mais je voy tout d’un temps, sa fuite et son malheur.
Je voy le grand Gustave aussi craint que la foudre,
Aux plus desterminez faire mordre la poudre :
Sortir comme un lion de ses retranchemens ;
En repousser bien loin les plus fiers regimens ;
Mettre tout en desordre, ou plutost tout en fuite ;
Montrer esgalement sa force et sa conduite ;
Paroistre esgalement capitaine et soldat ;
Et revenir couvert de poussiere et d’esclat :
Renvoyant l’ennemy que sa vaillance dompte,
Esgalement couvert, et de sang, et de honte.
Horn, et Tot, Baudisen, et le genereux Spar,
Secondant les efforts du courageux Weimar ;
Imitant la valeur de leur brave monarque ;
Donneront de la leur une fameuse marque ;
Et par leurs actions ils auront merité,
Que quelqu’un les consacre à la posterité.
Je voy, je voy d’icy le langrave de Hesse,
Et l’electeur de Saxe accomplir leur promesse :

Venir aux pieds du roy tous pleins d’affection ;
Et mettre leurs estats en sa protection.
Je voy, je voy d’icy la bataille fameuse,
Qui portera l’effroy jusqu’aux bords de la Meuse :
Je voy pres de Leipsic les bataillons meslez,
Faire comme à l’envy cent exploits signalez :
Cent escadrons rompus ; cent autres qui resistent ;
Mille guerriers tombez ; mille autres qui subsistent ;
Et parmy ce desordre, et ce choq furieux,
Le roy perçant les rangs ; le roy victorieux.
Hall, Teuffel, et Banier, genereux capitaines,
Signaleront leur nom en ces terres loingtaines :
Et dans un si grand jour ne perdant point de temps,
Se feront remarquer entre les combatans.
Liliheuc, Witemberg, Braa, Duvalt, Lilie,
Chefs par qui dans ces lieux plus d’un bataillon plie,
Le Comte De La Tour, et le brave Sthalench,
Le vaillant Konismarc, et le genereux Sleng,
Feront voir à leur roy dans ces fameuses plaines,
Qu’ils tiennent en leurs mains les victoires certaines :
Et que dans les perils il n’est point de lauriers,
Que ne puissent cueillir de si braves guerriers.
Enfin je voy Tilly, qui vainement travaille,
Abandonner son camp, et le champ de bataille :
Et je voy le vainqueur, apres ses grands efforts,
Marcher sur les drapeaux, les armes, et les morts.
Mais n’estant pas content d’une si haute gloire,
Il ira recueillir le fruit de sa victoire :

Prendre Leipsic et Hall ; attaquer Morisbourg ;
Et l’emporter apres aussi bien que Mœrsbourg.
De là ce conquerant passant en franconie,
Y fera redouter sa valeur infinie :
Et d’Erfurt sans combat se rendant possesseur,
S’y fera des sujets vaincus par sa douceur.
De là faisant marcher ses troupes parmy l’ombre,
La forest de Thuringue, aussi verte que sombre,
Ne l’empeschera pas, ayant marché trois jours,
D’arborer dans Mansfeld ses drapeaux sur ses tours.
La comté d’Henneberg, et plus de trente places,
Par la mesme valeur suivront les mesmes traces :
Et l’invincible roy, que l’univers craindra,
Tel qu’un autre Cezar, viendra, verra, vaincra.
De là, ce grand heros semblant avoir des charmes,
Sur les rives du Mayn ira porter ses armes :
Et de l’orgueil d’Austriche esteignant le flambeau,
Luy faire de Wursbourg un superbe tombeau.
A l’aproche d’un prince à qui rien ne resiste,
Vertheim et Rotembourg suivront la mesme piste :
Et Picolomini, chef adroit et vaillant,
Sur les bords de Tauber fuira cét assaillant :
Apres que par son bras ses troupes renversées
Et pleines de terreur, se verront dispersées.
Là son grand chancelier, qui le suivra tousjours,
Viendra joindre son maistre avec un grand secours :
Prendre part à ses soins comme à sa confidence,
Et signaler son nom par sa haute prudence.

Là le fier Bavarois, et le prince lorrain,
Seront mis en des-route, et perdront le terrain :
Et l’immortel heros que la gloire environne,
Aura plus d’un trophée, et plus d’une couronne.
Hanau prenant des fers de son illustre main,
L’esprouvera vainqueur aussi juste qu’humain :
Et le brave Haubald secondant son envie,
Portera ses drapeaux dans la Vetteravie :
Et faisant redouter les armes de son roy,
Gagnera cent lauriers pour son prince et pour soy.
Ce monarque abaissant les plus superbes testes,
Sur un autre Francfort estendra ses conquestes :
Et d’un autre electeur occupant tout l’estat,
Fera briller sa gloire avec un grand esclat.
De là poussant plus loin sa fortune invincible,
A qui rien ne resiste ; à qui tout est possible ;
Le Rhein, le fameux Rhein sentira ses efforts ;
Verra ce conquerant occuper ses deux bords ;
Affermir en ces lieux sa fatale puissance ;
Et passant sur ses flots, triompher de Mayence.
Trente forts importans en recevront la loy :
Ne devront leur salut qu’à leur prudent effroy :
Qui sans rien disputer à des troupes si fortes,
Leur fera sagement ouvrir toutes leurs portes ;
Leur fera sagement implorer les bontez,
Du vainqueur triomphant qui les aura domptez.
Les villes du Necar ; celles de la Moselle ;
Luy fourniront encor une palme nouvelle :

Et l’Elbe et le Veser, imitant le Necar,
Quatre fleuves fameux suivront alors son char.
Creusnach opiniastre en portera la peine :
On luy verra dompter sa resistance vaine :
Et j’y voy le soldat, tout chargé de butin,
Punir le vain orgueil de ce peuple mutin.
Je voy Tilly fuyant, perdre sa renommée ;
Traverser le Danube avecques son armée ;
Et le Danube alors vainement traversé,
Voir sur ses bords fameux, son orgueil renversé.
Je voy, je voy du Lech, le dangereux passage,
Estre un foible rampart contre un si grand courage :
J’y voy ce grand heros meriter son bonheur ;
Et Vrangle genereux s’y couvrir tout d’honneur.
Je voy, je voy Tilly tomber au bord du fleuve ;
Y donner de son cœur une derniere preuve ;
Et tenir en mourant son sang bien employé,
Par la gloire du bras qui l’aura foudroyé.
Cent villes pour le moins suivront son avanture :
Et Gustave admirable à la race future,
Meritant presque alors l’encens et les autels,
Couronnera son front de lauriers immortels.
Je voy ce conquerant, malgré la resistance,
Aller boire les eaux du grand lac de Constance :
Porter par tout la mort ; porter par tout l’effroy ;
Et toute la Baviere en recevoir la loy.
Je voy trembler Cologne et Treves qui frissonne :
Les mythres cederont alors à la couronne :
Oüy je voy ce heros

combatre au premier rang ;
Mais tout couvert de gloire aussi bien que de sang.
Au camp de Norimberg, je voy cét autre Alcide,
Enfermer de Walstein la puissance timide :
Et je voy Torstenson, chef brave et plein de cœur,
Servir utilement son monarque vainqueur.
Des hauts murs de Strasbourg, je voy courber l’audace ;
Flechir devant ce prince ; en obtenir sa grace ;
Implorer sa clemence ; exciter sa pitié ;
Et n’avoir de salut que dans son amitié.
Je voy Prague en un mot, et toute la Boheme,
Luy ceder au seul bruit de sa valeur extreme :
Et de mille citez, je voy l’orgueil à bas,
Par l’effort sans pareil de ce dieu des combats.
Oüy prince, souviens-toy que je te dis à Cumes,
Que l’aigle, peu s’en faut, perdra toutes ses plumes :
Que l’empire esbranlé sera tout prest à cheoir :
Que Rome tremblera, de crainte de le voir :
Et que ce conquerant, ce foudre de la guerre,
Quand Rome aura tremblé, fera trembler la terre.
Mais lors que ce monarque achevant son destin,
Sera comblé d’honneur, et chargé de butin,
On le verra passer, triomphant, plein de gloire,
Dans les bras de la mort, des bras de la victoire :
Et le monde entendra la renommée en deüil,
Chanter en mesme temps, son char et son cercueil.
Dans les champs de Lutz en son ardeur eschauffée,
Trouvera son tombeau ; mais sous un grand trophée :

Il mourra glorieux, de noble sang noyé,
Comme un foudre s’esteint quand il a foudroyé :
Et triomphant alors de l’aigle et de l’envie,
La grandeur de sa mort esgalera sa vie :
Et par le grand esclat d’un renom immortel,
Son superbe tombeau deviendra son autel.
Mille et mille lauriers sur son illustre cendre,
Germeront du beau sang qu’on luy fera respandre :
Les vivants par un mort seront encor battus,
Et ce prince vaincra lors qu’il ne sera plus.
Un camp, un camp entier, estonnant par le nombre,
Deviendra l’hecatombe offerte à sa grande ombre :
Et cent et cent boucliers, et cent et cent drapeaux,
Pendront tout à l’entour du plus grand des tombeaux :
Et les fameux débris d’une puissante armée,
Porteront jusqu’au ciel sa haute renommée ;
Porteront son grand nom aux bouts de l’univers ;
Et le feront chanter dans mille et mille vers.
Les siecles parleront d’un monarque si brave :
Le temps espargnera la gloire de Gustave :
Luy qui devore tout sauvera son renom :
Et l’obscur advenir verra briller son nom.
Mais apres cette mort esclatante et celebre,
La suite des progrés n’aura rien de funebre :
Son destin invincible, apres luy durera :
Et sa bonne fortune encor triomphera.
Une fille, ô prodige ! Apres cette disgrace,
Occupera son thrône, et remplira sa place :

Battra les ennemis qu’il aura combatus :
Et prenant à la fois son sceptre et ses vertus,
Remplira comme luy la terre universelle,
Du bruit illustre et grand de sa gloire immortelle ;
Comme luy fera voir mille perfections ;
Et deviendra l’objet de mille nations.
Je voy, je voy l’esclat que le ciel luy destine ;
Que du grand nom de Christ, elle aura nom Christine ;
Et que cette princesse, incomparable en tout,
Charmera l’univers de l’un à l’autre bout.
Des rivages glacez que bat l’onde balthique,
Aux rivages bruslans où se noircit l’Afrique,
Quelque vaste que soit cette immense grandeur,
Ce soleil esclatant portera sa splendeur.
Je ne te diray point qu’on luy verra des charmes,
Contre qui tous les cœurs auront de foibles armes :
Et qu’en elle on verra les merveilleux accords,
Des graces de l’esprit, et des beautez du corps.
Je ne te diray point que l’illustre princesse,
Aura de Thomyris, et le cœur, et l’adresse :
Et que cette amazone, aupres d’un grand cercueil,
Domptera des coursiers le noble et fier orgueil.
Je ne te diray point que la juste cadence,
La rendra merveilleuse en l’agreable dance :
Et que l’agilité, la grace, et les apas,
La feront admirer, et marqueront ses pas.
Toutes ces qualitez, aymables ou vaillantes,
Perdront tout leur esclat par d’autres plus brillantes :
Et le ciel

les rendra ses moindres ornemens,
Par ses grandes vertus, par ses grands sentimens.
Oüy, c’est dans l’art des roys, c’est dans la politique,
Que ce nouveau Phœnix se fera voir unique :
Son regne glorieux viendra de son sçavoir :
Et ce solide apuy fondera son pouvoir.
L’on verra son esprit plus grand que les affaires :
Elle gouverneroit tous les deux emispheres :
Et l’immense fardeau qui fit courber Atlas,
Quelque pesant qu’il soit, ne l’esbranleroit pas.
Ce modelle accomply des reynes et des princes ;
Cét esprit animant de toutes ses provinces ;
Ce mobile premier qui fera tout mouvoir ;
D’un ordre tout puissant tiendra tout en devoir.
On luy verra des yeux d’Argus ou de Lyncée,
Qui sçauront penetrer dans l’obscure pensée ;
Qui liront l’advenir au cœur de ses sujets ;
Et qui descouvriront leurs plus cachez projets.
Comme il faut qu’on pardonne, et qu’il faut qu’on punisse,
L’on verra sa clemence esgale à sa justice :
Et comme ces vertus la doivent couronner,
L’une et l’autre à son tour, punir et pardonner.
Elle aura des bontez, tendres et sans esgales :
Mais voyant l’equité dans les vertus royales,
Cette ame de l’estat, cette image de Dieu,
Tiendra tousjours ses pas dans un juste milieu.
Par ces deux qualitez, dans ses provinces calmes,
On la verra paisible à l’ombre de ses palmes :
Et l’heroïne

enfin, dans ses peuples vainqueurs,
Comme reyne des Goths, sera reyne des cœurs.
Si la tempeste arrive, et si l’orage gronde,
Elle verra sans peur l’esbranlement du monde :
Et son cœur intrepide, aussi hardy que fort,
Tiendra le tymon ferme, et trouvera le port.
Comme elle sçaura bien, cette illustre princesse,
Que la crainte de Dieu commence la sagesse ;
Et que cette sagesse est le souverain bien ;
Elle craindra le ciel, et ne craindra plus rien.
De l’orgueilleux Danois l’audace reprimée,
Fera voller partout sa haute renommée :
Du hardy Polonnois l’injuste ambition,
Perdra le vain espoir de sa pretention :
Et l’aigle de l’empire à ses pieds abattuë,
Deviendra l’ornement de sa belle statuë :
Et sur sa riche base arrestant les regards,
La fera triompher de l’orgueil des Cezars.
Une solide paix ; une paix triomphante ;
Que la justice anime, et que la gloire enfante,
A la superbe Austriche imposera la loy,
Et luy fera finir l’ouvrage d’un grand roy.
Les princes exilez rentreront dans leurs terres :
Sa main arrachera les semences des guerres :
Et cette belle main, d’un sceptre imperieux,
Fera son caducée, et la paix de ces lieux.
Toutes les nations, mesme les ennemies,
Laissant en sa faveur leurs haines endormies,

S’accorderont ensemble à chanter ses hauts faits,
Et la France et l’Espagne en paroistront en paix.
La France, ce royaume aussi puissant qu’illustre,
De sa chere amitié croira tirer du lustre :
Et tous ses grands autheurs, et tous ses beaux esprits,
La rendront immortelle ainsi que leurs escrits.
Alors de son grand lac ornant la molle rive,
De l’ombre des lauriers à l’ombre de l’olive,
On la verra passer ; cultiver les beaux-arts ;
Et sa gloire et son nom voller de toutes parts.
La charmante musique, et la rare peinture ;
L’art du globe solide, et la belle sculpture ;
L’art qui sçait eslever les pompeux bastimens ;
Et celuy qui des cieux fait voir les mouvemens ;
Tous, tous iront servir la merveille des reynes ;
Et l’on verra Stokolme une nouvelle Athenes :
Sa cour estant la cour du second des Cezars,
On verra l’amazone entre Apollon et Mars.
Mais, ô miracle estrange, et dont je m’espouvante !
Tous ces fameux sçavans la trouveront sçavante :
Ils iront pour l’instruire, elle les instruira :
Et cét astre du Nord qui les esbloüira,
Tout couvert de rayons dés sa pointe premiere,
Brillera de l’esclat de sa propre lumiere ;
N’empruntera rien d’eux ; et tel que le soleil,
Ne tiendra que de luy cét esclat sans pareil.
On l’entendra parler le langage d’Atique,
Langage tout ensemble, et doux, et magnifique,

En termes aussi beaux, enchantant les esprits,
Que si dans le lycée elle l’avoit apris.
On l’entendra parler le langage d’Auguste,
Aussi facilement, aussi bien, aussi juste,
Que si le grand Virgile, ou le grand Ciceron,
Avoient repassé l’eau de leur faux Acheron.
On l’entendra parler le langage de France,
Avec tant de justesse ; avec tant d’elegance ;
Avec tant d’ornemens ; que ses plus grands autheurs
Seront ses envieux, ou ses adorateurs.
On l’entendra parler le langage d’Espagne,
Avec la gravité qui tousjours l’accompagne :
Et comme si le Tage, et sa superbe cour,
Avoient receu l’honneur de luy donner le jour.
On l’entendra parler cette langue pollie,
Dont alors usera la fameuse Italie :
Mais avec tant de grace, et de facilité,
Qu’on en verra le Tybre, et l’Arne espouventé.
On l’entendra parler tous ces autres langages,
Dont les peuples du Nord parlent sur leurs rivages :
Et par une eloquence esgale à ses grandeurs,
Estonner et ravir tous leurs ambassadeurs.
Mais des siecles futurs ouvrant les portes closes,
Et pour passer icy des paroles aux choses,
Son merveilleux esprit, que le ciel me fait voir,
Charmera l’univers par son profond sçavoir.
Je ne puis t’exprimer ses hautes connoissances ;
De cét esprit divin les divines puissances ;

Ses efforts ; ses progrés ; cherchant la verité ;
Et ses vives clartez dans cette obscurité.
Cette aigle de courage et de force pourveuë,
Jusques dans le soleil attachera sa veuë :
Jusqu’au centre du monde abaissera les yeux :
Et sçaura s’eslever des abysmes aux cieux.
Pour un si grand esprit, dont je fais la peinture,
Rien ne sera caché dans toute la nature :
Il verra l’univers de l’un à l’autre bout :
Comme il sera plus grand, il le comprendra tout :
Les solides raisons, et les raisons subtiles,
Seront pour cette reyne esgalement faciles :
Les causes, les effets, l’ordre, et l’enchainement,
Trouveront un miroir en son clair jugement :
Et la philosophie en elle regardée,
Semblera rejalir vers l’eternelle idée :
Semblera retourner par un vol tout divin,
A l’eternel principe où doit estre sa fin.
O princesse excellente ! ô princesse admirable !
Et peu s’en faut encor, ô princesse adorable !
Le ciel te fera voir seule semblable à toy ;
Une reyne autrefois fut escouter un roy,
Mais tous les rois devroient escouter cette reyne :
De son renom fameux la terre sera pleine :
Et les siecles suivans amoureux de son nom,
Retentiront encor de ce fameux renom.
Cette haute vertu par mille doctes plumes,
Verra de ses portraits dans mille beaux volumes :
Mais portraits qu’un

Apelle auroit peine à tracer ;
Mais portraits que le temps ne sçauroit effacer.
Les muses à l’envy d’une main liberale,
Formeront de leurs fleurs sa couronne royale :
Et la reyne imitant leur liberalité,
Sçaura bien meriter son immortalité.
Quand l’astre qui du ciel fait tomber la richesse,
Ne feroit les metaux que pour cette princesse ;
Et quand son influence, en travaillant à l’or,
N’auroit point d’autre objet que d’emplir son thresor :
Quand ce flambeau du monde encor plus magnifique,
Redoublant sa chaleur sur la terre gothique,
Y changeroit le plomb, et le cuivre, et le fer,
En ces riches metaux, cachez pres de l’enfer :
Cette ame grande et noble, autant que genereuse,
N’assisteroit pas mieux la vertu malheureuse :
Et ce cœur liberal, et ce cœur sans pareil,
Donneroit autant d’or qu’en feroit le soleil.
Mais l’art de le donner redoublera la grace :
De sa rare bonté l’on y verra la trace :
Et l’air de son visage, et le ton de sa voix,
Avec un seul bien-fait obligera deux fois.
Je la voy, je la voy, cette illustre amazone,
Quitter souvent le sceptre, et descendre du throsne ;
Carresser noblement un sçavant comme un roy ;
S’abaisser jusqu’à luy ; l’eslever jusqu’à soy ;
Et sans considerer l’esclat qui l’environne,
Preferer ses lauriers à l’or de sa couronne.

Voila grand Alaric, qui n’as point de rivaux,
Le prix de ta vertu comme de tes travaux :
Voila l’illustre prix que le ciel te destine :
Sois donc vainqueur de Rome, et l’ayeul de Christine.
Je ne te parle point des roys qui la suivront :
Car bien que cent lauriers leur couronnent le front,
Donnant un nouveau lustre à la grandeur royale,
Tous les siecles futurs n’auront rien qui l’esgale :
Nul d’entre les mortels ne peut si haut voller :
Et t’ayant parlé d’elle, il ne faut plus parler.
A ces mots disparoist la sybille cumée,
Comme on voit disparoistre une vaine fumée :
Le roy sort de la grotte, et cét affreux serpent,
A cercles redoublez l’un sur l’autre rampant,
Rentre dans la spelonque, et le passage est libre,
A l’immortel heros qui doit vaincre le Tybre.
Il sort donc tout ravy de l’esclat glorieux,
De cét astre du Nord que promettent les cieux :
Et rejoignant les siens aupres de la caverne,
Il visite en passant le fameux lac d’Averne :
Et charmé des hauts faits dont il est bien instruit,
Il arrive à son camp au retour de la nuit.
Comme un amant heureux, retrace en sa memoire,
Pendant l’obscurité l’image de sa gloire ;
Revoit avec transport ces tableaux retracez ;
Et songe avec plaisir à ses plaisirs passez.
Ainsi le grand heros remet en sa pensée,
Le prix que l’on promet à sa peine passée :

Et tant que la nuit dure il songe aux grands exploits,
De la belle amazone, et de ces braves rois.
Mais à peine le jour vint esclairer les plaines,
Et blanchir les sommets des rochers des syrenes,
Que faisant battre aux champs il changea de sejour,
Animé par l’honneur, et poussé par l’amour.
Son ame par les deux doublement enflâmée,
Luy fit voir en un jour les feux de son armée :
Où meslant troupe à troupe, et ravy de la voir,
La belle Amalasonthe eut son premier devoir.
Injuste et bel objet, dit-il à sa maistresse,
Je viens mettre à vos pieds les despouilles de Grece :
Et presenter ensemble au maistre de mon cœur,
Les armes des vaincus, et l’ame du vainqueur.
Mais apres ce devoir, exempt de toute feinte,
Permettez à ce cœur de vous faire sa pleinte :
Puis que ne l’ayant plus, et vous l’ayant donné,
Avec peu de raison vous l’avez soupçonné.
Ha divine beauté dont j’adore les charmes,
Que vous connoissez mal le pouvoir de vos armes !
Puis que vous supposez qu’on leur peut resister,
Et que vous adorant, un cœur vous peut quitter.
Ce crime imaginaire est un crime impossible :
Pour sentir moins vos coups il faut estre insensible :
Et ne pouvant aymer ny changer qu’en perdant,
Vous bruslerez tousjours le cœur le moins ardent.
Repentez-vous, madame, et rendez-moy justice :
Connoissez mieux Rigilde, et sa noire malice :

Car pour me retenir dans mes premiers liens,
Vos charmes tous puissans n’ont pas besoin des siens.
Des beautez d’Albion les charmantes atteintes,
Dit-elle en souriant, authorisent mes craintes :
Excusent mes soupçons ; et font croire aysément,
Que ce que j’ay pensé n’est pas sans fondement.
Toutesfois comme on croit plus aysément encore,
Les choses qu’on desire au cœur qui nous adore ;
Deussay-je me tromper en cét espoir menteur,
Je deteste aujourd’huy le charme et l’enchanteur :
Et sans plus me servir de l’art d’un meschant homme,
Triomphez de mon ame aussi bien que de Rome.
A ces mots Alaric transporté de plaisir,
Adjouste flâme à flâme, et desir à desir :
Et pour se couronner, et la voir couronnée,
Marche vers les Romains la prochaine journée.
Mais le premier des roys ainsi que des amans,
N’eut pas plutost marché vers ses retranchemens,
Que Rigilde adverty du succés de la chose,
Et du dernier effort où son bras se dispose,
Plein d’un ardent despit se dispose à son tour,
Ainsi que son despart de troubler son retour.
Quoy demons, leur dit-il, une fille appaisée,
Rendra Rome captive, et sa conqueste aysée ?
Empeschons, empeschons, qu’on ne triomphe icy ;
Il y va de ma gloire, et de la vostre aussi.
Ne considerons plus le sort d’Amalasonthe :
Ce grand evenement nous couvriroit de honte :
Tout l’univers a

veu mes faits et vos desseins :
Et nous serions vaincus avecques les Romains.
Cét honneur est trop grand pour qu’un homme l’obtienne :
Sauvons donc nostre gloire en empeschant la sienne :
Et malgré la fortune, et malgré les destins,
Eslevons son tombeau parmy les champs latins.
A peine l’enchanteur que la colere anime,
Eut formé le dessein de cét illustre crime,
Que cent et cent demons, hurlant horriblement,
L’exciterent encore à ce ressentiment :
Et n’aspirant qu’au sang, qu’aux morts, qu’aux barbaries,
Luy glisserent au sein de nouvelles furies.
Comme les aquilons dans les flots enfermez,
Les poussent au-delà des bords accoustumez ;
Les grossissent d’escume ; et malgré le rivage,
S’eslancent avec eux où se fait leur ravage.
Ainsi les noirs esprits au sein de l’enchanteur,
Enflent le fier despit qui luy grossit le cœur :
Et le poussant encore, au meurtre, à la vangeance,
Vont et le font aller d’esgale violence,
Où Valere et Tiburse occupent leurs regards,
A regarder le camp du haut de leurs ramparts.
Que sert de vous cacher la disgrace advenuë ?
Les Goths sont les vainqueurs, et la Grece est vaincuë,
Dit Rigilde à ces chefs, et j’ay veu de mes yeux
En l’espace d’un jour, deux combats furieux.
Mais dans l’un et dans l’autre, ô douleur sans esgale !
Le Grec a succombé sous l’effort du vandale :

Le bonheur d’Alaric l’a chassé de nos bords :
Et sa flotte qui fuit est bien loin de nos ports.
Cependant ce vainqueur revient couvert de gloire,
Tout superbe et tout fier d’une telle victoire :
Et le salut de Rome enfin desesperé,
Ne sçauroit plus venir que d’un cœur asseuré.
Portons donc nostre nom aux deux bouts de la terre :
Allons, allons brusler leurs machines de guerre :
Sans elles Alaric ne sçauroit nous forcer :
Et si nous les bruslons, c’est à recommencer.
En traversant le camp des troupes ennemies,
J’ay veu presques partout leurs gardes endormies :
Gardes en petit nombre, et dont le peu de soin,
Fait bien voir que leur prince en est encore loin.
Prenons l’occasion que le ciel nous presente :
Sauvons Rome, seigneurs, à cette heure importante :
Et sans nous amuser en discours superflus,
Profitons des momens qu’on ne retrouve plus.
Faisons une sortie en deux diverses portes,
Esgales en vigueur comme esgalement fortes :
L’une pour occuper tous les Goths à la fois :
L’autre pour embraser ces machines de bois :
Et devant qu’Alaric puisse revoir ses tentes,
Faisons briller partout des flâmes esclatantes ;
Et qu’il ne trouve plus avant qu’il soit un jour,
Que les cendres d’un camp à son pompeux retour.
Sortons, sortons Tiburse, alors respond Valere ;
Et tous deux emportez d’une noble colere ;
Et tous

deux animez par l’enfer qui les suit,
Vont remplir tout le camp, et de flâme, et de bruit.
Valere, grand soldat, comme grand capitaine,
Va faire son attaque à la porte Capene :
Tiburse à l’Esquiline attendant le signal,
Cache au pied de ses tours plus d’un flambeau fatal :
Et pour voir le succés de sa noble pensée,
Le premier pousse alors une garde avancée :
La presse ; la poursuit ; la renverse aysément ;
Et du camp ennemy voit le retranchement ;
Tâche de l’emporter, et d’en rompre les portes,
Par l’effort impreveu de ses fieres cohortes.
Comme durant la nuit le rustique lassé,
Et du chaud qu’il a fait, et du travail passé,
Se resveille en sur-saut au bruit d’un grand orage,
Qui menace en tombant son espoir du naufrage :
Tel s’esveille Wermond d’armes environné,
Au bruit du grand assaut par le Romain donné :
Il y court, il y volle, et les troupes vandales,
Qui parmy les combats rencontrent peu d’esgales,
Filent toutes au lieu qu’attaque le Romain,
Et desja le soldat y combat main à main.
Au clair et pasle argent des rayons de la lune,
Le fer estincelant brille dans la nuit brune :
Et chacun à l’envy redoublant ses efforts,
Mille coups, mille voix, retentissent alors.
L’un tâche d’arracher la forte palissade ;
L’autre se prend aux pieux, et monte à l’escalade ;

Celuy-cy le repousse ; et cét autre à son tour,
Dans cette sombre nuit luy desrobe le jour.
Il tombe renversé sur les rangs qui le suivent ;
Mais sans s’espouventer, ces fiers guerriers poursuivent :
Et sans s’espouventer, les invincibles Goths,
Ne donnent à leurs bras, ny tréve, ny repos.
L’attaque est vigoureuse autant que la deffence :
Cette sombre victoire est encor en balence :
Encore la fortune est dans le mesme point :
Et le destin douteux ne se declare point.
Mais durant qu’en ce lieu tout paroist indomptable,
Vers l’autre bout du camp un bruit espouventable,
S’esleve en un instant ; et cent et cent flambeaux,
Brillent et font briller le Tybre aux noires eaux.
L’alarme se redouble, et la troupe enflâmée,
Porte l’embrazement dans le parc de l’armée :
Desja le feu s’augmente ; et sur les pavillons,
Desja la flâme rampe, et court à gros boüillons.
Tiburse le premier, avec la torche ardente,
Lance de toutes parts la flâme et l’espouvente :
Et mille comme luy jettent de tous costez,
D’un feu qui n’esteint point, les funestes clartez.
Partout l’embrazement laisse de rouges pistes :
Beliers à front d’airain ; catapultes ; balistes ;
Tours ; eschelles ; pontons, bastis artistement ;
Fascines ; gabions ; tout brusle en un moment.
Le feu se communique, et va de tente en tente :
Il s’accroist par le vent, et sa fureur s’augmente :
Et le camp

qui s’allume, et qui brusle partout,
N’est plus qu’un grand brasier de l’un à l’autre bout.
Le Goth espouventé veut tâcher de l’esteindre,
Mais plus sa main travaille, et plus il voit à craindre :
Le feu plus fort que luy, par l’obstacle s’accroist :
Plus il y jette d’eau, plus affreux on le voit :
La cire avec la poix, le souphre et le bithume,
Rendent inestinguible un feu lors qu’il s’allume ;
Et la chaude matiere avecques luy courant,
Devore toute chose, et se va devorant.
Mais Wermond qui de loin aperçoit l’incendie,
Desespere en son cœur que l’on n’y remedie :
Ne sçait que devenir, ny que faire en ces lieux :
D’un costé l’ennemy se presente à ses yeux ;
A travers ses ramparts se veut faire une trace ;
Et de l’autre la flâme en bruyant le menace :
Sous differens aspects la mort se montre à luy :
Et par plus d’un malheur il a plus d’un ennuy.
Toutesfois à ses maux opposant sa constance,
Et tachant de les vaincre avec sa resistance,
Il abandonne aux siens le soin de son fossé ;
Va vers l’embrazement ; et court au plus pressé.
Mais le vaillant guerrier à peine a tourné teste,
Que Valere qui voit la flambante tempeste,
Pour retirer ses gents de ce retranchement,
Fait sonner la retraite, et marche promptement.
Tiburse d’autre part satisfait en son ame,
De voir partout le camp le desordre et la flame,
Imite son rival, et

retourne aux ramparts,
Qu’on dit estre fondez par le grand fils de Mars.
De tout le campement de la nombreuse armée,
Wermond ne voit plus rien que cendre et que fumée :
Et ne pouvant tenir ses desplaisirs secrets,
L’infortuné qu’il est, pousse mille regrets.
Ha malheureux, dit-il, quelle est ta destinée,
Et quelle ta fortune à te nuire obstinée ?
Quel compte de son camp pourras-tu rendre au roy,
Qu’il commit à tes soins, qu’il commit à ta foy ?
Comment pourras-tu voir ce vainqueur de la terre,
Apres avoir perdu ses machines de guerre ?
Apres avoir destruit par tes soins negligens,
L’espoir des longs travaux de tant de braves gens ?
Cache-toy, cache-toy, lasche que l’on surmonte :
Ou pour mieux faire meurs, de regret et de honte :
Mais l’interest du roy dans cette occasion,
Doit pourtant l’emporter sur ta confusion.
Il faut l’instruire enfin de la perte advenuë ;
Il faut qu’à ce grand roy ta faute soit connuë ;
Et qu’un prompt messager volle pour l’advertir,
Qu’il fit un mauvais choix quand on le vid partir.
Il le dit, il le fait ; et le courrier fidelle,
Porte au grand Alaric la funeste nouvelle :
Qui la reçoit en prince, et ferme, et genereux,
Et qu’on voit tousjours grand, heureux, ou malheureux.
La fortune à beau faire, il faut qu’elle succombe,
Dit l’immortel heros, il faut que Rome tombe :

Et nous sçaurons trouver encor d’autres moyens,
Pour abaisser l’orgueil de ses fiers citoyens.
Marchons, marchons soldats, adjouste ce grand homme,
Rome a porté des feux ; portons des feux dans Rome ;
C’est aux vainqueurs des Grecs à punir les Romains ;
Des lauriers sur la teste, et des palmes aux mains.
Le camp fait ce qu’il dit ; tout marche, ou plutost volle :
Desja se montre à luy le haut du Capitole :
Et du haut de ses tours le Romain estonné,
Voit revenir ce roy, pompeux et couronné.
Comme le moissonneur qui voit fondre l’orage,
Perd en le regardant, et couleur, et courage ;
L’observe avec douleur ; en sent mille frissons ;
Et juge qu’il va perdre, et campagne, et moissons.
Ainsi du haut des murs la jeunesse romaine,
Voit venir ce grand corps qui s’estend dans la plaine :
Et presage en son cœur, pleine d’estonnement,
De ses mauvais destins le triste evenement.
Elle entend cent tambours, elle entend cent trompetes ;
Elle voit cent drapeaux, de cent troupes deffaites ;
L’aigle traisne par terre, et cent et cent captifs,
La suivent enchaisnez, pasles, mornes, craintifs.
Sur son beau char doré, la belle Amalasonthe,
Traisne Eutrope attaché, le front baissé de honte :
Et le grand Alaric superbement monté,
La regarde sans cesse, et marche à son costé.
Trois fois le long des murs ce beau triomphe passe :
Le Romain qui le voit, par là voit sa disgrace :

Il destourne les yeux d’un objet esclatant,
Et ne sçauroit souffrir ce qui luy desplaist tant.
Mais comme le soir vient, la beauté sans esgale,
Est conduite avec pompe à la tente royale :
Alaric la luy cede, et cét illustre amant,
Se separe à regret d’un objet si charmant.
Le malheureux Wermond accablé de tristesse,
N’osant le regarder, se cache dans la presse :
Mais le roy le descouvre, et d’un ton obligeant,
Au lieu de l’accabler d’un reproche outrageant,
Le flatte ; le console ; et malgré sa deffaite,
N’impute qu’au destin la faute qu’il a faite.
Alors tout se retire, et dans le camp destruit,
Chacun le mieux qu’il peut, cherche à passer la nuit :
Attendant qu’à loisir les prochaines vallées,
Reparent de leur bois tant de huttes bruslées.
Cependant Alaric se couche et ne dort pas ;
Se releve aussi-tost ; se promene à grands pas ;
Pense, resve, medite, imagine en soy-mesme ;
Considere sa perte, et la connoist extrême ;
Voit cent difficultez à la bien reparer ;
Craint ; mais ne cesse pas en craignant d’esperer.
Or apres cent discours de sa raison subtile,
Enfin il se resoud d’affamer cette ville ;
De chercher les moyens de le faire à propos ;
Et d’espargner par là le sang des braves Goths.
A peine le soleil vint esclairer ses tentes,
Que faisant prendre aux siens leurs armes esclatantes,

Il enceint de plus pres les murs de toutes parts,
Et pousse des travaux jusqu’au pied des ramparts.
Il aproche les ponts qu’il a mis sur le Tybre :
Le superbe Romain n’a plus que l’air de libre :
Et sans un grand secours vainement attendu,
Il voit Rome perduë, et se juge perdu.
Valere voit d’abord ce que le heros pense :
Tiburse son rival en connoist l’importance :
Et tous deux pour tâcher de sauver le Romain,
Sortent de temps en temps les armes à la main.
Chaque jour, chaque nuit, leur valeur se signale,
Mais à cette valeur l’infortune est esgale :
Et tousjours repoussez, ils connoissent enfin,
Que la grandeur romaine est proche de sa fin ;
Qu’Alaric est plus fort que la ville n’est forte ;
Et que la pasle faim en ouvrira la porte.
Ce monstre cependant, des regnes tenebreux,
Vient marcher à pas lents dans ce peuple nombreux :
Sa force est sa foiblesse, et ce nombre est sa perte :
Rome tiendroit long-temps, si Rome estoit deserte :
Mais ce nombre excessif qui la doit secourir,
Perit en gardant Rome, et Rome va perir.
Comme insensiblement les vivres se dissipent :
Et bien que les demons les flattent et les pipent,
L’on voit parmy le peuple en vain solicité,
La crainte, le chagrin, et la necessité.
Rigilde toutesfois par sa feinte allegresse,
Leur parle d’un secours de Ravenne et de Grece :

Et flattant leur espoir, aydé par les demons,
Court du matin au soir par la ville aux sept monts.
Invincibles guerriers, leur dit ce meschant homme,
Illustres deffenseurs de la gloire de Rome,
Delivrez vos esprits de ces vaines terreurs,
Par l’espoir du secours de deux grands empereurs.
L’un fait armer la Seine, et l’autre le Bosphore ;
L’un est prest à marcher, et l’autre marche encore ;
Et l’hyver rigoureux precipitant son cours,
Avec tous ses frimats vient à nostre secours.
Desja de froids glaçons les Alpes herissées,
Font transir dans le camp les troupes harassées :
Et de ces longues nuits les importuns momens,
Rebutent le soldat dans ses retranchemens.
Un peu de patience acheve vostre gloire ;
Vous donne un rang illustre en l’immortelle histoire ;
Et vous fait meriter, sans l’employ de vos mains,
Le nom que vous portez, le grand nom de Romains.
Conservez donc ce nom de maistres de la terre :
L’empire universel despend de cette guerre :
Et perdant ou sauvant l’univers foible ou fort,
Le sort des nations despend de vostre sort.
Comme on voit les oyseaux dans un bois solitaire,
Attendre l’aliment que va chercher leur mere :
Et monstrer par leurs cris, lors qu’ils n’en peuvent plus,
Qu’il est temps qu’elle vienne, et qu’ils soient secourus.
Ainsi le peuple alors dans sa douleur amere,
Attend ce grand secours qui n’est qu’une chimere :

Esleve en mesme temps, et le cœur, et les yeux,
Et pousse chaque jour mille cris dans les cieux.
Mais cependant la faim, ce monstre impitoyable,
Fait desja dans ce peuple un ravage effroyable :
Il a desja brouté l’herbe de ses ramparts ;
Et ces corps affoiblis tombent de toutes parts.
Une eternelle faim les tenaille sans cesse :
Tout, tout leur paroist bon pour chasser leur foiblesse :
Et jusques aux poisons cherchant à se nourrir,
Pour vivre ils vont manger tout ce qui fait mourir.
La rage se meslant à leurs douleurs extrêmes,
Ils se mangent l’un l’autre ; ils se mangent eux-mesmes :
Et l’âge le plus foible en estant englouty,
L’enfant rentre en un lieu dont il estoit sorty.
La mere impitoyable en fait sa nourriture,
En donnant de l’horreur à toute la nature :
Dieu suspend du demon l’invisible pouvoir :
Rigilde mesme en meurt, avec tout son sçavoir :
Et les morts à grands tas dans les places publiques,
Ne sont plus des Romains que les tristes reliques :
Et par un mal si grand qu’on ne le peut guerir,
Rome qui n’est plus Rome est preste de perir.
Ces fantosmes affreux, ces squelettes horribles,
Paroissent à la fois, et foibles, et terribles :
Leur aspect toucheroit tout cœur sans amitié :
Ils causent de la peur comme de la pitié :
Et malgré tant de morts, et tant de funerailles,
Ces cadavres armez veillent sur les murailles.

Cependant le temps passe, et le nouveau printemps,
Revoit encore aux mains tous ces fiers combatans :
Et l’astre des saisons recommençant l’année,
Voit triompher la mort dans la ville obstinée.
Mais la belle Probé, dans ce commun malheur,
De la compassion passant à la douleur ;
Et de cette douleur à l’adresse subtile ;
Veut essayer de perdre, et de sauver la ville.
Elle va donc trouver Valere son amant :
Et d’un ton à la fois pitoyable et charmant,
Vous voyez, luy dit-elle, ô deffenseur de Rome,
Que son triste salut est au-dessus de l’homme :
Que le peuple romain, du ciel abandonné,
Court à son precipice en aveugle obstiné :
Que le secours des Grecs est sans nulle aparence,
Et que Rome est sans pain, comme sans esperance :
Qu’elle s’en va perir ; et qu’un sejour si beau,
Et qu’un lieu si fameux n’est plus qu’un grand tombeau.
Laissez-vous donc toucher à l’excés de ses peines :
Et puis que le ciel veut que nous portions des chaisnes,
Et que les Goths par luy couvrent les champs latins,
Cedons, cedons Valere à nos mauvais destins.
Je sçay que c’est ce soir que vos foibles cohortes,
Veilleront aux ramparts, et garderont nos portes :
Perdez-nous, sauvez-nous, l’un et l’autre est permis :
Et livrez une porte à nos fiers ennemis.
Alaric genereux conservera sa gloire :
Il sçaura bien user d’une illustre victoire :

Et parmy les combats il fait voir trop de cœur,
Pour estre impitoyable et trop cruel vainqueur.
Mais quand cette esperance encor seroit trompée,
La faim, la pasle faim est pire que l’espée :
Et mourir pour mourir, je tiens qu’aux malheureux,
Le coup le plus subit est le moins rigoureux.
Sauvez donc la patrie en avançant sa perte :
Rome va succomber ; Rome s’en va deserte ;
Rome perd la raison ; Rome presques n’est plus ;
Et ses fameux travaux demeurent superflus.
J’armé vostre valeur contre un grand adversaire :
Je la desarme encor, puis qu’il est necessaire :
J’excité vostre main à ses premiers combats :
Je la porte en ce jour à ne combatre pas :
Un chemin different en mesme lieu nous meine :
Je parle contre Rome, et suis tousjours romaine :
Et si vostre amitié daigne enfin m’escouter,
Vostre honneur scrupuleux n’a rien à redouter.
Qu’entens-je ? Respond-il, et quelle est ma disgrace ?
Probé ne songe plus qu’elle est du sang d’Horace !
Et l’illustre Probé, malgré mes actions,
Ne connoist plus le sang des vaillans scipions.
Moy trahir ma patrie, et rendre Rome esclave !
Moy qui sorts d’un ayeul, et si grand, et si brave !
Moy qui de la fortune ay mesprisé les coups !
Moy de qui les desirs s’eslevent jusqu’à vous !
Non non, madame, non, je n’en suis point capable :
Et vous ne proposez un dessein si coupable ;
Un dessein

criminel par l’honneur combatu ;
Que pour tenter mon ame, et pour voir ma vertu.
Je ne desguise rien, dit la belle affligée ;
Je tiens la chose juste, et m’y crois obligée :
Et vous ne refusez ce genereux employ,
Que par le peu d’amour que vous avez pour moy.
Esprouvez cette amour, respond alors Valere,
(O divine Probé, sans raison en colere)
Par les plus grands perils que l’on puisse courir :
Commandez-moy plutost, de vaincre ou de mourir :
Ordonnez à mon bras, ô beauté trop aymée,
D’aller seul affronter cette puissante armée :
D’aller seul m’exposer à ce noble trespas :
Et si je ne le fais, dites, il n’ayme pas.
Mais de couvrir mon nom d’oprobre et d’infamie ;
Mais de livrer la ville à la force ennemie ;
Que je meure plutost, objet injuste et beau :
L’ombre de Scipion sortiroit du tombeau ;
Viendroit me reprocher ma honteuse avanture ;
Et me rendre execrable à la race future ;
Me redire l’amour qu’il eut pour son païs ;
Et pour les murs romains, et livrez, et trahis.
Je sens, je sens mon cœur, qui craint de vous deplaire :
Et craignant à mon tour qu’il ne veüille trop faire,
Je vous quitte, madame, et conjure les cieux,
De porter vostre esprit à me conseiller mieux.
A ces mots il la quitte, et son rival arrive :
Qui voyant cette belle aussi morte que vive,
Pressé de son devoir, et de sa passion,

Demande le sujet de son affliction.
Jurez-moy, luy dit-elle, avant que de l’aprendre,
Que Tiburse pour moy voudra tout entreprendre :
Je le jure, dit-il, par le ciel, et par vous,
Serment inviolable, objet charmant et doux.
A l’instant cette belle, aussi triste que fiere,
Ainsi qu’à son rival luy fait mesme priere :
Luy dit mesmes raisons ; commence à le presser ;
L’intimide ; l’esbranle ; et le fait balencer.
Il y resve ; il y pense ; et voyant qu’il l’irrite,
Puis que je l’ay promis, il faut que je m’aquitte,
Dit-il, et s’en allant sur le haut d’une tour,
Qui descouvre le camp, et les lieux d’alentour,
Il fait signe à la garde, et luy tire une fleche
Qui volle vers les Goths par cette antique bresche :
Il y pend une lettre, offrant d’ouvrir au roy :
Un soldat la releve, et signalant sa foy,
Il la porte à ce prince ; et ce prince admirable,
Y fait une response, et grande, et memorable.
Il l’attache à la fleche, et commence à marcher :
Il la tire luy-mesme à ce premier archer :
Mais avec ce billet d’eternelle memoire,
Alaric ne veut point desrober la victoire.
Tiburse qui le voit en demeure confus :
La honte de son crime, et celle du refus,
Luy rougissent le front ; mais pourtant il admire,
La grandeur de ce roy si digne de l’empire.

Cependant Alaric, dont l’esprit est perçant,
Juge que du Romain le danger est pressant :
Et voulant tout d’un coup mettre fin à la guerre,
Forme un nouveau dessein, et fait ouvrir la terre.
De mille pionniers il fait agir les bras :
Son camp voit ces travaux, et ne les comprend pas :
A la porte flamine il fait creuser la voûte,
Qui sous les fondemens la contient presque toute :
Mais voûte qui de chesne à son entablement,
Que vingt poutres debout soustiennent fortement.
Rien ne tombe d’en-haut ; tout demeure à sa place ;
Sur le solide bois que l’ouvrier entre-lasse :
L’on ne voit rien bransler, l’on n’entend rien gemir ;
Et l’immense fardeau ne fait que s’affermir.
Apres, en un instant la cave sous-terraine,
Par les ordres du roy de fascines est pleine :
Et comme tout est prest, cét immortel heros,
Met l’armée en bataille, et luy tient ces propos.
Invincibles guerriers que l’univers renomme,
Nous sommes au grand jour de la prise de Rome :
Le temps est arrivé qui nous doit couronner :
La gloire nous attend, nous n’avons qu’à donner.
Par un moyen facile, à peine imaginable,
Vous allez voir la bresche, et grande, et raisonnable :
Et si je juge bien, en ce moment fatal,
Les Romains affoiblis la deffendront fort mal.
Marchons donc braves Goths, que chacun me seconde :
J’abandonne au soldat les fiers tyrans du monde :

Il peut, s’il est vaillant, faire la son butin,
De toute la grandeur de l’empire latin :
En prendre la richesse ; en abatre les marques ;
Et mettre sous ses pieds l’orgueil de ses monarques :
Faire voller au vent, pour en vanger les cieux,
Les cendres des consuls, et celles de leurs dieux :
De temples démolis, s’eriger un trophée,
Sur la gloire de Rome à ses pieds estouffée :
Vaincre tous les Romains ; leur imposer des loix ;
Et triompher enfin de ces maistres des rois.
Mais genereux soldats, espargnez les eglises :
Gardez de violler les droits de leurs franchises :
Qu’elles soient un azyle à l’enfant innocent ;
A la vierge pudique ; au vieillard languissant.
Gardez-vous d’attirer la colere celeste :
Espargnez ces lieux saints, j’abandonne le reste.
Allons, mes compagnons, allons donc à l’assaut ;
Montons au Capitole, et triomphons plus haut :
Et sur ce lieu fameux que la gloire environne,
Allons prendre aujourd’huy l’immortelle couronne.
Le camp à ce discours tesmoigne son plaisir ;
Fait esclater l’ardeur de son noble desir ;
En frape ses boucliers ; et le soldat envoye
Jusqu’aux murs des Romains, cent et cent cris de joye.
L’amazone des Goths, et celle des Lapons,
Veulent en ce grand jour eterniser leurs noms :
Et tous les braves chefs avec le mesme zele,
Aspirent à gagner la palme la plus belle.

Le roy pour profiter de ce beau mouvement,
Fait descendre le feu dans l’obscur logement :
Et peu de temps apres cette puissante armée,
Voit sortir à grands flots une espaisse fumée.
Un bruit sourd et confus, la devance et la suit,
Et la flâme à son tour esclate apres ce bruit :
Tout le monde en suspends ne sçait ce qu’il doit croire ;
Lors qu’entre la fumée effroyablement noire,
L’on voit crouler la tour du faiste au fondement,
Et mesler sa poussiere à cét embrazement.
A cét objet affreux le vainqueur de la Grece,
Sur son illustre front redouble l’allegresse :
Donnons, dit-il, donnons, genereux combatans ;
Rome, Rome est à nous, marchons, il en est temps.
Il monte, ce heros, le premier à la bresche ;
Aussi fier qu’un lion ; plus viste qu’une fleche ;
Et le foible Romain le regardant venir,
Fait ses derniers efforts ; veut noblement finir ;
Et s’enflamant le front d’une noble colere,
Fait ce que dit Tiburse, et ce que dit Valere.
Braves chefs, qui pour Rome, en ce fatal moment,
Ainsi qu’ils ont vescu vont mourir vaillamment :
Du moins leur volonté s’y voit determinée ;
Mais cette volonté n’est pas la destinée :
Et leur sort different en ce moment fatal,
Avec valeur esgale, est pourtant inesgal.
D’abord ces deux guerriers, quoy que pleins de foiblesse,
Arrestent quelque temps le heros qui les presse ;

Disputent quelque temps encor leur liberté ;
Et font voir en ce lieu quelle est leur fermeté.
Mais Tiburse à la fin, par la terrible espée,
D’un redoutable coup voit sa trame coupée :
L’autre prest de le suivre alors est reconnu,
Par l’immortel heros qui du Nord est venu.
C’est assez, luy dit-il, combatu pour le Tybre :
Sois amy d’Alaric, heureux, content, et libre.
Le Romain à ces mots se jette aux pieds du roy,
Qui passe outre à l’instant, et le mene avec soy.
Alors les deffenseurs de la fameuse ville,
Voyant contre un heros leur effort inutile,
Recullent en desordre ; et le Goth qui les suit,
Imite en ce grand jour celuy qui le conduit.
Comme au bord d’un estang dont on lasche la bonde,
L’on voit confusément bondir onde sur onde ;
Se suivre l’une l’autre ; et si fort se presser,
Que presques rien ne passe, ou tout cherche à passer.
Ainsi des fiers soldats mille files pressées,
Sur la bresche de Rome estoient embarrassées :
Tous d’une esgale ardeur vers la bresche marchoient ;
Tous y vouloient entrer, et tous s’en empeschoient.
Mais comme de cette eau redouble la furie,
Lors qu’apres cét obstacle elle est dans la prayrie ;
Qu’elle la couvre toute ; et qu’on la voit partout,
Bondir et ravager de l’un à l’autre bout.
De mesme de ces Goths les troupes retenuës,
S’eslargissent apres dans les prochaines ruës ;
S’y

mettent en bataille ; et marchent plus avant,
Avecques la terreur qu’ils font aller devant.
Le feu qui des maisons fait sa funeste proye,
N’eut jamais de tel jour depuis la nuit de Troye :
Et le flambeau fatal qui perdit Illion,
Semble estre ralumé dans cette occasion :
Car des palais tombez par la flâme allumée,
Volle confusément la poudre et la fumée :
Et le sang des Romains qui s’y mesle à grands flots,
Donne de la tendresse au cœur mesme des Goths.
Comme entre des rochers les ondes retenuës,
Font esclater un bruit qui monte jusqu’aux nuës ;
La flâme retenuë en ces palais destruits,
Esclate horriblement par mille estranges bruits.
Le soldat cependant, tout fier de sa victoire,
Pousse tousjours plus loin, et ses pas, et sa gloire :
Et tout brillant d’acier, et chargé de butin,
Il monte au Capitole ; il va sur l’Aventin.
Sur le mont Cœlius il estend son ravage :
Au haut du Janicule il porte son courage :
Du fameux Vatican il passe au Quirinal :
Du superbe Esquilin il monte au Viminal :
Et sur le Palatin, d’un bras fort et robuste,
Il fait alors tomber le grand palais d’Auguste.
Alors se souvenant de l’ordre de son roy ;
De l’ordre souverain qui luy tient lieu de loy ;
Il porte le flambeau dans les superbes thermes ;
Il destruit les plus beaux ; il abat les plus fermes ;

Celuy du grand Trajan, et celuy d’Antonin ;
Le therme d’Agripine avec l’alexandrin ;
Le travail de Neron, le therme neronique ;
Accroist de son debris la ruine publique :
Et l’orgueil insolent de ces grands bastimens,
Tombe avec les Romains jusqu’à ses fondemens.
De là poussant plus loin la flâme qui devore,
Sur les arcs triomphaux elle triomphe encore :
Celuy qui de Romule accreut le haut renom,
A peine de ces feux peut garentir son nom.
L’arc du fameux Trajan, et celuy de Severe,
Tombent sous les efforts de l’ardente colere :
Les arcs de Gallien, et de Domitian ;
Du Tybre ; de Camille, et du vieux Gordian ;
L’arc qu’on nomme Corlite, et l’arc de Theodose,
A peine de ces feux sauvent aucune chose :
Et l’on ne voit debout que l’arc de Constantin,
Ouvrage conservé par son heureux destin.
Pour punir les plaisirs des peuples idollastres,
Le feu, le feu vangeur consume les theatres ;
Celuy du grand Pompée, et celuy de Scaurus ;
De Balbe, de Calbique, et du grand Marcellus.
L’on te vid choir alors, superbe Colisée,
Dont la haute mazure est encor tant prisée :
L’on te vid tresbucher, et ton faiste orgueilleux,
Cacha dans la poussiere un esclat merveilleux.
Le cirque de Maxime, et celuy des florales,
Perdirent en ce jour leurs beautez sans esgales :

Et l’on vid lors perir au champ de Tuberon,
Le cirque d’Alexandre, et celuy de Neron.
De là gagnant tousjours de nouvelles couronnes,
Le Goth infatigable abatit des colomnes :
La Trajane en tomba ; L’Antoninne en perit ;
La rostrate du feu la colere nourrit ;
Et le soldat passant dans les places publiques,
Fit tomber à leur tour les superbes portiques.
Ceux du fameux Auguste, et du sage Antonin,
De ce feu devorant devinrent le butin :
Celuy de la Concorde, et celuy de Neptune,
Adjousterent leur perte à la perte commune :
Et celuy de Mercure, et celuy de Venus,
Par ce fameux malheur devinrent plus connus.
Obelisques pompeux, que l’Egypte vid faire,
L’on vit ramper sur vous cette flâme si claire :
Et pres d’un mausolée, et dans le champ de Mars,
Vostre effroyable cheute occupa les regards.
L’obelisque du cirque eut la mesme fortune :
Et celuy du soleil, et celuy de la lune,
Comme du Vatican, tomberent enflâmez,
Avec le peuple fier qui les avoit aymez.
L’on vous vit tresbucher, colosses effroyables,
Dont les vastes grandeurs paroissent incroyables :
Simulachres de Mars, de Neron, d’Apollon,
De qui l’immense corps rempliroit un vallon :
Vous tombastes alors, masse enorme et superbe,
Et vostre orgueilleux front fut se cacher sous l’herbe :
Pour aprendre aux neveux, qu’il n’est rien de si grand,

Qui ne soit renversé lors que Dieu l’entreprend.
Estonnement des yeux, pyramides connuës,
De qui la vanité se cachoit dans les nuës,
Ce ne fut plus debout que le monde vous vit,
Et le courroux du ciel alors vous abatit.
Superbe naumachie, objet qui ravit l’ame,
L’on vit alors mesler vos eaux à cette flâme :
Et le ciel qui du Goth fit lors agir la main,
Punit les vains plaisirs du grand peuple romain.
Magnifiques tombeaux des maistres de la terre,
L’on vous vit en ce jour foudroyez sans tonnerre :
Et l’on vit vos debris estonner l’univers,
Malgré tant de lauriers dont vous estiez couvers.
Temples qui des faux dieux conserviez les images,
Au mespris du vray Dieu qui reçoit nos hommages,
La justice du ciel vous abatit partout,
Et le seul Pantheon put demeurer debout.
Tout brusle ; tout perit ; la ville cesse d’estre :
Le Romain est esclave, et le Goth est son maistre :
Enfin Rome est vaincue ; et son superbe front
Depose sa couronne, et rougit de l’affront :
Alaric en triomphe ; et son enseigne volle,
Et sur le Vatican, et sur le Capitole :
Et l’immortel heros, apres mille hazars,
Monte sur les debris du thrône des Cezars.