Albert (trad. Bienstock)/Chapitre4

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 110-114).
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IV

Le lendemain matin, quand on l’éveilla pour aller au service, Delessov, avec un étonnement désagréable, aperçut autour de lui son vieux paravent, son vieux valet et sa montre sur la table. « Et bien, que voulais-je donc voir si ce n’est ce qui m’entoure d’habitude ? » se demanda-t-il. Alors, il se rappela les yeux noirs et le sourire heureux du musicien, le motif de la « Mélancolie », et toute la nuit étrange de la veille repassa dans son imagination.

Cependant il n’avait pas le temps de se demander s’il avait eu tort ou raison de prendre chez soi le musicien. En s’habillant, il faisait mentalement la répartition de sa journée. Il prit du papier, donna les ordres nécessaires pour la maison, en se hâtant mit son manteau et ses galoches. En passant devant la salle à manger, il regarda dans la porte. Albert, le visage enfoui dans l’oreiller, en désordre, dans une chemise déchirée, sale, dormait d’un sommeil de mort sur le divan de maroquin où on l’avait installé hier soir sans connaissance. « Quelque chose ne va pas », pensa involontairement Delessov.

— Va, je te prie, de ma part, chez Borazovskï, et demande-lui son violon pour deux jours. Pour lui… — fit-il au valet — Quand il s’éveillera, fais-lui boire du café et donne-lui quelque chose de mon linge et de mes vieux habits. En général, satisfais-le bien, je t’en prie.

Quand Delessov rentra à la maison, tard le soir, à son étonnement il ne trouva pas Albert.

— Où donc est-il ? — demanda-t-il à son valet.

— Aussitôt après dîner, il est parti — répondit le valet. — Il a pris le violon et s’en est allé en promettant de revenir dans une heure et il n’est pas encore là.

— Ta, ta, ta, c’est fâcheux ! — prononça Delessov — Pourquoi l’as-tu laissé sortir, Zakhar ?

Zakhar était un valet pétersbourgeois qui servait Delessov depuis huit ans. Delessov en célibataire vivant seul lui confiait malgré lui ses intentions et aimait à avoir son opinion sur chacune de ses entreprises.

— Comment aurais-je osé ne le pas laisser ? répondit Zakhar, en jouant avec son cachet en breloque. Si vous m’aviez dit, Dmitri Ivanovitch, de le retenir, j’aurais pu l’amuser à la maison, mais vous avez seulement parlé de l’habit.

— Ta, ta, ta, c’est fâcheux ! Eh bien, qu’a-t-il fait ici sans moi ?

Zakhar sourit.

— Vraiment on peut dire que c’est un artiste, Dmitri Ivanovitch. Aussitôt éveillé il a demandé du madère, ensuite il s’est amusé tout le temps avec la cuisinière et le valet du voisin. Il est si drôle ; cependant un bon caractère. Je lui ai donné du thé, apporté le dîner, il ne voulait rien manger ; seulement il m’invitait tout le temps. Et comme il joue du violon ! Ça c’est vrai, qu’un tel artiste il n’y en a pas même chez Izler[1]. On peut garder un artiste pareil. Quand il a joué « Voguons en descendant la mère Volga, » ma foi, c’était comme un homme qui pleure. Trop beau ! Même tous les domestiques de la maison sont venus dans notre antichambre pour l’écouter.

— Eh bien, l’as-tu habillé ? — interrogea le maître.

— Sans doute, je lui ai donné une de vos chemises de nuit et mon pardessus. On peut aider un homme pareil, c’est vraiment un bon garçon. — Zakhar sourit. — Il m’a demandé tout le temps quel grade vous avez, si vous avez des connaissances importantes et combien d’âmes de paysans ?

— C’est bon, c’est bon ; seulement il faudra le trouver maintenant, et désormais ne lui rien donner à boire, autrement on le rendra pire encore.

— C’est vrai, — interrompit Zakhar, — évidemment il a une faible santé. Chez nous, chez les maîtres, il y avait un employé qui était comme ça…

Delessov qui connaissait depuis longtemps l’histoire de l’employé, un ivrogne invétéré, ne le laissa pas achever et lui ordonna de tout préparer pour la nuit et d’aller chercher Albert et le ramener.

Il se mit au lit, éteignit la bougie, mais de longtemps ne pouvait s’endormir et pensait toujours à Albert. « Bien que tout cela puisse paraître étrange à beaucoup de mes connaissances, — pensait Delessov, — mais c’est si rare de faire quelque chose de désintéressé qu’il faut remercier Dieu quand un pareil cas se présente, et je n’y manquerai pas. Je ferai tout, absolument tout ce que je pourrai pour l’aider. Peut-être n’est-il pas du tout fou, mais absolument égaré par la boisson. Ça ne me coûtera pas très cher : où il y a à manger pour un, il y a pour deux. Qu’il vive d’abord chez moi, ensuite nous lui trouverons une situation, ou un concert, nous le tirerons du banc de sable et après nous verrons. »

Le sentiment agréable du contentement de soi-même s’emparait de lui après ces réflexions.

« Vraiment je ne suis pas trop mauvais, non, pas du tout, même je suis très bon en comparaison des autres… » pensait-il.

Il s’endormait déjà quand il fut distrait par le bruit de la porte qui s’ouvrait et des pas dans l’antichambre.

« Eh bien, je serai plus sévère avec lui ; ce sera mieux, je dois faire cela, » se dit-il.

Il sonna.

— Eh bien, l’as-tu ramené ? — demanda-t-il à Zakhar qui entrait.

— Un homme piteux, Dmitri Ivanovitch, — fit Zakhar en hochant la tête avec importance et fermant les yeux.

— Quoi ! est-il ivre ?

— Il est très faible.

— Le violon est là ?

— Je l’ai rapporté, la maîtresse l’a donné.

— Eh bien, je t’en prie, ne le laisse pas entrer ici maintenant, mets-le au lit et demain matin veille attentivement à ce qu’il ne sorte pas de la maison.

Mais Zakhar n’était pas encore sorti qu’Albert entrait dans la chambre.

  1. Fameux restaurant d’alors.