Le Génie latin/Albert Glatigny

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Le Génie latin
Le Génie latinA. Lemerre (p. 311-337).




Albert Glatigny







Cétait un grand et maigre garçon à longues jambes, terminées par de longs pieds. Ses mains, mal emmanchées, étaient énormes. Sur sa face imberbe et osseuse s’épanouissait une grosse bouche, largement fendue, hardie et affectueuse. Ses yeux, retroussés au-dessus des pommettes rouges et saillantes, restaient spirituels, quoique bien usés. Quand je le vis, il était tout à fait décharné. Sa peau, que la bise et la fièvre avaient travaillée, s’écorchait sur une charpente robuste et grotesque. Avec son innocente effronterie, ses appétits jamais satisfaits et toujours en éveil, son grand besoin de vivre, d’aimer et de chanter, il représentait fort bien Panurge. En fait de fortes galanteries et de gaietés solides (vous m’entendez), il en savait, comme

dit Brantôme, plus que son pain quotidien ; ce qui, à vrai dire, eût été assez peu, car il jeûna plus d’un jour. C’était Panurge, mais Panurge dans la lune. Cet étrange garçon avait la tète pleine de visions. Tous les héros et toutes les dames de la renaissance et du romantisme se logèrent dans sa cervelle, y vécurent, y chantèrent, y dansèrent ; ce fut une sarabande perpétuelle. Il ne vit, n’entendit jamais autre chose, et ce monde sublunaire ne parvint jamais que très vaguement à sa connaissance. Aussi n’y chercha-t-il jamais aucun avantage et n’y évita-t-il aucun danger. Pendant qu’il traînait en haillons sur les routes et que le froid, la faim, la maladie le ruinaient, il était perdu dans un rêve enchanté ; il se voyait en pourpoint de velours, il buvait dans des coupes d’or et contemplait les éblouissements d’une féerie romantique. Ce pauvre diable avait un bon et grand cœur. Au milieu de ses prodigieuses illusions, il était enflammé de toutes sortes de belles amitiés. Il se montra toujours reconnaissant envers les poètes, auxquels il emprunta son gai savoir et la révélation de sa propre nature, envers les amis qui s’inquiétaient de son incroyable dénuement dont il ne s’apercevait pas lui-même, et enfin envers l’admirable femme qui lui révéla, à la dernière heure, l’amour le plus noble et le plus pur et qui donna à sa fin des consolations indicibles. Chemin faisant, il fit des vers joyeux, brillants, spirituels, tournés avec un art à la fois savant et facile, et qui sont d’un poète. C’en est assez, ce me semble, pour qu’on rappelle en quelques pages la vie de ce Don Quichotte de la poésie romantique, Page : Anatole France - Le Génie latin.djvu/313

ALBERT CLATIGNY

VI

qui fut bon, dévoué, généreux, et qui n’eut que le tort, peu commun, de voir des lis dans des champs de luzerne.

Albert Glatigny fut nourri dans quelque demeure rustique du Calvados, à l’odeur du cidre, sous les jambons pendus à la poutre enfumée.

Il était pauvrement et honorablement né d’un brave gendarme et d’une vaillante paysanne1. La souche

I. Ici, dès l’abord, se dresse devant moi une étrange difficulté. Je ne puis tenir pour l’acte de naissance de mon héros (puisse ce nom de héros contenter l’ombre d’Albert Glatigny) l’acte désigné comme tel dans le livre intitulé Aliert Glatigny, sa vie, son œuvre, par Job-Lazare, Paris, Bécus, 1878, in-18. — Cette pièce, que je copie d’après la transcription de M. Job-Lazare, porte ;

MAIRIE

de Du vingt-huitième jour au mois de juin,

LILLEBONNE. l’an mil huit cent quarante-trois, à on^e

— heures du matin, acte de naissance d’un

enfant qui nous a ètè présente, et qui a été

reconnu être du sexe masculin, au domicile de ses père et mère ci-après

nommés.

Fils de Isidore-Clément Glatigny, âgé de vingt et un an, contremaître, et de Louise-Victorine Leber, son épouse, âgée de dix-huit ans, demeurant ensemble à Lîllebonne, et mariés en cette ville, le douze mars mil huit cent quarante-deux. Lequel enfant a reçu les prénoms de Ernest-Albert…

Ce document, s’il devait être admis sans examen, aurait pour effet de hérisser d’inextricables difficultés la biographie d’Albert Glatigny. Il est certain que notre poète faisait partie, en 1856, de la troupe comique dirigée par un sieur Blanchereau. Il est certain qu’il se maria à Beaumesnil le n février 1871, et qu’il mourut à Sèvres le 16 avril 1873. Or il est peu admissible qu’il se soit engagé dans une troupe comique à l’âge de treize ans. Et, pour ce qui est de l’âge auquel il se maria, nous possédons son témoignage formel. Il avait, dit-il, quand il eut le bonheur d’épouser Mlu Dennie, trente-

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était bonne, et il fallut plus d’une bise et plus d’une gelée pour flétrir le rejeton. Albert Clatigny, dès qu’il porta culotte, fut envoyé à l’école et y reçut, avec tous les gars du village, « la manne de bonne doctrine » qui est uniformément distribuée à tout petit Normand. Mais le jeune Albert y ajouta une miette d’ambroisie. Agé de quinze ans à peine, il explora le grenier de la maison paternelle. Les greniers sont en province et à la campagne des réduits pleins de mystère où les garçons curieux font de merveilleuses découvertes. Je n’en veux pour exemple que Jean-des-Figues et la malle du cousin Mitre. « On l’avait reléguée, cette malle, au plus haut, sous les

trois ans sonnés. Cet acte fut accompli, comme j’ai dit, le 24 janvier 1871.

Enfin, les lettres qui firent part de la mort du poète portent cette mention expresse : ce MM. Glatigny (Joseph-Sénateur), Mm° Glatigny (Rose-Alexandrine) ; M. Glatigny (Arthur) et leur famille ; Afmo Glatigny (Emma) ; M. Victor Garien, ont l’honneur de vous fa-ire part de la perte douloureuse qu’ils viennent de faire en la personne de M. Glatigny (Albert-Joseph-Alexandre),… décédé le mercredi 16 avril 18 Jl, à l’âge de trente-quatre ans, en son domicile, II, avenue de Belle-vue, à Sèvres. » Ce document, rédigé sous les yeux de la mère et de la veuve du poète par son beau-frère, contredit l’acte donné par M. Job-Lazare sur trois points essentiels : r° les prénoms des père et mère du défunt ; 20 les prénoms du défunt lui-même (qui sont ici Albert-Joseph et non plus Ernest-Albert) ; 30 la date présumée de sa naissance qui se trouve ramenée à l’année 1839. — C’est cette date de 1839 que toutes sortes de raisons me font adopter. Je suis persuadé que l’acte produit par M. Job-Lazare est l’acte de naissance d’un cousin de notre poète. — J’ai sous les yeux, grâce à l’obligeance de M. Victor Garien, un grand nombre d’articles relatifs à Glatigny. J’en distingue celui de M. Camille Pelletan. Celui-là est un portrait plein de relief, de couleur, de vie. Tous les biographes de Glatigny devront y recourir. (Albert Glatigny, par Camille Pelletan, dans la Renaissance du 26 avril 1873.)

combles, pêle-mêle avec les buffets vermoulus, les tableaux sans cadre et les vieux fauteuils hors d’usage. C’était la malle du Pauvre Mitre’. » Jean-des-Figues l’ouvrit et y trouva diverses choses, telles que gants, pantoufles et portraits de femme, pipe turque et lettres d’amour, qui firent de lui, pour le reste de ses jours, un fou et un poète. Albert Glatigny fit dans le grenier du gendarme une de ces trouvailles qui, comme la lampe merveilleuse d’Aladin et la malle du cousin Mitre, prédestinent celui qui les découvre à une destinée singulière. Albert Glatigny trouva, au milieu des vieilles caisses, un livre, et ce livre n’était pas, comme on pourrait le croire, le double ou le triple Liégeois, le Messager boiteux, l’Histoire d’Estelle et de Némorin, la Clé des songes, les Quatre fils Aymon, la Cuisinière de la ville et de la campagne, la Biographie du général Cavai-gnac, l’Invention de la vraie Croix, livres à l’usage des bons villageois ; c’était un tome dépareillé des Œuvres de messire Pierre de Ronsard, gentilhomme vendomois. Cet illustre bouquin, sorti en ifôodes presses de Gabriel Buon, dormait là dans la poussière, après trois siècles d’injure et d’oubli, dans un silence troublé seulement par les grignotements des rats et les miaulements des chats. Le jeune Albert Glatigny ouvrit le livre, et, chose merveilleuse ! il comprit ce vieux et fier langage, ce beau parler latin, ces façons galantes, ces bravoures de rythme, ces images antiques, ces figures de dames et de dieux, toute cette lyre enfin qui sonna si haut sur la France des Valois. Ce garçon de village,

i. Paul Arène. La Gueuse parfumée, page 23.

dévorant les odes du prince des vieux rimeurs français, montre sa noble origine et prouve qu’il était poète de race. Qu’importe ce qui est écrit ? Ce qu’on lit compte seul. Un miroir ne sert de rien à un aveugle. J’affirme qu’il n’y avait pas alors en France, dans les universités et dans les académies, vingt personnes capables de lire Ronsard comme le lisait ce petit paysan’.

Mais qu’allait-il devenir ? Un jeune campagnard, sachant, comme lui, l’arithmétique et l’histoire sainte, fait le plus souvent connaissance avec la charrue et la faux paternelles. S’il a des goûts supérieurs à sa condition, une bonne conduite et pas de bien, il entre au séminaire et se fait curé. Il y a aussi, dans les villes, des industries qui tentent les gars qui ne sont point manchots. C’est, par exemple, un joli métier que celui de sculpteur de meubles. L’art rustique des armoires et des buffets à fleurs se perd ; c’est dommage ! Mais, quand on a de l’esprit au bout des doigts, on peut encore gagner sa vie à sculpter en plein chêne des bouquets d’églantines et de marguerites. Est-ce cela qui tenta Albert Glatigny ? Devait-il à Lisieux, comme jadis maître Adam a Nevers, manier le rabot et la varlope en composant des chansons ? Non ; il était d’humeur vagabonde, et, s’il se fit clerc d’huissier (il ne manque pas d’huissiers en Normandie), ce fut uniquement pour sauter tout le jour les ruis-

i. Cette histoire du Ronsard trouvée dans le grenier a été contée par Albert Glatigay au poète José-Maria de Heredia, de qui je la tiens.

TTTÏ seaux et porter parle chemin le plus long les assignations aux pauvres gens. Je ne sais dans quelle rue de petite ville brillaient au soleil sur le mur de pierre grise les panonceaux de l’officier ministériel qui, pour ses péchés, prit comme petit clerc le fils du gendarme ; mais j’imagine qu’il soupira d’aise quand, un beau matin (ce devait être un beau matin), il ne vit pas reparaître dans son étude l’espèce de Faune en délire auquel il avait imprudemment confié la signification de ses exploits. Le petit clerc avait, comme le petit Poucet, chaussé les bottes de sept lieues et fait une belle enjambée. Il était entré comme apprenti dans une imprimerie.

L’imprimerie était à Pont-Audemer, et Glatigny, coiffé d’un bonnet de papier et travaillant sur la casse, compléta son instruction par la lecture du journal de Pont-Audemer.

Il tournait à l’homme de lettres, quand il assista aux représentations données à Pont-Audemer par une troupe de comédiens ambulants. Que vit-il à la lumière des quinquets ? Des pauvres diables jouant les grands seigneurs, des meurt-de-faim en bottes molles, des loques, des grimaces ? Non pas, certes ! Il vit un monde de splendeurs et de magnificences. Ces paysages tachés d’huile, ces ciels crevés, lui révélaient la nature qu’il voyait avec ravissement pour la première fois. Ces grands mots mal dits lui enseignaient la passion ; ses yeux étaient dessillés ; il voyait, il croyait, il adorait. C’est avec l’ardeur d’un néophyte qu’il reçut le baptême de la balle et qu’il entra dans la confrérie. MM. les comédiens furent bons princes

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et estimèrent que l’apprenti imprimeur saurait les souffler aussi bien qu’un autre. Quant à lui, son ambition n’était pas de s’enfariner le visage, d’avoir sur la nuque un papillon au bout d’un fil de fer et de recevoir agréablement des coups de pied, mais de porter le feutre à plume, de se draper dans la cape espagnole et de traîner la rapière funeste aux traîtres. Or sa face de carême, son corps long comme un jour sans pain, ses pieds interminables qui le précédaient de longtemps sur la scène, faisaient de lui un personnage fort différent de Mélingue et tout à fait incongru sous le velours et la soie. Quand vous saurez que, doué du plus pur accent normand, du parler traînard de Bernay, il était en outre affecté d’un bre-douillement qui lui faisait manger la moitié des mots, vous reconnaîtrez qu’il fut sifflé et hué en toute justice. 11 alla de Pont-Audemer à Falaise, de Falaise à Nevers, de Nevers à Épinal, d’Epinal à Belfort, de Belfort je ne sais où, et de Paris à Bruxelles. A Bruxelles en 1866, il était pitoyable. 11 se voyait sublime. Que voyait-il qui ne fût sublime ?

Son roman comique fut complet. En plein hiver, habillé tout du long de nankin, il s’éprit d’amour pour une princesse de théâtre dont il brigua les faveurs comme si elle ne devait pas rencontrer, chemin faisant, des secrétaires de préfecture et, dans chaque ville, messieurs les membres du cercle agricole et commercial. Il se croyait Destin ; il voyait en elle M1U de l’Etoile. Le malheur fut que cette L’Etoile-là n’entendait rien aux amours poétiques. L’infortuné Destin, abîmé de désespoir, voulut se plonger son canif dans le cœur, se fendit le pouce et n’en resta pas moins un détestable comédien.

La poésie lui réussit infiniment mieux. C’est à Alen-çon, dit-on, que les Odes funambulesques de Théodore de Banville lui tombèrent sous les yeux. Ces poèmes lyriques et moqueurs, pleins de grâce capricieuse, de joie spirituelle, de fantaisie charmante ; ce livre, qu’on lit comme une bluette et qu’on relit comme un chef-d’œuvre, finit l’initiation commencée par le vieux Ronsard. Ces arbres bleus, ces ciels roses, ce grand nombre de lis et de cytises ; ces courtisanes spirituelles, ces hommes de lettres disloqués et souriants, ce monde absurde et charmant qui est une fête de fous et dans lequel les imbéciles n’ont d’autre fonction que d’amuser beaucoup les gens d’esprit, ce monde où tout rit, étincelle et s’en va en fumée, c’était précisément le monde réel comme le comprenait notre Glatigny, qui voyait de ce même bleu et de ce même rose, mais qui ne savait pas dire encore et qui épela en écolier généreux les Odes funambulesques et, sans désemparer, les poésies de Victor Hugo, d’Alfred de Vigny, de Charles Baudelaire et de Leconte de Lisle.

Il acheva de se déniaiser à Paris, aux abords de la brasserie des Martyrs, en compagnie de Baudelaire, de Monselet, de Malassis, de Charles Bataille. C’est alors qu’il donna les Vignes folles. 11 avait dix-huit ans.

Comme il avait deviné Ronsard, il devina Paris à première vue et fut Parisien du premier coup ; mais son humeur vagabonde l’emporta et il reprit sa vie errante.

Comment conter ce roman comique ? comme il le sentit, avec toutes les illusions d’un halluciné qui vit dans un rêve perpétuel ? Le récit en serait magnifique, mais il faudrait, pour le faire, une imagination d’une trempe singulière. Devrai-je, par contre, m’arrêter à toutes les misères, à toutes les humiliations qu’il n’a pas soupçonnées lui-même ? Ma relation serait bien triste et bien monotone. Et à quoi bon ? Ce trait seul ne suffira-t-il pas ? C’était aux environs de 1864. Glatigny, déjà malade et crachant le sang, écrivait à son ami Jules de Prémaray :

«… Je jouerai le rôle du souffleur ; je ne puis sortir du trou et monter sur la scène que dans les pièces qui ne sont pas en habit noir, parce qu’alors on me fournit le costume ». »

J’arrive vite aux heures de gloire. Notre comédien les eut à Paris, car la gloire est parisienne. Il joua aux Bouffes, dans les Deux Aveugles, le rôle du passant. Ce passant met un sou dans le chapeau d’un aveugle, ne dit rien et passe. On raconte, et je le crois sans peine, qu’un soir Glatigny n’avait pas un centime. En cette conjoncture, il retourna ses goussets et dit : « . Je n’ai rien à vous donner aujourd’hui, mon brave homme. » Cette phrase, qui lui valut une forte amende, fut à peu près tout ce que les spectateurs parisiens lui entendirent réciter de prose. Vers le

1. Cette lettre a été publiée par M. Félix Frank, peu de temps après la mort de Glatigny, dans un article que j’ai sous les yeux et qui a été découpé de telle sorte que le titre et la date du journal ont disparu.

même temps il joua, au Théâtre-Lyrique, dans YOthello d’Alfred de Vigny, le troisième sénateur. Il avait à dire un vers et demi et touchait deux francs par soirée.

J’ai gardé, pour finir, le trait le plus mémorable de sa carrière dramatique. C’était dans je ne sais quelle sous-préfecture. On jouait Andromaque, pour le malheur de Racine. Glatigny tenait le rôle modeste de Pylade, et il n’y brillait pas. Mécontent de son succès et persuadé, en bon romantique, que Racine était ridicule, il se laissa aller à une très grosse, mais très innocente plaisanterie. Dans la scène n de l’acte III, annonçant l’entrée d’Hermione (je ne sais quelle était cette Hermione ; le ciel lui accorde de ravauder en paix les bas de sa famille !), le Pylade de basse Normandie récita les trois vers écrits par l’auteur à’Andromaque et en ajouta deux autres tout à fait étrangers au texte. « Gardez, dit-il,

« Gardez qu’avant le coup votre dessein n’éclate : Oubliez jusque-là qu’Hermione est ingrate ; Oubliez votre amour. Elle vient, je la vois, Et, si celle du sang n’est point une chimère, Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère. »

L’effet de ces deux vers de Legouvé, soudés au texte de Racine par le plus énorme calembour, trompa complètement l’attente du Pylade goguenard. L’aristocratie de la petite ville, loin de soupçonner une malice, fut saisie des transports de l’admiration la plus pure, et les autorités donnèrent le signal des applaudissements.

Il eut toutefois sur les planches, non comme ac

teur, mais comme improvisateur, un succès mérité. Dans je ne sais quel café-chantant de Paris, l’Alcazar m’a-t-on dit, il donna des séances où il fut merveilleux. Il paraissait sur le tréteau après la chanteuse ou Je ventriloque et faisait des vers sur les rimes que le public lui jetait. Il laissa loin derrière lui Pradel dans ce genre d’exercice, et son habileté à donner une apparence de sens et d’esprit, un agrément de rythme, une suite saisissable à ces vers construits à l’improviste sur des consonances assemblées au hasard, surprit les rares connaisseurs, amusa un instant le public et sera notée comme un fait unique. Mais ce qu’il importe de ne pas oublier, c’est que Glati-gny ne souffrit jamais qu’un seul feuillet de ces bouts-rimés restât aux mains des étrangers et pût être publié. 11 savait, lui qui faisait des vers, que ce n’en était pas. Avant d’en finir avec son existence vagabonde, ses erreurs, comme on dit d’Ulysse, je dois nommer un personnage que le poète a lui-même immortalisé dans un sonnet.

Glatigny fut suivi dans toutes ses courses par une compagne qu’il adorait. Cette amie était de race douteuse et de mine commune, mais elle avait beaucoup d’esprit et de cœur. Elle se nommait Cosette et marchait à quatre pattes, car ce n’était pas une chienne savante. On ne pouvait voir Glatigny sans Cosette, et André Gill, qui fit,le portrait du poète, ne manqua pas d’y ajouter Cosette pour compléter la ressemblance. Cosette avait des passions et elle y cédait.

Glatigny courroucé lui jetait cette parole fou

droyante : « Qu’est-ce que Monselet pensera de vous ? » Dans une lettre où Glatigny raconte avec gaieté les souffrances et les mauvais traitements qu’il a endurés, il ajoute : « Ma pauvre petite chienne a reçu un coup de pied dans le ventre qui a failli la tuer. Pour le coup j’ai pleuré. » Les circonstances dans lesquelles Cosette fut traitée avec cette brutalité sont singulières et méritent d’être rappelées.

Le Ier janvier 1869, après bien des aventures de grand chemin, Glatigny, qui se trouvait alors à Bo-cagnano, en Corse, fut arrêté par un gendarme et mis au cachot, où il resta enfermé quatre jours sous l’inculpation d’avoir assassiné un magistrat. Le gendarme, doué d’une imbécillité audacieuse, l’avait pris pour Jud,qu’on cherchait partout et qu’on ne trouva nulle part. Le gendarme de Bocagnano était comme les chiens de garde : il n’aimait pas les gens mal habillés, et ses soupçons s’éveillèrent au seul aspect des braies et de la veste délabrées du poète-comédien. C’est du moins ce que révèle le procès-verbal d’arrestation, pièce notoire dans laquelle on lit des phrases comme celle-ci : « Nous avons remarqué cet individu, dont son aspect nous a paru fugitif. » Mais ce qui est plus incroyable et tout aussi vrai, c’est qu’il se trouva un un juge suppléant pour écouter cette mâle éloquence, répondre ce seul mot : « Effectivement » à toutes les lumineuses observations de la gendarmerie et faire mettre l’inculpé dans un cachot, d’où M. le procureur impérial le fit sortir, comme on pense bien, en toute hâte.

Glatigny montra en cette circonstance beaucoup

d’esprit, une belle humeur charmante. Il se vengea innocemment de son gendarme et du juge suppléant en relatant leurs actes et paroles dans un petit livre très divertissant. Il lui eût été facile et profitable de déclamer, de prendre la chose de haut, au point de vue social, au point de vue politique. Mais j’ai dit que Glatigny avait beaucoup d’esprit. De plus, il était sans fiel et incapable de rancune. Cette œuvre de bêtise, cette incroyable arrestation fut d’autant plus odieuse que la victime, épuisée par plus de dix ans de jeûne et de misère, était alors dans un état lamentable de délabrement. Aux trois quarts aveugle, perclus de rhumatismes, brûlé de maux d’estomac, consumé de phtisie, Glatigny avait usé son pauvre corps jusqu’à la dernière fibre.

Voici ce qu’il écrivait de Santa-Lucia, en octobre

1869, à celui de ses amis, qui se cache sous le nom de Job-Lazare :

« Je crains bien de ne plus avoir à vous écrire. Il m’est impossible de quitter la Corse, faute d’argent, aucun des journaux à qui j’ai envoyé de la copie ne m’ayant répondu. D’un autre côté, je suis plus malade que jamais ; pas de médecin, rien, isolement complet, et la poitrine dans un état qui me fait croire que ça ne durera pas longtemps. Portez-vous mieux que moi. Je m’arrête pour cause d’éblouissement dans les yeux.

« Votre ami bientôt feu,

« A. G. »

C’est dans cet état que, vers les premiers jours de

1870, l’enfant normand, prodigue de sa vie, vint, en se traînant, jusqu’à la maison paternelle et tomba, brisé

et souriant, sur la bancelle, devant le feu de branchages de la grande cheminée. Bientôt il put s’asseoir au banc du seuil, sous la maigre vigne, le dos appuyé au mur tiédi par le soleil humide du printemps, et là rimer, songer, regretter peut-être les brasseries du quartier latin et les cabarets des grandes routes. Mortellement atteint, il goûtait des heures de rémission, quand la guerre éclata. Les armées allemandes, en s’étendant sur Paris, chassèrent loin devant elles, entre autres fugitives, une jeune orpheline, Américaine de naissance, Française d’éducation, qui, deux ans auparavant, avait connu le poète vagabond à Nice, où elle vivait avec son frère. Quand Mlle Emma Dennie s’installa à Beaumesnil, Glatigny en sortit. Nous saurons tout à l’heure le secret de cette fuite, nous verrons que le pauvre garçon pouvait dire comme le héros de son ennemi Racine :

« Si je la haïssais, je ne la fuirais pas ! »

Je ne sais rien de plus touchant que l’histoire du mariage de Glatigny, telle qu’on la trouve dans les lettres qu’il écrivit à M. Garien, frère de l’orpheline. Je transcris les lettres d’après les originaux qui m’ont été communiqués gracieusement par M. Garien lui-même.

« Beaumesnil, 14 décembre 1870.

« Mon cher Garien,

« Il vient de se passer un grand événement. Nous nous sommes aperçus, Emma et moi, que nous nous aimions, et le premier confident de cet amour, c’est vous. Elle veut bien

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être ma femme. Je suis tout étourdi de ce bonheur qui m’arrive. Je le mérite si peu ! Mais elle veut bien de moi tout de même. C’est en parlant de vous que nous nous sommes fait notre confidence. C’est en de bien tristes circonstances. Nous attendrons, pour nous marier, que vous soyez revenu près de nous et que je sois guéri tout à fait, ce qui ne tardera pas. Quelle joie de se sentir un amour honnête et pur ! Vous la comprenez, vous qui avez une fiancée. Moi, je ne savais pas ce que ça pouvait être. J’ai dit la chose à ma mère. Elle en est contente. Personne de nous n’humiliera l’autre avec sa richesse. C’est ça qui va me faire travailler comme je ne l’ai jamais fait. Je veux devenir quelque chose pour ce cher être dont le cœur se partage entre nous deux. Nous n’aurons pas besoin de nous quitter. Quand vous serez marié, on pourra mêler les deux ménages. C’est notre rêve. Répondez-moi vite, mon cher frère. Dites-moi que cela ne vous fera pas de peine et que vous croyez que je rendrai Emma heureuse comme elle doit l’être. Je ne suis plus seul. Et je me voyais déjà vieux garçon, inutile. Trouver une femme bonne et douce. Écrivez-moi vite. Je ne sais pas ce qui se passe ici. Je n’ai qu’Emma dans le cœur et la tête, tant que vous ne m’aurez pas répondu…

« Albert Glatigny. »

« Beaumesnil, 19 décembre 1870.

« Avez-vous reçu nos lettres ? se sont-elles égarées dans le tohu-bohu d’il y a huit jours ? Les nouvelles se font rassurantes de notre côté. Les voitures vont jusqu’à Saint-Germain, mais il ne s’agit pas de cela. Avez-vous reçu la lettre que je vous ai envoyée à Lisieux et où je vous dis que nous nous aimons, Emma et moi, et que nous attendons votre retour pour nous marier ? C’est en parlant de vous, cher frère, que nous nous le sommes dit. Elle pleurait en se voyant éloignée de vous. C’est à ce moment que je me suis aperçu de la profondeur de mon amour pour elle. Sans ces désastres, je ne me serais rien avoué à moi-même. Je puis

vous dire sûrement que je la rendrai heureuse, car ce n’est pas un coup de tête qui m’a fait tomber à ses genoux. Le doux sentiment réfléchi que j’ai pour elle a poussé mystérieusement ses racines depuis longtemps. Je me laisse aller à ce charme que je n’aurais pas soupçonné autrefois. Jamais il ne m’était arrivé d’éprouver cette immense joie d’aimer un femme honnête, bonne, pure, que l’on respecte. Comment a-t-elle voulu de moi ? Cela me passe. Je n’ai rien de séduisant. Je suis laid et je n’ai jamais su parler qu’à des cabotines. Comme je vais travailler à présent, et avoir du talent ! Nous parlons de vous tous les jours et de votre fiancée. Notre bonheur ne va pas sans le vôtre. Mes parents savent tout, car je n’aurais pas voulu qu’un seul mauvais soupçon pût courir sur Emma. Je l’aime, si vous saviez !… Et je vous le dis comme je n’ose pas le lui dire à elle-même. Tout est changé en moi. Je vois la vie autrement. Quelle belle chose qu’un amour sain et pur ! que c’est charmant et bon ! Je pleure d’attendrissement en voyant ce doux être qui me transforme d’une si heureuse manière et que ma mère appelle sa fille. Tous nos malheurs vont finir bientôt. Alors vous reviendrez. Vous me ferez connaître ma petite sœur de Nice, dont Emma me parle avec son bon cœur. C’est cet amour délicat qu’elle a pour vous qui m’a fait l’aimer. Quelle femme que cette sœur ! Mais vous la connaissez. Je m’arrête. »

Le reste de la lettre est relatif à la défense de Ber-nay. Rien de plus brave ni de plus honnête au monde que les sentiments qui animent Glatigny en face des malheurs de la patrie. Seul avec un vieillard, il salue le drapeau français qui traverse Beaumesnil. Il bouillonne d’amour et de haine, il est farouche et généreux.

« Beaumesnil, 24 décembre 1870.

« Mon cher Garien,

«… Que nous conseillez-vous ? Attendre, pour nous marier, Emma et moi, que Paris soit libre, ou nous épouser tout de suite à Beaumesnil ? Vous auriez une permission pour venir. Ce dernier parti aurait cela de bon qu’Emma et moi avons besoin de soleil et que nous pourrions, le lendemain du mariage, aller attendre le printemps à Bayonne ou à Pau. Je peux partir avec ma femme et non avec ma fiancée… Elle m’a dit que vous saviez mon amour pour elle. Vous avez dû penser que j’étais un drôle d’amoureux. C’est que je l’aimais tant. Je ne suis resté aussi longtemps à Serquigny que parce que j’avais peur d’elle. C’était pour m’en éloigner que je voulais aller à Bruxelles. Je ne pouvais pas croire qu’elle pût m’aimer autrement que comme un bon garçon qu’on voit tous les jours. Jamais, sans la frayeur où je l’ai vue le jour où nous vous croyions à Pont-Audemer quand les Prussiens y sont venus, je n’aurais osé lui dire que je l’aimais. Avec quelle épouvante j’ai attendu sa réponse ! Jamais, même dans mes rêves, je ne l’ai vue autrement que ma femme. Aujourd’hui encore, après qu’elle m’a dit oui, je doute, je m’arrête ; j’en pleure de joie. Comme je veillerai avec amour sur ce bon petit être !

« Je vous embrasse.

« Albert Glatigny.

« P. S. Le pays est tranquille pour quelque temps et, j’espère, pour toujours, si cela continue. »

Ce frère respecté comme un père de famille, ce jeune homme austère et doux, soldat et fiancé, à qui on demandait avec tant d’ardeur et de déférence le consentement au mariage, put écrire enfin et envoyer

aux fiancés une lettre que je n’ai pas, mais que je devine, et dont le sentiment affectueux et grave répondit admirablement à l’amour profond du poète et de la sœur. Qu’elle fut sage et bonne, cette lettre, cette double lettre (car il y avait une page pour l’un et une page pour l’autre), qu’elle fut bien venue ! la réponse que j’ai sous les yeux n’est qu’un cri de joie, une poussée de bonne gaieté, un bon rire entre des larmes : la famille du fiancé était en deuil et Albert Glatigny pleurait son cousin Albert Dupont, pauvre enfant mort pour la patrie. Glatigny n’a d’yeux que pour son Emma. Cette gracieuse Parisienne se mêla, à ce que je vois, de cuisine normande : elle voulut faire fondre du beurre dans un plat d’étain, c’est le plat qui fondit. Et voilà notre amoureux dans l’enchantement’. Comme c’est bien ainsi que vont les heures quand on s’aime ! et comme il est vrai que les plus grandes amours sont composées, minute par minute, de petites aventures pareilles à celle du plat d’étain.

La lettre suivante exprime la même joie, mais réfléchie et méditée.

« Beaumesnil, 7 janvier 1871.

« Nous attendions votre lettre avec impatience, afin de savoir où vous écrire. Ici, nous allons tous bien. La joie a fait pour moi plus qu’une année de remèdes. Emma boit de l’eau de goudron comme un ange, et ça lui fait un bien dont elle se ressent… »

Je m’arrête, et le lecteur s’arrêtera avec moi pour sentiF tout ce qu’il a de charmant et de pénible dans

1. Lettre du 101 janvier.

l’illusion de ces deux êtres excellents qui s’aiment, qui vont mourir, atteints du même mal, et qui, heureux l’un par l’autre, se croient l’un et l’autre sauvés. Mais se trompaient-ils tant, après tout ? Est-ce que les heures d’amour ne sont pas les seules qui comptent dans la vie ? Qu’importe que le temps nous soit mesuré, si l’amour ne nous l’est pas ! Souhaitons pour chacun de nous que le songe de la vie soit, non pas long et traînant, mais affectueux et consumé de tendresse.

Je ne reprendrai pas la lettre où je l’ai laissée : j’y trouverais en chemin trop de colères civiques, trop d’amertumes. 11 faudrait, pour les excuser, rappeler les affres de l’année terrible et prouver qu’en fait d’imprécations tout alors était permis aux vaincus. Je m’en tiens aux choses intimes :

«… Quant à ma chère Emma, je vous réponds de son bonheur. Je ne l’aime pas comme je l’aurais aimée à vingt ans. J’ai trente et un ans sonnés et je ne suis plus attiré par l’inconnu de la femme. Mon amour est doux et réfléchi, presque austère. Il a poussé ses racines lentement, à mon insu. J’en avais peur. C’est parce que je le sentais croître et que je n’osais pas espérer qu’Emma me le rendrait, que je m’étais sauvé à Serquiquy et que je voulais partir de nouveau. Enfin ! ce doux être a bien voulu m’aimer. Quelle reconnaissance je lui dois ! Ce qu’elle m’apporte, ce n’est pas seulement une mignonne et charmante femme, c’est le calme, c’est la vie honorable et longue, c’est l’avenir… Elle va être ma femme, elle m’aime ; elle me l’a dit devant les êtres chers qui font l’amour sacré et le changent en devoir. Ma mère l’appelle sa fille et j’ose à peine la regarder. Je suis heureux d’avoir été malade ; cela me fait comme une seconde existence qui est tout à elle. » Je suis heureux d’avoir été malade. J’ai retrouvé tantôt cette pensée exprimée avec une force bien douce par un grand écrivain qui eut ses âpretés et ses rigueurs, mais aussi ses chaudes effusions, et qui sentit bien profondément, lui aussi, l’amour dans le mariage. Michelet, malade à Nervi, écrivait dans des pages récemment publiées par sa veuve

« J’ai soupçonné toujours que ce qu’on nomme maladie ou dérangement des fonctions, cela même est une fonction. La maladie apporte avec elle bien des sentiments, des idées, qu’on n’eût jamais eus en santé ; elle nous fait mieux voir bien des choses que l’entraînement de la vie, le cours rapide de l’action et l’éblouissement où elle nous jette nous empêchaient de distinguer*. »

Oui, nous devons à nos infirmités et à nos misères ce qu’il y a de meilleur dans la vie, le besoin d’aimer. Je me rappellerai toujours cette parole d’un grand vieux médecin : « Il n’y a de bon dans l’homme que sa faiblesse. »

« Ah ! la belle et bonne chose qu’un amour honnête ! Je vois tout sous un jour nouveau. Comme je vais travailler pour que ma chère petite femme soit fière de moi ! A présent, il me faut un nom pour elle. Le temps des chansons en l’air est passé. Je sens que je peux faire des œuvres sérieusement belles, et je les ferai. Je lui dois cela pour la remercier de m’avoir régénéré… »

Après deux lettres qui témoignent d’une bonne

1. Le Banquet. gaieté, qu’il avait l’esprit de rendre bien bête pour qu’elle restât sourde et aveugle et ne se déconcertât de rien, après ces deux lettres je trouve un billet patriotique d’un accent âpre et fier. Pendant ce temps les papiers nécessaires au mariage arrivèrent ; le mariage fut célébré, sans cérémonie, non à l’église ni à la maison commune de Beaumesnil, mais dans la chambre où Glatigny était retenu par des douleurs lombaires qui n’avaient que trop.de connexité avec sa maladie de poitrine. Des tubercules se développaient dans ses reins comme dans ses poumons. Effroyable et lente désorganisation, dont le patient n’a conscience que par la souffrance, qui n’est nullement d’ailleurs en proportion du désordre interne ! Dans le cas présent une sorte de bravoure naïve faisait mieux encore que l’ignorance et donnait du cœur au malade. Quand on songe que cette douce et héroïque jeune fille, qui se donnait au poète malade, était malade elle-même et travaillée, moins cruellement mais non moins sûrement, par la même affection, on éprouve, je crois, un sentiment qui, tout en étant plus désolé, est moins amer. On se dit : Ils ne vivront ni l’un ni l’autre ; ils mourront ensemble.

« 24 janvier. « Mon cher frère,

« C’est fait. Avant-hier soir, le bon monsieur Benard m’a condamné au bonheur à perpétuité. Une douleur de reins, qui m’empêchait de marcher, a fait célébrer le mariage dans ma chambre. C’est M. Delaplace et Vannier qui servaient de témoins à Emma ; M. Degousy et son beau-père étaient les miens. Mon cœur déborde de joie. Hier nous avons été assez égoïstes pour ne pas avoir le temps de vous écrire. Que le même bonheur vous arrive bientôt I Attendez-moi d’un moment à l’autre. Encore trois ou quatre jours de repos et nous allons vous sauter au cou. Chez nous on désire la paix, et je crois que la guerre ne serait que la continuation des désastres. Que cette horrible épreuve soit vite terminée ! Je cède la place à Emma. Nous vous embrassons de toutes nos forces.

« Votre frère, « Albert Glatigny. »

Je pourrais transcrire ici la lettre de Mme Glatigny. Mais est-il besoin de nouveaux témoignages pour montrer au vif l’âme de cette généreuse créature ? Malade, elle se fit guérisseuse. Son amour alla droit au poète souffrant, pour cela même qu’il était poète et qu’il se mourait.

La lettre qui suit est datée de Trouville, le 20 février 1871. Glatigny y parle gaiement de ses douleurs de reins qui n’ont pas cédé :

«… Je jouis d’une chose qu’on appelle un zona. Ce n’est pas gai. Je ne sais rien d’atroce comme cette douleur qui a le privilège de vous rompre les reins. Ça n’attaque en rien les organes, c’est purement extérieur, mais extérieur à la façon d’une forte dégelée de coups de bâton. Enfin, ça va passer. Dussiez-vous en être indigné, je vous avouerai que plus je vais, plus je me sens amoureux d’Emma, et ça prend la tournure de continuer toujours comme ça. Quel trésor ! Je suis obligé de me pincer pour me persuader que je ne dors pas quand je me dis que c’est ma femme. Cosette devient d’une exigence incroyable, par exemple ! C’est la personne la plus importante du ménage. On ne peut rien faire sans sa permission…

« Nous vous embrassons bien fort.

« Albert Glatigny. »

Glatigny écrivait constamment pendant sa maladie. Outre les odes et les drames qui lui tenaient en tête, il fit pour le Rappel des satires politiques fort imitées des Châtiments. Un petit acte de lui, le Bois, avait été joué et applaudi à l’Odéon. Sa maladie, plus avancée, était moins douloureuse. Dans l’espoir de guérir, il partit pour Bayonne dans l’automne de 1872.

« 11 septembre 1872. « Mon cher Victor, « Nous sons sur notre départ. »

« 13 septembre (même année).

« Mardi, 17, nous nous mettons en route pour la ville de Bayonne. J’emmène Javotte, Emma et Cosette. Cosette ira dans la cage ; Javotte a un panier spécial. Quant à Emma, je crois qu’on pourra la laisser libre dans le wagon. Mes affaires sont à peu près arrangées à l’Odéon, et je crois que nous pourrons passer l’hiver tranquillement. Depuis une dizaine de jours, je ne souffre plus ou du moins si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. J’ai hâte d’être en chemin de fer. Nous comptons rester à Bayonne jusqu’à la fin de mars. Si je pouvais en revenir complètement rétabli ! J’emporte de la besogne à faire. Emma, à qui je demande si elle a quelque chose à faire dire, manifeste son mépris pour la manière dont je traduirais sa pensée, en me répondant qu’elle vous écrira elle-même ! Voilà.

« Je vous serre la main à tous deux.

« Albert Glatigny. »

Il écrivit de Bayonne :

« Mon cher Victor,

« Que devenez-vous ? Depuis dix jours, nous attendons la lettre que vous nous avez annoncée. Bonnes ou mauvaises, donnez-nous de vos nouvelles… Chez nous, rien.de neuf. Il pleut toujours à verse. Emma en profite pour laisser Cosette une demi-heure dehors tous les matins ; après quoi elle s’écrie : Pauvre bête ! Mais ça n’empêche pas Cosette d’être trempée. Je vais un peu mieux. Après tout, il ne fait pas froid. Berton ne m’a pas encore écrit. Je vais retirer mon manuscrit et le faire imprimer. Je vois bien que Duquesnel n’en veut pas et qu’il ne reprendra point le Bois ainsi qu’il me l’avait promis… Tâchez de voir Dumaine. Ça vous sera facile en allant au Châtelet, un soir. Vous lui direz qui vous êtes et lui demanderez des nouvelles de Bri^acier. Il ne peut le prendre qu’à la condition d’avoir une pièce en trois actes pour marcher avec, aussi je n’y compte pas trop. Je vais lui proposer une traduction de Cymbeline. Ça aurait plus de chance… Emma vous embrasse ainsi que Modeste. Elle a retrouvé les romans de Mme de Montalieu chez un loueur de livres nommé Mocochain, et se grise avec cette littérature. « Je vous serre la main.

« Albert Glatigny. « 19, rue des Faures.

« P. S. Dites à Lemerre de m’envoyer le livre de Silvestre et ce qu’il y a de réjouissant en nouveautés. »

A cette lettre était joint le billet que voici : « Cher monsieur Salvador,

« Voulez-vous avoir l’obligeance de remettre le manuscrit de mon drame : Vllhtslre Briqacier, que j’ai déposé à l’Odéon il y a cinq mois, à M. Victor Garien, qui vous portera ce billet. Je vois bien que M. Duquesnel n’aura jamais le temps de le lire ; il est donc inutile qu’il encombre ses cartons plus longtemps.

« Je vous serre bien cordialement la main.

« Albert Glatigny. »

L’Illustre Brizacier, qu’il ne devait pas voir jouer et qui ne fut représenté qu’après sa mort dans une petite

salle introuvable du faubourg Saint-Honoré, était son œuvre de prédilection, et on comprendra ce goût quand on saura que le héros de la pièce, cet illustre Brizacier, est un vieux comédien vagabond, sans talent, mais amoureux du théâtre comme Don Quichotte de la chevalerie. En un mot, c’est Glatigny.

Glatigny avait composé dès 1868 un Testament de l’illustre Brizacier, qui me touche beaucoup plus, je l’avouerai, que la pièce de théâtre. Le ton en est franc, le style âpre, le sentiment vrai ’. Je ne retrouve ni cette âpreté ni cette franchise dans les tirades empanachées de la comédie.

Je vis Glatigny quelques jours avant sa mort, dans la petite maison située au pied du coteau de Sèvres, sur le bord d’un chemin en pente, raviné par les pluies, où il recevait les soins assidus de sa mère et de sa femme. Faible a ne pouvoir bouger, secoué par des accès de toux dans lesquels il pensait rendre l’âme, certain enfin de ne pas guérir, il imaginait de grosses plaisanteries pour égayer sa jeune femme. Je le trouvai qui faisait avec un soin minutieux un théâtre de carton pour un enfant. 11 y avait de deux côtés de sa chambre des bibliothèques qui étaient en même temps, par un agencement ingénieux, des caisses pour le voyage et des tablettes pour le séjour. Dans ces demeures de bois habitaient des poètes vêtus honorablement. Tel recueil de Théodore de Banville était relié en maroquin bleu ; tel livre de Victor Hugo était habillé de vélin blanc. Ces reliures si délicates, si

1. Voir le livre de M. Job-Lazare, pp. 78 et suivantes.

craintives, qui avaient gardé leur fraîcheur à travers les plus étranges aventures, témoignaient du soin fidèle gardé à ses maîtres par le pauvre vagabond revenu hélas ! de toutes ses courses.

Albert Glatigny mourut le 16 avril 1873, dans sa trente-cinquième année. Il avait écrit :

… Que l’on m’enterre un matin De soleil, pour que nul n’essuie, Suivant mon cortège incertain, De vent, de bourrasque ou de pluie. Car, n’ayant jamais fait de mal A quiconque ici, je désire, Quand mon cadavre sépulcral Aura la pâleur de la cire, Ne pas, en m’en allant, occire Des suites d’un rhume fâcheux Quelque pauvre dévoué sire Qui suivra mon corps de faucheux.

Ses amis le conduisirent au cimetière du village par une de ces matinées de printemps, mêlées de pluie et de soleil, qui ressemblent à un sourire dans des larmes.

Sa veuve lui survécut de peu de mois.