Aldo le rimeur (1853)/I, 2

La bibliothèque libre.
Aldo le rimeur (1853)


Scène II

Aldo, seul.

Un ennemi de plus ! et c’est ainsi que je vis ! Chaque jour m’amène un assassin ou un voleur. Misérables ! vous me réduisez à l’aumône, mais vous n’aurez pas bon marché de ma fierté. Allons ! ce fat m’a fait perdre une demi-heure ! remettons-nous à l’ouvrage. La nuit s’avance ; je ne serai plus dérangé. Tout est silencieux dans la ville et autour de moi. Dévorons cette nouvelle insulte ; quand le brodequin est bon, le pied ne craint pas de se souiller en traversant la boue. Écrivons.

Travailler !… chanter ! faire des vers ! amuser le public ! lui donner mon cerveau pour livre, mon cœur pour clavier, afin qu’il en joue à son aise, et qu’il le jette après l’avoir épuisé en disant : Voici un mauvais livre, voici un mauvais instrument. Écrire ! écrire !… penser pour les autres… sentir pour les autres… abominable prostitution de l’âme ! Oh ! métier, métier, gagne-pain, servilité, humiliation ! — Que faire ? — Écrire ? sur quoi ? — Je n’ai rien dans le cerveau, tout est dans mon cœur !… et il faut que je te donne mon cœur à manger pour un morceau de pain, public grossier, bête féroce, amateur de tortures, buveur d’encre et de larmes ! — Je n’ai dans l’âme que ma douleur ; il faut que je te repaisse de ma douleur ! Et tu en riras peut-être ! Si mon luth mouillé et détendu par mes pleurs rend quelque son faible, tu diras que toutes mes cordes sont fausses, que je n’ai rien de vrai, que je ne sens pas mon mal… quand je sens la faim dévorer mes entrailles ! la faim, la souffrance des loups ! Et moi, homme d’intelligence et de réflexion, je n’ai même pas la gloire d’une plus noble souffrance !… Il faut que toutes les voix de l’âme se taisent devant le cri de l’estomac qui faiblit et qui brûle ! — Si elles s’éveillent dans le délire de mes nuits déplorables, ces souffrances plus poignantes, mais plus grandes, ces souffrances dont je ne rougirais pas si je pouvais les garder pour moi seul, il faut que je les recueille sur un album, comme des curiosités qui se peuvent mettre dans le commerce, et qu’un amateur peut acheter pour son cabinet. Il y a des boutiques où l’on vend des singes, des tortues, des squelettes d’homme et des peaux de serpent. L’âme d’un poëte est une boutique où le public vient marchander toutes les formes du désespoir : celui-ci estime l’ambition déçue sous la forme d’une ode au dieu des vers ; celui-là s’affectionne pour l’amour trompé, rimé en élégie. Cet autre rit aux éclats d’une épigramme qui partit d’un sein rongé par la colère, d’une bouche amère de fiel. Pauvre poëte ! chacun prend une pièce de ton vêtement, une fibre de ton corps, une goutte de ton sang ; et quand chacun a essayé ton vêtement à sa taille, éprouvé la force de tes nerfs, analysé la qualité de ton sang, il te jette à terre avec quelques pièces de monnaie pour dédommagement de ses insultes, et il s’en va, se préférant à toi dans la sincérité de ses pensées insolentes et stupides. — Ô gloire du poëte, laurier, immortalité promise, sympathie flatteuse, haillons de royauté, jouets d’enfants ! que vous cachez mal la nudité d’un mendiant couvert de plaies ! Oh ! méprisables ! méprisables entre tous les hommes, ceux qui, pouvant vivre d’un autre travail que celui-là, se font poëtes pour le public ! Misérables comédiens qui pourriez jouer le rôle d’hommes, et qui montez sur un tréteau pour faire rire et pleurer les désœuvrés ! n’avez-vous pas la force de vivre en vous-mêmes, de souffrir sans qu’on vous plaigne, de prier sans qu’on vous regarde ? Il vous faut un auditoire pour admirer vos puériles grandeurs, pour compatir à vos douleurs vulgaires ! Celui qui est né fils de roi, d’histrion ou de bourreau suit forcément la vocation héréditaire ; il accomplit sa triste et honteuse destinée. S’il en triomphe, s’il s’élève seulement au niveau des hommes ordinaires, qu’il soit loué et encouragé ! Mais vous, grands seigneurs, hommes instruits, hommes robustes, vous avez la fortune pour vous rendre libres, la science pour vous occuper, des bras pour creuser la terre en cas de ruine ; et vous vous faites écrivains ! et vous nous livrez les facultés débauchées de votre intelligence, vous cherchez la puissance morale dans l’épanchement ignoble de la publicité ! vous appelez la populace autour de vous, et vous vous mettez nus devant elle pour qu’elle vous juge, pour qu’elle vous examine et vous sache par cœur ! Oh ! lâche ! si vous êtes difforme, et si, pour obtenir la compassion, vous vous livrez au mépris ! lâche encore plus si vous êtes beau et si vous cherchez dans la foule l’approbation que vous ne devriez demander qu’à Dieu et à votre maîtresse… C’est ce que je disais l’autre jour au duc de Buckingham qui me consultait sur ses vers. — Et il a tellement goûté mon avis, qu’il m’a mis à la porte de chez lui, et m’a fait retirer la faible pension que m’accordait la reine, en mémoire des services de mon père dans l’armée… Aussi, maintenant plus que jamais, il faut rimer, pleurer, chanter… vendre ma pensée, mon amour, ma haine, ma religion, ma bravoure, et jusqu’à ma faim ! Tout cela peut servir de matière au vers alexandrin et de sujet au poëme et au drame. Venez, venez, corbeaux avides de mon sang ! venez, vautours carnassiers ! Voici Aldo qui se meurt de fatigue, d’ennui, de besoin et de honte. Venez fouiller dans ses entrailles et savoir ce que l’homme peut souffrir : je vais vous l’apprendre, afin que vous me donniez de quoi dîner demain… Ô misère ! c’est-à-dire infamie ! — (Il s’assied devant une table.) Ah ! voici des stances à ma maîtresse !… J’ai vendu trois guinées une romance sur la reine Titania ; ceci vaut mieux, le public ne s’en apercevra guère… mais je puis le vendre trois guinées !… Le duc d’York m’a promis sa chaîne d’or si je lui faisais des vers pour sa maîtresse… Oui, lady Mathilde est brune, mince : ces vers-là pourraient avoir été faits pour elle ; elle a dix-huit ans, juste l’âge de Jane… Jane ! je vais vendre ton portrait, ton portrait écrit de ma main ; je vais trahir les mystères de ta beauté, révélée à moi seul, confiée à ma loyauté, à mon respect ; je vais raconter les voluptés dont tu m’as enivré et vendre le beau vêtement d’amour et de poésie que je t’avais fait, pour qu’il aille couvrir le sein d’une autre ! Ces éloges donnés à la sainte pureté de ton âme monteront comme une vaine fumée sur l’autel d’une divinité étrangère ; et cette femme à qui j’aurai donné la rougeur de tes joues, la blancheur de tes mains, cette vaine idole que j’aurai parée de ta brune chevelure et d’un diadème d’or ciselé par mon génie, cette femme qui lira sans pudeur à ses amants et à ses confidentes les stances qui furent écrites pour toi, c’est une effrontée, c’est la femelle d’un courtisan, c’est ce qu’on devrait appeler une courtisane ! — Non, je ne vendrai pas tes attraits et ta parure, ô ma Jane ! simple fille qui m’aimas pour mon amour, et qui ne sais pas même ce que c’est qu’un poëte. Tu me t’es pas enorgueillie de mes louanges, tu n’as pas compris mes vers ; eh bien, je te les garderai. Un jour peut-être… dans le ciel, tu parleras la langue des dieux !… et tu me répondras… ma pauvre Jane !… (L’horloge sonne minuit.) Déjà minuit !… Et je n’ai rien fait encore, la fatigue m’accable déjà ! Cette nuit sera-t-elle perdue comme les autres ?… non, il ne le faut pas… Je ne puis différer davantage… Il ne me reste pas une guinée, et ma mère aura faim et froid demain, si je dors cette nuit… J’ai faim moi-même… et le froid me gagne… Ah ! je sens à peine ma plume entre mes doigts glacés… ma tête s’appesantit… Qu’ai-je donc ? — Je n’ai rien fait et je suis éreinté !… mes yeux sont troublés… Est-ce que j’aurais pleuré ?… ma barbe est humide… oui, voici des larmes sur les stances à Jane… J’ai pleuré tout à l’heure en songeant à elle… Je ne m’en étais pas aperçu. Ah ! tu as pleuré, misérable lâche ! tu t’es énervé à te raconter ta douleur, quand tu pouvais l’écrire et gagner le pain de ta mère ; et maintenant te voici épuisé comme une lampe vers le matin, te voici pâle comme la lune à son coucher… C’est la troisième nuit que tu emploies à marcher dans ta chambre, à tailler ta plume et à te frapper le front sur ces murs impitoyables ! Ô rage ! impuissance, agonie ! (Se levant.) Mon courage, m’abandonnes-tu aussi, toi ? Mes amis m’ont tourné le dos, mon génie s’est couché paresseux et insensible à l’aiguillon de la volonté, ma vie elle-même a semblé me quitter, mon sang s’est arrêté dans mes veines, et la souffrance de mes nerfs contractés m’a arraché des cris. Tout cela est arrivé souvent, trop souvent ! Mais toi, ô courage ! ô orgueil ! fils de Dieu, père du génie, tu ne m’as jamais manqué encore. Tu as levé d’aussi lourds fardeaux, tu as traversé d’aussi horribles nuits, tu m’as retiré d’aussi noirs abîmes… Tu sais manier un fouet qui trouve encore du sang à faire couler de mes membres desséchés ; prends ton arme et fustige mes os paresseux, enfonce ton éperon dans mon flanc appauvri…



Mon cher Monsieur, vous êtes poëte ?… (Page 54.)

J’ai entendu gémir là-haut ! sur ma tête !… c’est ma mère !… Elle souffre, elle a froid peut-être. J’ai mis mon manteau sur elle pour la réchauffer. Il ne me reste plus rien… Ah ! mon pourpoint pour envelopper ses pieds. (Il monte dans la soupente et revient en chemise et en grelottant.)

Froid maudit ! ciel de glace !

Cela se passe, je m’engourdis… si je pouvais composer quelque chose !… Une bonne moquerie sur l’hiver et les frileux. (Sa voix s’affaiblit.) Une satire sur les nez rouges… (Une pause.) Une épigramme sur le nez de l’archevêque qui est toujours violet après souper… (Une pause.) Une chanson, cela me réveillera ; si je viens à bout de rire, je suis sauvé… Ah ! le damné manteau de glace que minuit me colle sur les épaules !… rimons… charmante bise de décembre qui souffles sur mes tempes, inspire-moi… Monseigneur…



Vous le voyez, mon cher ami, je me tue… (Page 63.)

Monseigneur de Cantorbery…
(Une pause.)
Est toujours vermeil après boire…

Vermeil ne me plaît pas…

Est toujours charmant…

Charmant… hum !

Est toujours superbe..
Est toujours superbe après boire…
(Il s’endort et parle en dormant d’une voix confuse.)
Monseigneur de Cantorbery…
(Il s’endort tout à fait.)

(Meg entre dans la chambre en tremblotant ; elle est enveloppée à demi dans les couvertures de son lit, et se traîne le long des murs.)

Meg

Je crois qu’il y a enfin de la lumière ici… Je vois une lueur faible… (Elle se heurte contre la table.)

Aldo

Qui va là ?… vous ne répondez pas ?… bonsoir… Si vous êtes un voleur, l’ami, passez votre chemin, vous perdez votre temps ici… (Il se rendort.)

Meg

Je crois que j’ai entendu quelque chose, mais je suis encore plus sourde aujourd’hui qu’à l’ordinaire… et je ne sais pas si le temps était plus sombre, mais il m’a semblé que je ne voyais pas bien… Mon fils n’est pas rentré, à ce qu’il paraît !… (Elle se heurte encore.)

Aldo

Encore ! Ami voleur, mon cher frère en diable, vous ne vous en rapportez pas à moi ?… Cherchez à votre aise… si vous pouviez trouver ma rime dans un coin de la chambre, vous me feriez plaisir en me la rapportant. Elle ne vaut pas la peine que vous vous en empariez…

Monseigneur de Cantorbery !…
Est, ma foi ! superbe…
(Il se rendort.)
Meg, qui s’est égarée, à tâtons dans la chambre.

Je ne sais plus où je suis… J’ai encore plus froid ici que dans mon lit… Dieu de bonté, j’espérais trouver le poële… mais y a-t-il du bois seulement ? Si mon pauvre enfant était là, du moins il me consolerait… Mais il est allé me chercher quelque chose sans doute… Je ne vois plus du tout. Je n’entends rien, nulle part… Froid, nuit, silence, solitude, vieillesse, que vous êtes tristes ! Je ne me soutiens plus, une étrange défaillance me saisit…

(Aldo rêvant.)
Oui ! oui ! monsieur de Cantorbery !…
Meg

Mes genoux vont se casser si je marche encore ; où m’asseoir dans ces ténèbres ?… (Elle se laisse tomber.)

Aldo

Trust ! mon pauvre chien, est-ce toi qui reviens ? Je t’avais donné à Oscar, mais il paraît que tu veux jeûner avec ton maître… où es-tu, ô le meilleur des hommes, je veux dire des caniches ?…

Meg

Ce carreau est froid… je… je… Dieu tout-puissant, sainte Vierge… je meurs catholique… mon enfant ! mon enf… Aldo ! (Elle meurt.)

Aldo, se relevant à demi.

Pour le coup, on a parlé… Mon nom est parti de ce coin… Je n’ai pas rêvé, peut-être… Voleur ou chien ! qui que tu sois… C’était la voix de ma mère… Ma mère, allons donc ! elle dort là-haut… Je n’ai pas la force d’y aller voir… J’ai peur !… par le diable, j’ai peur ! Misère, tu m’as vaincu ! J’ai cru voir un spectre passer près de moi dans mon sommeil. J’ai entendu une voix qui semblait sortir de la tombe. Fantômes évoqués par la faim, terreurs imbéciles, laissez-moi !… Murailles imprudentes qui m’entendez, gardez-moi bien le secret, car s’il est en vous un écho bavard, qui répète les paroles de ma peur, je vous démolirai pierre à pierre jusqu’à ce que je l’aie arraché de vos entrailles, fût-il caché dans le ciment et scellé dans le granit… Ma mère, m’avez-vous appelé ? (Il se lève tout à fait et se frotte les yeux.) Meg, ma mère ! Pardon ! pardon ! je me suis endormi !… Je divague… J’ai dormi une heure !… L’horloge moqueuse semble me demander ce que j’ai fait du temps ! Tu as dormi, bête stupide !… Tu n’as pas pu lutter une heure… comme les disciples du Christ, tu as mal gardé le jardin des Oliviers. — Jésus ! tu bois en vain l’éternel calice des douleurs humaines ; ton père est sourd, ton frère l’esprit saint a perdu ses ailes de feu. Le cerveau du poëte est aride comme la terre, et le cœur des riches est insensible comme le ciel… Voyons si ce canif aura plus de vertu que ta parole pour conjurer le sommeil. (Il se fait une incision à la poitrine, étouffe un cri et jette le canif.) Votre leçon est incisive, mon bon ami, elle creusera en moi… Passez-moi le calembour, mon esprit ne coupe pas comme votre acier, ma belle petite lame !… Ah ! me voici bien éveillé, Dieu merci ! cette charmante plaie me cuit passablement. Je puis travailler maintenant… Mais qui donc a ainsi bouleversé ma table ?… Quelqu’un est entré ici… Est-ce que j’aurais encore peur ?… Imbécile ! tu es poltron, et pour te guérir, tu répands deux onces de ton sang comme si tu en avais de reste ! et tu gâtes ta chemise comme si tu en avais une autre ! Faquin ! perdras-tu tes habitudes de grand seigneur ?… Je souffre… le froid entre dans cette plaie comme un fer rouge. N’importe, je crois que je vais pouvoir travailler. (Mettant ses deux bras sur sa tête.) Mon courage, mon Dieu ! ma mère !… Il faut que j’aille embrasser ma mère sans la réveiller, cela me portera bonheur. (Il prend sa lumière et sort.) (Il redescend de la soupente d’un air effaré.) Mais où est donc la vieille femme ? Ma mère ! ma mère ! Qu’est-ce qui a pu me voler ma mère ? Je n’avais qu’elle au monde pour causer mon désespoir et conserver mon héroïsme… (Il trouve sa mère sous l’escalier.) Ah !… ma mère est morte ! Dieu me permet donc de mourir aussi, à la fin ! — Comment ! vous êtes morte, ma mère ? (Il la retire de dessous l’escalier et la regarde.) Oui, bien morte ! Froide comme la pierre et raide comme une épée. Ah ! ma mère est morte !… (Il rit aux éclats et tombe en convulsion.) (Après un silence.)

Mais pourquoi êtes-vous déjà morte ? Vous étiez bien pressée d’en finir avec la misère ! Est-ce que je ne vous soignais pas bien ? Étiez-vous mécontente de moi ? Trouviez-vous que j’épargnais ma peine et que je ménageais mon cerveau ? Trouviez-vous mes vers mauvais par hasard, et les critiques de mes envieux vous faisaient-elles rougir d’être la mère d’un si méchant rimeur ? Vous étiez un bas-bleu autrefois dans votre village !… Aujourd’hui vous n’êtes plus qu’un pauvre squelette aux jambes nues. Pauvres jambes, vieux os ! Je vous avais enveloppés encore ce soir avec mon pourpoint !… Est-ce ma faute si la doublure était usée, et l’étoffe mince ? C’est comme l’étoffe dont vous m’avez fait, ô vieille Meg ! J’étais votre septième fils ; tous étaient beaux et grands, musculeux et pleins d’ardeur, excepté moi le dernier venu. C’étaient de vigoureux montagnards, de hardis chasseurs de biches aux flancs bruns ; et pourtant, depuis Dougal le Noir jusqu’à Ryno le Roux, tous sont partis sans songer à vous conduire au cimetière. Il ne vous est resté que le pauvre Aldo, le pâle enfant de votre vieillesse, le fruit débile de vos dernières amours. Et que pouvait-il faire pour vous de plus qu’il n’a fait ? que ne lui donniez-vous comme à vos autres fils une large poitrine et de mâles épaules ! Cette petite main de femme que voici pouvait-elle manier les armes du bandit, ou la carabine du braconnier ? Pouvait-elle soulever la rame du pêcheur et boxer avec l’esturgeon ? Vous n’aviez rien espéré de moi, et, me voyant si chétif, vous n’aviez même pas daigné me faire apprendre à lire. — Et quand tous vous ont manqué, quand vous vous êtes trouvée seule avec votre avorton, n’avez-vous pas été surprise de découvrir que je ne sais quel coin de son cerveau avait retenu et commenté les chants de nos bardes ! Quand cette voix grêle a su faire entendre des mélodies sauvages qui ont ému les hommes blasés des villes, et qui leur ont rappelé des idées perdues, des sentiments oubliés depuis longtemps, vous avez embrassé votre fils sur le front, sanctuaire d’un génie que vous aviez enfanté sans le savoir. Eh bien ! ne pouviez-vous attendre quelques jours encore ? La richesse allait venir peut-être. Votre vieillesse allait s’asseoir dans un palais, et vous êtes partie pour un monde où je ne puis plus rien pour vous. Tâchez, si vous allez en purgatoire, que les bras de mes frères vous délivrent et vous ouvrent les portes du ciel… Pour moi, je n’ai plus rien à faire, ma tâche est finie. Toutes les herbes de la verte Innisfail peuvent pousser dans mon cerveau maintenant, je le mets en friche… Il est temps que je me repose ; j’ai assez souffert pour toi, vieille femme, spectre blême, dont le souvenir sacré m’a fait accomplir de si rudes travaux, apprendre tant de choses ardues, passer tant de nuits glacées sans sommeil et sans manteau ! Sans toi, sans l’amour que j’avais pour toi, je n’aurais jamais été rien. Pourquoi m’abandonnes-tu au moment où j’allais être quelque chose ? Tu m’ôtes une récompense que je méritais ; c’était de te voir heureuse, et tu meurs dans le plus odieux jour de notre misère, dans la plus rude de mes fatigues ! Ô mère ingrate, qu’ai-je fait pour que tu m’ôtes déjà mon unique désir de gloire, ma seule espérance dans la vie, l’honnête orgueil d’être un bon fils !… Vieux sein desséché qui as allaité six hommes et demi, reçois ce baiser de reproche, de douleur et d’amour… ( Il se jette sur elle en sanglotant.) — Hélas ! ma mère est morte !