Alphonse Daudet (Claretie)
ALPHONSE DAUDET
e ne sont pas les documents, comme on dit, qui manqueront à nos petits-neveux lorsqu’ils voudront écrire l’histoire très curieuse de ce temps, Le journalisme américanisé a introduit de nouvelles mœurs dans les lettres et, après les indiscrétions des reporteurs, nous avons (et nous en sommes bien aise) les confessions des artistes eux-mêmes et les révélations de leurs proches ou de leurs amis. Je ne sais qui a imprimé ce paradoxe, qu’on n’a tant et tant écrit sur Molière que parce qu’il n’a rien laissé sur lui-même. Pas un aveu, à peine quelques rares autographes qu’on se dispute comme des joyaux. On n’aura pas de telles recherches à faire sur nos contemporains, et c’est un signe des temps que ce besoin de vérité, d’explications, de révélations qui fait courir le public aux confidences de ceux qu’il aime et qui pousse les hommes populaires vers le public.
J’ai là un livre fraternel écrit par M. Ernest Daudet sur Alphonse Daudet, et ce volume excellent, plein de faits, intitulé Mon frère et moi, faciliterait singulièrement ma tâche, si je ne voulais, à mon tour, donner quelques souvenirs personnels sur le plus délicat, le plus sympathique et le plus entraînant de nos romanciers. Il y a, sur les origines de famille, sur les intimités du foyer, sur les années d’enfance et de débuts, dans le livre excellent d’Ernest Daudet, tout ce qui peut intéresser un biographe. Alphonse Daudet lui-même, en ses préfaces, qui formeront un livre et un des plus curieux parmi ses ouvrages, l’Histoire de mes livres, a mis tout ce qui peut plaire au psychologue, à l’artiste, à quiconque se passionne pour la genèse d’une œuvre d’art et la germination lente ou spontanée d’une idée. Je voudrais simplement crayonner de l’auteur du Nabab et de Numa Roumestan un portrait rapide et évoquer, pour ma propre satisfaction, les rencontres, les journées heureuses que j’ai pu, dans ma vie littéraire, avoir avec un des hommes qui ont le plus fait, si je puis dire en style quasi académique, pour la parure de ma génération.
Académique ! Eh ! vraiment oui. Je le vois bientôt, d’ailleurs, revêtu de l’habit à palmes vertes, lisant, l’œil sur son papier, quelque discours exquis et salué, comme il le mérite, par la harangue d’un récipiendaire qui n’aura qu’à s’inspirer des bravos du public pour lui souhaiter la bienvenue. M. Sully Prudhomme a été le premier des hommes nés en 1840 qui auront porté la parole et témoigné de nos efforts, de nos recherches, de nos tendances, devant l’Institut ; Alphonse Daudet sera le second. Le poète du roman entrera immédiatement, sans doute, et je l’espère, après le philosophe de la poésie.
Un de mes meilleurs souvenirs de jeunesse, c’est une journée de clair soleil passée à Seine-Port, il y a bien des années déjà, chez Villemessant, qui donnait une fête pour le baptême de son petit-fils. Nous étions là une poignée de fous qui riions de tout, en commençant par nos vingt ans, et, tout le jour, ramant sur la rivière ou gagnant des canards à la foire voisine, nous avions jeté au vent les fusées de nos gaietés. Le plus gai de nous tous était peut-être Alphonse Daudet, s’amusant comme un enfant, avec sa verve de méridional et son esprit de Parisien, inventant avec nous une Revue de fin d’année dont nous n’avons jamais improvisé que les couplets lancés comme des pétards sous les grands arbres du jardin :
Chantons, oui, chantons ce bon Dollingue
Car c’est sa fête ce matin,
C’est certain !
Il fallait entendre Daudet donner à ce Dollingeinng, à ce mateinng, à ce certainng, l’accent argentin, alliacé et narquois des bonnes gens de Nîmes. Il entrevoyait déjà les plaisanteries méridionales, les drôleries et les railleries de son Tartarin de Tarascon et de son Roumestan aux arènes.
Et quel bizarre assemblage de personnalités, toutes amusantes, dans cette maison de Seine-Port ! Faure, l’admirable artiste, offrant de confectionner un macaroni à la napolitaine, comme Rossini. Alfred de Caston, mort aujourd’hui, se livrant, sur le sable du jardin, à des tours de cartes qui stupéfiaient le bon curé, un peu dérouté et croyant à la sorcellerie ; Villemessant jetant sur nos plaisanteries sa grosse verve entraînante et coiffant sa tête énorme, bienveillante et redoutable à la fois, d’un grand chapeau de paille à demi défoncé, dont il disait fièrement :
« C’est le chapeau de Murger ! Il le portait à Chambon lorsqu’il me promenait sur le lac ! »
Et brochant sur le tout, Déjazet, la vieille Déjazet, toujours pimpante, chantant de sa voix grêle et pénétrante la Lisette de Béranger :
Enfants, c’est moi qui suis Lisette,
La Lisette du chansonnier…
et invitant à venir l’entendre dans les Prés-Saint-Gervais, à son petit théâtre du boulevard du Temple, le curé, le pauvre curé un peu confus, pris entre un sorcier devinant les as et une charmeuse filant des sons, et, tout rouge devant cette tentation, disant naïvement en regardant la comédienne sexagénaire : « Elle fait encore illusion ! »
Si jamais Alphonse Daudet place un tel souvenir dans ses mémoires intimes, Vingt ans de Paris, comme il doit les appeler, quelle jolie page, toute parfumée des lilas de la jeunesse, il écrira sur cette journée dont nous avons reparlé bien souvent.
Et que c’est loin tout cela ! Le petit Bourdin, comme nous disions alors, le « petit Bourdin » qu’on baptisait, doit être à présent un collégien à moustaches, un homme ! Et nous, qui gaminions encore en pêchant des ablettes, nous voici arrivés au cap de la quarantaine, n’entrevoyant plus qu’à travers une sorte de brume un passé tout rempli de rires, mais déjà tout plein de morts.
Du moins, ces quarante ans, Alphonse Daudet les a bien employés. Il était, à l’heure dont je parle, déjà célèbre, aimé, choyé : on entendait partout réciter les triolets de ses Prunes :
Mon oncle avait un grand verger,
Et moi j’avais une cousine,
Nous nous aimions sans y songer…
J’ai là, devant moi, tous ces livres de jeunesse. Le premier conte en vers, cette « double conversion » de la petite juive Sarah, qui se fait chrétienne pour épouser son André, et du petit André qui se fait juif pour devenir le mari de la jolie israélite, un poème railleur, qui se termine par un hymne à l’amour, doux comme un printemps :
Oh ! puisque l’amour est si grand,
Mignonne, qu’au fond de nos âmes
Il fait table rase en entrant
Et qu’il y trône en conquérant
Sur des débris et sur des flammes ;
Puisque nous voyons aujourd’hui
Que ni croyances ni systèmes,
Rien ne peut tenir contre lui,
Puisque je t’aime et que tu m’aimes,
Or donc pourquoi nous obstiner ?
Laissons faire l’amour, mignonne,
Et suivons l’élan qu’il nous donne.
C’est à Dieu de nous pardonner
Si besoin est qu’on nous pardonne !
Donc, maîtresse, si tu m’en crois,
Nous allons courir par les bois ;
Et nous fuirons comme la peste
La théologie et le reste.
Le ciel est bleu, les arbres verts ;
Prenons notre course au travers
Des champs de Bièvre ou de Chevreuse.
Toute la terre est amoureuse,
Viens-t’en nous aimer quelque part !
— Oui ! mais ne rentrons pas trop tard !
La Double conversion, éditée en 1861 par Poulet-Malassis et de Broise, avec une eau-forte dont j’ignore l’auteur, représentant les amoureux pris entre le prêtre et le rabbin, est aujourd’hui devenue rare. Rarissime, disent les catalogues, comme le Roman du Chaperon rouge, que Daudet publiait chez Michel Lévy (1862) en le faisant imprimer chez Poupart Davyl.
Je vois, sur le faux titre de ce recueil de « scènes et fantaisies », dont toutes sont exquises, entre autres les Rossignols du Cimetière, une sorte de poème hamlétique en prose, annoncé un recueil de contes en vers : Sous presse : le Pentaméron.
Qu’était-ce que ce Pentaméron ? Il n’a jamais paru.
Le Daudet de Seine-Port, le Daudet de nos vingt ans, c’était donc le poète des Prunes, du Chaperon rouge et des Cerisiers.
Vous reposiez… vous reposiez…
Je vous pris pour une cerise ;
C’était la faute aux cerisiers !
Il avait aussi collaboré çà et là à bien des journaux de fantaisie et de jeunesse, et jusqu’au Musée des Familles, où l’on trouverait de lui, chose curieuse, au tome XXIX, une biographie de peintre, une étude ou un petit roman sur Carlo Maratti ! Et jusque-là, déjà, il a sa langue, sa couleur, son style ! Alphonse Daudet avait écrit déjà encore quelques Lettres de mon moulin, des chefs-d’œuvre ; la Mort du petit Dauphin, ce petit Dombey couronné ; le curé de Cucugnan.
Ce fin visage de méridional brun qu’a peint Feyen-Perrin était déjà baigné de cette rose lumière de la première gloire, que Vauvenargues compare tout justement aux premiers feux du jour. Il n’y avait qu’un point noir dans cette aurore. On disait alors que Daudet, fort malade, était menacé d’anémie. Il fallait, paraît-il, à cet enfant de Nîmes, un soleil plus réchauffant encore que celui de sa Provence, le soleil d’Afrique. On envoya Daudet à Alger, et le bon Alphonse Duchesne, le collaborateur de Delvau pour les Lettres de Junius, disait, en hochant la tête : « On ne sait pas si Daudet en reviendra ».
Il en revint solide et, sous la capote du garde national, en décembre 1870, le jour de Champigny, lorsque je le vis de planton près de Vincennes, sur la route, il avait vraiment mâle tournure. C’est du lendemain de la guerre que date, en quelque sorte, la transformation du talent de Daudet ; le poète charmant allait devenir un romancier exquis et puissant. Notre biographie, à nous littérateurs d’à présent, qui vivons au coin du feu, bien différents des chercheurs d’aventures de 1830, est toute dans nos livres. Alphonse Daudet a fixé les dates de sa vie dans une lettre écrite, il y a quelques années, à un rédacteur du Bien public, mais c’est à M. Ernest Daudet, qui l’a racontée avec une émotion vraie, qu’il faut demander l’histoire intime et toute simple de l’auteur du Nabab. Il eût pu la signer : Un témoin de sa vie.
Alphonse Daudet est né en 1840 à Nîmes. De Nîmes il alla au lycée de Lyon, triste ville pour un amoureux des cigales. Ce qu’on y entend, ce n’est pas le vol des ortolans dans les figuiers ou les chansons des magnanarelles, mais le bruit sourd des métiers des canuts. En 1856, à seize ans, Daudet entrait comme maître d’étude au collège d’Alais. Il a été pion, ce poète, comme Alphonse Karr, l’ami des fleurs. Un an après, il arrivait à Paris et apportait un volume de vers, ses premiers vers, les Amoureuses, à l’éditeur Tardieu, humouriste qui signa J.-T. de Saint-Germain, des nouvelles agréables, Pour une épingle, entre autres. Tardieu accepta les Amoureuses, et les publia. C’est dans les Amoureuses que les frères Lionnet allèrent « cueillir » les Prunes qu’ils disaient si bien. Daudet entrait, trois ans après, chez M. de Morny comme secrétaire. Il y pouvait rimer tout à son aise. Après une enfance douloureuse, une adolescence triste, le poète du Roman du petit Chaperon rouge se préparait, par un doux farniente, à une virilité laborieuse.
Mais, hélas ! il traînait justement, comme un léger boulet, le poids de ce joli livre de fantaisies. Le volume, qui vaut cher aujourd’hui, s’était peu vendu, et l’auteur en devait la facture de l’impression à l’imprimeur. Un matin tomba, dans le cabinet de M. de Morny, — je dirais comme le tonnerre, si ce n’était calomnier la foudre, un papier timbré. Ohimé !
Un huissier chez le président du Corps législatif ! L’imprimeur mettait saisie-arrêt sur les appointements du secrétaire.
M. de Morny fit appeler Alphonse Daudet. Le poète se crut perdu. Je me souviens d’avoir lu cette histoire dans les Mémoires d’un homme de lettres. Il n’osait lever les yeux sur Morny. Le visage du comte ou du duc (je ne sais trop quel titre il portait alors) avait parfois des froideurs de marbre.
Daudet fut tout étonné de l’entendre rire.
— Comment, mon cher monsieur, vous avez des dettes ? Vous aviez des dettes, et vous ne le disiez pas ? Cela me raccommode avec vous ; je vous trouvais trop sage ! On déchirera ce papier timbré, ne vous inquiétez pas !
Victor Hugo a eu raison de dire de cet élégant sceptique de Mora qu’il pouvait être étudié par Marivaux, à condition d’être ressaisi par Tacite.
Alphonse Daudet collaborait alors volontiers avec M. Ernest Lépine, qui signe aujourd’hui Quatrelles, de jolies nouvelles, très délicates. L’auteur de la Double conversion rêvait les succès du théâtre, les chaudes soirées de bataille. Il écrivait pour le Vaudeville le Frère aîné, puis le Sacrifice. D’une de ses Lettres de mon moulin il tirait les cinq actes de l’Arlésienne, pour Fargueil, décidée à jouer un rôle de mère. On fut injuste pour cette touchante idylle provençale coupée brusquement par un dénouement tragique et où Mlle Bartet, qui débutait, portait gentiment le fichu et la coiffe des filles d’Arles.
Daudet s’en consolait en poète : il avait entendu la farandole de Bizet.
« Ce qui m’a surtout séduit dans ma pièce, nous disait-il un soir, c’est qu’en me promenant dans les coulisses du Vaudeville et en coudoyant tous ces costumes de là-bas, je me croyais sous les oliviers de mon pays. »
Encore aujourd’hui, il conte spirituellement, avec une bonne grâce amusante (c’est un causeur délicieux que Daudet), ses mésaventures d’auteur dramatique et comment, à l’Ambigu, le soir de la première de Lise Tavernier, en mettant le pied sur la scène, derrière les décors, il aperçut un des fils de Mme Marie Laurent et lui demanda, anxieux :
— Eh bien ! comment ça marche-t-il !
— Maintenant, répondit M. Laurent, cela va un peu mieux ! »
Tout juste le mot douloureux d’une garde-malade après une crise.
Je ne sais pas si Daudet attendit la fin de la pièce, mais je m’imagine ce nerveux frôlant, en se promenant, la toile de fond, et se demandant (nous en avons eu plus d’une fois, de ces désolations) ce qu’il venait faire, lui, le délicat, dans ces cirques où le public figure la bête féroce, et pourquoi il s’obstinait à verser de son fin muscat des vignes ensoleillées à des buveurs de gros vin bleu ou d’alcool !
On se dit cela, au surplus, quand le public résiste, puis, quand on aime le théâtre et sa griserie, on revient à la bataille, et, lorsqu’on est Daudet, on triomphe. On acclimate la poésie même dans la poussière des coulisses et même entre cour et jardin. Alphonse Daudet devait revoir le manteau d’Arlequin rentrer au théâtre, mais y rentrer par une sorte de chemin de traverse, par le roman.
De Fromont jeune et Risler aîné, tout d’abord, il voulait faire une comédie pour le Vaudeville. L’aventure de l’Arlésienne le dégoûta. Il en fit un roman, et de là date, non un succès (il était déjà goûté comme il le méritait depuis les Femmes d’artistes, un maître livre, le Petit Chose, Tartarin de Tarascon, depuis ses débuts, en un mot), mais sa popularité.
Fromont jeune inaugura, pour le roman, ces succès de vogue qui ont donné aux romanciers de notre temps cette gloire argent comptant dont parlait Alphonse Rabbe. Le livre fut rapidement enlevé. Daudet, jusque-là, avait eu pour lui les artistes. Dès lors, il eut pour lui les femmes.
Heureux ceux d’entre nous qui peuvent loger leur nom au fond des cœurs féminins ! La femme, infidèle ailleurs quelquefois, est fidèle à ses romanciers ; elle vieillit avec ses poètes. Elle se retrouve toujours jeune au fond de ses miroirs livresques, pour parler comme Montaigne, qui l’ont comprise et qui l’ont charmée.
Désormais, il ne faut plus citer les succès d’Alphonse Daudet, il suffit d’énumérer ses livres. Le Nabab succéda à Fromont jeune et le dépassa, je pense. Le livre devait réussir. Morny était dans l’affaire ! Jack, un peu long en deux volumes, fut un succès de larmes et d’émotion, le plus durable des succès. On s’attendrit sur le pauvre enfant sans mère avec une mère vivante, et le cénacle des ratés devint aussi célèbre que le comédien Delobelle. M. Gaston Boissier, le cicéronien le plus vraiment français que je connaisse, Nîmois comme Daudet, nous disait naguère que M. le duc de Broglie préfère, à tous les romans, Jack, comme le président Garfield préférait Monsieur Pick-wick, de Dickens. M. de Broglie le relit souvent et souvent l’a lu tout haut, en famille.
Une grande partie des qualités du style, chez tel auteur brillant, dit Sainte-Beuve quelque part (dans un livre de notes crayonnées au bas des Maximes de La Rochefoucauld), tient à l’inquiétude (catouilleuse) où il est de chacun et qui le force à s’ingénier aux nuances. En écrivant cela, Sainte-Beuve songeait, je pense, à lui-même, à son amour de l’exquis et du fin, et il semble qu’aujourd’hui on pourrait appliquer à Alphonse Daudet ce que l’auteur des Causeries du Lundi disait de « tel auteur brillant ». Daudet est un sensitif extraordinaire et chez lui les impressions les plus fugitives en apparence prennent un relief singulier. Il garde en lui comme l’atmosphère et, si je puis dire, l’odeur même, le parfum du passé.
Rien ne peint mieux sa manière d’être et de sentir que les pages mises par lui en tête de Robert Helmont. Inoubliables, les moindres choses le frappent et se gravent en lui, et il les rend ensuite comme si sa mémoire était une plaque daguérienne.
« Un jour, à la campagne, écrit Daudet, luttant avec un ami dans une de ces jolies îles vertes qui s’espacent en bouquets sur la Seine entre Champrosay et Saisy, je glissai sur l’herbe grasse et je me cassai la jambe. Mon goût malheureux pour la vie physique et les exercices violents m’a joué tant de méchants tours, que j’eusse oublié celui-là comme les autres, sans sa date précise et très significative : 14 juillet 1870… Et je me vois, à la fin de cette cruelle journée, couché sur le divan de l’ancien atelier d’Eugène Delacroix, dont nous habitions alors la petite maison, à la lisière des bois de Sénart. Ma jambe allongée, je ne souffrais pas trop, déjà dans la vague agitation d’une fièvre commençante qui doublait pour moi la chaleur orageuse de l’atmosphère et enveloppait les objets et les êtres présents, comme des lambeaux d’une gaze frissonnante. On chantait les chœurs d’Orphée au piano ; personne, pas même moi, ne soupçonnait la gravité de mon état. Par la baie de l’atelier large ouverte entraient des haleines de jasmins et de roses, des rondes de papillons de nuit et de courts battements d’éclairs, montrant par-dessus le mur bas du jardin les vignes en pente, la Seine, le coteau vis-à-vis. Tout à coup la sonnette du facteur résonne dans le calme ; les journaux du soir reçus et dépliés : « Nous avons la guerre », firent des voix émues, colères ou enthousiastes.
« À partir de ce moment, il ne me reste que le souvenir fiévreux d’un abattement de six semaines, six semaines de lit, d’éclisses, de gouttière, d’appareil en plâtre, ou ma jambe semblait enfermée avec des milliers d’insectes dévorants. Dans cet été lourd, exceptionnellement brûlé et orageux, cette immobilité pleine d’agitation était atroce et d’une inquiétude accrue par les désastres publics, dont les journaux épars sur mon lit entretenaient mon inaction et mes insomnies. La nuit, le roulement des trains sur l’horizon me troublait comme la marche de bataillons interminables. Le jour, les visages tristes et défaits, des bouts de conversation sur la route ou chez le voisin, entendus par ma fenêtre ouverte. « Les Prussiens sont à Châlons, mère Jean », et les voitures de déménagement, soulevant à toute heure la poussière du calme petit pays, me donnaient l’écho humain et sinistre de ma lecture des « nouvelles de la guerre ». Bientôt, dans Champrosay, il n’y eut plus que nous de Parisiens, seuls parmi les paysans entêtés à la terre, se refusant encore à l’idée de l’invasion ; et sitôt que je pus me lever, être transportable, le départ fut tout de suite arrêté !
L’auteur de tant de récits devenus populaires a pris soin, de la sorte, en de très curieuses préfaces, d’expliquer lui-même comment il procède pour l’exécution de ses livres. Il les porte longtemps en lui, souvent il les essaye, si je puis dire, sur le public. Le Nabab et la Mort du duc de Mora figurent à l’état d’études rapides dans le joli volume de Robert Helmont. Daudet a toujours devant lui un type vrai, la nature. Il a conté l’histoire même, l’histoire véridique de Jack. Il a donné la clef de ce cénacle bizarre des ratés : « Moronval, dit-il, Moronval, le mulâtre, a vécu, lui aussi ; il a collaboré à la Revue coloniale et, après 1870, fut quelque temps député Il habitait, quand je l’ai connu, une petite maison à jardin aux Batignolles et vivait d’une demi-douzaine de négrillons expédiés de Port-au-Prince, de Tahiti, ensemble élèves et domestiques, allant au marché et cirant les bottes en expliquant l’épitomé. Même le petit roi de Dahomey n’est pas une fiction ; mais cette noire petite figure souffreteuse me vint de Marseille, par un écrivain de mes amis qui a été répétiteur au lycée de cette ville avant de tenir dans la presse parisienne une plume dorée de chroniqueur. » Faut-il le nommer aujourd’hui, ce Moronval ? On l’a porté naguère au cimetière ; il s’appelait Melvil-Bloncourt.
Jack n’avait pas, pour parler commercialement, le succès de vente de Fromont. « C’est long et c’est cher, écrit Daudet, deux volumes pour nos habitudes françaises. « Un peu trop de papier, mon fils », me disait avec son bon sourire mon grand Flaubert, à qui le livre était dédié. On me reprochait aussi de m’être trop acharné aux souffrances du pauvre martyr. George Sand m’écrivait qu’elle avait eu un tel serrement de cœur de sa lecture, « qu’elle était restée trois jours sans pouvoir travailler ». Il fallait, en effet, que l’impression eût été vive pour déranger ce beau labeur courageux et imperturbable. Eh oui ! livre cruel, livre amer, livre lugubre, mais qu’est-il auprès de l’existence vraie que je viens de raconter[1] ? »
Le livre qui suivit Jack s’enleva plus rapidement. Les Rois en exil continuèrent, en l’accélérant, une vogue qui devait grandir encore avec Numa Roumestan. On avait cherché une clef au Nabab, on voulut deviner, dans les Rois en exil, le secret des personnalités. Qui pourrait dire par quelles sortes d’infiltrations successives, d’observations constantes, diverses, disparates même, un caractère, un personnage, un type, se glisse dans le cerveau d’un romancier ? Quand on peint les hommes, on ne peut s’empêcher de les observer, et, quand ils passent, inconsciemment ils sont nos modèles. On a inventé récemment un système de portraits photographiques en faisant poser plusieurs personnes d’une même famille devant l’objectif, puis, en composant de tous ces portraits divers un visage unique, on a un portrait-type qui ressemble à tous les individus de même lignée, sans ressembler spécialement à aucun. Ce procédé, invention nouvelle de la science, il y a longtemps que les peintres à la plume de la nature humaine l’ont trouvé. Le Sage l’avait appliqué déjà dans Gil Blas. On avait demandé la clef des Rois en exil. Plus vivement encore, on allait chercher celle de Numa Roumestan. Personne n’a été plus charmé que moi par la lecture de ce dernier livre, tout embaumé de capiteuse odeur méridionale, ensoleillé et tapageur ; mais personne n’en a été, je l’avoue, plus inquiet que moi.
Il y avait des années que je commençais à prendre des notes — les premières datent de 1872, — pour écrire Monsieur le Ministre, et un vieil article de Montjoyeux dans le Gaulois avait déjà conté toute l’histoire de mon livre sur le chantier, lorsqu’un soir, chez Édouard Pailleron, dans cette salle de billard où, après dîner, tous les convives font beaucoup d’esprit et quelques-uns des carambolages, Alphonse Daudet, que je vois encore, sa tasse de café à la main, au coin de la cheminée, me demanda des nouvelles de mon roman futur, et commença franchement, avec sa belle humeur attisante, à me raconter le sien, et comme il sait conter, le charmeur ! C’était son Roumestan, l’homme du midi arrivant à Paris et s’y grisant de parisine, promettant tout à tout le monde et ne tenant, auprès de sa femme, rien de ce qu’il avait juré. Avec cela, un mépris de poète pour la politique et les politiciens. La revanche de l’esprit libre sur la pose officielle !
Je l’arrêtai dans son récit. J’avais peur de voir surgir dans l’amicale causerie l’idée même du roman que je caressais de mon côté.
— Diable ! m’écriai-je, mais c’est mon livre !
— Allons donc ! il n’est pas méridional, ton ministre ? me dit Daudet.
— Non.
— Il n’est pas ministre de l’instruction publique ?
— Non, il est ministre de l’intérieur.
— Il ne pourrait pas s’appeler l’Homme du midi, comme j’ai failli baptiser le mien ?
— Non, il pourrait plutôt s’appeler le Ministère, comme l’a dit Jules Levallois. Je ne fais aucun portrait et ne songe à personne. Ce que je vise, c’est surtout la politique, la politique et le ministère, cet enfer pavé de bonnes intentions.
— Et moi, c’est le méridional, le Midi, le Latin, qui a une nouvelle fois conquis la Gaule. Nous ne nous ressemblons pas. Va ton chemin ! Moi, je ne songe qu’à l’homme de Nîmes et, pour bien faire, il faudrait que mon roman fût lu tout haut, avec l’accent du Midi !
Rien de plus vrai que cette observation dernière. Il y a, dans ces pages éblouissantes et capiteuses de Numa Roumestan quelque chose de cet accent qu’avait Daudet lorsqu’il chantait, à Seine-Port, la chanson de Dollingeinn, et sa fête, — ce mateing, c’est certeing ! Il y a aussi du soleil à poignées, la fine lumière du Midi, le bruit de la foule, — joie de rue, douleur de foyer, et consolante, pénétrante, la bonne odeur du coin du feu, la flamme douce du logis, la lueur calme de la lampe après les pétards du feu d’artifice.
Jamais Daudet n’a été plus brillant et plus net. Son style merveilleux a même là, dans son admirable souplesse, une simplicité nouvelle avec son pittoresque habituel. Style qui sait tout peindre, comme l’œil sait tout voir. Et quand je pense que ce peintre, — pour répéter le mot, — est myope ! Oui, mais d’une myopie qui voit toutes choses, comme une lentille de microscope. Daudet est un poète naturaliste qui a regardé le cœur humain à la loupe. Il a peut-être, à son insu, mis quelque chose de lui-même dans ce Roumestan que je trouve, enfin, si sympathique jusqu’en ses erreurs, si vivant et si entraînant. Si le personnage a du charme, en dépit de tout, s’il séduit, s’il conquiert, c’est par le magnétisme affiné que Daudet lui a donné de lui-même. Tout en le raillant, le romancier a voulu absoudre son héros en lui prêtant de son esprit, comme Cervantes, bafouant Don Quichotte, l’a fait aimer en lui prêtant de sa grandeur d’âme de pauvre soldat estropié. Et voilà la vérité même de nos créations. Ne cherchez aux conceptions des romanciers d’autre clef que dans leurs sensations, leurs impressions, leurs souvenirs. Alphonse Daudet, aussi Parisien que méridional, s’est révolté contre l’exubérance envahissante des importants comme Roumestan, qui font de Paris une ville prise. Poète, lettré, prêt à donner tous les projets de loi pour une page des Mémoires d’Outre-Tombe ou une phrase de Michelet, il a voulu railler les Tartarins de la politique. Ce qu’il avait imaginé dans Tartarin de Tarascon (car, Dieu merci, s’il sait voir, il sait inventer, et son imagination n’est pas à court), il l’a observé, en une autre sphère, dans Numa Roumestan. Il a mis là toute sa verve, comme dans Jack et le Petit Chose il avait mis tout son cœur. Je me trompe : il en restait assez pour faire lire dans plus d’un chapitre du Nabab et des Rois en exil des pages attendries. Anacréon avait écrit l’Amour mouillé. Il y en a, dans Daudet, de la pitié mouillée de larmes.
Ce charmeur, qui est aussi un travailleur acharné, fort peu enclin à faire antichambre chez un ministre, ira chez le docteur Potain solliciter et attendre, durant des heures, pour amener le médecin au chevet de son enfant malade. Seulement préoccupé de son œuvre, il oubliera tout pour n’être que père, et lorsque, courbé par la maladie, crachant le sang, il aura peur, non de mourir, mais de mourir avant d’avoir achevé les Rois en exil, il dira à sa femme, confidente profonde de ses pensées, poète, elle aussi, et d’une délicatesse rare comme son frère, M. Léon Allard, est conteur :
— Si je m’en vais, finis mon bouquin ! M. Edmundo de Amicis, qui est soldat et se connaît en consigne, a raison d’admirer ce trait d’un écrivain au seuil de la mort. Mais qui ne jetterait le même cri en regardant la page inachevée et la compagne qui survivra, gardienne d’un nom à la fois aimé et honoré ?
Alphonse Daudet profita de l’épreuve pour y trouver quelques-unes des pages les plus poignantes des Rois en exil. Tels ces médecins qui s’étudient eux-mêmes et lèguent à la science le secret même de leurs souffrances.
Aujourd’hui, Daudet est arrivé à la pleine possession de son talent et de sa renommée. Dans le roman, il est acclamé ; il est applaudi au théâtre qu’il a emporté de haute lutte. Autant qu’un artiste nerveux et éternellement occupé de mieux faire est heureux, l’auteur de Numa Roumestan jouit des fruits de son labeur et de sa renommée incontestée. L’hiver, il rêve en regardant du haut de sa fenêtre les arbres dénudés du Luxembourg ; il a quitté ce grand hôtel du Marais, où il a cependant certainement trouvé le cadre de cette attendrissante tragédie bourgeoise : Fromont et Risler, et qu’il a dépeint dans Jack. C’était toujours dans le grand cabinet de travail, — aux deux larges et hautes fenêtres, — du palais Lamoignon. Lisez les premières pages du chapitre intitulé Jack en ménage, vous aurez l’horizon de maisons ouvrières, de toitures de zinc, de hautes cheminées d’usines consolidées de longs cordages de fer, que mes yeux, lorsqu’ils se levaient du papier, voyaient à travers les vitres ruisselantes et la brume des jours parisiens. Le soir, toutes les fenêtres serrées sur ces hautes façades s’allumaient à tous les étages, découpant des silhouettes courageuses, des attitudes penchées au travail bien avant dans la nuit, surtout vers le jour de l’an, dont ce quartier de bimbelotiers alimente les baraques et les étalages. Mais les meilleures pages s’écrivaient encore à Champrosay, où les premiers lilas nous voyaient arriver pour une villégiature prolongée jusqu’aux premières neiges. »
Il a raison de travailler ainsi, sous les arbres, et de fuir là-bas les importuns et même les amis. « Nos maisons de Paris les mieux gardées, les plus closes, dit-il encore, sont encore ouvertes à trop de distractions et d’imprévu. C’est l’ami qui vous apporte son souci et sa joie, le journal du matin aux nouvelles agitantes, le gêneur éhonté qui force les consignes, et la corvée mondaine, les dîners, les premières représentations auxquelles l’observateur, le peintre de mœurs modernes, n’a pas le droit de se soustraire. À la campagne, l’espace est vaste, l’air libre, le temps long, et, disposant à son gré de sa personne et de ses heures, on a surtout la sécurité de cette indépendance, la sensation d’être bien seul avec son idée. C’est une ivresse de pensée et de travail. »
L’été donc, il va à Champrosay chercher du repos, du soleil, des fleurs et des arbres verts. Il s’étend parfois dans un canot et songe, comme dans l’herbe, son sous-préfet aux champs. Il y a aussi les voyages. En 1881, il allait demander de l’oxygène à la Suisse, avec le peintre Joseph de Nittis. Il en rapportait même le projet d’un roman satirique ou les hôteliers de Suisse, — Guillaume Tell tarifiant ses quartiers de pomme, — devaient être aussi raillés que les inflexibles de Tarascon. Mais peut-être a-t-il abandonné ce projet pour écrire le doux roman du foyer, de l’honneur et du bonheur bourgeois, avec ce livre annoncé sous le titre de Trousseaux et Layettes.
Point banal, en réalité, dans sa bienveillance aiguisée, M. Alphonse Daudet a, dans les lettres de ce temps, une situation hors de conteste, et les nouveaux venus, ceux-là mêmes qui nous marchent sur les talons, impatients d’arriver, justement avides de lumière, de succès, de luttes, et préoccupés de leur gloire, ceux qui jettent comme un signal d’assaut, comme un généreux commandement de pas de charge, le cri de Place aux jeunes ! ne manquent jamais d’ajouter : Salut au maître !
Et pourtant, mon vieux camarade d’autrefois regrette peut-être (qui sait ?) comme je le regrette moi-même souvent, le temps où nous corrigions nos épreuves chez Kugelmann, dans la petite cage vitrée, à droite de la cour, et où nous étions joyeux de tout, pouffant de rire à voir voler une mouche dans un rayon de soleil !
- ↑ A. Daudet, préface de Jack.