Américains et Japonais/II

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A. Colin (p. 41-108).

CHAPITRE II

LES JAPONAIS AUX HAWAÏ
I

Après six ou sept jours de mer, à 2 000 milles de San-Francisco, on voit surgir les Hawaï et c’est une halte heureuse avant la nouvelle traversée de 3 000 milles, — de onze jours vers le Japon.

Entièrement volcaniques, ces îles, amoncellements de laves, pointent, au-dessus d’un fond océanique de plus de 5 kilomètres, des montagnes de 4 000 mètres, dont les cimes neigeuses surplombent des côtes tropicales. D’écorce convulsée et rugueuse comme la croûte d’un pain de campagne, elles poussent sur la mer leurs cônes de déjection. Sous ce terrain de structure complexe et de formes crispées, on suppose des ressorts bandés et une énergie bouillante ; dans les brumes du matin, on croit assister au cataclysme et que les îles ruissellent encore de laves.

Mais en pleine crise tout cela s’est figé, refroidi ; une herbe d’un vert aigu duvète les pentes, ouate les rides et les creux, apprivoise et attendrit le basalte brun ou noir, aux cassures mates, qui transparaît, et cela se dresse sur une mer bleue, verte au rivage, riante d’écume quand, par jeu, elle se brise sur le corail qui ceinture les îles. On approche d’Honoloulou : une conque pleine d’arbres, de palmes, de fleurs rouges largement épanouies, de clochettes jaunes en grappes. Sur le sol de lave ameublie, cette verdure agressive, gorgée d’eau, vernissée, reflète métalliquement la lumière. Pendant l’escale, brutalement, tandis que vous errez, une averse vous inonde ; c’est un cuveau qui bascule et d’un coup se vide. Deux heures après, la poussière monte vers le ciel lavé, et l’on recommence d’arroser les rues. De végétatives négresses toutes rondes dans les fourreaux orangés de leurs peignoirs, s’épanouissent comme des citrouilles après la pluie ; des Chinois en camisole trottinent mollement ; des Japonaises, un enfant sur le dos, font claquer leurs getas, et flâneurs, des Portugais ou des Porto-Ricains mal rasés errent. Quelques Américains passent secs et affairés ; c’est surtout aux six étages de leurs buildings et aux stars des drapeaux qui flottent sur la ville, que l’on devine leur altière présence.

Le soir, l’escale finie, on repart ; de gros nuages baignent et glissent dans l’or ; on quitte l’île avec regret, comme l’on se sépare d’un mirage. On rêve d’une île heureuse qui, surgie de l’Océan par coup de tête, serait consacrée au Paradoxe, à l’Utopie. Isolée sur la mer immense, sous un climat capricieux et voluptueux, on l’imagine terre d’expériences : toutes les races du monde y seraient représentées ; loin de leur sol natal, détachées de leurs préjugés, elles essaieraient, sur cette terre fertile, d’un labeur commun, d’une harmonieuse réconciliation après tant de massacres… cinquante ans après l’on verrait…

L’expérience a été tentée, et il faut voir[1]… En ces îles que Cook découvrit et que Vancouver visita à la fin du XVIIIe siècle, les rois indigènes qui gouvernèrent jusqu’à la proclamation de la république en 1893, n’étaient plus, depuis cinquante années, les véritables souverains de la terre et du peuple. Conseillés par des missionnaires américains, ils rompirent avec leur sanglante idolâtrie, édictèrent des lois contre l’alcool et la prostitution, prirent les commandements de Moïse comme principes de législation, ordonnèrent d’observer le sabbat, puis furent renversés par un comité de salut public que dirigeait un descendant de missionnaire, Judge S. B. Dole. Pas plus que les rois, les Américains, depuis l’annexion en 1898 et l’organisation du Territoire de 1900, ne sont les maîtres des îles. Le souverain c’est King Sugar, le Sucre-roi, souverain de même souche que King Cotton, qui continue de régner dans le sud des États-Unis, malgré la victoire du Nord et la législation de Lincoln.

La puissance incontestée de King Sugar aux Hawaï est de date récente. Pendant la première moitié du XIXe siècle, les seules entreprises d’importance furent le commerce avec la flotte des baleiniers de toutes nations qui hivernaient dans les îles, et les exportations de bois de santal en Chine. Mais les forêts insulaires s’épuisaient et le premier transcontinental américain fit de San Francisco le centre des baleiniers. Pour suppléer à ce commerce, sous l’influence américaine qui commençait de se faire sentir, des entreprises agricoles furent tentées. Tout de suite il fut évident que, de toutes les cultures à l’essai, le sucre était le plus apte à survivre. La lave ameublie, le climat, qui atteint de hautes températures à l’abri des vents et des pluies, et l’irrigation artificielle font de certaines terres des îles le meilleur sol du monde pour la canne à sucre. Point de concurrence à l’industrie sucrière : sans mines, sans cours d’eau importants, aucune grande industrie n’est possible ; commercer avec des terres dont la plus rapprochée est à 2 000 milles n’est guère aisé ; pour la même raison les récoltes qui ne supportent pas le transport ne sont pas rentables ; en outre la Californie, marché naturel des Hawaï, n’a pas besoin de céréales, de viandes, de légumes ni de fruits. Enfin, ces îles de formation récente, éloignées de tout continent, ont une flore et une faune très restreintes ; fléaux et moustiques qui s’abattent sur les bêtes et les plantes, trouvant peu d’ennemis qui les combattent, ont le champ libre. King Sugar résistait aux fléaux, se plaisait sur ce sol, sous ce climat ; il s’accommodait des longs voyages ; il valait qu’on fît des frais pour son transport, puisque, en Californie, il était le bienvenu[2]. Il exigea qu’on dépensât gros pour l’installer, pour irriguer ses domaines. En prospérant il a pris des allures agressives. L’élevage des bêtes, il l’a relégué sur les hauteurs que l’absence d’eau empêche de défricher ; le café, qui occupe la zone neutre, est obligé de lui céder la place, et bien que les montagnes, les récentes coulées de lave et les régions arides réduisent son domaine, les terres qu’il occupe, il les tient si bien que l’on évalue à un million le nombre d’habitants que, grâce à lui, les îles pourraient nourrir : elles n’en ont guère qu’un peu plus de 150 000.

La race et le caractère de cette population, c’est le sucre qui les a déterminés. Pour le recrutement de son personnel, Kinq Sugar se servit des pratiques et des hommes qu’il trouva. Les capitaines de baleiniers, pour renforcer leurs équipages de Hawaïens et pour tenir ces recrues, toujours promptes à déserter, avaient adopté un contrat de travail qui garantissait le paiement d’une avance, mais imposait des châtiments en cas de rupture du contrat. Comme ce contrat était passé dans l’usage chez les Hawaïens, et que les premiers chefs des plantations étaient d’anciens marins, les équipes sur les plantations furent traitées comme des équipages à la mer : en cas de désertion ou de refus de travailler, c’était la condamnation à un service supplémentaire, parfois même le fouet. La condition des travailleurs, qui alors étaient des indigènes, fut peu à peu amendée, sous l’influence des missionnaires américains et des Blancs ; elle le fut surtout après 1876, après le traité de réciprocité avec les États-Unis et l’arrivée de travailleurs chinois et japonais. En 1886, le gouvernement japonais conclut une convention qui sauvegardait directement les droits de ses citoyens engagés aux Hawaï et limitait la durée du contrat à trois années ; il lui arriva même d’intervenir dans une affaire où ses citoyens avaient été maltraités. Enfin le vieux système fut supprimé en 1898 par l’acte du Congrès qui annexait l’archipel aux États-Unis : « Ce n’était pas un système sous lequel un Américain aurait voulu travailler, a dit un Américain impartial, ou qu’il serait bon de rétablir ; mais il ne devrait pas être pris en haine. C’était simplement une adaptation de notre Seaman’s Shipping Act et à une situation particulière. » Cette situation particulière, c’est la prospérité de King Sugar.

Les premiers coolies furent des Hawaïens. En 1872, sur 3 921 travailleurs employés par les plantations, 3 289 étaient Hawaïens. Mais, durant les quarante-sept dernières années, la population indigène a décru de 70 000 à 30000 : quoique très vigoureux individuellement, l’ensemble de la race, comme la plupart des races indigènes de l’Océanie, disparaît au contact de la civilisation occidentale. Pour parer à une crise économique, il fallut aviser. Mais d’où tirer une main-d’œuvre nouvelle ?

Les rois, les planteurs et les missionnaires voulaient garder le corps des citoyens, des travailleurs, des paroissiens, aussi homogène que possible de race et de langage : ils pensèrent aux îles du Pacifique sud. Pour les gens intéressés dans l’industrie du sucre, il fallait avant tout une main-d’œuvre bon marché : aussi regardèrent-ils vers l’Extrême-Orient où la main-d’œuvre est inépuisable. Un troisième parti enfin, puissant surtout à Honoloulou et qui désirait l’annexion aux États-Unis, voulait une population blanche qui fût capable de manier des institutions libres et de faire des îles Hawaï, en fait aussi bien qu’en nom, une part intégrale de l’Union. Ces trois influences n’ont jamais cessé d’agir pour déterminer la politique du gouvernement à l’égard de l’immigration et le recrutement des immigrants. Si l’on élimine la première influence qui fut sans résultat, les termes de l’expérience tentée dans les îles hawaïennes sont nets. En face de King Sugar et de ses courtisans qui veulent avant tout la main d’œuvre la moins chère et lient la prospérité économique des îles à la prospérité de la canne à sucre, s’oppose l’idée américaine, forte surtout depuis l’annexion, qui cherche politiquement et socialement à préparer le peuple des îles au gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Chez eux les Américains ont réussi à convertir tous les travailleurs étrangers, d’où qu’ils viennent, en citoyens adaptés au gouvernement et aux mœurs démocratiques. Des différentes races attirées aux Hawaï pour le service de King Sugar, l’idée américaine a-t-elle réussi la même synthèse sociale et politique, bref l’américanisation ?

On dirait une expérience de laboratoire, tant les conditions en sont schématiques, tant la progression en est raisonnée. Ces îles isolées de tout continent par des milliers de milles forment un vase bien clos. À l’abri des courants d’influences qui sur les continents propagent si rapidement les espèces végétales ou animales et les idées sociales ou politiques, ici flore, faune, race d’aborigènes sont simples ; point de problèmes économiques ou politiques qui viennent troubler les résultats de l’expérience instituée. Artificiellement, par des importations calculées, on essaye de doser les divers éléments d’une société humaine et de déterminer leurs affinités ; voilà cinquante ans que se poursuit ce travail de laboratoire pour créer une population qui à la fois satisfasse un besoin économique et un besoin civique. Quels sont les résultats ?

Partout où pouvait se trouver une main-d’œuvre disponible les agents du gouvernement hawaïen s’adressèrent. Dans divers pays d’Europe, aux États-Unis, dans les Indes occidentales, dans les îles du Pacifique et en Asie, on les rencontrait qui visitaient, enquêtaient, à la recherche d’un peuple de coolies qui fût capable de travailler le sucre et de créer une société et un État.

Des coolies chinois furent importés, pour la première fois, en 1852, mais, pendant quinze années, il n’en vint guère qu’une cinquantaine par an. De 1864 à 1886, l’immigration totale de travailleurs par contrat fut de 45 214, dont 27 814 Chinois ; 3 073 Japonais ; 2 444 insulaires du Pacifique sud ; 10 216 Portugais ; 1 052 Allemands et 615 Norvégiens. Il en coûta 1 079 797 dollars au gouvernement et 631 078 aux planteurs pour aider tout ce monde à atteindre les îles. Après la convention de 1886 avec le Japon et l’acte de 1887-1888 restreignant l’immigration des Chinois, la plupart des coolies furent des Japonais.

En 1903, la population des îles dépassait 150 000 personnes en majorité asiatiques. Au recensement de 1900, 39,68 p. 100 des habitants étaient Japonais, 24,45 p. 100 Hawaïens ou en partie Hawaïens, 18,72 p. 100 d’origine européenne ou américaine et 16,73 p. 100 Chinois. Du 1er juillet 1900 au 31 décembre 1905, la population chinoise a baissé de 6810 personnes (9 473 départs contre 2 663 arrivées) ; la population japonaise de 4 284 (42 313 départs contre 38 029 arrivées). Enfin les Coréens sont venus au nombre de 7 394. En 1903, les Japonais étaient 68 042 ; en 1905, ils n’étaient plus que 59 645. La guerre durant, le gouvernement n’autorisait pas l’émigration, et beaucoup de Japonais qui étaient fixés aux Hawaï sont revenus au Japon[3]. En 1906, l’migration des Japonais a repris aux Hawaï : 6410 de janvier à juin, 11 714 de juillet à décembre, plus 1 000 qui se sont rendus dans les îles sans passer par les Compagnies japonaises d’émigration[4]. De 1900 à 1905, toutes les races, autres que les Asiatiques ne se sont accrues par immigration que de 1 726 personnes. Ce gain est compensé et annulé par le retour aux États-Unis d’un grand nombre de Blancs.

Aux Hawaï, la majorité de la population est donc asiatique, japonaise en grande partie. Les Japonais, au contraire des Blancs, y viennent volontiers. Honoloulou est plus proche du Japon que de tout port de l’Europe ou de l’est des États-Unis ; le voyage par mer, sans transbordement, est moins coûteux.

Enfin les Japonais, venant presque tous sans femmes ni enfants, sont particulièrement recherchés des planteurs. Car si les planteurs et le gouvernement se sont toujours entendus sur la nécessité de créer artificiellement une immigration, sur deux points leurs intérêts différaient. Les planteurs désiraient des hommes seuls, le gouvernement des familles. Si la main-d’œuvre d’Asie est moins coûteuse que la main d’œuvre d’Europe, c’est non pas que les Asiatiques rendent des services beaucoup plus grands en proportion de leurs salaires, mais c’est qu’ils viennent de moins loin et qu’ils amènent rarement leurs familles[5]. Des Portugais importés, 65 p. 100 étaient des femmes et des enfants ; 19 p. 100 seulement des Japonais étaient des femmes ou des enfants. Un coolie japonais coûtait 88,75 dollars à importer ; un Portugais 266,15 dollars, y compris le passage des gens non-producteurs de sa famille. Sans doute, le Portugais, qui se fixe dans les îles et qui y élève ses enfants, représente à la longue une valeur plus grande pour la communauté que le Japonais qui, à l’expiration de son contrat, retourne dans son pays. Mais choisir les Asiatiques était une économie immédiate, et les planteurs allèrent à l’économie immédiate. Voilà pourquoi la majorité de la population est aujourd’hui asiatique.

Le Chinois représente le plus ancien élément de la population ouvrière aux Hawaï. Quand il apparut comme coolie en 1852, son nom était déjà connu et respecté, car depuis longtemps la Chine était bonne acheteuse de bois de santal, principale richesse du pays. Au début il vint peu nombreux, défricha la terre, nivela des rizières, profita de la prospérité des îles pour accumuler des propriétés, prit femme parmi les indigènes, apprit leur langue, et devint un commerçant d’importance. Bref ces premiers Chinois réussirent. Comme leur nombre croissait, tandis que les indigènes disparaissaient et que la colonie blanche des résidents ne s’augmentait guère, dès 1883 on s’opposa à leur importation, et comme les Japonais commençaient d’arriver, une loi locale en 1887 et 1888 exclut des îles, pour un temps, les coolies chinois. Toutefois, chaque année, on permit l’admission d’un nombre limité de domestiques et de travailleurs enregistrés et surveillés ; chaque mois les patrons devaient verser une partie du salaire au gouvernement pour payer le retour de ces coolies en Chine à l’échéance de leurs contrats. De 1894 à 1896, leur nombre sur les plantations s’est beaucoup accru. Après l’annexion aux États-Unis, la loi fédérale excluant les Chinois fut appliquée ; ceux qui étaient jeunes et vigoureux sont repartis, laissant surtout les joueurs, les fumeurs d’opium, et les vieillards qui ne peuvent trouver l’argent pour retourner chez eux. Comme, d’autre part, les rizières, que des Chinois ont créées dans Oahou et Kaouaï, attirent la main-d’œuvre chinoise qui y est mieux payée que sur les plantations de sucre, ceux qui restent au service de King Sugar sont de pauvres hères détériorés qui ne ressemblent guère aux bons Chinois d’autrefois.

Dès que l’immigration chinoise fut entravée, les Japonais commencèrent de venir en masse et on les accueillit volontiers. Le Chinois étant rejeté parce qu’il prenait le meilleur dans ce mélange de races, on eut intérêt à accueillir les Japs qui, par leur couleur, leur bon marché, leur force de résistance, ressemblaient aux Chinois. L’alternance de ces deux immigrations chinoise et japonaise fut très régulière. Avant 1883, alors que les Chinois venaient librement, point de Japonais. En 1886, l’immigration chinoise étant restreinte, les Japonais commencèrent d’arriver. De 1894 à 1896, tandis que les Chinois débarquaient nombreux, arrêt de l’immigration japonaise. À partir de 1898, année où les Chinois sont exclus, les Japonais reviennent. Maintenant que sur le terrain sarclé de Chinois, le Japonais foisonne, les planteurs regrettent le Chinois : ils voudraient qu’une nouvelle immigration chinoise vînt neutraliser les Japonais. Ce serait un avantage que d’avoir ainsi la main-d’œuvre divisée entre les deux nationalités asiatiques. À choisir, beaucoup préféreraient encore le Chinois, car ils n’ont pas oublié leurs difficultés avec les Japs au temps de l’annexion. Les planteurs, les marchands, les employés supérieurs des plantations demandent qu’on revienne à la tolérance de la loi locale de 1887-1888. Les Chinois importés en nombre limité ne prendraient la place d’aucun travailleur, ils rempliraient les places vides. Mais les résidents européens et américains, qui ne sont pas des ouvriers et qui sont arrivés récemment de la Californie ou d’Australie, les ouvriers blancs et généralement tous les indigènes s’opposent à tout accroissement de la population jaune ; ils sont plutôt d’avis d’exclure aussi les Japonais. Ils rappellent tous les cas où les Chinois et les Japonais, loin de rester confinés aux gros travaux, ont, par leurs bas salaires, supplanté les Blancs dans les métiers qualifiés de la plantation. Rien ne dit qu’après l’arrivée des Chinois, les Japonais ne seront pas renvoyés des plantations, et qu’alors cette main-d’œuvre disponible ne viendra pas concurrencer dans les îles et aussi sur la côte californienne les ouvriers blancs.

Pourtant les planteurs insistent : la présence de Chinois, neutralisant les Japonais en cas de disputes et de difficultés, rendrait la main-d’œuvre plus maniable et la discipline plus aisée. Les Japonais, sentant qu’ils dominent le marché du travail, font les matamores, sont insolents, indisciplinés, toujours prêts à se quereller avec le patron. C’est un travers de leur race qu’une vanité enfantine, à la fois personnelle et patriotique. Il est très difficile de les mener ; pour un rien ils se cabrent ; les directeurs et contremaîtres sont obligés de les flatter, de les cajoler. Le Chinois, au contraire, sauf pendant quelques crises d’hystérie incompréhensibles où il joue du couteau, est un admirable automate qui va doucement, sûrement, sans à-coups. Il apparaît comme le seul antidote contre la sursaturation japonaise.

Ce n’est pas que le Japonais soit sans qualités : propre sur lui et chez lui, il est vigoureux, plus énergique que le Chinois et n’a pas besoin, comme le Porto-Ricain, d’une prime pour faire son travail ; il est doux aux animaux qu’il soigne bien. Au contraire du Chinois généralement conservateur, il est curieux de nouveautés, s’habille à l’européenne, porte une montre, est toujours prêt à visiter de nouveaux pays et désireux de s’essayer à de nouveaux métiers. Le Japonais est petit mangeur ; le Chinois dépense beaucoup plus pour se nourrir ; par contre, pour son vêtement et son logement, le Japonais est plus difficile : les Chinois préfèrent vivre en troupeau dans de larges baraques ; les Japonais vivent par petits groupes dans des cottages, et il leur faut de l’eau chaude pour le bain journalier.

Par contre les défauts des Japonais sont dangereux pour la communauté hawaïenne, car les coolies ne représentent pas le meilleur de la race japonaise, et l’opinion publique, qui les déteste, est prompte à dénoncer leurs défauts. S’ils ont de la curiosité et une grande ambition d’apprendre, ils sont avant tout inquiets, d’une inquiétude de touche-à-tout ; ils ne tiennent jamais en place : aussitôt qu’ils sont sur une plantation, ils songent à la quitter, à acquérir un nouveau métier, à retourner au Japon ou plutôt à partir en Californie. Ils sont orgueilleux, violents, peu sûrs en affaires. Les Chinois tiennent parole : il est rare qu’ils rompent un contrat, même s’il tourne à leur désavantage, tandis que le Japonais, s’il voit qu’il perd au marché, s’en va et laisse le manager en plan. Beaucoup de Chinois sont constants dans leurs affections domestiques ; avec eux ils amènent généralement leurs familles ; si on les laissait faire, ils ne demanderaient qu’à s’établir définitivement. Leurs enfants, purs Chinois ou mi-Chinois mi-Hawaïens, sont un bon élément qui très vite s’américanise. Ils coupent leurs queues, parlent l’anglais, s’habillent comme les Blancs, jouent au foot-ball et vont en tenue de soirée à des fêtes où les Blancs dominent. Ceux qui retournent en Chine partent avec des horloges, des lampes, des machines à coudre et des habitudes yankees.

La morale privée des coolies japonais choque les autres races des îles ; on les accuse de manquer de pudeur, de vivre dans un état de nature qui méprise les conventions et les mœurs occidentales. Pour eux le mariage est simplement une affaire : des femmes envoyées par des amis ou des agents arrivent à Honoloulou pour rencontrer des maris qu’elles n’ont jamais vus ; encore plus qu’au Japon, le divorce est d’usage. Au reste, jusqu’à ces derniers temps, peu nombreuses étaient-les femmes parmi les immigrants japonais. Le coolie, amené par contrat, venait seul ; depuis que l’immigration est libre, les femmes commencent de débarquer. Jusqu’à présent les Japonais forment une population de nomades ; ils ne se mêlent guère à la vie sociale et politique, vivent sans relations avec la population permanente, n’achètent pas de terres et passent dans les îles comme des gens en excursion. Chose grave pour la population américanisée, les Japonais n’y ont ni vie de famille, ni home, et restent en marge de la société. Menant une vie de clan et sans rapports avec les Blancs, ils les volent rarement et rarement les attaquent. Ils ont l’idée qu’il faut respecter les lois et les citoyens du pays étranger où ils vivent ; par contre, ils pensent avoir le droit de traiter à leur guise ceux de leurs compatriotes avec qui ils ont un compte à régler.

C’est qu’en dépit du costume et des manières qu’ils adoptent très vite, leur américanisation est à fleur de peau ; à l’étranger ils restent les sujets soumis du Mikado et n’oublient pas leurs paysages japonais ; leur nationalisme agressif les empêche de s’installer définitivement sur une terre étrangère, — au contraire des Chinois qui, par millions, se fixent dans tous les pays autour du Pacifique. Les Japonais des Hawaï importent chaque année du Japon, pour se vêtir et se nourrir, environ 6 millions de francs, de riz, de cotonnades, de poissons secs, de légumes, de shôyu et de saké[6]. Le riz pousse aux Hawaï ; cependant les Japonais, malgré un droit d’un sou par livre, préfèrent importer leur riz du Japon : affaire de goût, — car le riz japonais a une saveur propre et contient une plus large proportion de gluten, — mais aussi preuve de fidélité au terroir.

Les émigrants japonais, à aucun moment, ne cessent d’être surveillés par leur gouvernement, et comme le gouvernement entend qu’ils conservent des obligations envers leur pays, il se reconnaît des devoirs envers eux. Il est insupportable à l’orgueil du Japon de se voir représenté à l’étranger par de mauvais citoyens ; leur humiliation l’humilie, et il a pitié aussi des épaves japonaises, qui dérivent en pays lointains. Aussi jusqu’en octobre 1906 une loi de protection des émigrants exigeait-elle de chacun, pour qu’il pût quitter le Japon, qu’il eût un répondant, soit un individu payant un certain cens, soit une corporation[7]. Trente-quatre compagnies d’émigration s’étaient formées, auxquelles le gouvernement confiait le soin non seulement de choisir les émigrants, mais encore de leur faciliter les démarches et de continuer pendant dix ans à les surveiller. Ces compagnies assuraient le gouvernement que si ces émigrants cessaient de gagner leur vie à l’étranger, soit par incapacité, soit par accident, elles les rapatrieraient. Pour ces services les compagnies touchaient par émigrant une prime d’assurance de 30 yen et une commission de 20 yen. Mais le monopole tourna au scandale ; en plus des taxes autorisées, les compagnies perçurent des sommes illicites : comme les candidats à l’émigration étaient très nombreux, attirés par les succès des cultivateurs qui étaient revenus des Hawaï avec de grosses économies et de belles aventures, comme depuis la fin de la guerre surtout la mode est à l’émigration, les compagnies l’avaient belle pour vendre le droit d’émigrer. Elles faisaient payer le passage aux Hawaï, dont elles avaient déjà reçu le prix des planteurs ; elles comptaient en plus 5 ou 10 yen pour le chemin de fer jusqu’au point d’embarquement et de fortes notes d’hôtel en attendant la visite médicale ; elles avançaient enfin les 100 yen d’argent de poche qu’il fallait montrer en débarquant aux Hawaï. La note totale pour chaque émigrant s’élevait à 200 ou 250 dollars

Sur cette avance, garantie par deux répondants au Japon, la banque des compagnies touchait un intérêt de 12,5 p. 100, chaque année. C’était ainsi éliminer les vrais travailleurs ; le caractère des émigrants changea : les Japonais qui partirent aux Hawaï ne furent plus de pauvres et robustes agriculteurs, mais des gens ayant quelque bien, anciens maîtres d’écoles, policiers, commis, employés qui bien vite se lassèrent du travail de plantation.

Cette exploitation des compagnies devint telle qu’en 1905 l’association des planteurs hawaïens refusa de renouveler leur contrat et que la presse du Japon fit campagne contre elles. Le ministère des Affaires étrangères révisa les règlements[8] :

Voici ce qu’ont à faire les personnes qui s’occupent de ces émigrants. Elles ne doivent pas les engager à s’expatrier, mais elles doivent simplement les rassembler et leur donner des explications sur le voyage à entreprendre, faire des démarches pour eux à la préfecture, les conduire au port d’embarquement, leur trouver des auberges, préparer la visite sanitaire et l’embarquement, tenir des registres qui indiquent les départs aux Hawaï et les retours des Hawaï, ainsi que le nombre des morts. Soumettre ces registres au gouverneur.

Les personnes qui s’occupent des émigrants japonais n’auront plus à verser une somme de garantie. Le prélèvement de 10 yen, au lieu de 20, par émigrant, sera donc suffisant. Elles n’auront pas à s’occuper des émigrants qui, rentrés des Hawaï, désirent y retourner, ni des émigrants qui partent avec un contrat signé. L’émigrant, au lieu de 100 yen d’argent de poche, n’aura plus besoin de partir qu’avec 20 yen, somme suffisante pour qu’on l’admette aux Hawaï. Tous ceux qui s’en vont devront être de véritables cultivateurs. Aux Hawaï, désormais, les compagnies d’émigration japonaises cesseront d’avoir des représentants chargés de protéger les émigrants pendant dix ans : car depuis vingt-cinq ans l’émigration japonaise a donné ses preuves de vitalité, et la colonie japonaise est assez forte pour donner une éducation japonaise à ses enfants. Au surplus, « en ces derniers temps, certains Américains voyaient d’un très mauvais œil la présence de ces directeurs ainsi que la protection qu’ils donnaient aux émigrants », et la loi d’immigration américaine défend l’émigration officielle. Toutefois « les agriculteurs japonais ne sont pas encore assez éclairés pour qu’une entière indépendance leur soit laissée. Déjà quand ils viennent dans une ville japonaise ils sont désemparés ; à plus forte raison, quand ils sont hors du Japon. Il faut des gens qui connaissent bien les règlements et qui puissent endosser une responsabilité, pour leur éviter, à eux et au gouvernement japonais, toutes difficultés ».

Le gouvernement japonais se relâche donc de la surveillance qu’il exerçait sur les émigrants, parce que les Japonais aux Hawaï et en Californie forment dès maintenant un groupe assez nombreux et résistant pour que ses membres s’entr’aident[9] et qu’il est conforme aux vœux de tous de rendre l’émigration plus aisée en supprimant les formalités et en abaissant la somme d’argent nécessaire. Mais il n’abandonne pas tout contrôle. Les émigrants, au reste, continuent de le réclamer. « Que le ministère des Affaires étrangères ait pas cru devoir dire aux habitants des Hawaï d’élever le taux des salaires pour les émigrants japonais, c’est une chose que les journaux n’ont pas cessé de reprocher au gouvernement. »

Ainsi la main-d’œuvre japonaise a envahi le marché hawaïen sous le contrôle de son gouvernement qui, pour parer au manque de main-d’œuvre en certaines provinces japonaises, ou parce que les salaires sur les marchés étrangers lui paraissent insuffisants, fixe le nombre de travailleurs qui ont la permission de quitter leur province. Ce sont des banques et les Compagnies de navigation japonaises qui administrent les économies faites par ces Japonais. On dit même que quand les bras deviennent trop nombreux sur les plantations et que les salaires commencent de baisser, ou quand on a besoin de main-d’œuvre au Japon, les agents du gouvernement japonais dans les îles encouragent le rapatriement des travailleurs qui ont les plus forts dépôts en banque. On estime qu’en 1905 les Japonais des Hawaï ont envoyé au pays environ 16 millions et demi de francs[10].

Sur plusieurs plantations on a élevé des temples bouddhiques, qui luttent contre le christianisme. On cite des cas où des comités bouddhistes ont usé de toute leur influence et aussi de boycottage pour obliger les Japonais chrétiens à envoyer leurs enfants aux écoles bouddhiques et à renoncer eux-mêmes à leur croyance étrangère. Bien qu’ils profitent des public-schools américaines, les Japonais entretiennent leurs propres écoles, dirigées souvent par un bonze ou ses assistants. Cette école japonaise fonctionne généralement quand la public-school est fermée, pour que les petits Japonais puissent fréquenter les deux. Les livres, qui suivent les programmes américains, sont publiés au Japon. Les maîtres développent chez les enfants l’amour patriotique des îles japonaises et du Mikado, dont le portrait orne la salle d’école.

Pour compenser cette abondance de matière jaune, le gouvernement et les planteurs ont toujours cherché à jeter dans la combinaison le plus possible de Blancs.

Mais les Blancs sont des produits de luxe qui coûtent gros à importer. Et puis, par ses affinités électives, le Blanc ne se prête guère à une telle synthèse : il est trop fier pour se lier par contrat et pour peiner comme coolie sur une plantation à côté de Jaunes. En fait de Blancs, on ne trouva guère à recruter que quelques Italiens, qui, en Louisiane, acceptaient de travailler et de vivre avec des Nègres, ou encore des Galiciens et des Slaves de l’Autriche orientale. Dans les îles, aujourd’hui, quelques Allemands vivent sur une ou deux plantations possédées et dirigées par des Allemands : à chacun, en plus du domicile et du combustible, on donne un jardin et une vache.

Les Açores, de 1885 à 1888, fournirent 10 000 Portugais environ ; en 1902 trois plantations dépensèrent plus de 20 000 francs pour importer de Nouvelle-Angleterre 26 Portugais adultes et un enfant. Sur les plantations, pas plus que sur les statistiques, ils ne sont classés avec les Blancs ; ils forment une classe intermédiaire entre Européens et Asiatiques : le Blanc a toujours été trop aristocrate pour permettre qu’on le confonde avec des gens métissés de sang nègre, qui logent dans les quartiers ouvriers des plantations et qui manient la houe. Le rêve des Portugais est d’acquérir un petit coin de terre à eux, dans la montagne, et, de temps en temps, de descendre travailler à la plantation pour argent comptant. Ils ne se soucient pas de servir toute leur vie comme coolies ; leur apprentissage fait, ils ouvrent de petites boutiques, exécutent eux-mêmes les commandes et, sans entrer dans des syndicats, se contentent d’un gain de deux dollars par jour. Très prolifiques, industrieux, frugaux, ce sont de bons éléments de population qui ne quittent pas les îles ; un peu lents d’abord à envoyer leurs enfants à l’école, ils s’américanisent vite et s’intéressent à la politique locale.

Sous la main, on avait des Hawaïens : on s’en servit. En 1905 ils étaient 1 400 environ sur les plantations — sans compter les Hawaïens qui, croisés avec des Américains, forment l’aristocratie blanche de l’île, possèdent les terres et occupent les plus hautes situations administratives. Ces indigènes, physiquement très forts, n’aiment pas travailler régulièrement, monotonement dans les champs de cannes. Ils préfèrent des emplois plus variés : débardeurs, porteurs, charretiers, mécaniciens de locomotives, ou cowboys.

On prit en Louisiane et en Alabama quelques pincées de nègres, — douze nègres en 1901, puis une centaine. La traversée du continent américain et du Pacifique, l’arrivée dans un pays nouveau charmèrent ces grands enfants, mais il n’en resta presque aucun sur les plantations. Trop fantaisistes pour se plier à la règle, ils filèrent droit aux villes flâner et se distraire ; on les retrouva comme infirmiers d’hôpital, ou policemen ; d’autres s’engagèrent sur des navires. À quoi bon quitter la Louisiane pour retrouver des gages équivalents et la vie de plantation ? Contre ces Nègres, un préjugé de race très vif chez les Hawaïens alliés aux Américains et aux Européens exigea qu’on interdît désormais leur admission. Ils coûtaient cher à importer, et, loin de réagir heureusement sur la combinaison cherchée, ils risquaient de la salir.

Le Japonais continuant de pulluler, on essaya de le neutraliser à onze reprises, de 1900 à 1901, par l’addition de quelques poignées de Porto-Ricains. Pour amener 5 000 personnes, il en coûta 3 millions de francs, soit plus de 192 dollars par adulte mâle. Au débarquer, ils firent piètre figure, miséreux, faméliques, contaminés de toutes les maladies des Antilles, traînant derrière eux un cortège de criminels et de prostituées. Insuffisamment vêtus et mal nourris pendant le voyage, plus vite que la plantation, beaucoup gagnèrent l’hôpital et définitivement s’y installèrent ; d’autres vagabondèrent, mais leur dolce far niente n’était plus de mise dans les îles dont les régions habitées sont presque toutes occupées par des plantations, où l’on pourchasse ceux que l’on rencontre sans moyens d’existence. Forcés de travailler, on dut leur apprendre comment se vêtir, comment se nourrir, comment se loger et aussi quelques règles de morale ; mais la saleté de ces Porto-Ricains, qui tranchait sur la propreté japonaise, les fit peu à peu reléguer aux plus pauvres quartiers, tandis que l’Asiatique occupait les maisons qu’on avait construites pour eux. Déjà mal vus pour leur saleté, le nombre des criminels qui les accompagnaient et qui changèrent les habitudes des îles, où les vols et les agressions étaient rares, acheva de les compromettre. De leur côté les Porto-Ricains se plaignirent : en cette région tropicale où l’on peinait dur, ils se sentirent dépaysés ; ils refusèrent de travailler les jours de pluie et peu à peu gagnèrent les régions les plus sèches de l’île. Mais la mort, l’exil et les prisons ont éliminé les plus mauvais : sur ceux qui restent, le régime de l’île a eu de bons résultats ; le travail, les soins ont changé leur physique et leur moral ; ils perdent leur démarche molle et languissante et se redressent comme les Japs. Ils mettent de l’argent de côté, envoient leurs enfants à l’école, et sur beaucoup de plantations valent les travailleurs asiatiques. Pour inciter au travail régulier, on leur promet en dehors de leur paye un boni de 50 centimes par pleine semaine de travail, — prime que l’on n’offre pas aux Asiatiques.

Ces importations de Porto-Ricains produisirent un effet moral sur les Japonais, qui, depuis l’exclusion des Chinois, se croyaient maîtres du marché de travail. Par des accords qui préparaient à des grèves, aux moments critiques de la saison, ils avaient fait monter la paye moyenne de 60 à 76 cents par jour pendant l’année qui suivit l’annexion. L’arrivée continue de Porto-Ricains les força à rabattre de leur prétention au monopole. Mais quelle influence profonde, durable peuvent avoir ces quelques centaines le Porto-Ricains ? Au physique et au moral, il leur faudra une génération au moins pour s’améliorer et pour s’amalgamer avec les Portugais. Porto-Ricains et Japonais vivent en mauvais termes de voisinage. Les Japonais craignent individuellement les Porto- Ricains querelleurs et armés ; il est vrai qu’en cas de conflit grave les Japs étant en nombre pourraient les exterminer d’un coup. Les Japs ont l’habitude de se promener nus ; cela choque les Porto-Ricains que le catholicisme espagnol a dressés à la pudeur. D’autre part le manque de propreté fait des Porto-Ricains des voisins peu agréables. Actuellement, eux aussi salissent le mélange que leur réaction personnelle ne modifie guère.


II

Les plantations, avec leurs camps où vivent coolies et employés, forment de petites communautés. Elles ont généralement un kindergarden, des écoles, des églises ; mais les races s’y mêlent peu. Les Blancs, qui vivent à part, se plaignent de l’isolement et de la monotonie, en dépit du climat charmant, de leurs hauts salaires, de leurs demeures confortables, du club, du billard, du polo, du tennis, du téléphone dans l’île, et de la télégraphie sans fil entre les îles. Les Asiatiques vivent à part, les Chinois encaqués, les Japonais plus à l’aise.

À l’aube, on part au travail. Le petit Jap, bien lavé, allègre et bavard, s’en va avec son repas de riz et de saumon soigneusement protégé contre les fourmis ; les femmes se couvrent la tête d’un mouchoir. Las, mal lavés, les Porto-Ricains suivent ; on dirait qu’ils ont couché avec leurs vêtements ; parfois, en s’ébrouant, ils sifflent et chantent, ce que jamais ne font les Asiatiques. Le dimanche, tous les cultes du monde, catholique, protestant, bouddhique s’entendent pour chômer, et chaque race a ses fêtes : le Chinois son nouvel an, les Japonais l’anniversaire du Mikado, Porto-Ricains et Portugais leurs saints et leurs madones ; à tous, l’Américain impose ses journées civiques, et le Thanksgiving day où l’on remercie la Providence de ses dons.

Sur les plantations, le contrat de travail, pratiqué d’abord par les Hawaïens, a été grandement perfectionné par les Chinois, puis par les Japonais. Par contrat, des compagnies de travailleurs s’engagent à amener une récolte à maturité, moyennant quoi les planteurs leur avancent un capital en espèces et en semences, les logent, les habillent, et leur payent une part du bénéfice net. Il est des contrats pour planter, pour défricher, pour irriguer les champs, pour construire des chemins de fer, pour couper les cannes et les charger ; mais il est surtout deux formes générales, le contrat par acre et le contrat par tonne. Dans le contrat par acre, la plantation s’engage à fournir en moyenne quarante ou cinquante acres à une compagnie de dix travailleurs environ. La plantation promet de les loger près de leur travail, de leur fournir du bois, de l’eau, les attelages et les chariots, les instruments aratoires, les semences, les engrais, et aussi par avance une certaine somme d’argent (environ de 10 à 15 dollars par vingt-six jours de travail) sur laquelle elle prélève un intérêt. L’ouvrage fait, elle paye la somme totale qui est due à, chaque travailleur, déduction faite de l’avance et des intérêts. En échange, l’équipe de travailleurs s’engage à accomplir les opérations spécifiées. Ses obligations sont analogues dans le cas du contrat par tonne, qui des deux est le plus fréquent ; mais le paiement est alors basé sur l’importance de la récolte : en moyenne, la plantation paie 1 dollar par tonne, la canne étant prise au sortir de terre et amenée à maturité.

L’avantage de ce système de participation aux bénéfices est d’assurer une main-d’œuvre suffisante, de la garantir contre les grèves et les troubles. Il permet l’emploi d’ouvriers moins nombreux, en les excitant à produire ; il convient à la culture du sucre sur de larges plantations. Un travailleur par contrat gagne plus d’un dollar par journée de travail effectif.

La plupart des équipes qui cultivent par contrat sont japonaises ; mais, proportionnellement au nombre des travailleurs sur les plantations, les Chinois plus encore que les Japonais acceptent ce système. Les Portugais ne s’entendent pas assez bien entre eux pour former de telles compagnies, et les Porto-Ricains en sont encore à les essayer, tandis que l’habitude et le goût de la vie en commun y ont de tout temps préparé les Asiatiques. À travailler par contrat, ils affinent leur sens inné de l’association ; ils gagnent la pratique des affaires commerciales, l’habitude de manier de l’argent et, aussi des habitudes de discipline et de responsabilité : ce système plutôt que la forme simple du salariat dresse ces coolies à une forme supérieure de vie et d’ambition. À la concentration des capitaux blancs, les Asiatiques sont naturellement préparés à opposer la concentration des salariés. Souvent les Chinois et les Japonais, sous-contractants sur une plantation, sont en même temps boutiquiers et vendent à leurs compatriotes. Les planteurs, qui ont des magasins où leurs employés peuvent s’approvisionner, tolèrent la concurrence de ce boutiquier chinois ou japonais parce que c’est son intérêt, pour se garantir une clientèle stable, d’assurer à la plantation une main-d’œuvre stable.

Après cinquante années d’expériences et de sacrifices pour assurer à King Sugar cette main-d’œuvre suffisante et stable, il apparaît que le problème est encore à résoudre. En attirant sans cesse, hors de l’inépuisable marché d’Asie, des coolies bon marché, la fortune de l’industrie sucrière a retardé dans les îles la formation d’une main-d’œuvre permanente : pour les planteurs eux-mêmes, aux intérêts de qui pourtant tout a été sacrifié, c’est encore l’insécurité. À la rigueur, la main-d’œuvre actuelle est suffisante : l’arrivée de quelques milliers de Coréens, depuis 1904, a comblé les vides laissés par les Chinois et les Japonais. Mais cette main-d’œuvre est toujours nomade : dans les champs il n’y a pas plus de 50 p. 100 des Asiatiques mâles ; les autres sont attirés par des métiers plus qualifiés ou quittent les îles pour la Californie. Au surplus, il n’est pas bon qu’une seule nationalité domine. À consulter les tableaux des nationalités sur les plantations de 1892 à 1905 et des occupations par nationalité pour 1905, on voit que les Japonais y représentent 66 p. 100 des forces ouvrières :

nationalité 1892 1894 1896 1898 1901 1902 1904 1905 Pour cent en 1905
Européens et Américains 516 563 600 979 991 1 032 1 015 1 006 2,09
Chinois 2617 2786 6289 7200 4976 3937 3677 4409 9,14
Coréens » » » » » » 2666 4683 9,71
Hawaïens 1717 1903 1615 1482 1470 1493 1207 1452 3,01
Japonais 13009 13884 12893 16786 27537 31029 31841 31735 65,80
Porto-Ricains » » » » 2095 2035 2101 1907 3,95
Portugais 2526 2177 2268 2064 2417 2669 2805 3005 6,23
Nègres et Insulaires du Pacifique sud 141 181 115 68 101 46 44 32 0,07
Total 20526 21494 23780 28579 39587 42242 45356 48229 100,00
nationalité Administration Culture Irrigation Manufacture Emplois mécaniques Surveillance Transport Non classés total
Européens et Américains 195 96 38 146 114 328 42 47 1006
Chinois 5 3962 69 269 11 23 39 31 4409
Coréens 10 4384 1 19 » 4 248 17 4683
Hawaïens 39 861 36 39 84 114 193 86 1452
Japonais 132 23461 608 2830 590 121 3709 284 31735
Porto-Ricains 4 1722 » 70 4 7 79 21 1907
Portugais 43 2076 49 85 154 266 171 161 3005
Nègres et Insulaires du Pacifique sud » 22 » » 2 1 4 3 32
Total 428 36584 801 3458 959 864 4485 650 42229

Forts de leur nombre, de plus en plus agressifs, entre eux le blood unionism, le lien du sang, est plus fort que le trade unionism, ou syndicalisme professionnel, à l’européenne. Dans les îles, depuis 1902, toutes les grèves ont été faites sur des plantations et par des Japonais : ce sont non pas des grèves où intervienne l’idée de lutte de classes et qui aient quelque relation au mouvement ouvrier international, mais plutôt des manifestations de race qui naissent à la suite de coups donnés ou de torts faits à des Japonais ; la solidarité de race s’étend parfois hors des plantations jusqu’aux domestiques.

C’est qu’ils ne veulent plus être traités en race inférieure. Ceux qui séjournent depuis quelque temps dans les îles sont moins maniables et plus férus de leurs droits que les nouveaux venus. Les lettres de leurs compatriotes leur disent qu’en Californie l’atmosphère de travail est moins pesante. Toujours à l’affût de nouveautés occidentales, ils entendent parler de socialisme. Enfin, les Japonais qui débarquent maintenant aux Hawaï ne sont plus les paysans d’autrefois, habitués à travailler tout le jour, pour deux yen par semaine et la nourriture ; ce sont des hommes plus instruits, plus mécontents de leur sort, capables de diriger un mouvement. Depuis quelques années, les Compagnies japonaises d’émigration ne choisissent, parmi les candidats à l’émigration, que des gens capables de leur rembourser les grosses avances de 200 ou 250 dollars qu’elles consentent. Résultat : ces émigrants ne sont plus volontiers coolies ; sur les plantations il leur faut beaucoup d’égards, et aussi vite qu’ils peuvent ils prennent des métiers ou filent aux États-Unis vers de plus hauts salaires. C’est en vain que le consulat japonais d’Honoloulou ou que la Central Japanese League essayent de tempérer cet esprit agressif et ambitieux.

Où trouver une main-d’œuvre plus sûre ? Les lois américaines interdisent l’entrée du Territoire à des travailleurs étrangers engagés par contrat et excluent les Chinois ; d’autre part, comme il n’y a pas d’immigration volontaire, sauf de coolies japonais, ne fautil pas, à moins que de ruiner l’industrie du sucre, supporter ces Japonais ? Les planteurs voudraient que le Congrès américain revînt sur l’acte qui exclut les Chinois. Importés pour trois ou cinq ans, réduits à la besogne de coolies, enregistrés, surveillés et rapatriés à l’aide d’une retenue faite par l’État sur leurs salaires, ils ne pourraient s’échapper, ni en Californie ni dans les îles, vers d’autres métiers. Mais aux Hawaï, l’opinion s’oppose à l’admission d’un plus grand nombre d’Asiatiques, et le Congrès ou le gouvernement de Washington ne veulent pas de ce servage légal. Et puis cette importation temporaire de Chinois ne serait qu’un pis aller. Tant que King Sugar ne trouvera pas à recruter ses serviteurs parmi la population permanente, il vivra d’expédients.

Il y a déjà un petit noyau de population formé de travailleurs jadis importés et qui se sont fixés dans les îles : Américains, Chinois, Portugais, Allemands, Scandinaves, Porto-Ricains, etc. Cette population, malgré qu’elle ait perdu 40 000 Hawaïens en cinquante années, a passé de 72 774 à 76 025.

Importer des Blancs coûte plus cher que d’importer des Jaunes, mais, tout compte fait, ne serait-ce pas une économie que d’encourager des immigrants qui pourraient se fixer dans les îles et s’y naturaliser, au lieu de continuer à dépendre d’une main-d’œuvre de passage ? Un Board of immigration a été officiellement installé en 1905. En février 1907, un vapeur anglais chargeait à Malaga 3 000 travailleurs pour les Hawaï. Mais que peut ce Board, malgré toute l’autorité que lui donne le gouvernement de Washington[11] pour développer l’immigration des Blancs, si les planteurs continuent de s’approvisionner de travailleurs par l’intermédiaire des Compagnies japonaises et ne réservent pas aux seuls immigrants d’Europe les terres gratuites ? À supposer même que ce conseil d’immigration réussisse à trouver aux Açores, en Galice, en Sicile ou en Finlande les hommes capables de tenir tête aux Japonais, ces Blancs pourront-ils travailler aussi bien que les Asiatiques sur les plantations ? Certaines besognes, comme l’effeuillage des cannes, sont trop pénibles pour des Blancs : sur les terres irriguées, les cannes croissent à une grande hauteur et, s’entremêlant, forment une jungle : il faut y cheminer accroupi dans une atmosphère surchauffée par le soleil, non aérée par le vent, chargée d’humidité, où l’on s’emplit les poumons et les yeux de poussière. Surmonteront-ils le préjugé que tous les Blancs éprouvent, sauf les Portugais, à travailler comme coolies, côte à côte avec des Jaunes ? Aux Hawaï, le Jaune, comme le Nègre dans le sud des États-Unis, détourne de la terre où il travaille l’immigration blanche. Pour retenir des Européens dans les îles, il faudra leur donner de bons salaires, changer la discipline paternelle des plantations qui traite les travailleurs en enfants ; il faudra leur rendre le séjour attrayant, leur donner un home et des terres. Il y a plus : le vrai moyen de substituer des citoyens blancs à des touristes jaunes serait une révolution dans la culture du sucre : il faudrait morceler les grandes plantations, favorables aux serfs asiatiques, en petits domaines qu’affermeraient des Blancs indépendants. Mais que diraient King Sugar et les planteurs ? Il a fallu une terrible guerre pour retirer à King Cotton ses esclaves.

Pourtant encourager aux Hawaï la tenure de petites fermes par des Blancs paraît être le vrai moyen de rompre ce monopole du servage qu’ont acquis les Asiatiques sur les plantations. Mais il est difficile d’implanter le système du petit fermage aux Hawaï. Pour qu’il se développât sûrement, il faudrait que les Asiatiques vinssent à manquer ou que les salaires et conditions de travail sur les plantations rapprochassent les exigences des Jaunes de celles des Blancs. En attendant, les planteurs aristocrates terriens, s’opposent à ce système qui tend à faire monter le prix des terres, à démembrer les grandes plantations, à rompre la discipline des camps de travailleurs. Au surplus, l’expérience des petits fermiers blancs n’a pas toujours été heureuse : beaucoup ont dû abandonner, d’autres vivotent après de durs débuts ; quelques entreprises de colons américains ne peuvent survivre qu’en employant une main-d’œuvre asiatique. Bien plus, les Jaunes, non pas seulement comme salariés, mais aussi comme patrons, s’emparent de ces fermes. Un Japonais fait remarquer que fatalement les Blancs doivent échouer et qu’ils seront remplacés par une communauté de fermiers orientaux : « Un revenu, qui ne suffit pas à faire vivre une famille de Blancs avec tout le confort auquel ils sont accoutumés, suffit à des Asiatiques. »

La culture du café sur les hauteurs, en des sites tempérés et sains, qu’entreprirent des Américains, est maintenant aux mains des Japonais ; la culture des bananes et des ananas aussi. Que des Japonais organisent, sur la côte occidentale des États-Unis, le commerce de fruits au détail, qu’ils patronnent leurs compatriotes, petits producteurs aux Hawaï, et c’est pour ceux-ci la prospérité assurée. Dans ces petites entreprises de fermage, l’instinct d’association des Japonais les sert. Un syndicat de 55 membres vient de passer un contrat de cinq années pour cultiver les cannes à sucre sur une des plus petites plantations : culture et administration seront sous son contrôle. Un journal japonais d’Honoloulou annonçait, le 8 janvier 1906, qu’une compagnie, au capital de 250 000 dollars, se formait à Tôkyô et qu’elle avait loué, pour vingt ans, 1 600 acres de terres à l’une des grandes plantations hawaïennes, et il ajoutait : « Cette entreprise japonaise aura sa main-d’œuvre à elle, construira des maisons à son usage, fournira elle-même les instruments de culture, la nourriture, etc. » Sans grands capitaux, mais à force d’association, voilà que les Japonais, au lieu de rester les salariés soumis au capital que les planteurs avaient cru importer, menacent d’accaparer les grandes plantations !

Si les Japonais, aux Hawaï, n’étaient que coolies de plantations, l’importance qu’ils y ont prise n’inquiéterait pas tant les travailleurs de Californie. Climat tropical qui ne convient pas à des Blancs, culture tropicale qui n’est point faite pour des hommes libres, en quoi les îles Hawaï, où King Sugar, roitelet de terre chaude, règne sur des serfs de couleur, pourraient-elles donner l’alarme à la côte occidentale des États-Unis dont le climat délicieusement nuancé mûrit des récoltes de céréales, de fruits et de fleurs ? L’afflux des Japonais aux Hawaï a-t-il vraiment chassé les Blancs hors des plantations ? Les Japs n’ont pas eu cette peine, car il n’y a jamais eu beaucoup de Blancs sur les champs de cannes. Ce qu’on peut dire, c’est que, à cause de la distance et de l’isolement des Hawaï, de la mauvaise volonté des planteurs et de l’envahissement des plantations par les Jaunes, les quelques poignées de Blancs qu’artificiellement on a voulu implanter n’ont guère prospéré. Très alarmante pour les planteurs et pour l’avenir des îles, cette situation l’est-elle autant pour le continent américain ?

Mais que les Japs aux Hawaï ne se résignent plus à n’être que des serfs de King Sugar, qu’ils exercent sur les plantations des métiers qualifiés et que dans la campagne ou à la ville ils en viennent à concurrencer les Blancs comme artisans ou marchands, — alors devant cette invasion asiatique, désastreuse aux salariés et aux petits commerçants européens ou américains, les gens de Californie croient avoir quelques raisons de prendre peur.

Comme artisans et comme marchands, entre Japonais et Américains c’est à qui survivra ; et les Blancs continûment perdent du terrain. Il n’y a pas plus de 50 p. 100 des Asiatiques mâles qui soient occupés à cultiver le sucre ; les autres sont attirés par des métiers assez simples d’abord, puis de plus en plus qualifiés. Les plantations sont d’excellents endroits où faire l’apprentissage d’un métier. Aussi, à la campagne, les Japonais, avec un tout petit capital et un demi-savoir acquis sur les plantations, ouvrent des boutiques de forgeron, maréchal ferrant, charron et charpentier. Pour les travaux publics, l’administration, en dépit des recommandations légales d’employer le plus possible de citoyens américains, est obligée d’embaucher des Asiatiques. Les terrassements des chemins de fer sont exécutés par des compagnies japonaises qui passent un contrat. Impossible pour les Blancs de les concurrencer : le contractant, qui traite à de bas prix, se rattrape sur les vêtements, la bière et le saké qu’il vend à ses gens. Comme arrimeurs et débardeurs, comme marins sur les petits vapeurs qui cabotent entre les îles, les Japonais font merveille aux dépens des Hawaïens, et comme charretiers et cochers, ils remplacent les Chinois.

C’est dans les industries du bâtiment, longtemps réservées aux Américains, que la concurrence des Japonais est surtout sensible, — d’autant plus sentie qu’elle coïncide avec une période de dépression économique et qu’en même temps que les Japs contrôlent un plus grand nombre d’emplois, le nombre des emplois diminue. Après l’annexion, il y avait eu un boom : la situation politique du Territoire était fixée ; le tarif assurait la prospérité de l’industrie sucrière ; l’escale des transports de troupes et de vivres allant aux Philippines enrichissait Honoloulou. Des États-Unis, affluèrent les capitaux ; on lança de nouvelles plantations ; des sociétés furent capitalisées à des taux exorbitants. À Honoloulou qui, en 1900, avait 39 000 habitants, — plus d’un quart de la population du Territoire, — on construisit en hâte. Mais une baisse rapide des valeurs sucrières amena une crise financière ; on avait bâti trop et trop vite : beaucoup de travailleurs blancs sont repartis aux États-Unis. Même si le nombre des artisans japonais n’augmente pas absolument, leur nombre dans les divers métiers est proportionnellement plus grand.

Et les Japs, comme charpentiers, maçons, plombiers, ferblantiers ou peintres, réussissent à construire, non seulement des maisons pour leurs compatriotes, des cottages ou de légères maisons de plaisance, mais aussi de substantial buildings. Un entrepreneur américain disait : « J’ai bâti l’an dernier vingt-quatre maisons avec des ouvriers japonais. Six de ces maisons sont maintenant occupées par des charpentiers blancs qui payent un loyer mensuel de vingt dollars. Si j’avais employé une main-d’œuvre blanche, ils auraient à payer trente ou quarante dollars… À Honoloulou, nous pouvons faire pour trois cents dollars ce qui coûterait environ huit cents dollars en Californie. Mes Japs sont réguliers et sûrs et peuvent exécuter n’importe quoi. Je leur fais faire actuellement des meubles pour une maison que je construis. » Et un autre entrepreneur : « Nous pouvons lutter avec les Chinois et les Japs, quand ils sont abandonnés à eux-mêmes ; mais, quand ils sont dirigés par des entrepreneurs blancs, impossible. » À prendre les rôles de sept entreprises de construction à Honoloulou en 1900-1901, 1902, 1905, on constate la disparition des ouvriers blancs, — qui, très nombreux pendant le boom de 1901, vont diminuant de 1902 à 1905 :

occupation 1900-1901 1902 1905
Briqueteurs 11 » 3
Charpentiers 53 32 27
Contremaîtres briqueteurs 1 » »
— chapentiers 9 1 3
— maçons 2 » »
— peintres 2 » »
— plâtriers 1 » »
— plombiers 2 2 1
Maçons 37 2 2
Peintres 16 14 1
Plâtriers 9 2 2
Plombiers 16 5 4
Total 159 58 43

L’industrie des vêtements est presque entièrement aux mains des Asiatiques. Sur 610 tailleurs dans les îles en 1900, 430 étaient chinois, 142 japonais. Les quelques maîtres tailleurs blancs emploient des ouvriers jaunes et profitent du sweat shop system. Savetiers et cordonniers, pour la plupart, sont japonais. Dans l’alimentation, dans les brasseries, les hôtels, les restaurants, Chinois ou Japs sont cuisiniers, pâtissiers et domestiques. Il va sans dire que les boutiques spécialement achalandées pour Asiatiques n’ont que des employés jaunes, tandis que les boutiques, tenues par des Blancs et où se fournissent les Japonais les plus riches, ont un commis interprète chinois ou japonais. Les seules occupations urbaines qui échappent encore à la concurrence des Jaunes sont les imprimeries de langue anglaise, la construction de machines, — matériel pour sucreries et brasseries, — les travaux d’électricité, et, dans l’industrie du bâtiment, les tâches les plus compliquées. Si les Japonais n’y ont pas encore acquis une maîtrise suffisante, c’est qu’ils ont jusqu’ici travaillé surtout pour leurs compatriotes, comme aides ou entrepreneurs de petites affaires, laissant les tâches compliquées et les besognes de contrôle aux Blancs. L’ouvrier américain ne manque pas d’accuser ces Japs de travailler peu solidement, avec des matériaux de second ordre, et de se laisser exploiter par les entrepreneurs ; mais, sans aucun doute, ils progressent en habileté technique et gardent l’ambition d’apprendre.

Comme aides, sans souci des heures qui passent, ils sont toujours prêts à se charger de tout le travail de l’artisan qu’ils assistent. Le Japonais vient présenter son fils aux patrons de métiers qualifiés ; il sollicite pour ce jeune homme une instruction professionnelle, offre qu’il travaille sans salaire, rien que pour pouvoir apprendre. Devant cette ambition d’allures si modestes ; entrepreneurs et ouvriers blancs se prennent pourtant de méfiance : « Ce pays, dit un entrepreneur, devient une sorte de kindergarten pour artisans japonais. » « Je ne veux pas enseigner ces gens à me couper la gorge », dit un autre. Malgré tout, le Japonais trouve des professeurs ; voici les souvenirs d’un plombier : « Quand je travaillais à la Sanitary Laundry, un Jap m’offrit cinquante dollars pour lui montrer à faire un joint. En 1900 et 1901, beaucoup de camarades ont fait de l’argent rien qu’à enseigner leurs métiers aux Japs », — et les impressions d’un mécanicien : « Les mécaniciens blancs sur les plantations se la coulent douce. Moi-même, quand j’y étais, je ne faisais jamais ma pleine journée de travail. Nous avions l’habitude de nous asseoir en rond et de regarder les Japs travailler. Beaucoup en arrivent à ne pas même amorcer le travail. Et puis, un beau jour, ils s’aperçoivent qu’ils ont dressé des mécaniciens qui les valent. »

Aux États-Unis, tout manœuvre, sitôt qu’il s’américanise, devient une manière d’aristocrate : il se sait gré que de la masse des prolétaires faméliques d’Europe, une immigration volontaire et courageuse l’ait sélectionné. Dans les meetings politiques, dans les séances des trade-unions, il s’entend dire que lui, citoyen américain, a le droit et le devoir d’être fier, que ses salaires continuent de monter, doubles ou triples des salaires d’Europe, que le tarif est là pour les maintenir et qu’en somme son standard of living est envié par les prolétaires de tous les pays. Aux Hawaï, ces manières d’aristocrates s’exagèrent encore : si la concurrence des Orientaux diminue le nombre des ouvriers d’Occident, elle tend par contre à élever leurs salaires. Des Blancs sont nécessaires dans toute entreprise qui exige une certaine invention ou habileté technique. Il faut les retenir dans les îles par de hautes payes qui compensent le coût de la vie, l’isolement, et l’aversion dont tous témoignent de travailler avec des Asiatiques. Un surveillant rapporte qu’il payait 2,50 dollars par jour à des marins blancs une tâche de débardeurs : ils quittèrent la place pour des emplois inférieurs, sous prétexte qu’ils ne voulaient pas d’un travail qui les associait à des Japonais. Aux yeux de ces Blancs, l’Asiatique abaisse et souille le métier qu’il exerce. Parfois, les Blancs sont des aventuriers que des vaisseaux de toutes les parties du monde ont déposés dans les îles, ou des sans travail de San Francisco ; le climat plus mou, une existence nouvelle les excitent peu au travail ; le voisinage d’Orientaux les démoralise. Un charpentier, qui veut ajuster une planche, a toujours un Jap sous la main à qui il donne l’ordre de scier, de mettre en place, de clouer. Peu à peu, inconsciemment, pour affirmer la supériorité intellectuelle de sa race, il n’exerce plus guère son métier. Il ne se soucie que de conception, de contrôle, de commandement et laisse la partie manuelle aux Asiatiques : cela flatte son orgueil.

Devant ce détachement superbe, l’humilité et l’ambition des Japonais ont la partie belle : ils la gagnent sur ce Blanc paresseux. Aussi, vers les États-Unis, est-ce une procession d’ouvriers qui s’en retournent, aigris à la pensée que sur territoire américain il n’y a pas place pour eux, citoyens américains, parce que des étrangers, économiquement, sont les maîtres.

Un artisan, quand il végète dans les îles, n’a plus qu’à ramasser ses outils et à se rembarquer : tout cela assurément ne va pas sans dépenses et désillusions, mais il en coûte davantage encore au petit marchand que la concurrence du Jap oblige, sous menace de ruine complète, à sacrifier au plus vite son fonds de commerce et à liquider piètrement ses marchandises. Depuis 1900, sans que le nombre des Japonais ait augmenté, le chiffre des licences commerciales qui leur sont accordées monte beaucoup. Le caractère des immigrants japonais change : moins de coolies, plus de petits marchands. Outre la clientèle des Orientaux, ils fournissent les Hawaïens, les Portugais et les moins payés des Blancs. Voici l’histoire d’un tailleur[12] : « Il avait lutté vaillamment et refusé jusqu’au bout d’employer des Asiatiques, mais les affaires s’en allaient. Beaucoup de Blancs aisés donnaient leur clientèle à des Asiatiques ou à des Blancs employant des Asiatiques. Les seuls clients qu’il gardait encore étaient quelques Blancs qui essayaient de soutenir les commerçants de leur race, dût-il leur en coûter davantage. La journée pour lui était nulle. Plus bas, dans la même rue, tard dans la soirée, plusieurs boutiques de tailleurs asiatiques étaient en pleine activité. »

Les grandes corporations et les gros marchands restent européens ou américains ; les Jaunes ne triomphent encore que dans les petites industries, dans le tout petit commerce : plus les affaires d’un Blanc sont modestes, plus il hait les Asiatiques. À la longue il se peut qu’avec l’appui d’une clientèle jaune assurée et croissante, avec la pratique de l’association, et l’audace que donne le succès, se forment dans les îles de grandes et riches entreprises d’Asiatiques, telles les puissantes maisons chinoises des Straits Settlements.

Fermiers, artisans et petits commerçants d’Amérique sentent que, dans la lutte économique, fatalement ils sont battus, non qu’ils soient inférieurs en habileté technique ou en instinct commercial, mais simplement parce que leurs concurrents ont un mode et un idéal de vie plus modeste que le leur : là contre que peuvent-ils ? Tout de même, Américains, ils réclament, sur cette terre américaine, protection du gouvernement et du pouvoir fédéral. En 1903, une loi fut passée n’autorisant à employer pour les travaux publics, comme artisans ou terrassiers, que des citoyens des États-Unis ou des personnes pouvant le devenir. Il est vrai que, le 7 août 1905, un journal japonais d’Honoloulou publiait cette opinion du district attorney que l’acte était inconstitutionnel, contrevenant à la constitution américaine et au traité de 1895 entre les États-Unis et le Japon. Pendant la session législative de 1905, en vain furent présentés des bills destinés à favoriser les Blancs en déterminant pour les Asiatiques une série d’incompétences : bill sur la construction des maisons, bill nommant une commission de dix membres qui délivrerait des licences, bill défendant au gouvernement de se fournir ailleurs que chez des citoyens des États-Unis, etc.[13]. De même, pour les travaux qu’entreprend le Gouvernement fédéral : amélioration des ports d’Honoloulou et d’Hilo, fortification de la station navale de Pearl Harbor, construction d’édifices publics, etc., les Américains exigent qu’on favorise les citoyens actuels ou futurs, qu’on élimine les Asiatiques qui ne peuvent pas devenir citoyens. Ainsi l’on encouragera, dit-on, la formation d’une communauté homogène de citoyens. On ajoute que c’est diminuer la valeur stratégique des îles que de confier à des Asiatiques la construction et l’entretien des ports et des fortifications. Enfin, le marché pour les marchandises américaines doit nécessairement décroître dans la proportion que le travail des Asiatiques est préféré au travail des citoyens.

Aussi bien que la décision du Board of Education de San Francisco, il n’est pas une de ces mesures qui, si elle était appliquée, n’amènerait la protestation du gouvernement fédéral des États-Unis et du gouvernement japonais : toutes sont contraires au traité de 1895. Cela prouve que ce traité, vieux de douze années, ne répond plus à la situation réciproque des Japonais et des Américains, aux Hawaï et en Californie. Aux Hawaï, en cette petite communauté isolée sur l’Océan, s’est ouverte la lutte désespérée et assez pathétique de quelques milliers de travailleurs européens ou américains d’origine, pour défendre leur mode et leur idéal de vie contre une houle d’Asiatiques qui, au travers du Pacifique, commence de déferler. Ce n’est qu’un combat d’avant-postes, mais qui est un avertissement pour la Californie où il faudra que le gros de l’armée donne.


III

Socialement, politiquement, les Américains sont encore maîtres des îles ; mais garderont-ils le meilleur ? Jusqu’ici les Asiatiques, vivant à part, sont restés sans influence sur les institutions, les lois, les coutumes, le langage des Occidentaux : ils forment un empire dans un empire, et ne se laissent pas entamer.

Mais les Japonais, en limitant pour les Blancs les chances d’emploi, ont empêché que ne se forme au milieu du Pacifique une forte communauté américaine. Si les Hawaï étaient encore un territoire vierge, si King Sugar n’y avait pas des droits acquis, on prendrait grand soin qu’aucun corps jaune ne se glissât dans la société nouvelle. Par leur seule présence les Japonais créent un milieu psychologique qui ne réussit guère aux Blancs, — au lieu d’une égalité démocratique, une hiérarchie aristocratique : tout en bas les Asiatiques, à mi-chemin les Porto-Ricains et les Portugais, les Américains au pinacle. Pour les ouvriers blancs, les îles sont un lieu d’exil ; la vie à côté des Jaunes leur donne le malaise. Point de mariages mixtes : contraindre légalement tous les Orientaux à n’être que des coolies, telle est l’idée qui résume leurs déceptions, leurs mépris et leurs rancunes.

Question de race mise à part, la juxtaposition dans ces îles isolées d’une très nombreuse main-d’œuvre importée et d’une rare main-d’œuvre permanente, suffirait à créer de gros problèmes sociaux. Il est fatal que des travailleurs importés pour un temps assez court se contentent d’un régime et de salaires très inférieurs aux exigences de la main-d’œuvre permanente. Venant pour quelques mois ou quelques années dans un pays qui offre de plus hautes payes que le leur, en ce peu de temps ils entendent économiser de quoi retourner chez eux aussitôt que possible et avec la plus large aisance. D’où, pendant leur temps d’exil, la vie humble, parcimonieuse, qu’ils mènent à l’écart. Lucquois qui vont en Corse pour la moisson ou l’abattage des arbres, Belges qui fauchent nos champs, terrassiers italiens qui travaillent aux forts de Lorraine, — le phénomène est général, tous s’acharnent à drainer, au prix de fatigues et de privations temporaires, un capital qui chez eux leur assure repos et bien-être. Aux Hawaï, cette énorme colonie de nomades asiatiques ni par ses salaires, ni par ses économies n’aide beaucoup à développer l’industrie.

Par réaction contre la vie si piètre des Jaunes et par gloriole de race supérieure, un Blanc aux Hawaï dépense plus qu’un salarié de même classe aux États-Unis. Comme monnaie, il ne se sert pas de pièces valant moins de cinq sous. « Nulle part ailleurs les pauvres ne font autant de chic », remarque un charpentier américain d’Honoloulou. Par les rues, on ne voit jamais un ouvrier blanc porter son dîner dans un panier. Souvent des femmes de charpentiers ou de peintres ont un domestique japonais. Tous ces Blancs forment une caste et sont très attentifs à maintenir leur dignité. Les marchandises ne sont pas de même qualité pour les Américains et pour les Asiatiques. « De se fournir chez un Chinois, dit un ouvrier américain, cela fait une différence d’environ 25 cents sur une note de 2,50 ou 3 dollars, mais vous n’avez que, des marchandises éventées ou de qualité inférieure. Mon garçon, qui travaille chez un des principaux épiciers américains, me dit qu’aussitôt que les marchandises rancissent à l’éventaire, on les remet dans leurs caisses ; puis on les vend au marchand chinois ou japonais. »

Déprimante pour le développement économique de la communauté, la présence de ces nomades besogneux exalte l’orgueil et le désir de paraître du Blanc ; elle exagère la distance entre l’énorme majorité des salariés et le petit groupe des capitalistes qui, au contraire des planteurs en d’autres pays tropicaux, résident pour la plupart dans les îles. Entre ces hauts barons et ces serfs qui vivent côte à côte, point de classes intermédiaires, analogues à ces communautés de fermiers indépendants du Middle-West américain qui, entre les trusters et les prolétaires immigrants, maintiennent encore l’idée démocratique et égalitaire. Les salariés américains dans les îles sont prêts à faire bloc contre les Jaunes qui les menacent et avec qui, socialement, ils ne frayent point. Les Blancs, capitalistes ou salariés, et les Jaunes non seulement ont des intérêts économiques opposés, mais encore manquent de tout intérêt social ou politique qui les unisse : race, traditions, histoire, idéal politique, croyances religieuses, tout les divise. De la part des Blancs, du mépris pour ces Jaunes qui dégradent l’idée de travail et le standard of living ; de la part des Jaunes, mépris pour les Blancs et volonté de maintenir intégralement leur civilisation asiatique. Quelle prise dès lors peut avoir sur ces foules d’Asie l’idée américaine ?

C’est grâce à l’instabilité de la population japonaise que les Américains ont pu jusqu’ici conserver toute l’influence sociale et politique. Les capitaux et les propriétés sont encore aux mains des Blancs. En 1904, 11 979 Européens, Américains et Hawaïens payaient des impôts personnels pour des biens estimés 56 573 104 dollars, alors que 33 376 Japonais ne payaient que pour des biens estimés 4 891 425 dollars. D’autre part, tandis que 12 519 Européens, Américains et Hawaïens, — corporations ou particuliers, — étaient taxés pour des propriétés immobilières évaluées 66 036 853 dollars, 1 955 Japonais n’étaient taxés que pour des propriétés immobilières évaluées 168 545 dollars, c’est-à-dire 2 p. 4000 du total des propriétés. Le caractère nomade des Japonais est encore indiqué par le fait que le Chinois possède 2,39 dollars de propriété mobilière pour chaque dollar de propriété immobilière, tandis que le Japonais possède 9,44 dollars de propriété mobilière pour chaque dollar qu’il a placé en terres ou en bâtisses.

Mais la situation paraît changer. Si le nombre des Japonais n’augmente pas beaucoup dans les îles, les femmes, par contre, viennent plus nombreuses depuis quelques années. Au recensement de 1900, 10 232 femmes mariées formaient 16,7 p. 100 de la population japonaise. Depuis, les statistiques d’immigration et d’émigration indiquent que la colonie japonaise s’est augmentée de 3000 femmes environ. Cela donne à penser que les Japonais commencent à prendre racine, car ces femmes n’arrivent pas toutes pour travailler sur les plantations ; beaucoup viennent comme épouses de petits artisans et commerçants fixés dans le pays, et elles ont beaucoup d’enfants[14]. Comme l’immigration japonaise n’a vraiment commencé qu’après 1887, ils sont mineurs et suivent les écoles. En 1899, l’inspecteur général disait :

Le nombre des Japonais dans les écoles s’est accru de 100 p. 100 en deux ans. Il y a trois ans les Américains étaient plus nombreux. Aujourd’hui il y a deux Japonais pour un Américain, exactement 1 141 contre 601. D’autre part, les statistiques des douanes indiquent qu’en 1898, 82 Américaines vinrent dans les îles pour y résider tandis que l’excès des arrivées sur les départs pour les Japonaises fut de 4 505.

De 1900 à 1901 le nombre des Japonais dans les écoles passa de 1 352 à 1993 : leur augmentation fut de 47 p. 100 ; elle n’était que de 13 p. 100 pour toutes les autres nationalités. De 1902 à 1905, le nombre d’enfants de ces nationalités crût de 3 p. 100, de 42 p. 100 chez les Chinois, de 81 p. 100 chez les Japonais. Or, en 1900, alors qu’il y avait seulement 1 352 enfants Japonais dans les écoles publiques, le nombre des japonais nés dans les îles était de 4 881. Si nous maintenions ce rapport de 47 p. 100, nous trouverions qu’en 1905 il devait y avoir 13 000 Japonais nés dans les îles. Ce chiffre est sans doute trop élevé, car beaucoup de ces enfants ont dû partir.

Néanmoins, la question des écoles se pose. En 1905, les enfants d’origine asiatique formaient un quart de la population scolaire : dès lors une école de type absolument américain et strictement de langue anglaise pourra-t-elle se maintenir et pourra-t-elle américaniser ces jeunes Asiatiques ? À leur contact ne risque-t-elle pas de s’orientaliser ? Quelle influence profonde l’école américaine peut-elle avoir sur ces enfants japonais qui ne font qu’y passer et qui, hors l’école, vivent à part des Américains ? Comme leurs parents sur les plantations et dans les divers métiers, les jeunes Japonais, dans les écoles, prennent peu à peu la place des Blancs. Les enfants d’Américains cesseront probablement d’aller à la public school : avec de nombreux condisciples asiatiques, ils n’apprennent qu’imparfaitement l’anglais ou trop lentement, et puis quelle culture ont-ils en commun avec ces Asiatiques qui n’ont même pas le désir de devenir Américains ? Dans l’île d’Oahou une ou deux familles américaines ont quitté le coin qu’elles habitaient, donnant comme raison que les enfants asiatiques venaient trop nombreux à l’école de campagne.

Les Japonais nés aux Hawaï peuvent devenir citoyens américains : ne profiteront-ils pas un jour de leur droit de suffrage pour accaparer le pouvoir politique ? Jusqu’à présent, la population japonaise née dans les îles ne paraît pas s’y fixer beaucoup plus que les émigrants venus du Japon. Des familles entières s’en vont en Californie ou retournent au Japon, sans se préoccuper de préserver pour leurs enfants ce droit de devenir citoyens américains. Du 1er juillet 1902 au 31 décembre 1905, 4 529 Japonaises et 3 580 enfants, — la plupart nés dans les îles, — quittèrent les Hawaï.

Mais les Japonais sont en train d’acheter et surtout de louer des terres. Comme beaucoup de ces locations sont faites pour dix et vingt ans, il est probable qu’ils feront venir leurs familles. Leurs enfants nés dans les îles pourront devenir électeurs. Or, en 1902, il n’y avait aux Hawaï que 12 550 votants, la plupart Hawaïens et Américains. Que dans quelques années ces Japonais nés dans les îles réclament le titre de citoyens, et le total de leurs voix, — qui ne sera point diminué, comme les voix nouvelles des Américains, par la mort d’anciens électeurs, — peut leur permettre de contrôler le gouvernement du territoire, en se servant des institutions démocratiques qu’ont établies les Américains. Forts de leur solidarité de race, ils peuvent faire bloc, tout en restant étrangers aux institutions et aux traditions américaines, car ils restent fiers d’être Japonais ; ils continuent d’aimer et de regretter au loin leur terre japonaise ; ils savent que le Mikado et son gouvernement ne les perd pas de vue et qu’il entend les conserver comme sujets. Émigrants patriotes, ils ne cessent de se tourner vers le Japon ; entre eux ils reconstituent un nouveau Japon qui garde fidèlement les mœurs et les sentiments nationaux. Ils ne sont pas pour l’américanisme une proie facile comme l’émigrant d’Europe, révolté, individualiste, tout prêt à entrer dans les groupes qui l’américaniseront. Sur ces Japonais qui, en masse homogène, vivent à moitié chemin environ du Japon et des États-Unis, l’attrait de leur pays et de leur histoire reste plus fort que l’idée américaine qui, représentée aux Hawaï par quelques milliers de personnes, ne peut pas avoir la même force persuasive et dominatrice que sur le continent.

Le danger n’est pas immédiat : les Japonais nés dans les îles et qui sont en âge et en humeur de naturalisation sont encore trop peu nombreux. Mais, en attendant, les Japonais, venus du Japon et qui ne peuvent devenir citoyens américains, influent par leur seule présence sur la vie politique. Théoriquement le gouvernement est basé sur le suffrage universel : en fait, à cause de cette grande majorité d’Asiatiques, les îles sont gouvernées par une très petite minorité, et la grande majorité ne pourra jamais avoir le droit de vote. La seule présence des Asiatiques pousse politiquement les Blancs vers l’oligarchie, comme socialement il leur fait prendre le ton et les manières d’aristocrates. D’autre part, le titre de naturalisé aux Hawaï vaut aux États-Unis. Il faudra donc un contrôle de plus en plus compliqué pour distinguer les Japonais nés aux Hawaï des émigrants frais émoulus du Japon : une escale aux Hawaï peut servir aux Japonais à acquérir la pratique d’un métier occidental et à gagner pour leurs enfants le titre de citoyens américains. Les mesures pour interdire l’entrée des États-Unis aux coolies japonais, ne s’appliqueront jamais à tous les Japonais nés aux Hawaï : ils ont le droit de se faire naturaliser.

La perte de leur influence politique sur les Hawaï coûterait plus cher aux Américains que la valeur propre des îles qui pourtant est considérable[15]. Stratégiquement elles ont une grande importance. Isolées dans le Pacifique nord, elles commandent les lignes anglaise et américaine, nord-est sud-ouest, de Vancouver et de San Francisco en Australie et en Nouvelle-Zélande, et elles forment l’étape nécessaire des routes qui de San Francisco vont aux Philippines, en Chine et au Japon. Le câble des États-Unis aux Philippines y touche. Si des Hawaï prises comme centre on décrit sur la carte du Pacifique une circonférence ayant pour rayon la distance qui sépare Honoloulou de San Francisco, au sud et à l’ouest le cercle effleure le système d’archipels qui, par les Marquises et les îles de la Société, les Samoa, les Gilbert, les Marshall, se prolonge au nord jusqu’aux Kouriles et aux Aléoutiennes. À l’intérieur de cette circonférence on ne trouve que des ilots insignifiants, les îles Fanning et Christmas. Quand le canal de Panama sera percé, les Hawaï surveilleront la route du Japon à Panama et flanqueront à l’ouest la ligne fréquentée par les bateaux venant de New-York et de la Nouvelle Orléans à San Francisco. Enfin, posséder les Hawaï, c’est écarter l’ennemi de toute la ligne de côtes qui va du Puget-Sound jusqu’au Mexique, le priver d’une station de charbon située à 2 100 milles de San Francisco, le rejeter ainsi de 3 500 à 4 000 milles en arrière des Hawaï, poste avancé, le forcer à des campagnes de 7 ou 8 000 milles aller et retour, bref l’empêcher de soutenir une guerre navale. Aussi comprend-on que, dans son message de décembre 1905, le président Roosevelt ait dit : « Des mesures immédiates devraient êtres prises pour fortifier les Hawaï. C’est le point le plus important à fortifier dans le Pacifique, pour sauvegarder les intérêts de notre pays. On ne saurait exagérer l’importance de cette mesure[16]. »

La situation actuelle des Hawaï réclame un traitement spécial : c’est une situation spéciale qu’a créée l’admission d’une main-d’œuvre asiatique au service d’une culture privilégiée.

Si les Américains se décidaient à traiter les îles Hawaï comme une colonie tropicale et à l’exploiter au seul bénéfice des capitalistes américains ou hawaïens, le problème de races n’y serait pas tragique. Les Asiatiques vendraient leur travail que les capitalistes blancs achèteraient au meilleur compte et tout serait dit. Mais ce qui vient compliquer les problèmes économiques, sociaux et politiques des Hawaï, c’est le sentimentalisme américain, qui du continent, rayonne, le même sentimentalisme qui inspire la politique « des Philippines pour les Philippins » : on ne doit pas sacrifier à la seule prospérité matérielle des îles l’idée d’un american commonwealth. Sur territoire américain, il ne sera pas dit que des citoyens américains ne puissent gagner leur vie et former une communauté démocratique et égalitaire.

Cet idéal, la main-d’œuvre japonaise, le rend presque impossible. Des planteurs étrangers ou des planteurs américains, qu’un long séjour dans les îles a déshabitués des traditions et sentiments du continent, trouvent que la politique trop sentimentale de Washington est indéfendable. Parmi eux, l’idée a été exprimée et soutenue qu’il serait bon pour les Hawaï d’être non plus un « Territory of the United States », mais simplement une « colonial dependency ». Ainsi l’industrie sucrière pourrait plus aisément obtenir des lois permettant l’importation du Chinois. Contre cette solution, le président Roosevelt s’est vigoureusement élevé[17]. « Notre but est de développer le territoire de Hawaï selon des traditions américaines. Nous ne pouvons admettre aucune solution aux problèmes actuels, qui réclame l’admission de Chinois et qui les confine par statut aux travaux des champs ou à l’état de domesticité. L’état de servilité ne peut être toléré sur le sol américain, une fois de plus… Il y a des obstacles, de grands obstacles à la formation d’une communauté américaine aux Hawaï ; mais il n’est pas dans le caractère américain de reculer devant une difficulté… Hawaï ne deviendra jamais un territoire où une classe dirigeante de riches planteurs vit grâce au travail des coolies. Même si le développement du Territoire doit être rendu plus lent, ce développement doit seulement se faire par l’admission d’immigrants capables finalement d’assumer les devoirs et les charges de parfaits citoyens américains. »

Une population blanche avec le plus haut standard of living et le plus grand pouvoir de consommation, capable de former un état autonome qui puisse se rattacher un jour aux autres États de l’Union, telle est sans doute la solution conforme aux principes américains et aux intérêts des marchands et des ouvriers blancs. Mais, pour encourager l’immigration des Blancs, il faudra réduire les prétentions de King Sugar, varier l’agriculture, remplacer les coolies de plantations par de petits fermiers. C’est toute une révolution à faire. À supposer même que l’on prenne des mesures, qui désormais excluent tout Asiatique, elles ne feront pas disparaître d’un coup les soixante et quelques milliers de Japonais qui sont déjà entrés. Ayant qu’un nombre suffisant de Blancs arrive à neutraliser ces coolies et artisans en place, il faudra du temps.


IV

Cependant que les Hawaï attendent la solution de leurs difficultés de main-d’œuvre et de races, beaucoup de Japonais passent des îles à la côte américaine, transportant avec eux toutes les difficultés que leur premier contact avec les Américains aux Hawaï avait fait naître.

Ce passage, des Hawaï aux États-Unis, est fatal : aucun lien légal ou sentimental ne peut retenir dans les îles une population mobile de coolies excursionnistes. Pour gagner de plus hauts salaires, ils se sont exilés de leur chère terre du Japon : dès que les hortillons, les fermiers de Californie ou les constructeurs de chemins de fer dans l’ouest et le nord-ouest américain leur offrent de meilleurs avantages, sans hésiter, ils pousseront leurs migrations encore plus à l’est que les Hawaï, sur le continent même. Il est fatal que les appels de travail sur la côte californienne se fassent entendre jusque dans les îles. De ce réservoir où les plantations ont accumulé des coolies, il suffit, pour que vers la Californie le flot s’en écoule, qu’un avantage de salaires, même léger, dénivelle l’équilibre entre ces vases communicants.

À ces avantages de salaires s’ajoute la perspective d’un travail plus libre que sur les plantations hawaïennes, l’attrait d’un continent énorme aux possibilités indéfinies, le désir de voir des pays nouveaux, enfin l’action des recruteurs japonais qui travaillent pour les grands entrepreneurs de la côte. Voici quelques annonces faites par ces agents[18] dans des journaux japonais :

GRAND RECRUTEMENT POUR L’AMÉRIQUE

Par arrangement avec Yasuzawa, de San Francisco, nous recrutons des travailleurs pour le continent et leur offrons du travail. Point de délais à craindre en arrivant à San Francisco. Yasuzawa fournira immédiatement du travail. Les emplois qu’on offre consistent à cueillir des fraises et des tomates, à planter des betteraves, à s’engager dans les usines et comme domestiques. C’est vraiment le moment de partir ! Salaires : 1,50 dollar par jour. Tokujiro Inaya — Niigata Kenjin — Nishimura hotel. S’adresser à l’agence d’Honoloulou pour plus de détails, en envoyant le nom de votre plantation. (Extrait de l’Hawaïan-Japanese Chronicle, 22 mars 1905.)

AVIS SPÉCIAL

Pendant les trois mois qui viennent, nous recruterons travailleurs de la province Niigata, Japon, pour le continent américain. Adressez-vous à l’hôtel ci-dessous. Ne manquez pas une bonne occasion. L’association industrielle des Japonais de la province Niigata a envoyé un représentant à Hawaï pour encourager leurs compatriotes à aller en Amérique. Ce représentant, M. Seisaku Kuroishi, assiste quiconque s’adresse à lui. Yamaichi hotel, 1er février 1905. (Extrait de l’Hawaïan-Japanese Chronicle, 22 mars 1905.)

Des arrangements ont été faits avec l’association japonaise-américaine de San Francisco afin que tous ceux qui quittent Hawaï pour le continent par notre intermédiaire puissent trouver du travail. Naigwai Benyeki Shosha.

NOUVELLE LIGNE À VAPEUR

Avec le steamer Centennial nous allons inaugurer, entre San Francisco et Hawaï, une nouvelle ligne de marchandises et de passagers. Pour la commodité des Japonais nous avons un agent à Honoloulou, l’autre à Hilo. C’est un grand steamer de 300 tonnes, bien bâti, parfaitement sûr pour le transport des passagers. Voyages mensuels, traversée en une semaine. Le passage est bon marché. On n’exige pas de dépôt de 50 dollars. Cuisiniers et domestiques sont Japonais et on donne de la nourriture japonaise. Premier départ 25 mars. S. N. S. S. Co. Agents : Honoloulou, Yukinosuki, Shibata ; Hilo, Yasikichi, Toda (Extrait de l’Hawaï Shimpo, 27 février 1905).

De leur côté, les compagnies d’émigration au Japon poussent les émigrants à se diriger vers les États-Unis plutôt qu’à rester aux Hawaï : de plus hauts gages permettront à ces travailleurs de rembourser plus sûrement aux compagnies les avances qu’elles ont consenties. Enfin, peu à peu, l’émigration vers le continent américain n’a plus besoin d’être artificiellement stimulée ; aux Hawaï, les Japonais reçoivent des lettres de leurs compatriotes qui leur parlent de hauts salaires et de plus douces conditions de travail, et qui les pressent de venir.

Du 1er janvier 1902 au 31 décembre 1906, voici le tableau des départs, des Hawaï vers le continent. Si l’on déduit 300 Coréens et 75 Chinois, tous les émigrants sont Japonais :

Périodes. Nombres.
1er janvier 1902 au 30 septembre 1902 1054
1er octobre 1902 au 30 septembre 1903 2119
1er octobre 1903 au 30 juin 1904 3665
1er juillet 1904 au 30 juin 1905 11132
1er juillet 1905 au 30 septembre 1905 1798
1er octobre 1905 au 31 décembre 1905 873
1er janvier 1906 au 31 mars 1906 2038
1er avril 1906 au 30 septembre 1906 6738
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Les planteurs des Hawaï essayent d’enrayer cet exode qui dépeuple leurs champs et peuple la Californie des coolies qu’ils ont aidés à venir du Japon : ils haussent les salaires, améliorent le régime, traitent plus doucement leur main-d’œuvre, demandent au gouvernement du Territoire de prendre des mesures contre les agents d’émigration, prient la Central Japanese League, dont le consul général du Japon à Honoloulou est le président, d’intervenir. Le consul a fait paraître l’avis suivant :

En dépit de la suspension par le gouvernement japonais de l’émigration des travailleurs aux États-Unis…, ils partent en grand nombre vers la Californie et les autres États du Pacifique, immédiatement après leur arrivée à Honoloulou, trompant ainsi les autorités japonaises et manquant à leur parole de venir et de rester aux Hawaï… Bien qu’il soit naturel que des travailleurs soient portés vers les endroits où ils peuvent gagner de plus hauts salaires, ils doivent pourtant prendre en grande considération la politique de leur gouvernement…

Je prie très sérieusement les travailleurs japonais de ne pas agir à l’encontre de la politique du gouvernement japonais en partant aux États-Unis ; ils violent ainsi la promesse qu’ils ont tacitement donnée à leur gouvernement et manquent de bonne foi à l’égard de ceux qui les emploient.

Jusqu’ici tous ces efforts n’ont guère eu de résultats. « En dépit de la suspension par le gouvernement de l’émigration des travailleurs japonais aux États-Unis », en dépit des mesures prises par les planteurs, l’émigration vers de plus hauts salaires continue elle est trop naturelle. Naturelle aussi la politique des entrepreneurs californiens qui viennent chercher dans « ce Kindergarten de travailleurs et d’ouvriers japonais », la main-d’œuvre débrouillée et bon marché, dont ils ont grand besoin.

Il est vrai, comme le déclare le consul d’Honoloulou, que le gouvernement japonais fait tous ses efforts depuis 1901 pour empêcher les coolies d’émigrer aux États-Unis. Toutefois, du 1er juillet 1900 au 31 décembre 1906, il a laissé venir aux Hawaï 56 153 Japonais. L’intérêt que les Japonais ont de faire une escale aux Hawaï avant d’aller en Californie, au Canada ou au Mexique est évident, car, aux Hawaï, comme on a besoin d’eux, on les laisse entrer facilement. Une fois là, le gouvernement japonais ne peut contrôler ces coolies qui ne sont plus soumis aux lois du Japon. Comme Hawaï fait partie des États-Unis, les lois américaines ne permettaient pas jusqu’en mars 1907, d’entraver la circulation de ces Japonais entre les îles et le continent. Bien plus, Hawaï étant territoire américain, les entrepreneurs de la côte du Pacifique pouvaient y embaucher des travailleurs sans violer la loi d’immigration qui interdit l’entrée aux États-Unis des travailleurs recrutés à l’étranger par contrat. Les journaux du 25 janvier 1907 signalaient, à San Francisco, l’arrivée de coolies japonais qui reconnaissaient avoir été amenés par contrat. « Aucun d’eux n’était resté plus d’un mois aux Hawaï et tous ont avoué franchement que s’ils s’étaient rendus auparavant dans ces îles, c’était afin de ne pas avoir de difficultés en Californie où on leur avait promis du travail. » Cette question de la main-d’œuvre aux Hawaï est la cause primordiale du conflit américain-japonais. Depuis vingt-cinq ans King Sugar a su attirer une population moyenne de 60 000 coolies japonais sur ses terres, qui, par leur position centrale dans le Pacifique nord, sont pour l’émigration japonaise un excellent point de distribution vers l’Amérique du Nord et le Mexique. Maintenant que les Japonais sont indispensables aux Hawaï, les Américains, à moins de détrôner King Sugar et de ruiner leur territoire, ne peuvent les en écarter brusquement ; or, tant que les coolies japonais s’y accumuleront, l’Amérique du Nord sera menacée.

La mesure que le président Roosevelt a fait voter en février 1907 par le Congrès est destinée à empêcher les travailleurs japonais dont les passeports sont pour les Hawaï de passer en Californie. L’amendement que le Canada a introduit dans sa loi d’immigration, les immigrants au Canada devront venir directement de leur pays d’origine, — a le même objet. Dès que la mesure fut proclamée aux États-Unis, les Japonais des Hawaï télégraphièrent au président Roosevelt qu’ils protestaient contre une mesure qui les rend à jamais esclaves des capitalistes hawaïens, et, au ministère des Affaires étrangères à Tôkyô, qu’elle était incompatible avec la dignité de l’Empire et ruineuse pour leurs intérêts.

Je suis peiné que les États-Unis, pays si excellent pour notre émigration, se ferment pour nous. Il y a des gens qui disent que malgré que les États-Unis ne soient plus ouverts aux émigrants japonais, rien n’est perdu tant que les Hawaï recevront nos compatriotes. Mais raisonner ainsi, c’est ignorer le caractère des émigrants aux Hawaï. En fait ceux qu’on appelle ainsi sont des émigrants pour les États-Unis. L’envoi mensuel de plusieurs milliers d’émigrants japonais aux Hawaï est fait pour remplacer ceux qui rentrent au Japon et ceux qui des Hawaï passent sur le continent américain. Les véritables émigrants aux Hawaï sont peu nombreux. Il manque aux Hawaï 5 ou 6 000 bras. Quand ils y auront été envoyés, les Hawaï n’auront plus besoin d’autres émigrants. Si l’on continue d’y faire partir 2 000 émigrants par mois, comme en ces derniers temps, il suffira de deux ou trois mois pour que la limite soit atteinte[19].

Ce chiffre de 2 000 émigrants par mois pour les Hawaï, fixé par le gouvernement japonais, et qui devait être porté à 4 000 à partir du 1er juin 1907[20], fut temporairement ramené à 1 005 (juin 1907), en raison des difficultés avec les États-Unis. Le vrai moyen pour le gouvernement japonais d’arrêter toute émigration en Amérique, c’était d’empêcher les départs pour les Hawaï ; or le gouvernement japonais sembla n’y prendre pas garde. Estimait-il que la mesure passée par le gouvernement américain contre ses nationaux ne pouvait être que provisoire ? En tout cas, il savait qu’ils essaieraient de tous les moyens pour la tourner.

Il n’est guère prudent d’élever un mur à proximité d’un réservoir prêt à déborder. Non loin du mur de protection dont s’entourait le continent américain contre le flot de coolies japonais, le gouvernement de Tôkyô, méthodiquement emplissait de travailleurs le réservoir hawaïen. Pour le trop-plein de main-d’œuvre, la pente d’écoulement de l’aqueduc à double arche s’incline du Japon aux Hawaï, puis en Californie : c’est la différence des salaires qui crée l’écoulement dans ce sens. N’était-il pas à penser que le flot des travailleurs japonais trouverait dans le mur des fissures par où suinter aux États-Unis, jusqu’au moment où il le jetterait bas ?

Les coolies japonais filtrèrent à travers la digue américaine, ou la tournèrent par le Canada et le Mexique : on compta aux États-Unis du 1er juin 1906 au 31 mai 1907 plus de 30 000 de ces immigrants, deux fois plus nombreux que les années précédentes, et le mouvement continua jusqu’à la fin de 1907. C’est alors seulement que le gouvernement japonais, jugeant que la situation lui imposait un sacrifice, publia que seuls auraient le droit d’émigrer désormais aux Hawaï les Japonais qui y retournent et leurs proches parents.

Les Japonais savent qu’ils sont indispensables aux îles : comment King Sugar s’accommoderait-il d’une diminution de ses serviteurs ? Les planteurs hawaïens continueront de les attirer, et les Japonais continueront d’écouter leurs appels car derrière les Hawaï ils voient l’Amérique, terre « des possibilités indéfinies ». 60 000 Japonais, déjà installés dans les îles, auront le droit de revenir au Japon et de repartir aux Hawaï en emmenant leurs proches parents. Quel contrôle pourrait prévenir les fraudes ?

Au reste l’interdiction de partir aux Hawaï n’est peut-être pas aussi absolue qu’on l’a dit. Voici d’après le Tôkyô Asahi Shimbun du 15 décembre 1907 quelles étaient les intentions du ministre des Affaires étrangères, le comte Hayashi :

Il a annoncé aux gens qui s’occupent de l’émigration japonaise que durant le mois de janvier 1908, les 23 compagnies d’émigration dont les affaires sont prospères (3 compagnies ont suspendu leurs affaires) auraient l’autorisation d’envoyer chacune aux îles Hawaï 11 émigrants.

Cette autorisation a été officiellement communiquée aux préfets des départements où existent des compagnies d’émigration. Toutefois les émigrants pourront emmener avec eux leurs femmes et ceux de leurs enfants garçons et filles âgés de moins de douze ans.

Multiplions 23 par 11 : 253 émigrants sont autorisés à partir en janvier 1908. Ils pourront emmener leurs femmes et leurs enfants de moins de douze ans ; il est probable que certains emmèneront des femmes et des enfants qui ne sont point les leurs. Sans doute, nous sommes loin des 2 000 ou des 4 000 émigrants que le gouvernement japonais projetait, il y a un an[21], d’envoyer mensuellement aux Hawaï, mais tout de même ce n’est pas l’interdiction absolue des départs.

Pour février, un autre ordre du ministère des Affaires étrangères réglementera l’émigration. Ce chiffre de 253 n’est donc que temporaire : il croîtra ou diminuera, selon que l’antijaponisme américain sera en hausse ou en baisse, selon que les réclamations des émigrants, des compagnies d’émigration, des compagnies de navigation et des Japonais des Hawaï seront plus ou moins vives.

Depuis une année, la solution provisoire du conflit entre Américains et Japonais s’est faite en deux temps. Premier temps : les États-Unis et le Canada essayent d’arrêter les passages des Hawaï en Amérique. Deuxième temps : le Japon promet d’empêcher les départs du Japon aux Hawaï. Au centre du problème se dressent toujours les Hawaï.

L’expérience tentée depuis plus de vingt ans dans les îles doit servir à comprendre les difficultés qui depuis plus d’un an ont surgi sur le continent américain. Suivons en Californie les émigrants japonais.

  1. Les documents sont tirés du Report of the Commissioner of Labor on Hawaï, Bulletin of the Department of Labor. Washington, July 1903, n° 47, et du Third Report on Hawaï. Bulletin of the Bureau of Labor, september 1906, n° 66, qui tous deux sont de belles enquêtes. — Pour une brève histoire des îles Hawaï et de la diplomatie américaine, cf. American Diplomacy in the Orient, by John W. Foster, 1903.
  2. Pour l’année finissant au 30 juin 1905, la valeur totale des exportations du Territoire était de 36 123 867 dollars ; le sucre à lui seul représentait 35 113 409 dollars. En dix ans la production du sucre a passé de 150 000 à 400 000 tonnes. Les plantations couvrent 200 000 acres. Les quatre îles principales, Hawaï, Maouï, Oahou et Kaouaï, ont une superficie combinée de près de milles carrés : soit les deux États de Connecticut et de Rhode Island réunis. Les terres publiques du Territoire représentent environ 1 720 000 acres : 500 000 acres de montagnes ; un million en forêts et pâturages ; 220 000 en cultures.
  3. Seiko, mai 1906, cité par Shinkoron, juin 1906. Article de M. Saito Kan, consul général du Japon à Honoloulou.
  4. Tôkyô Keizai Zasshi, 26 janvier 1907. Cet afflux de Japonais explique l’augmentation des immigrants à Honoloulou pendant l’année fiscale 1906-1907 : 24 531 contre 9 380 l’année précédente.
  5. En 1900 la population mâle ayant dix-huit ans et au-dessus était dans les îles de 85 136. La proportion des Asiatiques était prépondérante : 19 661 Chinois, soit 23,13 p. 100 ; 43 753 Japonais, soit 51,39 p. 100. En 1906 sur 18 024 immigrants japonais, il n’y avait que 732 femmes, soit 4 p. 100.
  6. Seiko, op. laud., Art. Saito Kan.
    1903………………2 253 783 yen.
    1904………………2 410 110 —
    1905………………1 925 302 —
  7. Sur cette organisation de l’émigration japonaise, cf. Third Report on Hawaï, Bulletin of the Bureau of labor, n° 66. Septembre 1906, p. 502.
  8. Je résume deux articles parus dans le Tôkyô Keizai Zasshi, le août et le 9 septembre 1906, sur La Réforme des règlements concernant l’émigration japonaise aux Hawaï et les avertissements de la Préfecture de police, et Les Raisons de réformer ces règlements.
  9. Dès 1902, les émigrants japonais en Corée et en Mandchourie échappaient aux restrictions imposées à ceux qui partaient pour les Hawaï. C’est que les Japonais installés en Corée et en Chine avaient formé des associations capables de faire face aux malheurs pouvant survenir à leurs compatriotes.
  10. Par l’entremise de la Yokohama Specie Bank……1 313 547 dollars.
    Dépôt à cette banque……………………………………945 873 —
    Par l’entremise de la Keihin Ginko………………………452 705 —
    Par mandat-poste…………………………………………383 258 —
    Par l’entremise de banques non japonaises……………114 293 —
    Total………………………………………………………3 209 676 —
    Si l’on ajoute à ces chiffres, le montant de l’argent emporté au Japon par ceux qui rentrent au pays, on peut estimer le total à plus de 6 500 000 yen par an. Saito Kan, op. laud.
  11. « Nos efforts devraient tendre sans cesse à développer aux Hawaï une communauté de petits propriétaires, et non de grands planteurs aux terres cultivées par des coolies… Les îles actuellement s’efforcent de trouver des immigrants capables un jour d’assumer les droits et les devoirs des citoyens américains, et si les chefs des diverses industries adoptent notre idéal et aident de bon cœur notre administration à développer une classe moyenne de bons citoyens, le remède sera trouvé aux problèmes commerciaux et industriels qui leur paraissent si graves. » Président Roosevelt. Message, 3 décembre 1906.
  12. Third report on Hawai, n° 66, Bulletin of the Bureau of Labor, september 1906, Washington.
  13. Les journaux annonçaient récemment que, pour écarter les Japonais de la profession de médecin, on exigerait de tout candidat la connaissance de l’anglais.
  14. Seiko, mai 1906 ; art. de M. Saito Kan, consul général du Japon à Honoloulou. Tableau des naissances et des morts dans la colonie japonaise.
    1903………… 3 474 naissances 995 morts.
    1904………… 2 442 — 723 —
    1905………… 2 254 — 707 —
    En 1904, 1905 durant la guerre russo-japonaise, il y eut beaucoup de retours au Japon ; d’où la diminution des naissances et des morts.
  15. Pendant l’année qui a fini le 30 juin 1906, les États-Unis ont exporté 11 771 155 dollars de marchandises, céréales, machines ; pétrole, tabac, etc., aux Hawaï. 10 232 370 dollars de ces exportations sont partis de San Francisco. Les exportations des Hawaï aux États-Unis ont été de 26 850 463 dollars, dont 23 840 803 de sucre brun. Le commerce total s’est donc élevé à deux cents millions de francs environ.
  16. 250 000 dollars ont été votés pour commencer les travaux de défense à Honoloulou.
  17. Message, décembre 1905. Foreign Relations, p. LIX. Cf. supra, p. 72, l’expression de la même idée dans le Message de décembre 1906.
  18. Third report on Hawaï, n° 66, september 1906.
  19. Toyo Keizai Shimpo, 25 mars 1907. L’Avenir des Émigrants aux îles Hawaï.
  20. Asahi Shimbun, 28 décembre 1906.
  21. À la demande des émigrants japonais aux Hawaï et pour encourager cette émigration… il avait été décidé que le nombre des départs serait porté à 4 000 à partir d’octobre 1906. » Mais M. Sato Kan, consul du Japon aux Hawaï, vu l’insuffisance des moyens de transport, obtint que ce chiffre ne fût adopté qu’en juin 1907, et qu’on continuât jusque-là à faire partir chaque mois 2 000 émigrants. L’Asahi Shimbun du 28 décembre 1906 ajoutait : « L’enquête ordonnée il y a quelque temps par le président Roosevelt sur les émigrants japonais aux îles Hawaï est un plaidoyer éclatant en leur faveur ; aussi la décision d’une augmentation graduelle des départs n’a-t-elle pas d’autre raison que l’insuffisance des moyens de transport. » À un an de distance, la semi-interdiction des départs pour les Hawaï par le gouvernement japonais pourrait bien n’être qu’une mesure provisoire.