Andromaque/Édition Girard, 1668/Préface

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Th. Girard (p. np).
VIRGILE

av troisieme livre

DE L’ENEIDE.

C’eſt Énée qui parle.

Littoraque Epeiri legimus, portuque ſubimus
Chaonio, & celſam Buthroti aſcendimus Vrbem.
Sollemnes tum forte dapes, & triſtia dona
Libabat cineri Andromache, Maneſque vocabat
Hectoreū ad tumulū, viridi quem ceſpite inanē,
Et geminas, causā lachrymis, ſacrauerat Aras…
Dejecit vultum, & demiſsa voce locuta eſt.
O felix vna ante alias Priameïa Virgo,
Hoſtilem ad tumulum, Trojæ ſub mœnibus altis
Iuſſa mori ! quæ ſortitus non pertulit vllos,
Nec victoris heri tetigit Captiua cubile.
Nos patria incenſa ; diuerſa per æquora, vectæ,
Stirpis Achilleæ faſtus, Iuuenemque ſuperbum
Seruitio enixæ tulimus, qui deinde ſecutus
Ledæam Hermionem, Lacedæmonioſque hymenæos…

Aſt illum, ereptæ magno inflammatus amore
Conjugis, & ſcelerum Furiis agitatus, Oreſtes
Excipit incautum, patriaſque obtruncat ad Aras.

Voila en peu de Vers tout le ſujet de cette Tragedie. Voila le lieu de la Scene, l’Action qui s’y paſſe, les quatre principaux Acteurs, & meſme leurs Caracteres. Excepté celuy d’Hermionne, dont la jalouſie & les emportemens ſont aſſez marquez dans l’Andromaque d’Euripide.

Mais veritablement mes Perſonnages ſont ſi fameux dans l’Antiquité, que pour peu qu’on la connoiſſe, on verra fort bien que je les ay rendus tels que les anciens Poëtes nous les ont donnez. Auſſi n’ay-je pas penſé qu’il me fuſt permis de rien changer à leurs mœurs. Toute la liberté que j’ay priſe, ç’a eſté d’adoucir vn peu la férocité de Pyrrhus, que Seneque, dans ſa Troade, & Virgile, dans le ſecond de l’Eneïde, ont pouſſée beaucoup plus loin que je n’ay crû le deuoir faire.

Encore s’eſt-il trouué des gens qui ſe ſont plaints qu’il s’emportaſt contre Andromaque, & qu’il vouluſt épouſer cette Captiue à quelque prix que ce fuſt. I’auouë qu’il n’eſt pas aſſez reſigné à la volonté de ſa Maiſtreſſe, & que Celadon a mieux connu que luy le parfait Amour. Mais que faire ? Pyrrhus n’auoit pas lû nos Romans. Il eſtoit violent de ſon naturel. Et tous les Heros ne ſont pas faits pour eſtre des Celadons.

Quoy qu’il en ſoit, le public m’a eſté trop fauorable pour m’embarraſſer du chagrin particulier de deux ou trois perſonnes qui voudroient qu’on reformaſt tous les Heros de l’Antiquité pour en faire des Heros parfaits. Je trouue leur intention fort bonne, de vouloir qu’on ne mette ſur la Scene que des hommes impeccables. Mais je les prie de ſe ſouuenir que ce n’est pas à moi de changer les regles du Theatre. Horace nous recommande de dépeindre Achille, farouche, inexorable, violent, tel qu’il eſtoit, & tel qu’on dépeint ſon fils. Et Ariſtote, bien éloigné de nous demander des Heros parfaits, veut au contraire que les Perſonnages tragiques, c’eſt à dire ceux dont le mal-heur fait la cataſtrophe de la Tragedie, ne ſoient ny tout à fait bons, ny tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils ſoient extremément bons, parce que la punition d’vn homme de bien exciteroit plûtoſt l’indignation, que la pitié du ſpectateur ; ny qu’ils ſoient méchans auec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un ſcelerat. Il faut donc qu’ils ayent vne bonté mediocre, c’eſt à dire, vne vertu capable de foibleſſe, & qu’ils tombent dans le mal-heur par quelque faute qui les faſſe plaindre ſans les faire déteſter.