Anecdotes normandes (Floquet)/La Basoche de Rouen

La bibliothèque libre.
Texte établi par Charles de BeaurepaireCagniard (p. 199-223).


La Basoche de Rouen


Séparateur



De toute antiquité, les clercs du Parlement de Rouen s’étaient signalés par mille gentillesses, par mille tours plus ingénieux, mieux imaginés les uns que les autres ; et, de mémoire d’homme, il ne s’était pas écoulé d’année où ils n’eussent mis la ville en peine par leurs faits, gestes et prouesses, et causé aux gens de bien quelque trouble ou notable dommage. Mais, en 1774 et dans les années qui suivirent, il devint clair que cette jeunesse généreuse allait laisser bien loin, derrière elle tous les exploits de ses devanciers ; tant il est vrai que l’espèce humaine va toujours s’amendant et s’améliorant, jusqu’à ce qu’il n’y ait pas moyen de pousser la perfection plus loin ; parce qu’enfin tout ce qui est mortel a des bornes.

1774 ! l’époque est notable ; le Conseil supérieur venait d’être supprimé, expulsé ; car pourquoi ne pas dire le mot ? Rien n’y avait manqué, pas même le pamphlet, pas même la caricature ; le Coup-d’œil purin, l’estampe des Vendeurs chassés du temple, sont encore là pour le dire. Avec quel enthousiasme, au contraire, avait été fêté le Parlement rendu aux vœux de notre ville, de la province tout entière ! Un mois durant, ce n’avaient été, dans Rouen, que députations, harangues françaises et latines, pièces de vers, banquets, feux d’artifices, fêtes de toutes sortes. Les graves magistrats s’étaient laissé faire de bonne grâce ; au Palais, toutes les têtes avaient tourné, je dis les plus vieilles, celles que couvraient les plus blancs cheveux, que chargeaient les plus lourdes perruques ; comment donc celles des clercs auraient-elles pu y tenir ? Ne s’avisèrent-ils pas, un jour, de traîner dans les rues, un mannequin d’osier revêtu d’une robe de palais, coiffé d’un bonnet carré, et ressemblant à M. de Crosne, le premier président du défunt Conseil, mais lui ressemblant si bien que Mme de Crosne, je crois, s’y fût méprise. Quel bruit cela fit dans la ville, vous pouvez le penser, surtout lorsqu’on sut la réponse des clercs aux officiers de police qui les voulaient gourmander et citer en justice ! — « Voilà bien du bruit pour un feu de joie (avaient-ils dit) ; vous nous demandez qui nous avons voulu brûler ainsi ; eh ! mon Dieu, un corps sans âme, et voilà tout. » Nouvel outrage pour messieurs du défunt Conseil supérieur, qui déjà n’en pouvaient mais. Le Parlement, si grave qu’il fût, ne se possédait pas de joie ; et il fit dire, sous barbe, aux officiers de justice, qu’ils eussent à laisser ces jeunes gens en repos ; leur réponse avait fait fortune, et il fut clair qu’on allait leur passer bien des choses. Les bons personnages l’avaient vu de reste, et songeaient déjà, en grande perplexité, quelle chose dommageable ils pourraient bien faire.

Dans ce moment d’ivresse, d’effusion générale, où tout le monde s’embrassait, fraternisait et s’aimait d’enthousiasme, fut renouvelée l’antique alliance entre les clercs et les écoliers, alliance offensive et défensive contre tout ce qui, dans Rouen, était soupçonné d’avoir un faible pour le calme, la tranquillité, et répugnait, si peu que ce fût, au bruit, au tintamarre, choses, en tout temps, fort prisées de la jeunesse. Quatre ou cinq cents clercs, tant du Parlement que du Bailliage, de la Cour des Aides, des notaires, des huissiers, et à peu près autant d’écoliers, plus grands que vous ne les voyez aujourd’hui (car les fruits hâtifs étaient alors fort rares au marché) ; c’était là, assurément, une armée formidable, faite pour inspirer au loin un effroi salutaire. Ce fut aux bourgeois de Rouen à prendre patience et à demander au ciel l’esprit de force et de résignation. Donc, par les rues de Rouen, ce n’étaient plus, chaque soir, que sonnettes agitées, marteaux ébranlés, lumières éteintes, puis un sauve qui peut général à grandes enjambées, et des tapageurs point de nouvelles ; car le moyen de les atteindre ? Dans la cour du Palais, surtout, et dans les régions circonvoisines, les infortunés habitants, sans cesse en alarmes et sur le qui-vive, ne connaissaient plus la paix que de nom, et pour en avoir entendu parler jadis à leurs grand’mères. Mais, plus qu’eux tous, le concierge-buvetier du Parlement en était aux abois : c’était Chouquet ; les anciens de Rouen l’ont connu ; important, bavard comme tous ces heureux serviteurs de grandes maisons, qui ont l’air d’avoir cent maîtres, et au fond n’en ont pas un ; se regardant comme du corps du Parlement, et non pas des moindres assurément ; jugeant, tranchant, disant sans cesse : « Nous avons décidé ceci et cela ; rendu tel arrêt de règlement ; mis en veniat le lieutenant-général du Bailliage de tel endroit ; enregistré tel édit, modifié tel autre ; je crois bien que nous refuserons le dernier, mais chut, et bon bec, ou je ne vous dirais plus rien une autre fois. » Empressé, obséquieux et rampant devant messieurs de la Cour ; mais, avec tous autres, rogue, hautain, absolu ; par-dessus tout cela, ennemi né et irréconciliable de tout ce qui aimait à sauter, à jouer, à folâtrer et à rire, de tout ce qui ne lui prodiguait point les grands respects, et l’appelait Chouquet tout court ; ayant d’ailleurs ses courtisans, ses flatteurs parmi tous ces oisifs qui environnaient le Parlement, et suivaient ses audiences. C’est qu’aussi un concierge de Parlement avait tant d’autorité ! Vouliez-vous bien voir la messe-rouge de la Saint-Martin ? Vouliez-vous, le jour de l’Ascension, assister au jugement du prisonnier ? Étiez-vous avide, d’entendre Lally-Tollendal, Duval d’Eprémesnil, Thouret, Tronson-Ducoudray ? Vouliez-vous, même, quelquefois, vous passer la fantaisie de voir un grand criminel à la question ? Chouquet était tout puissant dans ces rencontres. Aussi, alors, était-ce : « Monsieur Chouquet, comment vous va-t-il ? comment se porte madame ? Que pensez-vous du dernier édit ? » Et les grands saluts et les poignées de main ; Monsieur Chouquet, enfin, gros comme le bras. Le croiriez-vous toutefois ? c’était à un homme de cette importance que des étourdis de clercs osaient bien s’en prendre, lui faisant des mines, lui tirant la langue, lui adressant de terribles et profondes révérences, dont, à toute force, le bon homme ne pouvait pas être fier, si bien intentionné qu’il fût d’ailleurs. Aussi le rancuneux buvetier les haïssait-il tous du plus profond de son cœur ; et à peine avaient-ils fait quelque frasque nouvelle, qu’incontinent il allait en édifier chacun de Messieurs, au moment de leur déjeûner entre deux audiences ; et Dieu sait s’il en avait à dire ? Sans compter, le soir, dans la ville, dix sonnettes cassées, dans le Marché-Neuf autant de chandelles soufflées, ce monde de plaideurs et de curieux dont regorgeait, alors, la salle des Procureurs, était incessamment en butte à la malice de tous ces vauriens, qui, çà et là, attachaient des queues ou des écriteaux, tiraient les capes par derrière, puis faisaient les gens affairés, bien empêchés à minuter des reliefs d’appel et écrits de griefs, ou regardaient vers l’horloge de la chapelle quelle heure il pouvait bien être.

Un jour, à propos de je ne sais quel officier de justice qui, à l’audience de la veille, n’avait jamais pu lire une pièce de procédure, fort lisiblement écrite d’ailleurs, et était demeuré court tout à trac, ne firent-ils pas monter, à grande peine, dans la salle des Procureurs, un âne en robe et bonnet carré, les uns le tirant par le licou, les autres lui aidant un peu par derrière ; lorsque le président d’Esneval étant survenu à l’improviste, les drôles, changeant aussitôt d’allure, firent mine de chasser la pauvre bête, jurant et protestant que, méchamment et à dessein de nuire, elle avait monté l’escalier, quoiqu’on le lui eût défendu en termes exprès. « Je le crois fermement, leur dit ce président, et je pense, de plus, que cet âne se sera ainsi accoutré lui-même ; mais il venait pour vous voir et vous faire honneur ; on dira, non sans cause, qu’il est venu chez les siens et que les siens ne l’ont point voulu recevoir. » Cette fois, du moins, il y eut une bonne amende de cinquante francs contre celui qui avait imaginé le tour ; mais c’était chaque jour à recommencer. Dans la grand’chambre d’hiver, au temps des grands froids, un paysan entrait-il tout transi, regardant d’un œil d’envie l’immense cheminée monumentale où brûlaient des arbres entiers ? aussitôt ce monde de clercs s’entr’ouvrait, par grand respect, pour lui laisser une plus libre entrée ; mon rustre, touché jusqu’au cœur d’un accueil si obligeant, s’avançait, en toute joie, gagnant la cheminée à grandes enjambées, et remerciant, à part soi, tout ce petit peuple, qui, à grand tort et fort injustement, lui avait été dénoncé comme inhumain et inhospitalier ; il y a des langues si mauvaises ! Mais il n’y était pas resté quelques secondes, que, suffoqué, grillé dans cette zône torride, le pauvre diable reculait vivement, faisant mine de vouloir sortir, haletant, pantelant, et cherchant par où il était venu ; mais ce n’étaient que grimaces perdues : hélas ! un mur infranchissable s’était élevé derrière lui comme par enchantement ; et, de quelque côté qu’il tournât ses regards effarés, ce n’étaient plus que gens méditatifs absorbés dans le notable point de droit en discussion, ou relisant des qualités, ne voyant plus rien autour d’eux, et, pour tout dire, n’étant plus de ce monde, tant une attention profonde peut enlever l’homme aux choses de la terre ; jusque-là qu’un jour le premier président Camus de Pont-Carré voyant un malheureux en danger d’être réduit en cendres pour peu que cela durât encore un peu, leur cria, de sa forte voix, et de son ton railleur qui les faisait tous trembler : « Sauf votre meilleur avis, mes petits maîtres, c’en est assez, comme je crois ; laissez tôt passer cet homme, et, sur vos yeux, n’y revenez pas. »

Ennuyé, à la fin, de tous ces tours, qui semblaient ne devoir plus jamais finir, le Parlement assemblé se demandait, un jour, comment on s’y pourrait bien prendre pour mettre à la raison un monde si remuant, lorsqu’un ancien de la grand’chambre alla s’aviser d’un moyen auquel personne n’avait songé encore : « La Basoche ! s’écria-t-il ; rétablissons la Basoche ! Cette jeunesse trouble incessamment le Palais et la ville, y mettant tout en rumeur ; qu’il y ait parmi elle, à l’avenir, comme autrefois, une hiérarchie avouée, des supérieurs et des inférieurs, des dignitaires et du peuple, des justiciables et des juges ; les perturbateurs seront morigénés par leurs pairs, qui, parbleu ! ne leur feront pas de grâce. Les instituer, en titre d’office, répresseurs des désordres, c’est les empêcher d’en commettre désormais. Avez-vous dans votre logis un commensal suspect et que vous ne puissiez chasser ? donnez-lui votre bourse à garder ; ce sera, croyez-moi, le mettre bien en peine. La Basoche rétablie, voyez-vous, c’est la division chez l’ennemi, c’est l’ordre dans le palais. Qu’en pensez-vous ? ce Machiavel avait du bon. » L’expédient avait souri au plus grand nombre, et, malgré quelques opposants, un arrêt intervint qui rétablissait la Basoche.

Voilà, donc, ce grave et prudent sénat en exercice ; un président, douze conseillers, un procureur-général, deux huissiers, un contrôleur, un trésorier, et jusqu’à des avocats, pris, tous, parmi les premiers clercs ; rien n’y manquait plus, et il les faisait beau voir regardant de haut tout ce menu peuple de clercs qui les avait élus ; tenant, sur toutes choses, à honnête distance, les clercs d’huissiers, qui avaient voulu se faire admettre dans le corps de la Basoche ; mais il y avait eu grand procès à ce sujet : la cause, vivement plaidée à la grand’chambre par les meilleurs avocats du temps, les Thouret, les Ducastel, avait, elle seule, pris toute une longue audience du mardi-gras, et fini à la grande confusion des malheureux clercs d’huissiers, qui avaient été déboutés avec dépens. Glorieux triomphe pour nos seigneurs de la Basoche ! Aussi les fallait-il voir, marchant droit en leur pontificat, avec l’habit noir français, le petit manteau, le rabat noir, les cheveux longs, la toque en tête, plus fiers que des pairs de France en un lit de justice.

Que fut-ce donc, lorsqu’un beau jour, dans les combles du Palais, furetant partout, et ouvrant un vieux bahut, ils y eurent trouvé les titres antiques de la Basoche, cette « cour plénière, authentique, haute, magnifique, préexcellente à toutes autres Cours, en honneur et sublimité » ; car il n’y avait pas une pièce, pas une charte dans ce vieux coffre, où ne lui fussent prodigués tous ces titres d’honneur. Mais qu’était-ce au prix de ce qu’ils allaient trouver encore ? Pour le coup, ils se frottaient les yeux, et ne le pouvaient croire : Louis XII, le père du peuple, instituant la Basoche de Rouen, de sa pleine puissance et autorité royale, et, pour cela, parlant en vers ; en vers, entendez-vous ? au lieu que, pour créer le Parlement qui s’en faisait tant accroire, le sage monarque, tout bien considéré, avait jugé que c’était assez que de la prose. Les vers, surtout, qui terminaient cette charte, leur semblaient si beaux, qu’ils les redisaient toujours, et ne s’en pouvaient lasser :


« De plus, faisons commandement
A tous faisant esbatement,
Que, combien qu’ils se tiennent chers,
Comme Cosnardz, Coqueluchers,
Et autres, qu’ils fassent hommage
A la Basoche, en tout passage,
Et sans user de voie de faict ;
Car ainsy voulons estre faict. »


Fallait-il s’étonner que la Basoche, inspirée par une origine si poétique, eût rimé, versifié, pendant plus de deux siècles, au grand chagrin d’Apollon, qui ne s’en pouvait consoler ; qu’elle adressât des requêtes en vers au Parlement, qui les transcrivait gravement tout entières dans ses arrêts, toujours favorables aux désirs de la Basoche ! Et ces vers valaient bien, ceux de la charte royale ; témoins ceux-ci :


« A ces causes, nos sieurs, il vous plaise permettre
Aux susdictz supplians la Régence remettre,
En les laissant joïr de tout le contenu
Au Patent et arrest qu’avez lu et tenu,
Vous asseurant, nos sieurs, de ne rien entreprendre,
Que, premier, à la Court il ne soit faict entendre ;

Puis, ensemble, d’un cœur noble, gentil et gay,
Planterons ung sapin le premier jour de may. »[1]


Mais, parmi tous ces vieux papiers, la Basoche avait trouvé bien autre chose, en vérité, que des vers. Quels privilèges, quels droits, quelle compétence ! La police du Palais, par exemple, à l’exclusion de messieurs des Requêtes, sauf les affaires où elle se serait laissée devancer par eux ; et y avait-il beaucoup d’apparence ? juridiction civile, juridiction criminelle, carcan, pilori pour les voleurs de mouchoirs et de tabatières ; mais, bien mieux que cela encore, haute potence dans la cour du Palais, où, au bon temps, avaient été pendus force coupeurs de bourse. C’étaient là de beaux exemples à suivre ; et messieurs nos maîtres les conseillers de la Basoche moderne grillaient de se mettre à l’œuvre, se promettant bien, dans leurs dents, de ne point dégénérer de leurs devanciers. En attendant les grandes affaires, et pour peloter (comme on dit) avant la partie, les voilà qui déclarent une guerre à mort aux éperons appelants et intimés qui osaient s’aventurer dans les salles et galeries du Palais. Malheur, alors, au plaideur housé et botté qui entreprenait d’entrer dans la grande salle, sans mettre bas cet accessoire proscrit sans pitié dans tous les prétoires de France et dans toutes les cohues ! Vite, il lui fallait, bon gré, mal gré, payer l’amende ; auquel cas, en recevant ses vingt sous, les drôles le saluaient d’un grand merci, lui promettant bien de ne le point oublier dans leurs prières. Ou bien, faisiez-vous mine de résister ? vous vous voyiez appréhendé au corps et contraint de passer le guichet ; comme il advint un jour à un fermier qui avait voulu contester, et à son maître qui, se mêlant, mal à propos, de l’affaire, s’était laissé aller, dans sa colère, à parler trop peu circonspectement de la Basoche.

Malheur, surtout, aux solliciteurs de procès, ce fléau des parlements, gens audacieux, fripons insignes, infestant, alors, partout, en France, les abords de tous les prétoires, y tendant leurs toiles où venaient se prendre tous les niais, vendant, au poids de l’or, à des rustres, leur protection auprès de tel de messieurs, du Parlement dont ils se disaient les amis particuliers, et qu’ils n’auraient osé saluer. Cent fois l’antique Basoche les avait flétris par ses sentences ; mais à la Basoche moderne était réservé l’honneur d’en purger le Palais à toujours.

Un autre objet la regardait encore ; on avait pu, dans ces derniers temps, se faire admettre abusivement dans des charges de procureurs, sans bien justifier des cinq années de cléricature exigées par les ordonnances ; mais le moyen de tromper des Argus intéressés à ne point souffrir d’intrus dans des offices auxquels, plus tard, eux-mêmes allaient prétendre ! Aussi était-ce plaisir de voir comme ils tenaient ferme, et faisaient refuser, à vol de bonnet, par le Parlement, tel praticien qu’avait bien voulu admettre la communauté des procureurs, plus facile. De jeunes juges n’attendez point de doux arrêt ; à une juridiction subalterne ne confiez point de trop grands pouvoirs, ou tenez pour certain qu’elle les fera valoir aux dépens de qui de droit. Les juifs du Puy-en-Vélay auraient bien su qu’en dire, qui leur en eût demandé leur avis ; c’étaient, qui le croirait ? les enfants de chœur de la Cathédrale qui, en cette ville, avaient sur eux haute, moyenne et basse justice. Pauvres enfants d’Israël ! à la male heure s’était-on avisé de leur donner de tels juges ! Il n’y avait semaine où ces révérends pères en Dieu d’enfants de chœur, sans cesse aux aguets, aux écoutes, et en perpétuel soupçon, ne trouvassent en faute irrémissible les arrière-petits-fils d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et ne les mulctâssent, sans merci, de grosses amendes au profit du trésor de l’église cathédrale, qui s’en trouvait bien, et onques n’avait été si rond.

Notre Basoche ne se piquait guère plus de clémence ; et Chouquet, le concierge buvetier, l’apprit, hélas ! bientôt à ses dépens. Tout d’abord, le rétablissement de cette juridiction l’avait pénétré d’une indicible douleur. Se séparant, alors, pour la première fois, du Parlement, avec qui, il avait, généralement, jugé d’accord jusqu’à cette heure : « Ils ont rétabli la Basoche (avait-il dit à ses affidés, avec l’accent d’un profond désespoir), mais souvenez-vous qu’ils s’en repentiront, et que c’est moi qui l’ai dit. » Toutefois, cette première douleur un peu calmée, le digne buvetier s’était mis à prendre en pitié ces petits juges de fraîche création, se promettant bien de n’en tenir compte, et se sachant même mauvais gré de s’être ainsi ému de si peu de chose. Lorsqu’il fallut ouvrir aux nouveaux juges la salle de la première chambre des Enquêtes, qui leur avait été assignée pour tenir leurs séances, s’y refusant net, quoiqu’on lui alléguât les ordres exprès du président De Bailleul, il voulait les conduire ailleurs, dans quelque obscur recoin du Palais ; mais c’était avoir compté sans les huissiers de la Basoche, deux vigoureux jeunes hommes, qui, le saisissant sous les aisselles, sans d’ailleurs lui faire mal, allèrent, en grand respect et cérémonie, le déposer tout ébahi à la Conciergerie, où peine lui fut de passer douze mortelles heures d’horloge, de soixante minutes chacune, comme on comptait dans ce temps-là ; et le pire fut que, lorsqu’il accourut, tout essouflé, le lendemain matin, à la Buvette, conter le cas au Parlement, qui le savait déjà, de reste, messieurs de la grand’chambre se prirent à lui rire au nez, tout d’une voix, et sans qu’il fût besoin d’aller emprunter des membres aux autres chambres pour vider le partage.

C’était, de la part de nos seigneurs de la Basoche, débuter avec éclat, et prendre bravement et magistralement possession de leur prétoire. Mais écoutez quel autre justiciable, bien autrement important, vint, bientôt, paraître à leur barre. Rien moins, en vérité, que monsieur le lieutenant-général d’un bailliage du ressort. Un homme de cette qualité, et si haut placé, ne s’était-il pas avisé de prendre, maintes fois, pour une seule journée, plusieurs actes de comparution, qu’il s’était fait payer rubis sur l’ongle, lorsque, en bonne règle, il ne lui en était dû qu’un seul ? Mais il n’avait pas tant gagné à ce jeu, qu’il ne perdît, à la fin, vingt fois davantage, grâce à la Basoche, qui, l’interrogeant serré, lui prouva son fait, à ne pouvoir sourciller ni dire « : je n’y étais pas » ; et, par honneur et considération particulière pour sa dignité, lui appliqua, en grand respect, le maximum de l’amende ; et puis imaginez le bruit que cela fit en tous lieux !

Vint, bientôt, un procès criminel que jugeaient solennellement la grand’chambre et la tournelle assemblées. C’était la fille Clérot, condamnée à mort par le Bailliage de Rouen, pour prétendu vol domestique, et dont le Parlement allait proclamer l’innocence ; il n’était, alors, question d’autre chose : chaque jour pleuvaient mémoires, factums, plaidoyers, estampes, portraits qu’on s’arrachait par la ville ; les curieux les conservent encore.

Ce fut l’affaire de plus d’une audience ; on s’y portait en foule, de tous les coins de la ville : le Palais de Justice semblait une place prise d’assaut ; enfin, il y eut des curieux qui, faute de meilleures places, allèrent bravement s’asseoir jusque sur les bancs de messieurs du Parlement, pour voir les choses de plus près, et juger le cas avec plus de sûreté de conscience. Quelle fortune pour la Basoche, et la belle occasion pour elle d’instrumenter et de se faire de fête ! En hâte donc, un bon procès-verbal fut dressé contre quatre des délinquants les plus notables, contre le peintre Descamps, entre autres, le directeur de notre école de peinture, artiste distingué, et qui faisait honneur à notre ville. Mais un conseiller de Tournelle, M. Boullenger du Bosc-Gouët, avait trouvé fort mauvais qu’on s’en fût pris ainsi à un de ses amis, et les officiers de la Basoche furent mandés en son hôtel : « Çà, mes maîtres, leur dit-il, maintenez, si vous le voulez, en votre procès-verbal, MM. tel et tel, pour l’exemple, mais ayez à rayer, tout à cette heure, M. Descamps, qui est fort de mes amis. » — « Monsieur, le procès-verbal est indivisible (lui répondit fièrement un de ces austères magistrats, jeune homme incorruptible qui, en un besoin, aurait, je crois, jugé son père) ; tous quatre ont failli, tous quatre seront punis, sauf le respect qui vous est dû. » — «  Mais, reprit le conseiller, tout surpris et déjà fâché, la Cour, par mon organe, vous ordonne de biffer ce nom sans tarder davantage. » — « La Cour ? qu’on nous montre donc son arrêt », répondit fièrement notre Brutus. » — « Eh quoi ! s’écria le conseiller passé de colère, il vous faut montrer des arrêts ? vous êtes de plaisantes gens, Messieurs de la Basoche ! allez, allez ! faites ce qu’il vous plaira ; mais tenez pour certain que vous entendrez parler de moi avant peu. » — « Monsieur, dirent-ils en se retirant, peut-être parlera-t-on de nous auparavant. » Ce qui ne manqua pas d’arriver, en effet, et sans qu’il tardât guère ; car, à quelques minutes de là, on lisait, placardée dans toutes les rues, à tous les carrefours, et jusque dans la cour du Palais, une sentence de la Basoche, imprimée en gros caractères, qui, sans faveur, sans acception de personnes, condamnait les quatre délinquants au maximum de l’amende, le peintre Descamps comme les autres. M. Boullenger de Bosc-Gouët ne se possédait pas ; mais le meilleur fut que messieurs de la Basoche, mandés devant la Tournelle, pour y rendre compte de leur conduite, après qu’ils eurent, franchement et au long, raconté toute l’affaire, reçurent mille louanges sur leur équité, au lieu de la verte semonce qu’avait voulu leur attirer le conseiller de Tournelle ; encore fut-ce lui, comme l’ancien de la chambre, qui se vit forcé de complimenter les drôles ; à quoi, de vérité, il n’y mit guère de bonne grâce, car à peine le pouvait-on entendre, tant il parlait entre ses dents.

Pour Chouquet, combien il était exaspéré, on ne le saurait croire : « Ne vous l’avais-je pas bien dit, criait-il à tous venants ; les voilà qui tiennent tête à un de messieurs de Tournelle ; qu’on les laisse faire, et ils s’en prendront bientôt à une chambre tout entière. » Chouquet n’avait pas cru si bien dire ; la chose devait arriver comme il l’avait prédite, et le plus beau du jeu fut que le paillard ne put s’en prendre qu’à lui-même ; car, un jour, comme il rôdait dans les couloirs, le nez au vent comme à son ordinaire, voilà qu’un voleur sortait d’une salle du Palais, tout chargé de franges d’or arrachées aux bancs et aux fauteuils, et dont le pauvre hère avait cru faire son profit. Arrêté sur l’heure, et conduit à la Conciergerie, son affaire ne devait pas traîner en longueur : mais deux juridictions pouvaient en connaître : la Basoche d’abord, dont pas un membre ne se trouvait là, pour l’instant ; puis la chambre des requêtes, qui n’avait jamais renoncé à punir les délits commis dans l’enclos du Palais ; or, par fortune, elle se trouvait être en séance ce jour-là, et au premier saisi devait demeurer l’affaire. Voilà Chouquet bien affairé dans le Palais, montant, descendant les escaliers, faisant le bon valet, et enfin contant le cas à messieurs des requêtes, qui envoient aussitôt un des leurs à la Conciergerie pour verbaliser vite et assurer leur compétence. Mais, ô coup de foudre pour Chouquet, qui l’avait suivi, voulant être de la fête ! comme ils entraient dans la prison, un clerc malencontreux, conseiller de la Basoche, en sortait, quittant le prisonnier qu’il venait d’interroger en bonne forme ; bref, la Basoche était saisie, et il n’y avait plus de remède ; car la chambre des requêtes voulut bien d’abord incidenter ; mais que faire contre un procès-verbal et un interrogatoire irréprochables de tout point ? Ce fut à Chouquet à se mordre les doigts et à battre sa coulpe ; car, tout en courant, à perdre haleine, avertir messieurs des requêtes, le bavard, rencontrant quelqu’un des siens dans les corridors, s’était vanté du bon tour qu’il allait jouer, disait-il, à la Basoche. Or, ayant l’oreille dure au possible, il avait, en bon chrétien, crié à tue-tête, comme s’il eût eu affaire à un autre lui-même ; ce fut le salut de la Basoche ; car, par fortune, un membre de ce prudent collège, dont les cinq sens étaient merveilleusement dispos, l’ouïe principalement, avait saisi au vol la confidence ; ingambe et alerte plus que tous les buvetiers et que toutes les chambres des requêtes du royaume, ce maître conseiller avait couru, en hâte, à la prison, instrumenter sans remise, et s’en allait comme les autres arrivaient. Puis allez vous commettre avec des clercs et leur disputer la compétence à la course ! Au demeurant, l’affaire en valait la peine ; un instant, il avait été parlé de la potence ; il fallut, toutefois, se contenter du carcan ; de quoi ce fut bien dommage, assurément ; mais encore était-ce déjà quelque chose. La grand’chambre confirma la sentence, et notre voleur de franges fut exposé dans la cour du Palais. Au train dont y allaient messieurs de la Basoche, ils n’en devaient plus guère à leurs devanciers. Pas un solliciteur de procès n’eût osé se montrer maintenant dans la grande salle ; pas un procureur n’eût été admis, qui ne justifiât péremptoirement de cinq bonnes années de cléricature, de douze mois chacune, sans qu’il s’en manquât d’une seconde ; on parlait de planter un Mai, comme avaient fait les anciens, d’allumer un grand feu dans la cour du Palais, et ma foi, par la même occasion, de faire confectionner une potence toute simple, mais bien conditionnée, à tout événement, et pour ne pas être surpris.

Tous ces bons personnages n’entendant point raillerie sur les incartades des clercs leurs confrères ; étant prêts, jour et nuit, à procéder, à instrumenter contre eux, à les juger sans leur passer la moindre peccadille, et les tenant, pour ainsi dire, serrés de si près que pas un n’eût osé broncher si peu que ce fût, il n’y avait sorte de bontés que le Parlement n’eût pour eux, afin de les maintenir en ferveur, et de conserver dans le Palais la paix, qui, de vrai, était leur ouvrage. Lors des visites du 1er janvier, les salons de la première présidence s’ouvraient à deux battants pour messieurs les officiers de la Basoche ; les honneurs, les exemptions, leur étaient prodigués. Le gouverneur de la province avait voulu enrôler les maîtres clercs dans la garde bourgeoise ; le Parlement, intervenant aussitôt, les en fit dispenser pour toujours. Après l’affaire du peintre Descamps, la direction du théâtre, voyant quelles gens c’étaient que ces seigneurs de la Basoche, et comptant bien qu’ils pourraient faire taire nombre de petits clercs et praticiens qui, chaque jour, au parterre, lui donnaient de la tablature, s’était empressé d’abandonner régents, conseillers, tous les officiers, enfin, moyennant la modique somme d’un louis par tête, au lieu de cent cinquante francs que payaient tous les autres habitants de la ville. Mais la direction les eût-elle reçus gratis, encore y aurait-elle trouvé son compte ; car ils firent si bien taire tout ce petit monde bruyant de clercs, que tout, bientôt, fut en paix, au théâtre comme au Palais, et qu’on y vit revenir en foule la bonne compagnie, que le tapage en avait chassée. C’était, désormais, un corps imposant que la Basoche. L’avocat-général Grente de Grécourt, homme d’esprit et aimant à rire, un jour, au sujet d’un procureur du roi d’Argentan, qui, dans une lettre, le traitait de cher collègue, s’écria, en pleine conférence, oyants tous les procureurs et clercs du Palais, que de collègue, il n’en avait point dans le ressort, sauf, toutefois, le procureur-général de la Basoche.

Tout, donc, paraissant sourire à ce sénat naissant, il frappait dur et souvent sur les délinquants ; bref, on y jouissait de la vie, on se promettait de belles années, des jours de puissance, de gloire et de triomphe. Mais c’étaient là de ces illusions, de ces rêves décevants d’une jeunesse aveugle et confiante. Tandis que ce lierre si verdoyant s’élançait autour du chêne antique, s’identifiant avec lui, le vieux arbre lui-même, sapé par la hache, penchait vers la terre, et tomba enfin lourdement, faisant tout retentir du bruit de sa chute.

Un jour, en octobre 1790, dans la cour du Palais de Justice, des carrosses en grand nombre attendaient leurs maîtres occupés dans la grande chambre dorée ; les chevaux, l’œil morne et la tête baissée, semblaient prendre leur part des humiliations infligées à leurs maîtres, et attendaient humblement le signal du départ. Enfin, descendirent, par le grand escalier, tous les membres du ci-devant Parlement de Normandie, revêtus de la toge qu’ils allaient déposer pour ne la plus revêtir jamais. C’en était fait de cette cour souveraine ; après trois siècles de durée, à son tour, il lui avait fallu entendre son arrêt de mort. Tous les carrosses partirent l’un après l’autre, et la cour du Palais demeura silencieuse et déserte. Chouquet avait tout vu, suivant d’un œil triste ces carrosses dorés, ces riches livrées qu’il ne devait plus revoir jamais. Vous pouvez penser si sa consternation était grande ; car, plus de Parlement, plus de déjeûners, plus de buvetiers, plus de messes-rouges, plus de courtisans, plus de puissance ; que faire donc, désormais, dans ce bas monde ? Admirez, toutefois, comme une rancune un peu vigoureuse est un sentiment vivace qui absorbe tous les autres ! Au plus fort de ses douleurs, de ses amertumes, de ses dernières salutations à messieurs du Parlement, un tout petit incident avait paru soutenir Chouquet défaillant et éperdu ; un rayon de lumière était venu percer ce nuage si sombre : c’est qu’au moment même où les présidents, conseillers, et gens du roi au Parlement descendaient tristement le grand escalier, nos seigneurs de la Basoche descendaient, eux, à petit bruit, par le degré des buvettes, fermement résolus, comme il semblait, à s’en aller, à pied, pour peu que leurs carrosses se fissent plus longtemps attendre. Car c’en était fait d’eux aussi ; et leur charte en vers ne les en avait pu défendre. Chose admirable ! ce spectacle adoucit un peu les angoisses de Chouquet ; on crut voir errer dans ses yeux, sur ses lèvres, un léger sourire ; le buvetier du Parlement, navré de douleur et à demi-mort tout à l’heure, renaissait à la vie en ce moment ; il se consolait un peu, parce que la Basoche n’était plus.


  1. Reg. de février 1570.