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Salle 6 (recueil)/Angoisse

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Traduction par Denis Roche.
Salle 6Librairie Plon (p. 257-268).
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ANGOISSE


À qui confierai-je ma peine ?

Le crépuscule. Une grosse neige, fondante, tournoie paresseusement autour des becs de gaz que l’on vient d’allumer, et se pose, en couche molle et fine, sur les toits, sur le dos des chevaux, les épaules et les chapeaux. Le cocher Iôna Potâpov est blanc comme un fantôme. Replié sur lui-même autant que peut se replier un corps humain, il est assis sur son siège et ne fait pas un mouvement. Glissât-il sur lui tout un amas de neige, il n’éprouverait pas, semble-t-il, le besoin de le faire tomber… Son méchant petit cheval est immobile et blanc comme lui. Par l’angulosité de ses formes, la raideur en bâtons de ses pattes, par son immobilité, il ressemble, même de près, à un petit cheval en pain d’épice d’un kopek. Il est, selon toute probabilité, plongé dans ses pensées. En effet, avoir été arraché de la charrue, de ses paysages habituels et gris, et avoir été jeté dans cet abîme plein de feux monstrueux, de fracas incessant, et de gens qui courent, comment ne pas songer à tout cela !

Il y a déjà longtemps que Iôna et son cheval n’ont pas bougé. Ils sont sortis du dépôt peu après le dîner, et pas d’« étrenne » encore… Et la buée du soir tombe sur la ville. Les innombrables feux des lanternes remplacent la lumière vive. L’agitation bruyante des rues atteint son forte.

– Cocher ! quartier de Vyborg ! entend Iôna tout à coup.

Iôna tressaute, et, à travers ses cils collés par la neige, il voit un officier en manteau, le capuchon relevé.

– Quartier de Vyborg ! répète l’officier. Dors-tu ? Quartier de Vyborg !

Iôna, en signe de consentement, tire les guides, et ce mouvement fait tomber de ses épaules et du dos du cheval des couches de neige. L’officier s’assied dans le traîneau. Iôna excite des lèvres son cheval, se soulève en avant, tend un cou de cygne, et, plus par habitude que par besoin, fait tourner son fouet. Le cheval lui aussi allonge le cou, plie ses jambes raides, et se met en branle d’un pas indécis.

– Loup-garou, où vas-tu passer !… entend crier Iôna, dès les premiers pas, dans la masse noire qui monte et descend. Où le diable te porte-t-il ? Prends à droite !

L’officier se fâche :

– Tu ne sais pas conduire ?… Prends ta droite !

Un cocher de maître jure. Un passant, traversant la rue, qui, de son épaule, a touché le nez du cheval, regarde Iôna d’un air furieux, et secoue sa manche. Iôna, comme sur des aiguilles, se tourne sur son siège, tire les coudes à droite et à gauche, remue les yeux comme un homme que la vapeur aveugle, et il a l’air de ne pas comprendre où il est, ni pourquoi il est là.

– Quels clampins ! persifle l’officier ; on dirait, comme s’ils s’étaient donné le mot, qu’ils font exprès de venir se jeter sur vous ou sous le cheval !

Iôna se retourne vers son client et remue les lèvres…

Il voudrait dire quelque chose, mais rien ne sort de sa gorge qu’un enrouement.

– Quoi ?… demande l’officier.

Un sourire tord la bouche de Iôna, il fait effort du gosier, et dit d’une voix enrouée :

– Mon fils, bârine,… est mort cette semaine.

– Hein ?… De quoi est-il mort ?

Iôna tourne tout le buste et dit :

– Est-ce qu’on sait ?… De la fièvre chaude, probablement… Il est resté trois jours à l’hôpital et il est mort. La volonté de Dieu soit faite !

– Tourne-toi, diable ! crie une voix dans le noir. Tu n’y vois plus sans doute, vieux chien ? Ouvre les yeux !

– Fais marcher, fais marcher, dit l’officier, ou nous n’arriverons que demain… Pousse un peu !

Le cocher tend de nouveau le cou, se soulève, et, avec une grâce pesante, agite son fouet. Plusieurs fois il se retourne vers l’officier, mais l’officier a fermé les yeux et n’a pas l’air de vouloir l’écouter.

L’officier descendu au quartier de Vyborg, Iôna s’arrête auprès d’un traktir, se ramasse encore sur son siège, et ne bouge plus. Une neige fondante reblanchit son cheval… Une heure passe. Une autre.

Trois jeunes gens, faisant claquer leurs caoutchoucs sur le trottoir, arrivent en se disputant. L’un est petit et bossu, les deux autres sont grands et minces.

– Cocher, au pont de la police ! crie d’une voix chevrotante le bossu. Tous trois ; vingt kopeks.

Iôna tire les guides et claque des lèvres. Vingt kopeks c’est un prix dérisoire, mais il ne songe pas au prix. Un rouble ou cinq kopeks, ce lui est tout un maintenant, pourvu qu’il ait des clients. Les jeunes gens, se bousculant, et disant de gros mots, s’approchent du traîneau et veulent y monter tous trois ensemble. Ils discutent qui s’assiéra et qui restera debout. Après un long débat, des manières et des récriminations, ils décident que le bossu, étant le plus petit, se tiendra debout.

– Allez, file, dit le bossu s’installant et soufflant dans le cou de Iôna. Fouaille ! Et tu as un de ces chapeaux, mon vieux !… On n’en trouverait pas un plus mauvais à Pétersbourg.

Iôna rit :

– Hi ! hi !… Il est comme ça…

– Eh bien, « il est comme ça », marche !… Est-ce que tu vas marcher de cette manière-là tout le temps ? Oui !… Alors tu veux des coups ?…

– La tête me fend… dit un des deux grands. Hier soir chez les Doukmâssov, Vâsska et moi nous avons bu quatre bouteilles de cognac.

– Je ne comprends pas qu’on mente comme ça ! s’indigne l’autre grand. Il ment comme une brute !…

– Que Dieu me punisse, c’est la vérité !

– Vrai comme un pou qui tousse.

Iôna sourit :

– Hi, hi ! Ce sont des messieurs gais !…

– Que le diable te !… s’écrie le bossu. Veux-tu marcher, vieux choléra ? Est-ce qu’on marche comme ça ! Flanque-lui du fouet ! Allez, diable ! Allez ! Flanque-lui un bon coup !

Iôna sent derrière son dos le corps qui remue et la voix qui tremble du bossu ; il entend les injures qu’on lui adresse, voit les gens, et le sentiment de la solitude insensiblement commence à s’adoucir en lui. Le bossu braille, tant qu’il ne s’engoue pas dans quelque injure compliquée à six étages ou qu’un accès de toux ne le prend pas. Les deux grands se mettent à parler d’une certaine Nadiéjda Pétrôvna.

Iôna se retourne à tout moment de leur côté.

Profitant d’une minute de calme, il se retourne encore et murmure :

– Cette semaine,… j’ai perdu un fils !…

– Nous mourrons tous ! soupire le bossu, essuyant ses lèvres après un accès de toux. Allons, fais marcher ! Pousse ! Messieurs, je ne puis décidément pas aller plus loin comme ça ! Quand nous fera-t-il arriver ?

– Ranime-le un peu en lui tapant sur le cou !…

– Tu entends, vieux choléra ? ou je te bourre le cou !… Si on faisait des cérémonies avec vous, il faudrait aller à pied. Tu entends, serpent Gorynytch [1] ? Te moques-tu de ce que nous te disons ?

Et Iôna, plus qu’il ne les sent, entend le bruit des coups qu’on lui donne.

– Hi, hi…, rit-il ; vous êtes des messieurs gais ! Dieu vous garde en santé !

– Cocher ! Tu es marié ? demande un des grands.

– Moi ! Hi, hi, hi !… des messieurs gais !… À présent, ma femme, c’est la terre humide,… hi, hi, ho, ho, ho ! La tombe autrement dit !… Voilà ! Mon fils est mort, et moi, je vis !… Drôle d’affaire ! La mort s’est trompée de porte… Au lieu de venir chez moi, elle est allée chez le fils…

Et Iôna se tourne pour raconter comment est mort son fils.

Mais le bossu, faisant un léger soupir, annonce que, grâce à Dieu, ils sont arrivés… Iôna reçoit ses vingt kopeks et regarde longuement les fêtards disparaître sous un portail noir.

Seul encore une fois ! Et une fois encore le silence recommence… Sa peine, un instant adoucie, renaît et distend sa poitrine avec une force plus grande. Les yeux de Iôna courent anxieux sur les groupes de gens qui se pressent des deux côtés de la rue. Ne se trouvera-t-il pas dans ce millier de gens quelqu’un pour l’entendre ? Mais les gens passent sans remarquer ni lui ni sa peine…

Peine énorme, sans borne ! Si la poitrine de Iôna éclatait et si son angoisse s’en répandait, il semble qu’elle inonderait le monde entier, et pourtant nul ne la voit ! Elle a su se loger dans une enveloppe si mince qu’on ne la verrait même pas en plein jour avec une lumière…

Iôna aperçoit un dvornik qui tient un sac de natte, et il décide de causer avec lui.

– Ami, lui demande-t-il, quelle heure peut-il être ?

– Neuf heures passées… Qu’as-tu à t’arrêter ici ? lui dit le dvornik. File !

Iôna avance de quelques pas, se ramasse sur lui-même et s’adonne à sa peine… S’adresser aux gens, il voit maintenant que c’est peine perdue…

Et cinq minutes ne se sont pas écoulées qu’il se redresse, relève la tête comme s’il sentait une douleur aiguë et tire les guides… Il n’en peut plus… « Au relais, se dit-il, au relais ! »

Le cheval, comme s’il comprenait aussi, commence à trotter. Au bout à peine d’une heure et demie, Iôna est déjà assis près d’un grand poêle sale. Des gens autour de lui ronflent sur le poêle, par terre, et sur les bancs. Touffeur irrespirable… Iôna regarde les gens qui dorment, se gratte la tête et regrette d’être rentré si tôt.

– Je n’ai même pas gagné mon avoine, songe-t-il ; voilà pourquoi je m’ennuie !… Un homme qui fait ce qu’il a à faire, quand il a mangé et son cheval aussi, est toujours tranquille.

Un jeune cocher se lève dans un coin, se plaint à moitié endormi et s’allonge pour atteindre un seau d’eau.

– Tu as soif ?

– Oui, j’ai soif !

– Eh bien, à ta santé !… Tu sais, frère, mon fils est mort cette semaine à l’hôpital ? C’en est une histoire !

Iôna veut voir quel effet ont produit ses paroles, mais il ne voit rien… Le jeune cocher s’est caché la tête et dort. Iôna soupire et se gratte la tête… Autant le jeune cocher avait soif, autant il voudrait parler !… Il y a bientôt une semaine que son fils est mort et il n’a pu le dire encore tranquillement à personne… Il faudrait le dire avec ordre, posément ; raconter comment son fils est tombé malade, comme il a souffert ; ce qu’il a dit avant de mourir et comment il est mort… Il faudrait dire son enterrement et le voyage à l’hôpital pour reprendre les hardes qu’il a laissées. Il reste de lui, au village, une fille, Anîssia ; il faudrait aussi en parler. Il y a tant de choses dont Iôna aurait à parler maintenant !… Celui qui l’écouterait, soupirerait, gémirait et saurait le plaindre. Raconter tout cela à des femmes ce serait mieux encore. Elles sont bêtes, mais il ne faut que deux mots pour les faire pleurer…

– Il faut que j’aille voir mon cheval, se dit Iôna. Tu auras tout le temps de dormir, va !… N’aie pas peur, tu dormiras assez !…

Il s’habille et s’en va à l’écurie.

Il songe à l’avoine, au foin, au temps qu’il fait.

Songer à son fils, quand il est seul, il ne le peut pas… Il en pourrait parler à quelqu’un, mais y songer tout seul et se le représenter en vie, c’est affreusement pénible.

– Tu manges ? demande-t-il à son cheval, en voyant ses yeux qui luisent. Allons, mange, mange ! Puisque nous n’avons pas gagné notre avoine, mangeons du foin… Oui !… je suis déjà vieux pour faire le cocher… Mon fils, ça lui allait bien, mais pas à moi. Lui, c’était un vrai cocher !… Il n’avait qu’à vivre…

Iôna se tait quelque temps et reprend :

– Oui, mon vieux cheval, c’est comme ça, plus de Koûzma Iônytch !… Il a voulu nous laisser derrière lui. Ça lui a pris ainsi tout d’un coup, et il est mort sans raison… Tiens, supposons que tu aies un poulain, que tu sois sa mère, et, tout à coup, ce poulain te laisse après lui ; ne serait-ce pas malheureux ?…

Le cheval mange, écoute et souffle sur les mains de son maître…

Iôna s’oublie et lui raconte tout.


FIN



Note

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  1. Serpent qui joue un grand rôle dans les contes populaires russes. (T.)