Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/13

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 97-101).


XIII

Kitty éprouva après le dîner et jusqu’au commencement de la soirée un sentiment semblable à celui que ressent un jeune soldat à la veille de la bataille : son cœur battait très fort et ses idées ne pouvaient se fixer sur rien.

Elle sentait que le soir, quand tous deux se rencontreraient pour la première fois, sa destinée serait fixée. Sans cesse elle se les représentait, tantôt à part, tantôt ensemble. Quand elle songeait au passé, elle se rappelait avec un plaisir mêlé de tendresse ses anciennes relations avec Lévine ; leurs souvenirs d’enfance, ceux de l’amitié de Lévine avec le frère qu’elle avait perdu ajoutaient un charme particulièrement poétique à ses relations avec lui. Son amour pour elle, dont elle était sûre, la flattait agréablement, et le souvenir de Lévine lui était doux. Quant à Vronskï, elle ne pouvait songer à lui sans éprouver une certaine gêne bien qu’il fût un parfait homme du monde ; mais leurs rapports sonnaient faux, non que cela vînt de lui, qui se montrait plein de sincérité et de charme, mais d’elle-même. — Ses relations avec Lévine étaient tout à fait naturelles et pures. Mais en revanche, aussitôt qu’elle envisageait l’avenir avec Vronskï, elle entrevoyait la perspective d’une existence brillante et heureuse ; avec Lévine au contraire, l’avenir restait imprécis.

Étant montée dans sa chambre afin de s’habiller pour la soirée, elle se regarda dans la glace et constata avec joie qu’elle était dans un de ses bons jours, en pleine possession de tous ses charmes ; elle en fut d’autant plus heureuse, qu’elle avait besoin, ce soir-là, de tout son calme extérieur et de toute la liberté de ses mouvements.

À sept heures et demie elle descendit au salon, et aussitôt le valet annonça : « Constantin Dmitriévitch Lévine ». La princesse était encore dans sa chambre et le prince n’était pas encore descendu. « C’est lui ! » pensa Kitty et tout son sang lui afflua au cœur. Elle se vit dans la glace et fut effrayée de sa pâleur.

Maintenant elle était sûre qu’il était venu plus tôt exprès, pour la trouver seule et se déclarer aussitôt. Pour la première fois, elle envisagea la situation sous un jour tout à fait nouveau. Seulement alors, elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’elle seule — ni de savoir avec qui elle serait heureuse, ou qui elle aimerait — mais, qu’à l’instant même, il lui faudrait offenser cruellement un homme qu’elle aimait… Pourquoi ? parce que cet homme charmant était amoureux d’elle. Mais il n’y avait rien à faire. Il le fallait, c’était nécessaire. « Mon Dieu ! dois-je moi-même lui parler ? » pensait-elle. « Et que lui dirai-je ? Que je ne l’aime pas ? Ce n’est pas vrai. Que lui dirai-je alors ? Que j’en aime un autre ? Non c’est impossible, je m’en irai, je me sauverai… »

Elle était déjà près de la porte quand elle entendit ses pas. « Non, c’est absurde. De quoi ai-je peur ? Je n’ai rien fait de mal. Il en adviendra ce qu’il pourra ! je dirai la vérité. Oui, avec lui il n’est pas utile de dissimuler ; le voilà, » se dit-elle en apercevant Lévine, si fort et en même temps si timide, dont les yeux brillants étaient fixés sur elle. Elle le regarda bien en face, d’un air suppliant, et lui tendit la main.

— Je crois que je suis venu trop tôt ! dit-il en jetant un regard sur le salon vide.

Quand il se fut rendu compte que son plan avait réussi, que rien ne l’empêchait de s’expliquer, son visage s’assombrit.

— Oh ! non, dit Kitty en s’asseyant près de la table.

— Mais je désirais vous rencontrer seule, commença-t-il sans s’asseoir et sans la regarder pour ne pas perdre courage.

— Maman va venir dans un instant ; hier elle a été très fatiguée. Hier…

Elle parlait, ne sachant elle-même ce qu’elle disait, son regard suppliant et caressant toujours fixé sur lui.

Il la regarda. Elle rougit et se tut.

— Je vous ai dit que je ne savais pas si j’étais venu pour longtemps… que cela dépendait de vous…

Elle baissait de plus en plus la tête, ne sachant ce qu’elle répondrait à la question qu’il allait lui poser.

— Que cela dépendait de vous… répéta-t-il. Je voulais dire… je voulais dire… Je suis venu exprès pour cela… acceptez-vous d’être ma femme ?… prononça-t-il sans comprendre lui-même ce qu’il disait ; mais, sentant que le mot terrible était lâché, il s’arrêta et la regarda.

Elle respirait avec peine, sans le regarder, éprouvant au fond de l’âme une profonde sensation de bonheur.

Elle n’aurait jamais pensé que l’aveu de cet amour lui produirait une si forte impression, mais cela ne dura qu’un instant. Elle se rappela aussitôt Vronskï. Dirigeant alors vers Lévine un regard clair et sincère et, apercevant son visage désespéré, elle répondit hâtivement :

— Cela ne peut être… Pardonnez-moi…

Autant, un moment auparavant, elle était proche de lui et tenait dans sa vie une place importante, autant maintenant, elle s’en était éloignée et lui était devenue étrangère.

— C’était fatal, prononça, sans la regarder, le malheureux Lévine. Il salua et voulut partir.